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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

 Date : 20130403

Dossier : A-119-12

Référence : 2013 CAF 91

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE MAINVILLE

                       

 

ENTRE :

LES GOUVERNEMENTS DES PROVINCES DU MANITOBA,

DU NOUVEAU-BRUNSWICK, DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE,

DE L’ÎLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD ET DE LA SASKATCHEWAN

demandeurs

et

 

LA CANADIAN COPYRIGHT LICENSING AGENCY, exerçant ses activités

sous le nom d’« ACCESS COPYRIGHT »

défenderesse

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario) le 12 février 2013

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                       LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                  LA JUGE SHARLOW

                                                                                                                     LE JUGE MAINVILLE

 



Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 Date : 20130403

Dossier : A-119-12

Référence : 2013 CAF 91

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE MAINVILLE

                       

ENTRE :

LES GOUVERNEMENTS DES PROVINCES DU MANITOBA,

DU NOUVEAU-BRUNSWICK, DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE,

DE L’ÎLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD ET DE LA SASKATCHEWAN

demandeurs

et

 

LA CANADIAN COPYRIGHT LICENSING AGENCY, exerçant ses activités

sous le nom d’« ACCESS COPYRIGHT »

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]               Les gouvernements du Manitoba, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Saskatchewan (les demandeurs) ont engagé un recours en contrôle judiciaire attaquant la décision par laquelle la Commission du droit d’auteur du Canada (la Commission) a rejeté leur opposition fondée sur l’absence de compétence de la Commission pour établir un tarif qui leur serait applicable à l’égard de la reproduction par reprographie d’œuvres protégées inscrites au répertoire de la Canadian Copyright Licensing Agency, exerçant ses activités sous le nom d’« Access Copyright » (Access).

[2]               Les demandeurs, ainsi que d’autres provinces et territoires non parties à la présente procédure, ont soutenu devant la Commission que l’article 17 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, les soustrait entièrement à l’application de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42 (la Loi), et que, par suite, ils ne sauraient être assujettis aux projets de tarif  déposés par Access pour les années 2005-2009 et 2010-2014 pour être homologués par la Commission  en vertu du paragraphe 70.15(1) de la Loi. L’article 17 de la Loi d’interprétation dispose :

 Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives.

*                                

 

*                                No enactment is binding on Her Majesty or affects Her Majesty or Her Majesty’s rights or prerogatives in any manner, except as mentioned or referred to in the enactment.

 

[3]               La Commission a statué que la volonté du législateur de lier la Couronne se dégageait de l’interprétation contextuelle de la Loi, et elle a rejeté la thèse de l’immunité.

 

[4]               Les demandeurs attaquent cette conclusion. Par les motifs exposés ci-dessous, je conclus qu’il y a lieu de rejeter leur demande.

 

FAITS ET PROCÉDURES

[5]               Les 31 mars 2004 et 2009, Access a déposé devant la Commission des projets de tarif visant la reproduction par les employés des gouvernements provinciaux et territoriaux (exception faite de ceux du Québec) d’œuvres publiées figurant à son répertoire. Tous ces gouvernements ont, dans le délai prescrit, déposé devant la Commission une opposition écrite.

 

[6]               Par suite d’une requête conjointe de tous les intéressés, la Commission a consenti à tenir une audience préliminaire relativement à la compétence que lui confère la Loi en matière d’examen de projet de tarif visant les demandeurs. À cet égard, les demandeurs ont soutenu que la présomption d’immunité de la Couronne jouait et que la Loi ne leur était pas opposable.

 

[7]               La Commission a rejeté la requête le 5 janvier 2012, et elle a communiqué les motifs de cette décision le 15 mars 2012 (les motifs). Elle a, par la suite, entendu les parties au fond, les demandeurs participant à l’instruction sous réserve de leurs droits.

 

[8]               Comme il a été signalé, quelques-uns des opposants initiaux ont décidé de ne pas attaquer la décision visée par la présente procédure en contrôle judiciaire. En outre, Access n’a pas demandé d’homologation de tarif à l’égard du gouvernement fédéral et des gouvernements de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et du Québec. Les gouvernements de l’Ontario et de la Colombie-Britannique et le gouvernement fédéral ont chacun conclu un accord avec Access, et celui du Québec a fait de même avec les sociétés de gestion exerçant leur activité dans cette province. 

