Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20130311

Dossier : A‑145‑12

Référence : 2013 CAF 75

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE STRATAS

                        LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

et

 

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA, ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS,

CHIEFS OF ONTARIO,

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

intimés

 

et

 

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

 

intervenante

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2013

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 11 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LE JUGE PELLETIER

                                                                                                                               LE JUGE WEBB

 


Date : 20130311

Dossier : A‑145‑12

Référence : 2013 CAF 75

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE STRATAS

                        LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

et

 

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA, ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS,

CHIEFS OF ONTARIO,

AMNISTIE INTERNATIONALE

 

intimés

 

et

 

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

 

intervenante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

[1]               Le procureur général interjette appel du jugement rendu le 18 avril 2012 par la Cour fédérale (la juge Mactavish) (2012 CF 445). Par les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel sans frais.

 

A.        Introduction

 

[2]               La présente affaire fait suite à une plainte présentée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, par les intimées, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada et l’Assemblée des Premières nations (les plaignantes). Les plaignantes soutiennent que le gouvernement du Canada a commis un acte discriminatoire illicite en sous‑finançant les services d’aide à l’enfance destinés aux enfants des Premières nations vivant dans des réserves et en refusant à ceux‑ci des services qui sont offerts à d’autres enfants canadiens.

 

[3]               La Commission canadienne des droits de la personne a déféré la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne.

 

B.        Procédure devant le Tribunal

 

[4]               Devant le Tribunal, le procureur général a présenté une requête préliminaire dans laquelle il alléguait que la plainte ne pouvait être accueillie. Le Tribunal a fait droit à la requête et a rejeté la plainte (2011 TCDP 4).

 

[5]               Le Tribunal a estimé que la plainte était fondée sur l’alinéa 5b) de la Loi et non sur l’alinéa 5a) de la Loi. L’article 5 de la Loi se lit comme suit :

 

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

 

a) d’en priver un individu;

 

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

 

 

5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

 

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

 

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

[6]               Le Tribunal a recherché si les plaignantes étaient en mesure de démontrer que le gouvernement du Canada les avait « défavorisées » au sens de l’alinéa 5b) de la Loi en ce qui concerne le financement de son programme d’aide destiné aux enfants autochtones. Suivant sa lecture de l’alinéa 5b) de la Loi, le Tribunal a conclu que, pour obtenir gain de cause, les plaignantes devaient citer un autre groupe se trouvant dans une situation semblable à la leur, par exemple un autre groupe bénéficiant des mêmes programmes d’aide du gouvernement du Canada.

 

[7]               On peut mieux saisir la conclusion du Tribunal à la lecture des passages suivants des motifs du Tribunal (aux paragraphes 10 à 12) :

[10]      Pour conclure à l’existence d’un traitement défavorable, il faut comparer la situation des victimes présumées à celle d’une autre personne recevant ces mêmes services du même fournisseur. Comment peut‑on être autrement défavorisé? Il convient de donner au terme employé dans la LCDP son sens manifeste, conformément à l’intention du législateur. Ce terme ne se trouve que dans la LCDP […] ce terme exig[e] de procéder à une analyse comparative. De plus, une telle comparaison est sollicitée dans la plainte même. L’établissement d’une comparaison entre le financement accordé par [le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien] et celui accordé par les provinces se situe en effet au cœur de la plainte.

[11]      En ce qui a trait à la question du choix d’un groupe de comparaison, les parties conviennent que [le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien] ne finance et ne réglemente pas l’aide à l’enfance à l’égard des enfants ne vivant pas dans les réserves. Pour ces derniers, la prestation de l’aide à l’enfance est une compétence exclusive des provinces […] Peut‑on comparer le financement accordé par le gouvernement fédéral à celui d’un gouvernement provincial pour conclure à l’existence d’un traitement défavorisant un individu au sens de l’alinéa 5b) [sic] de la Loi? La réponse est non.

 

[12]      La Loi ne permet pas de procéder à une comparaison entre deux fournisseurs de services différents et deux prestataires de services différents. Le financement fédéral est destiné aux enfants des Premières nations vivant dans les réserves afin de leur offrir une aide. Le financement provincial est destiné à tous les enfants vivant hors réserve. Il s’agit de groupes distincts de fournisseurs de services et de prestataires de services. Il est impossible de comparer les deux. [Italiques dans l’original]

 

Le Tribunal a par conséquent conclu que les plaignantes ne pouvaient obtenir gain de cause en vertu de l’alinéa 5b) de la Loi et il a rejeté la plainte, concluant qu’il n’existait pas de groupe de comparaison acceptable, puisque le gouvernement du Canada ne finançait pas de services d’aide à l’enfance destinés à d’autres enfants.

