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Dossier : 20130501

Dossier : A‑310‑12

Référence : 2013 CAF 120

 

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

PRESCIENT FOUNDATION

appelante

et

Le ministre du Revenu national

intimé

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 20 mars 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er mai 2013.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LE JUGE PELLETIER

                                                                                                                      LA JUGE GAUTHIER

 


Dossier : 20130501

Dossier : A‑310‑12

Référence : 2013 CAF 120

 

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

PRESCIENT FOUNDATION

appelante

et

Le ministre du Revenu national

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté par Prescient Foundation (Prescient ou l’appelante) en vertu du paragraphe 172(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), de la confirmation par le ministre du Revenu national (le ministre) de son intention de révoquer l’enregistrement de Prescient en tant qu’organisme de bienfaisance en application du paragraphe 168(1) de la Loi.

 

[2]               Le ministre a invoqué les quatre motifs distincts suivants pour conclure que la révocation de l’enregistrement de Prescient était fondée : a) Prescient a participé à un montage fiscal par lequel elle conférait un avantage personnel à d’autres personnes; b) aux termes de ce montage fiscal, elle a transféré 574 000 $ pour l’achat d’actions : cette opération n’était pas un don de bienfaisance et le bénéficiaire n’était pas un donataire reconnu; c) elle a fait un don à un donataire non reconnu sous la forme d’un transfert de 500 000 $ à un organisme à but non lucratif aux États‑Unis; d) elle n’a pas tenu les comptes et registres adéquats.

 

[3]               Prescient attaque tous les motifs de révocation et sollicite l’annulation de sa révocation. Comme mesure subsidiaire, elle sollicite un jugement déclaratoire portant que sa révocation n’était pas une « révocation pour motif ».

 

faits et procédures

[4]               Le 18 mars 2004, Prescient a été constituée en personne morale sans capital‑actions en vertu de la partie II de la Loi sur les corporations canadiennes, L.R.C. 1970, ch. C‑32. Elle a par la suite présenté une demande d’enregistrement comme organisme de bienfaisance. Le 19 mai 2004, elle a été déclarée admissible à titre d’organisme de bienfaisance enregistré visé à l’alinéa 149(1)f) de la Loi et elle a été désignée comme fondation publique de bienfaisance.

 

[5]               Au cours de sa première année d’activités, elle a principalement participé à une série d’opérations concernant la vente d’une ferme en Colombie‑Britannique, exposées plus en détail ci‑après (les opérations liées à la vente de la ferme). Ces opérations, qui mettaient en cause d’autres organismes de bienfaisance et des tiers, ont eu lieu en février et en mars 2005. Le ministre a par la suite révoqué l’enregistrement de Prescient au motif que les opérations relatives à la vente de la ferme faisaient partie d’un montage fiscal visant à conférer un avantage personnel à certains contribuables. Le ministre était également d’avis que dans le cadre de ces opérations, l’achat d’actions par Prescient avait donné lieu à un don de 574 000 $, qui n’était pas un don de bienfaisance, à un donataire non reconnu.

 

[6]               De plus, le 22 décembre 2005, Prescient a transféré 500 000 $ à titre de don à la DATA Foundation (DATA), organisme à but non lucratif qui réside aux États‑Unis. Les autorités américaines reconnaissent que DATA est exonérée d’impôt en vertu du sous‑alinéa 501(c)(3) de l’Internal Revenue Code des États‑Unis, U.S.C. 26. Le ministre a révoqué l’enregistrement de l’appelante au motif qu’elle avait fait un don à un donataire non reconnu.

 

[7]               Même si Prescient exerçait d’autres activités, les opérations relatives à la vente de la ferme et le don à DATA constituaient pour elle des opérations importantes, représentant une très grande partie de ses activités en ce qui concerne les exercices financiers pertinents.

 

[8]               Le 25 avril 2008, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a avisé Prescient qu’elle avait été choisie pour vérification. La vérificatrice a conclu qu’il y avait eu de nombreux manquements à la Loi. Le 21 janvier 2009, elle a présenté une lettre énonçant les résultats de sa vérification et a souligné qu’à défaut de réponse de la part de Prescient, un avis d’intention de révocation de son enregistrement pourrait être délivré en vertu du paragraphe 168(1) de la Loi. Un échange de lettres a par la suite eu lieu entre Prescient et les autorités fiscales.