 

[9]               Les faits pertinents pour décider du droit des demandeurs à l’immunité se trouvent dans l'exposé conjoint des faits.

 

[10]           Il convient, à ce stade, de signaler que les demandeurs ont depuis longtemps pour principe et pratique de se conformer aux dispositions de la Loi en demandant leur autorisation aux titulaires du droit d’auteur et en leur versant des redevances. Ils affirment avoir l’intention de poursuivre dans cette voie, et disent considérer cette démarche comme volontaire.

 

La décision de la Commission

[11]           Premièrement, la Commission a rejeté l’argument d’Access selon lequel l’immunité invoquée par les demandeurs se heurtait au principe de common law interdisant l’expropriation sans juste indemnisation. Elle a décidé qu’une règle de common law ne saurait avoir préséance sur le libellé clair de l’article 17 de la Loi d’interprétation. Selon elle, il suffisait, pour que les demandeurs puissent invoquer l’immunité de la Couronne, que l’homologation et l’application des tarifs proposés leur portent préjudice.

 

[12]           S’appuyant en partie sur la R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551 (Eldorado), la Commission a relevé, au paragraphe 23 de ses motifs, que l’article 17 de la Loi d’interprétation consacre la présomption selon laquelle la Couronne n’est liée par aucun texte de loi, présomption que l'on peut réfuter, toutefois, en établissant l’existence d’une intention de lier la Couronne.

 

[13]           Convenant avec les parties que « la Loi ne lie pas expressément la Couronne » (paragraphe 28 des motifs), la Commission a procédé à l'analyse contextuelle de la Loi, conformément aux règles modernes d’interprétation législative, afin de rechercher si d’autres dispositions de la Loi permettaient d’inférer que le législateur voulait lier la Couronne.

 

[14]           Les demandeurs invoquaient l’article 12 de la Loi, dont voici le texte :

12. Sous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne, le droit d’auteur sur les œuvres préparées ou publiées par l’entremise, sous la direction ou la surveillance de Sa Majesté ou d’un ministère du gouvernement, appartient, sauf stipulation conclue avec l’auteur, à Sa Majesté et, dans ce cas, il subsiste jusqu’à la fin de la cinquantième année suivant celle de la première publication de l’œuvre.

*                                

 

12. Without prejudice to any rights or privileges of the Crown, where any work is, or has been, prepared or published by or under the direction or control of Her Majesty or any government department, the copyright in the work shall, subject to any agreement with the author, belong to Her Majesty and in that case shall continue for the remainder of the calendar year of the first publication of the work and for a period of fifty years following the end of that calendar year.

*        

 

[15]           L’article 12 se trouve à la partie I de la Loi, laquelle définit les droits des titulaires du droit d’auteur. Après avoir examiné avec soin et exhaustivité l’historique législatif et l’évolution de l’article 12, la Commission a rejeté la thèse des demandeurs portant qu’il fallait l’interpréter comme une disposition maintenant expressément l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi. La Commission a commencé son analyse par l'historique du droit d’auteur de la Couronne découlant de la prérogative royale, et plus particulièrement de son droit d’imprimer et de publier. Ce droit remonte à plusieurs centaines d’années et englobe, notamment, le droit d’imprimer et de publier les lois, les décisions judiciaires et les versions autorisées de la Bible. Selon la Commission, « le droit d’auteur de la Couronne découlant de la prérogative royale a une portée et une durée dépassant ce que prévoit l’article 12 » (paragraphe 50 des motifs).Considérant qu’il fallait interpréter l’article 12 de concert avec l’article 89, dont les mots « [n]ul ne peut revendiquer un droit d’auteur autrement qu’en application de la présente loi » auraient pour effet, en l’absence du préambule de l’article 12, d’éliminer tous les droits d’auteur subsistants de la Couronne fondés sur la common law, elle a conclu que les mots « [s]ous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne » étaient nécessaires pour préserver la prérogative de la Couronne en matière de droit d’auteur, et qu’il convenait de limiter la portée de l’article 12 en conséquence.