 

C.        Procédure engagée devant la Cour fédérale

 

[8]               La Cour fédérale a annulé la décision du Tribunal par les deux motifs suivants :

 

(1)        La décision était fondamentalement déraisonnable. La Cour fédérale a relevé trois éléments qui faisaient en sorte que la décision du Tribunal n’appartenait pas aux issues possibles et acceptables, ce qui la rendait déraisonnable :

 

●          Le Tribunal a conclu à tort que la plainte ne faisait jouer que l’alinéa 5b). La plainte faisait également jouer l’alinéa 5a). Le Tribunal n’a pas tenu compte de l’alinéa 5a) comme il aurait dû le faire (Motifs, aux paragraphes 207 à 221.)

 

●          En faisant de l’existence d’un groupe de comparaison une condition impérative d’application de l’alinéa 5b), le Tribunal a commis une erreur et a donné à cette disposition une interprétation « rigide et stéréotypée, incompatible avec la recherche de l’égalité réelle exigée par la Loi et par la jurisprudence canadienne en matière d’égalité » (Motifs, au paragraphe 9). Il peut être utile de recourir à un groupe de comparaison en ce qui concerne la question de la discrimination, mais cela ne saurait constituer une condition préalable à une conclusion de discrimination. Pour reprendre les mots employés par la Cour fédérale (au paragraphe 290) : « Le groupe de comparaison ne fait pas partie de la définition de discrimination », mais il constitue « un moyen de preuve qui peut servir, dans certains cas, à établir l’existence de la discrimination » [mots soulignés dans l’original]. (Motifs, aux paragraphes 280 à 315.)

 

●          À titre subsidiaire, même si les plaignantes devaient définir un groupe de comparaison, le Tribunal a conclu de façon déraisonnable qu’il n’en existait aucun : dans ses politiques de financement, le gouvernement du Canada a adopté les normes provinciales en matière d’aide à l’enfance (Motifs, aux paragraphes 367 à 390.)

 

(2)        La décision était inéquitable sur le plan procédural. Le Tribunal a tenu compte à tort d’une quantité importante d’éléments de preuve extrinsèques pour arriver à sa décision (Motifs, aux paragraphes 167 à 204.)

 

[9]               Le procureur général interjette appel devant notre Cour.

 

D.        Le caractère déraisonnable de la décision sur le fond

 

[10]           La Cour fédérale a examiné la décision du Tribunal en fonction de la norme déférente de la raisonnabilité (Motifs, aux paragraphes 234 à 240). Telle était la norme de contrôle indiquée. Il convient de présumer que la norme de contrôle qui s’applique à l’interprétation qu’un tribunal administratif fait de sa propre loi constitutive est celle de la décision raisonnable (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 au paragraphe 34). Par ailleurs, la Cour suprême a récemment confirmé qu’il est à présumer que la norme de la décision raisonnable est la norme qu’il convient d’appliquer lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, aux paragraphes 15 à 27 (la décision Mowat).

 

[11]           Le procureur général soutient que la Cour fédérale a mal appliqué la norme de la décision raisonnable en ne faisant pas preuve de suffisamment de déférence. En particulier, il soutient que la Cour fédérale a retenu sa propre interprétation de l’alinéa 5b) et s’en est servie comme critère pour juger de l’interprétation du Tribunal.

 

[12]           Je rejette cette thèse. Il ressort de l’examen de l’ensemble des motifs de la Cour fédérale que la Cour a bien saisi le critère de la décision raisonnable—la décision du Tribunal appartient-elle aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit—et qu’elle appliqué cette norme avec déférence (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

[13]           Ainsi que le procureur général l’a reconnu devant nous lors des débats, il faut se rappeler que l’éventail des issues acceptables et justifiables « s’adapte au contexte » et qu’il varie selon la nature de la question et d’autres circonstances (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59; voir également Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 37 à 50).