 

[9]               Le 23 décembre 2010, le directeur général de la Direction des organismes de bienfaisance de l’ARC a transmis un avis d’intention de révoquer l’enregistrement de Prescient conformément au paragraphe 168(1) de la Loi. Cette lettre contenait une explication détaillée des motifs à l’appui de l’avis. Prescient s’est opposée à l’avis conformément au paragraphe 168(4) de la Loi et une décision à l’égard de cette opposition a été rendue le 20 avril 2012 : il était proposé de confirmer l’intention de révocation. L’avis formel de confirmation de la révocation a été délivré le 4 juin 2012, d’où le présent appel.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]           Les points en litige relevés par Prescient dans son avis d’appel peuvent être exposés comme suit :

i.                     Le ministre a commis une erreur en concluant que le don de 500 000 $ à DATA était un don à un donataire non reconnu. Prescient soutient tout d’abord qu’à titre d’organisme à but non lucratif américain reconnu aux termes du sous‑alinéa 501(c)(3) de l’Internal Revenue Code des États‑Unis, DATA est admissible à titre d’organisme de bienfaisance enregistré en vertu de l’Article XXI de la Convention entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique en matière d’impôt sur le revenu et sur la fortune (la Convention Canada‑États‑Unis en matière d’impôts ou la Convention). Subsidiairement, Prescient fait valoir que même si le don qu’elle a fait à DATA n’a pas été fait à un « donataire reconnu » aux termes de la Convention, il s’agissait néanmoins d’un don de bienfaisance qui ne pouvait pas donner lieu à la révocation de son enregistrement aux termes de la Loi.

 

ii.                   Le ministre a commis une erreur en tirant les conclusions suivantes : (i) la contrepartie versée pour l’achat d’actions dans le contexte des opérations relatives à la vente de terres était un don à un donataire non reconnu; (ii) la participation de Prescient à ces opérations faisait partie d’un montage fiscal visant à conférer un avantage personnel à d’autres personnes. Prescient soutient que les actions ont été achetées pour contrepartie valable et que toute mesure de planification qu’elle a prise à l’égard des opérations liées à la vente de terres était à des fins de bienfaisance dans le but d’augmenter les fonds dont elle pouvait disposer pour les remettre à des donataires reconnus.

 

iii.                 La tenue des comptes et des registres de Prescient répondait aux exigences de l’article 230 de la Loi et toute lacune était insuffisante pour justifier la révocation de son enregistrement.

 

iv.                 Quoi qu’il en soit, le ministre ne pouvait pas informer le public sur le site Web de l’ARC que l’enregistrement de Prescient avait fait l’objet d’une révocation pour motif.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[11]           Les avocats du ministre soutiennent que toutes les questions soulevées dans le présent appel, y compris celle concernant l’interprétation de la Loi et de la Convention Canada‑États‑Unis en matière d’impôts préconisée par le ministre, doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable. Je rejette cette thèse.

 

[12]           La Cour s’est prononcée sur la norme de contrôle applicable par les deux arrêts de principe suivants : Action des chrétiens pour l’abolition de la torture c. Canada, 2002 CAF 499, 302 N.R. 109, aux paragraphes 23 et 24, et The Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. La Reine, 2012 CAF 136, 2012 D.T.C. 5090 (Inwentash), aux paragraphes 18 à 23. En matière d’appels interjetés en vertu du paragraphe 172(3) de la Loi à l’encontre d’une décision par laquelle le ministre confirme son intention de révoquer l’enregistrement d’un organisme de bienfaisance, les questions de droit isolables, y compris en ce qui concerne l’interprétation de la Loi, doivent être tranchées selon la norme de la décision correcte. Par ailleurs, les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit, dont l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre au regard de ces faits et du droit correctement interprété, doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (World Job and Food Bank Inc. c. Canada, 2013 CAF 65, au paragraphe 3, citant en des approuvant Hostelling International Canada – Région de l’Est de l’Ontario c. Canada (Revenu national), 2008 CAF 396, [2009] 2 C.T.C. 89, au paragraphe 7, et House of Holy God c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 148, 2009 D.T.C. 5097, au paragraphe 4).

 

[13]           Les questions de droit isolables doivent être contrôlées en l’espèce selon la norme de la décision correcte pour les raisons suivantes : a) la norme de contrôle de la décision raisonnable ne joue pas en ce qui concerne l’interprétation d’une loi par le ministre responsable de sa mise en œuvre, sauf disposition contraire du législateur (Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki et autres, 2012 CAF 40, (s.n. La Georgia Strait Alliance et autres c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) et autre, 427 N.R. 110), aux paragraphes 6 et 65 à 100; Takeda Canada Inc c. Canada, 2013 CAF 13, 440 N.R. 346, aux paragraphes 111 à 116; Canada c. Celgene Inc., 2013 CAF 43, aux paragraphes 34 et 35); b) le législateur impose nulle déférence envers le ministre en ce qui a trait aux questions de droit en matière d’appel interjeté en vertu de l’alinéa 172(3)a.1) de la Loi : voir la discussion relative à la norme de contrôle dans l’arrêt Inwentash, aux paragraphes 20 à 22, que je retiens sans réserve. J’ajoute à cette discussion que, dans le cadre normal d’un contentieux portant sur la Loi, ni la Cour canadienne de l’impôt ni notre Cour n’est tenue de faire preuve de déférence à l’égard de l’interprétation de la Loi faite par l’ARC ou le ministre, et je ne vois aucune raison de suivre une approche différente en matière d’appels interjetés en vertu du paragraphe 172(3).