 

[16]           La Commission a signalé qu’en 1987 le législateur avait établi une exception visant une émanation de la Couronne fédérale, et qu’en 1997, il avait ajouté un grand nombre d’exceptions très précises à l’égard d’émanations provinciales et fédérales de la Couronne (voir le paragraphe 66 de ses motifs), de sorte qu’en plus de l’article 12, la Loi prévoyait au moins une vingtaine d’exceptions s’appliquant expressément à l’avantage de la Couronne, notamment celles dont jouissait la Couronne de façon générale (par exemple, l’alinéa 45.1b) et le paragraphe 32.1(1); voir le paragraphe 60 des motifs), celles qui bénéficiaient aux établissements d’enseignement (par exemple, le paragraphe 29.4(2) et l’article 30.3; voir les paragraphes 61-63 des motifs) et celles qui concernaient Bibliothèque et Archives Canada (par exemple, l’article 30.3; voir les paragraphes 64-65 des motifs).

 

[17]           Puis la Commission a ajouté, au paragraphe 66 de ses motifs :

Le nombre et la nature détaillée de ces exceptions semblent témoigner d’une intention délibérée et explicite du législateur de définir et circonscrire les activités ne constituant pas des violations du droit d’auteur. Si la Couronne jouissait d’une immunité générale relative à la Loi, pourquoi le législateur aurait-il consacré autant de temps et d’efforts à formuler ces exceptions?

 

 

[18]           La Commission a écarté la thèse des demandeurs à l’effet que comme dans Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225 (AGT), la présence de ces exceptions s’expliquait par un surcroît de prudence ou des facteurs historiques. Selon elle, la portée de l'arrêt AGT à cet égard était limitée compte tenu  qu’il n’y avait dans cette affaire qu’une seule mention, assez imprécise, visant « les chemins de fer de l’État », qui pouvait appeler une explication de ce genre.

 

[19]           Puis la Commission s’est appuyée sur l’enseignement de l’arrêt R. c. Ouellette, [1980] 1 R.C.S. 568 (Ouellette), pour conclure, au paragraphe 68 de ses motifs :

[…] [l]’analyse de l’ensemble de la Loi dans son contexte mène inévitablement à la conclusion logique que la Loi lie la Couronne de façon générale.

 

 

[20]           Elle a ensuite examiné les conséquences qui découleraient d’une conclusion portant que la Loi n’est pas applicable à la Couronne. Il s’ensuivrait, selon elle, qu’à moins de renonciation à l’immunité, elle devrait rejeter de son propre chef tout tarif visant une émanation de la Couronne. Cela signifierait aussi que les sociétés d’État comme Téléfilm Canada, l’Office national du Film et la SRC pourraient utiliser des œuvres protégées sans égard aux droits de leurs auteurs ou des titulaires du droit d’auteur. Cela porterait « un dur coup à la capacité de faire respecter les droits d’auteur » (paragraphe 73 des motifs); selon la Commission, ceci va dans le sens de la déduction logique que la Couronne est liée par la Loi.

 

[21]           Au paragraphe 75 de ses motifs, la Commission a ajouté que, vu l’étendue de l’activité gouvernementale dans le marché du droit d’auteur et la mesure dans laquelle les gouvernements doivent avoir recours à la Loi pour faire respecter leur propre droit d’auteur, la Loi n’avait de sens que si elle liait la Couronne. Elle a cependant signalé qu’exclure la Couronne et ses mandataires de l’application de la Loi ne priverait pas la Loi de toute efficacité (voir Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3 (Oldman River)). Il convient cependant de considérer cette conclusion à la lumière de l’observation énoncée au paragraphe 28 des motifs qu’« il ne sera pas nécessaire d’établir si une absurdité résulterait du fait que la Couronne ne soit pas liée », étant donné que l’intention du législateur ressort de l’interprétation contextuelle des dispositions de la Loi.

 

[22]           La Commission a donc estimé qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre l’analyse et elle a rejeté l’objection préliminaire. Compte tenu de l’importance des questions juridiques en cause, elle a toutefois expliqué qu’il serait utile qu’elle examine la question de savoir si les demandeurs avaient renoncé à leur immunité à l’égard de la Loi dans son ensemble, ou de certaines de ses dispositions.