 

[14]           En l’espèce, l’éventail est relativement restreint. La décision du Tribunal porte principalement sur une question d’interprétation d’un texte législatif, une question limitée par le texte, le contexte et l’objet de la loi. Elle porte également sur le droit à l’égalité, une question circonscrite par la jurisprudence. En l’espèce, le Tribunal avait moins de latitude que dans une affaire portant sur une ou plusieurs appréciations des faits, sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire axé sur les faits, sur des politiques administratives ou encore sur une expérience ou une expertise spécialisée que ne possédait pas la juridiction de révision sur le point particulier en cause.

 

[15]           L’arrêt Mowat, précité, de la Cour suprême, qui portait également sur l’interprétation de la Loi par le Tribunal, illustre bien ce point. Dans cette affaire, la Cour suprême a examiné la décision du Tribunal en fonction de la norme de la décision raisonnable. Toutefois, dans l’application de cette norme, la Cour suprême s’est livrée à un contrôle de la décision du Tribunal plus exigeant que celui auquel la Cour fédérale s’est livrée en l’espèce. D’aucuns pourraient qualifier ce que la Cour suprême a fait dans l’arrêt Mowat de contrôle déguisé du bien‑fondé de la décision du Tribunal. Je rejette cette thèse. Dans l’affaire Mowat, la Cour a procédé au contrôle du caractère raisonnable de la décision en faisant quand même preuve de déférence et en étant consciente du fait que le Tribunal ne disposait que d’un éventail restreint d’issues possibles et acceptables compte tenu du caractère limité de l’affaire dont il était saisi. Dès lors qu’il avait respecté ce cadre, le Tribunal avait droit à ce qu’on fasse preuve de retenue à son égard. Pour des exemples de cas semblables, voir les arrêts Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422, et Alberta (Éducation) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37, [2012] 2 R.C.S. 345.

 

[16]           En l’espèce, la Cour fédérale a conclu que l’interprétation de l’alinéa 5b) par laquelle le Tribunal obligeait les plaignantes à citer un groupe de comparaison se trouvant dans une situation semblable à la sienne pour pouvoir obtenir gain de cause n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et que cette interprétation était, par conséquent, déraisonnable. Pour tirer sa conclusion, la Cour fédérale s’est fondée sur les éléments suivants qui contredisaient, selon elle, l’interprétation retenue par le Tribunal :

 

●          le libellé de l’alinéa 5b– (Motifs, aux paragraphes 251 à 275);

 

●          le libellé des dispositions connexes de la Loi et le contexte général, notamment l’abrogation de l’article 67 de la Loi (Motifs, aux paragraphes 276 à 279 et 341 à 347);

 

●          les objets qui sous‑tendent la Loi (Motifs, aux paragraphes 243 à 250);

 

●          la jurisprudence de la Cour concernant des dispositions semblables de la Loi (Motifs, au paragraphe 299; et voir, p. ex., l’arrêt Morris c. Canada (Forces canadiennes), 2005 CAF 154);

 

●          les obligations internationales du Canada auxquelles la législation nationale canadienne est présumée se conformer, à moins que le législateur ne les ait écartées en exprimant clairement sa volonté en ce sens (Motifs, aux paragraphes 348 à 356; et voir l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, au paragraphe 53);

 

●          la jurisprudence canadienne en matière d’égalité et notamment le rôle de moins en moins important accordé aux groupes de comparaison dans le cadre de l’analyse de l’égalité ((Motifs, aux paragraphes 280 à 340). L’analyse de la Cour fédérale reflète la position adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, au paragraphe 59 : dans certains cas, « il peut être impossible de trouver un groupe de comparaison présentant des caractéristiques identiques, car l’allégation d’inégalité de la personne ou du groupe en cause peut reposer essentiellement sur le fait que, compte tenu de leur situation et de leurs besoins distincts, il n’existe aucun groupe analogue auquel ils puissent être comparés » (voir également l’arrêt Withler, aux paragraphes 2, 3, 45 à 48, 55 et 80 à 81).

 

[17]           Malgré les arguments plausibles défendus par le procureur général, je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la décision du Tribunal était déraisonnable. Au contraire, j’estime qu’il ressort amplement du raisonnement rigoureux, soigné et réfléchi suivi par la Cour fédérale que la décision du Tribunal n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et qu’elle était donc déraisonnable.