 

[23]           La Commission a examiné les principes juridiques pertinents consacrés par l'arrêt Sparling c. Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), [1988] 2 R.C.S. 1015 (Sparling), puis signalé que la conduite des demandeurs depuis l’adoption de la Loi était éloquente. Il ressortait de cette conduite, jumelée au fait qu’ils avaient bénéficié d’avantages sous le régime des articles 3, 15, 18 et 21 de la Loi et qu’ils avaient exercé les droits qu’ils tenaient de dispositions connexes, qu’ils avaient renoncé à l’immunité de la Couronne (voir le paragraphe 82 des motifs). Cela ne signifiait pas que les demandeurs ne pourraient recouvrer leur immunité, mais simplement qu’à ce stade, ils ne le pouvaient pas.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[24]           Selon les demandeurs, la Commission a commis une erreur de droit en concluant qu’ils étaient liés par la Loi, par déduction nécessaire. Ils invoquent à cet égard quatre arguments principaux :

a.                         la Commission a mal appliqué la jurisprudence AGT en ne suivant pas l'enseignement de la Cour suprême du Canada portant que « toute exception par déduction nécessaire à la règle habituelle de l’immunité de la Couronne devrait être de portée très restreinte » (AGT, page 277);

b.                        la Commission a erronément conclu, par déduction nécessaire découlant de l’existence d’exceptions profitant à la Couronne, que celle-ci est liée par la Loi;

c.                         la Commission a erronément inclus par interprétation à l’article 12 de la Loi des mots qui restreignent le préambule de cette disposition à une prérogative de la Couronne se rapportant à l’impression et la publication d’œuvres;

d.                        la Commission a erronément examiné les conséquences possibles de la conclusion selon laquelle la Couronne n'est pas liée par la Loi.

 

[25]           S’agissant de l’opinion incidente de la Commission voulant que, dans l’hypothèse où il y avait immunité, les demandeurs y avaient renoncé, les demandeurs font valoir que la Commission a mal compris le critère applicable. Selon eux, la Commission n’a pas saisi qu’il doit exister un lien suffisant entre les avantages et les obligations en jeu pour que la doctrine s’applique, et elle n’a pas appliqué correctement le critère aux faits en cause en ne prenant pas en compte que la pratique des demandeurs consistant à respecter volontairement les droits des titulaires du droit d’auteur résultait simplement de la décision de la Couronne de se comporter en bon citoyen, raisonnement que la Cour d’appel de l’Ontario avait entériné par l'arrêt Collège d’arts appliqués et de technologie La Cité collégiale v. Ottawa (City) (1998), 37 O.R. (3d) 737 (CAO), au paragraphe 19. Compte tenu des conclusions que j'ai tirées à l’égard des autres motifs d’appel, il n’est pas nécessaire à mon avis d’examiner ce point.

 

ANALYSE

[26]           La présente demande de contrôle judiciaire portant sur un point de droit de portée générale concernant la Loi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Rogers c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, paragraphes 10 et 20).

 

[27]           Avant d’entreprendre l’analyse, il faut signaler que les demandeurs ont confirmé à l’audience qu’ils n’invoquaient aucun moyen d’ordre constitutionnel et qu’en dépit de ce qui est signalé au paragraphe 69 des motifs de la Commission, ils sollicitent et ont toujours sollicité un jugement déclaratoire portant que la Loi dans son entier, et non seulement les projets de tarif en cause, ne leur est pas opposable.

 

[28]           Les principes pertinents en ce qui concerne la question de savoir si la Couronne est soustraite, en vertu de l’article 17 de la Loi d’interprétation, à l’application d’une loi donnée, sont bien établis; dans l’arrêt le plus récent de la Cour suprême du Canada sur ce point, Oldman River, le juge La Forest les a résumés ainsi aux pages 52-53 :

Toutefois, notre Cour a dissipé toute incertitude quant à la situation du droit dans l’arrêt récent Alberta Government Telephones, précité. Après une analyse de la jurisprudence, le juge en chef Dickson conclut à la p. 281 :

À mon avis, compte tenu des affaires PWA et Eldorado, la portée des termes « mentionnée ou prévue » doit s’interpréter indépendamment de la règle de common law supplantée. Toutefois, les réserves exprimées dans l’arrêt Bombay, précité, sont fondées sur de bons principes d’interprétation que le temps n’a pas complètement effacés.  Il me semble que les termes « mentionnée ou prévue » contenus à l’art. 16 [maintenant l’art. 17 de la Loi d’interprétation] peuvent comprendre : (1) des termes qui lient expressément la Couronne (« Sa Majesté est liée »); (2) une intention claire de lier qui, selon les termes de l’arrêt Bombay, « ressort du texte même de la loi », en d’autres termes, une intention qui ressorte lorsque les dispositions sont interprétées dans le contexte d’autres dispositions, comme dans l’arrêt Ouellette, précité; et (3) une intention de lier lorsque l’objet de la loi serait « privé [. . .] de toute efficacité » si l’État n’était pas lié ou, en d’autres termes, s’il donnait lieu à une absurdité (par opposition à un simple résultat non souhaité).  Ces trois éléments devraient servir de guide lorsqu’une loi comporte clairement une intention de lier la Couronne.

 

À mon avis, ce passage fait clairement ressortir qu'une analyse du contexte d'une loi peut révéler une intention de lier la Couronne si cette conclusion s'impose immanquablement par déduction logique.

 

 

[29]           En conséquence, la Commission ayant reconnu l’absence de disposition énonçant clairement que la Loi « lie Sa Majesté » (premier volet de l’exception), il lui fallait rechercher, au moyen de l’analyse téléologique et contextuelle de la Loi, si l'intention claire du législateur de lier la Couronne se dégageait du texte de loi (deuxième volet de l’exception). Ce n’est qu’en cas d’incapacité de dégager une intention claire qu’elle devait passer à l’étape suivante et rechercher si le troisième volet de l’exception relative à l’article 17 jouait (inefficacité ou absurdité).

 

[30]           Pour réfuter la présomption consacrée par l’article 17 de la Loi d’interprétation, il faut constater une intention claire du législateur de lier la Couronne ou, pour reprendre les termes employés par le juge La Forest dans l'arrêt Oldman River, la conclusion que le législateur avait l’intention de lier la Couronne doit s’imposer immanquablement par déduction logique. La recherche de l’intention du législateur s’effectue au moyen de l’interprétation contextuelle de la loi. À mon avis, la Commission a bien compris cela et elle a eu recours au critère qui convenait.

 

[31]           Comme toujours, le contexte importe. L’arrêt AGT n’a pas modifié l'enseignement de l'arrêt Ouellette, mais il l'a, au contraire, confirmé (voir AGT, aux pages 279-280). L’interprétation de lois différentes dans le contexte propre à chacune peut aboutir à des résultats différents, et je ne puis retenir l’argument des demandeurs qui affirment que la Commission a accordé trop de poids aux exceptions visant la Couronne et ses mandataires en l’espèce.

 

[32]           J’aborde à présent l’analyse détaillée des dispositions pertinentes de la Loi en l’espèce, en commençant par les objectifs de la Loi, que le Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion, 2012 CSC 68, a décrits ainsi au paragraphe 36 :

36     La Loi sur le droit d’auteur vise à la fois à encourager la créativité et à permettre aux créateurs de jouir raisonnablement du fruit de leur travail de création.  La concrétisation de ces objectifs est favorisée par l’existence d’un régime soigneusement équilibré qui confère des droits économiques exclusifs à différentes catégories de titulaires du droit d’auteur sur leurs œuvres ou sur un autre objet protégé, généralement au moyen d’un monopole légal qui interdit à quiconque d’exploiter l’œuvre de certaines façons précises sans le consentement du titulaire du droit d’auteur.  Ce régime établit également des droits d’utilisation telles l’utilisation équitable et certaines exemptions précises autorisant le public en général ou des catégories particulières d’utilisateurs à accéder au contenu protégé moyennant le respect de certaines conditions.  (Voir, p. ex., Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, par. 1112 et 30; Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772, par. 21; D. Vaver, Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trademarks (2e éd. 2011), p. 34 et 56). […]

 

 

[33]           L’article 12 de la Loi constitue un élément important de l’analyse contextuelle. Il figure, je le répète, à la partie I de la Loi, intitulée « Droit d’auteur et droits moraux sur les œuvres », qui porte sur les droits se rattachant aux œuvres protégées, les titulaires de tels droits et la durée de ceux-ci. La partie III de la Loi s’intitule « Violation du droit d’auteur et des droits moraux, et cas d’exception », et c’est elle qui contient au moins une vingtaine d’exceptions se rapportant ou s’appliquant à la Couronne (fédérale ou provinciale) de façon très explicite.