 

[18]           En ce qui concerne l’incompatibilité entre la décision du Tribunal d’exiger des plaignantes qu’elles démontrent l’existence d’un groupe de comparaison pour répondre aux exigences de l’alinéa 5b) et la jurisprudence canadienne en matière d’égalité, la jurisprudence postérieure à celle de la Cour fédérale a confirmé la diminution du rôle joué par les groupes de comparaison dans le cadre de l’analyse de l’égalité :

 

●          Par l’arrêt Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, la Cour suprême a répété que l’existence d’un groupe de comparaison n’est pas déterminant en ce qui concerne la réalité de la discrimination; il s’agit tout au plus d’un élément de preuve utile. La Cour a ajouté qu’en insistant sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques, il y aurait un retour au formalisme, plutôt qu’à l’égalité réelle, et qu’on « risquerait de perpétuer exactement le désavantage ainsi que l’exclusion de la société ordinaire que le Code [des droits de la personne] est censé corriger » (aux paragraphes 30 et 31). « Il s’agit de décider s’il y a discrimination, point à la ligne » et non de se concentrer sur l’existence de groupe de comparaison (au paragraphe 60).

 

●          Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, au paragraphe 346 (la juge Abella, pour la majorité), la Cour suprême a réaffirmé qu’« une analyse fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques ne permet pas toujours de détecter l’inégalité réelle et risque de se muer en recherche de la similitude, de court‑circuiter le deuxième volet de l’analyse de l’égalité réelle et de se révéler difficile à appliquer » (Withler, précité, au paragraphe 60). La Cour suprême est allée jusqu’à exprimer des réserves quant au bien-fondé de la jurisprudence Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325; cet arrêt antérieur avait accordé une importance excessive ou exagérée à l’existence d’un groupe de comparaison, un peu comme le Tribunal l’a fait en l’espèce.

 

À la lumière de cette jurisprudence récente, force est de constater que la décision du Tribunal appartient encore moins à l’éventail des issues raisonnables.

 

[19]           Lors des débats, le procureur général a remis en question l’analyse que la Cour fédérale a faite de la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte au lieu de limiter son analyse à la jurisprudence portant spécifiquement sur la Loi. À mon avis, la Cour fédérale devait tenir compte de la jurisprudence relative à la Charte, et on peut en dire autant du Tribunal. La jurisprudence en matière d’égalité sous le régime de la Charte nous éclaire sur la teneur de la jurisprudence en matière d’égalité relevant des lois sur les droits de la personne, et réciproquement (voir, par ex., Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, aux pages 172 à 176; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 27; Moore, précité, au paragraphe 30; A., précité, aux paragraphes 319 et 328).

 

[20]           Comme nous l’avons déjà signalé, la Cour fédérale a fondé sa conclusion quant au caractère déraisonnable de la décision du Tribunal sur un second motif, en l’occurrence, le défaut du Tribunal d’examiner la plainte en fonction de l’alinéa 5a) de la Loi. En l’espèce, j’estime que l’analyse de la Cour fédérale est inattaquable. La plainte mentionne globalement « l’article 5 » (c.‑à‑d. à la fois l’alinéa 5a) et l’alinéa 5b)). Certaines des allégations formulées dans la plainte soulevaient des questions qui pouvaient relever de l’alinéa 5a) et il ressort des procédures antérieures que l’alinéa 5a) faisait partie de la plainte (Motifs, aux paragraphes 216 à 220).

 

[21]           La Cour fédérale s’est fondée sur un motif subsidiaire pour conclure que la décision du Tribunal était déraisonnable, en l’occurrence que la comparaison avec les provinces pouvait être appropriée compte tenu de l’adoption par le gouvernement du Canada des normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance dans ses politiques de financement. Je préfère ne formuler aucune observation à cet égard. La portée juridique et la pertinence factuelle de l’adoption, par le gouvernement du Canada, des normes provinciales relatives à l’aide à l’enfance dans ses politiques de financement et, du reste, des questions plus larges telles que celle de savoir si l’on peut faire des comparaisons avec le financement des services d’aide à l’enfance provinciaux et celle de savoir si le financement provincial est un élément de preuve pertinent auquel il convient d’accorder de l’importance lors de l’analyse de la question de la discrimination, sont des questions qu’il est préférable de laisser le Tribunal trancher avec l’ensemble des éléments de preuve qui lui seront soumis.