[34]           Après un examen minutieux du libellé de l’article 12 dans son contexte global, incluant la structure, l’histoire et l’évolution de la Loi, et d’autres dispositions, tel l’article 89, je partage l’avis de la Commission que les mots « [s]ous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne » de l’article 12 s’entendent des droits et privilèges de la Couronne de même nature générale que le droit d’auteur, qui pourraient être exclus de la portée du reste de l’article 12, et visent à les préserver. Ces droits et privilèges pourraient, autrement, être exclus par application du principe général énoncé à l’article 89, selon lequel nul ne peut revendiquer un droit d’auteur autrement que sous le régime de la Loi ou d’une autre loi fédérale.

 

[35]           Avant de passer à l’examen des exceptions aux droits d’utilisation prévus à la partie III en faveur de la Couronne et de ses mandataires, quelques observations préliminaires s’imposent. 

 

[36]           Premièrement, les demandeurs semblent affirmer que ces exceptions ne doivent pas entrer en ligne de compte, car il faudrait dégager l’intention du législateur à partir de la première version de la Loi, adoptée en 1921.

 

[37]           Tout comme la Commission, j’estime que l’interprétation de la Loi en fonction de l’article 17 doit porter sur la Loi dans sa version en vigueur à l'heure actuelle. D’ailleurs, les demandeurs ont inclus, au volume IV de leur dossier, les modifications les plus récentes apportées à la Loi, entrées en vigueur au mois de juin 2012. Elles comprennent notamment des exceptions supplémentaires relatives aux nouvelles technologies ainsi que des dispositions détaillées en matière de recours, qui confirment, à mon avis, l’intention du législateur telle qu’elle a été dégagée par l’interprétation que la Commission a faite de la Loi.

[38]           Deuxièmement, la Commission a mentionné la position des parties selon laquelle les débats parlementaires éclairaient peu sur le sens de l’article 12 et sur la question de l’immunité en soi. Je constate toutefois qu’il ressort de ces débats que le grand nombre d’exceptions prévues au projet de loi C-32 – adopté en 1997 – à l’égard de la Couronne ou de ses mandataires a suscité une vive opposition. On y voyait une limitation injustifiée des droits des titulaires de droits d’auteur en faveur des organisations gouvernementales (Débats de la Chambre des communes (4 juin 1997), p. 3442-3443 (M. Louis Plamondon (Richelieu, BQ)), p. 3460 (Mme Suzanne Tremblay (Rimouski-Témiscouata, BQ) et p. 3461-3462 (Mme Christiane Gagnon (Québec, BQ)). On ne trouve nulle part dans ces débats l’argument qu’il n’y a pas de véritable limitation des droits parce que, de toute manière, la Loi ne lie pas la Couronne (fédérale et provinciale) et ses mandataires et que l’inclusion de ces exceptions tient uniquement à un surcroît de prudence. Cet argument aurait certainement apaisé les protestations. Or, le secrétaire parlementaire de la vice-première ministre et ministre du Patrimoine canadien, qui présentait le projet de loi, avait très tôt affirmé que les exceptions étaient proposées pour des raisons d’intérêt public et qu’elles répondaient à de réelles préoccupations (Débats de la Chambre des communes (13 mars 1997), 9031 (M. Guy H. Arseneault (Lib.)).

 

[39]           Cela dit, non seulement les exceptions sont-elles nombreuses, ainsi que l’a signalé la Commission, mais beaucoup d’entre elles sont également très détaillées. Elles sont aussi assorties de conditions qui seraient illogiques en l’absence d’intention claire de lier la Couronne. Quelques exemples suffiront à éclairer mon propos.

 

[40]           Le premier se rapporte aux exceptions visant les établissements d’enseignement. La définition d’« établissement d’enseignement » (énoncée à l’article 2 de la Loi) est particulièrement claire, et elle comporte l’élément suivant :

« établissement d’enseignement » :

*       […]

*       c) ministère ou organisme, quel que soit l’ordre de gouvernement, ou entité sans but lucratif qui exerce une autorité sur l’enseignement et la formation visés aux alinéas a) et b);

 

“educational institution” means

      …

*       (c) a department or agency of any order of government, or any non-profit body, that controls or supervises education or training referred to in paragraph (a) or (b), or

 

 

[41]           Voici l’exception établie à l’article 29.7 :

29.7 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et de l’article 29.9, les actes ci-après ne constituent pas des violations du droit d’auteur s’ils sont accomplis par un établissement d’enseignement ou une personne agissant sous l’autorité de celui-ci :

*   a) la reproduction à des fins pédagogiques, en un seul exemplaire, d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur lors de leur communication au public par télécommunication;

*   b) la conservation de l’exemplaire pour une période maximale de trente jours afin d’en déterminer la valeur du point de vue pédagogique.