 

[22]           À ce propos, l’on peut utilement rappeler que la discrimination appelle un examen approfondi, axé sur les faits, qui commande entre autres de « transcende[r] les similitudes et distinctions apparentes » et de tenir pleinement compte de « l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe » (Withler, précité, au paragraphe 39). En conséquence, la pertinence et l’importance de faits déterminés, tels que l’existence ou la non‑existence d’un élément de comparaison, varient selon les circonstances. Ainsi que la Cour suprême l’observe dans l’arrêt Withler : « [l]a valeur probante de la preuve comparative […] dépendra des circonstances » (au paragraphe 65).

 

[23]           Par conséquent, rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme l’expression d’une opinion concernant l’importance ou la pertinence que le Tribunal doit, le cas échéant, accorder à l’un quelconque des éléments de preuve qui ont été portés à notre connaissance dans le cadre du présent appel. Il s’agit là de questions qu’il appartiendra au Tribunal de trancher, conformément aux principes juridiques pertinents.

 

E.        Équité procédurale

 

[24]           Le Tribunal a tenu compte de documents qui n’avaient pas été versés au dossier officiel de la requête. Si l’on accepte, aux fins de la discussion, que ces documents sont « extrinsèques », comme la Cour fédérale, je conclus que le Tribunal a manqué à l’équité procédurale dans les circonstances de cette importante requête en rejet de la plainte qui a été âprement débattue. Dans ces conditions, les parties avaient le droit de savoir exactement ce dont le Tribunal avait tenu compte et d’avoir la possibilité d’en débattre.

 

[25]           Le procureur général soutient que les intimés n’ont pas démontré qu’ils ont subi un préjudice du fait que le Tribunal a tenu compte d’éléments de preuve extrinsèques, de sorte que la Cour fédérale n’aurait pas dû annuler la décision du Tribunal.

 

[26]           Le procureur général a raison d’affirmer que, dans un cas qui s’y prête, la cour peut conclure à l’absence de préjudice et, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, décider de ne pas annuler une décision entachée d’une irrégularité procédurale (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada─Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S 202). Toutefois, vu l’ensemble des faits dont elle disposait, la Cour fédérale a exercé différemment son pouvoir discrétionnaire (Motifs, au paragraphe 204). Notre Cour ne peut infirmer la décision discrétionnaire rendue par la Cour fédérale sur le fondement des faits dont elle disposait que sur preuve de l’existence d’une erreur manifeste et dominante ou que s’il est démontré que la Cour fédérale n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents (H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 RCS 6, au paragraphe 43; Comité de la bande indienne d’Adams Lake c. Bande indienne d’Adams Lake, 2011 CAF 37, au paragraphe 31). Aucune erreur de ce genre n’a été démontrée en l’espèce.

 

F.         Décision

 

[27]           Les parties ont convenu qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés. Par conséquent, je rejetterais l’appel sans frais.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord. »

     J.D. Denis Pelletier, j.c.a.

 

« Je suis d’accord. »

     Wyman W. Webb, j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑145‑12

 

 

APPEL D’UN JUGEMENT PRONONCÉ LE 17 AVRIL 2012 PAR LA JUGE MACTAVISH DANS LES DOSSIERS T‑578‑11, T‑630‑11 ET T‑638‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.
COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 6 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LES JUGES PELLETIER ET WEBB

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 11 mars 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jonathan D.N. Tarlton

Melissa Chan

 

POUR L’APPELANT, le Procureur général du Canada

 

Philippe Dufresne

Daniel Poulin

Samar Musallam

 

POUR L’INTIMÉE, la Commission canadienne des droits de la personne

 

Nicholas McHaffie

Sarah Clarke

 

POUR L’INTIMÉE, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada

David C. Nahwegahbow

Stuart Wuttke

 

POUR L’INTIMÉE, l’Assemblée des Premières nations

 

Michael W. Sherry

 

POUR L’INTIMÉ, Chiefs of Ontario

 

Justin Safayeni

 

POUR L’INTIMÉE, Amnistie Internationale

 

Christopher A. Wayland

Steven Tanner

POUR L’INTERVENANTE, Association canadienne de la liberté civile

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANT, le Procureur général du Canada

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE, la Commission canadienne des droits de la personne

 

Stikeman Elliott s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada

Nahwegahbow, Corbiere

Rama (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE, l’Assemblée des Premières nations

 

Michael W. Sherry

Mississauga (Ontario)

POUR L’INTIMÉ, Chiefs of Ontario

 

Stockwoods LLP.

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE, Amnistie Internationale

 

McCarthy Tétrault s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE, Association canadienne de la liberté civile

 

 

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