 

 (2) L’établissement d’enseignement qui n’a pas détruit l’exemplaire à l’expiration des trente jours viole le droit d’auteur s’il n’acquitte pas les redevances ni ne respecte les modalités fixées sous le régime de la présente loi pour la reproduction.

 

 

(3) L’exécution en public, devant un auditoire formé principalement d’élèves de l’établissement, de l’exemplaire dans les locaux de l’établissement et à des fins pédagogiques, par l’établissement ou une personne agissant sous l’autorité de celui-ci, ne constitue pas une violation du droit d’auteur si l’établissement acquitte les redevances et respecte les modalités fixées sous le régime de la présente loi pour l’exécution en public.

 

[Mon souligné]

 (1) Subject to subsection (2) and section 29.9, it is not an infringement of copyright for an educational institution or a person acting under its authority to

 

*   (a) make a single copy of a work or other subject-matter at the time that it is communicated to the public by telecommunication; and

*    

*   (b) keep the copy for up to thirty days to decide whether to perform the copy for educational or training purposes.

 

 

 (2) An educational institution that has not destroyed the copy by the expiration of the thirty days infringes copyright in the work or other subject-matter unless it pays any royalties, and complies with any terms and conditions, fixed under this Act for the making of the copy.

 

 (3) It is not an infringement of copyright for the educational institution or a person acting under its authority to perform the copy in public for educational or training purposes on the premises of the educational institution before an audience consisting primarily of students of the educational institution if the educational institution pays the royalties and complies with any terms and conditions fixed under this Act for the performance in public.

 

[emphasis added]

 

[42]           Un peu plus loin, le législateur dispose que l’établissement ne peut se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 29.7(1) lorsque la communication au public par télécommunication a été captée par des moyens illicites (article 29.8 de la Loi).

 

[43]           Ce n’est là qu’une des nombreuses exceptions semblables visant des émanations de la Couronne, mais elle suffit à démontrer à quel point nous sommes loin de la situation exposée par le juge en chef Dickson aux paragraphes 133 et 134 d’AGT. En l’espèce, les exceptions sont incontournables.

 

[44]           Les dispositions ajoutées à la Loi en 2012 constituent un autre exemple. Le législateur interdit, au paragraphe 41.1(1), de contourner une mesure technique de protection applicable à des œuvres protégées par droit d’auteur, et l’article 41.2 dispose :

 Dans le cas où le défendeur est une bibliothèque, un musée, un service d’archives ou un établissement d’enseignement et où le tribunal est d’avis qu’il a contrevenu au paragraphe 41.1(1), le demandeur ne peut obtenir qu’une injonction à l’égard du défendeur si celui-ci convainc le tribunal qu’il ne savait pas et n’avait aucun motif raisonnable de croire qu’il avait contrevenu à ce paragraphe.

*                                

*                     [Mon souligné]

 

 If a court finds that a defendant that is a library, archive or museum or an educational institution has contravened subsection 41.1(1) and the defendant satisfies the court that it was not aware, and had no reasonable grounds to believe, that its actions constituted a contravention of that subsection, the plaintiff is not entitled to any remedy other than an injunction.

 

*                                

       [Emphasis added]

 

[45]           Puis, dans un tout autre contexte, l’alinéa 45(1)b) de la Loi dispose qu’il est loisible à toute personne :

*                       

*   b) d’importer, pour l’usage d’un ministère du gouvernement du Canada ou de l’une des provinces, des exemplaires — produits avec le consentement du titulaire du droit d’auteur dans le pays de production — d’une oeuvre ou d’un autre objet du droit d’auteur;

 

*                      […]

*                       

[Mon souligné]

 

(b) to import for use by a department of the Government of Canada or a province copies of a work or other subject-matter made with the consent of the owner of

the copyright in the country where it was made;

 

 

*                     

 

[My emphasis]

 

[46]           Si l’on revient aux dispositions ajoutées en 1997, le paragraphe 30.3(1) vise un autre cas où l'établissement d’enseignement, une bibliothèque, un musée ou un service d’archives ne porte pas atteinte à un droit d’auteur, mais l’exception est assortie de conditions très strictes énoncées au paragraphe 30.3(2) :

 (1) Un établissement d’enseignement, une bibliothèque, un musée ou un service d’archives ne viole pas le droit d’auteur dans le cas où :

*                 […]

 (2) Le paragraphe (1) ne s’applique que si, selon le cas, en ce qui touche la reprographie :

*   a) ils ont conclu une entente avec une société de gestion habilitée par le titulaire du droit d’auteur à octroyer des licences;

 

bla Commission a fixé, conformément à l’article 70.2, les redevances et les modalités afférentes à une licence;

 

*   cil existe déjà un tarif pertinent homologué en vertu de l’article 70.15;

*    

*   d) une société de gestion a déposé, conformément à l’article 70.13, un projet de tarif.

*    

*                     [Mon souligné]

 

 (1) An educational institution or a library, archive or museum does not infringe copyright where

 

 

*                

 (2) Subsection (1) only applies if, in respect of a reprographic reproduction,

*   (a) the educational institution, library, archive or museum has entered into an agreement with a collective society that is authorized by copyright owners to grant licences on their behalf;

*   (bthe Board has, in accordance with section 70.2, fixed the royalties and related terms and conditions in respect of a licence;

*    

*   (ca tariff has been approved in accordance with section 70.15; or

 

(d) a collective society has filed a proposed tariff in accordance with section 70.13.

 

       [Emphasis added]

 

[47]           À mon avis, le fait que la Loi prescrive des conditions très strictes, prévoie l’établissement de tarifs par la Commission, exige le consentement du possesseur du droit d’auteur et définisse le pouvoir du tribunal lorsque le défendeur est un « établissement d’enseignement », expression définie qui englobe un ministère fédéral ou provincial, aboutit à une seule conclusion logique et plausible relativement à l’intention du législateur : la Couronne est liée.

[48]           J’ai pris en compte que la Loi, contrairement à d’autres textes de loi, telle la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, à l’article 2.1, ne contient pas de disposition « liant expressément » la Couronne, contrairement à ce que recommandait le rapport Une charte des droits des créateurs préparé en 1985, mais le libellé clair de la Loi et la logique m’amènent quand même, immanquablement, par déduction logique, à conclure que le législateur voulait clairement lier la Couronne du chef du Canada et des provinces.

 

[49]           Je n’estime pas nécessaire d’examiner l’argument d’Access au sujet de la question de savoir si toute autre interprétation de la Loi se traduirait par l'inobservation des obligations internationales du Canada aux termes de l’ALÉNA, des ADPIC ou de tout autre accord international ratifié et mis en œuvre par le Canada, d’autant plus que l’argument n’a pas été entièrement débattu devant nous.

 

[50]           Dans les circonstances, il n’y a pas lieu de rechercher si la reconnaissance de l’immunité à la Couronne priverait la Loi de toute efficacité ou aboutirait à une absurdité.

 

[51]           Access a soutenu que la question de l’immunité de la Couronne ne devrait même pas se poser, car le non-assujettissement de la Couronne à la Loi et aux tarifs constituerait une forme d’expropriation sans indemnisation. La Commission a, je le répète, rejeté cette thèse. Vu ma conclusion que la Couronne est liée par la Loi, je ne me prononcerai pas sur ce point.

 

 

 

[52]           En conséquence, je suis d’avis de rejeter la demande avec dépens.

 

 

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

       K. Sharlow j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

       Robert M. Mainville j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-119-12

 

INTITULÉ :                                                                          Les Gouvernements des Provinces du Manitoba, du Nouveau-Brunswick, de La Nouvelle-Écosse, de L’île-Du-Prince-Édouard et de la Saskatchewan c. La Canadian Copyright Licensing Agency, exerçant ses activités sous le nom d’« ACCESS COPYRIGHT »

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Ottawa, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 12 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               GAUTHIER j.c.a.

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           SHARLOW j.c.a.

                                                                                                MANIVILLE j.c.a.

                                                                                               

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 3 avril 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Me Aidan O'Neil

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Wanda Noel

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Randall Hofley

Me Nancy Brooks

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Ottawa, Ontario

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Wanda Noel

Ottawa, Ontario

 

POUR LES DEMANDEURS

BLAKE, CASSELS & GRAYDON

Ottawa, Ontario

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

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