 

[14]           L’appelante soulève en l’espèce des questions de droit isolables qui doivent être examinées selon la norme de la décision correcte, dont celle de savoir si un don de bienfaisance fait à un donataire non reconnu constitue un motif juridique valable de révocation d’un enregistrement.

 

LES TEXTES LÉGISLATIFS PERTINENTS

[15]           Selon la définition figurant au paragraphe 248(1) de la Loi, l’« organisme de bienfaisance enregistré » peut être une œuvre de bienfaisance, une fondation privée ou une fondation publique qui réside au Canada et qui y a été constituée ou y est établie. En règle générale, les œuvres de bienfaisance exercent des activités de bienfaisance, alors que les fondations de bienfaisance recueillent des fonds à des fins de bienfaisance.

 

[16]           Le paragraphe 149.1(1) de la Loi indique qu’une « fondation publique » doit être une « fondation de bienfaisance ». Selon la définition figurant au même paragraphe, la « fondation de bienfaisance » est une société ou une fiducie constituée ou administrée exclusivement à des fins de bienfaisance. Ce même paragraphe dispose : « fins de bienfaisance : Est compris parmi les versements à des fins de bienfaisance tout versement de fonds à un donataire reconnu […] ». Selon la définition de « donataire reconnu », il peut s’agir d’un « organisme de bienfaisance enregistré ».

 

[17]           La fondation publique qui est enregistrée à titre d’organisme de bienfaisance a droit aux nombreux avantages prévus par la Loi. Premièrement, aux termes de l’alinéa 149(1)f), elle est exonérée d’impôt en vertu de la partie I de la Loi. Qui plus est, elle peut recevoir des dons et délivrer des reçus pour ces dons, accordant ainsi des avantages fiscaux aux particuliers ou aux sociétés qui font les dons. En raison de l’importance de ces avantages, les fondations publiques doivent respecter les critères stricts énoncés dans la Loi, à défaut de quoi elles sont passibles des pénalités prévues à la partie V de la Loi et leur enregistrement en vertu de la Loi peut être révoqué.

 

[18]           Les motifs de révocation d’une fondation publique sont notamment énoncés aux paragraphes 149.1(3) et 168(1) de la Loi. Bien que ces dispositions aient été quelque peu modifiées depuis les opérations en cause de Prescient ayant abouti à la révocation de son enregistrement, aucune de ces modifications n’est pertinente en ce qui concerne le présent appel. Les dispositions pertinentes sont actuellement rédigées en partie comme suit :

(3) Le ministre peut, de la façon prévue à l’article 168, révoquer l’enregistrement d’une fondation publique pour l’un ou l’autre des motifs énumérés au paragraphe 168(1), ou encore si la fondation, selon le cas :

 

     a) exerce une activité commerciale qui n’est pas une activité commerciale complémentaire de cet organisme de bienfaisance;

 

     b) ne dépense pas au cours d’une année d’imposition, pour les activités de bienfaisance qu’elle mène elle‑même ou par des dons à des donataires reconnus, des sommes dont le total est au moins égal à son contingent des versements pour cette année;

 

     c) a, depuis le 1er juin 1950, acquis le contrôle d’une société;

 

     d) a, depuis le 1er juin 1950, contracté des dettes autres que des dettes au titre des frais courants d’administration, des dettes afférentes à l’achat et à la vente de placements et des dettes contractées dans le cours de l’administration d’activités de bienfaisance;

 

[...]

(3) The Minister may, in the manner described in section 168, revoke the registration of a public foundation for any reason described in subsection 168(1) or where the foundation

 

 

     (a) carries on a business that is not a related business of that charity;

 

 

 

     (b) fails to expend in any taxation year, on charitable activities carried on by it and by way of gifts made by it to qualified donees, amounts the total of which is at least equal to the foundation’s disbursement quota for that year;

 

 

     (c) since June 1, 1950, acquired control of any corporation;

 

     (d) since June 1, 1950, incurred debts, other than debts for current operating expenses, debts incurred in connection with the purchase and sale of investments and debts incurred in the course of administering charitable activities;

 

...

 

 

 (1) Le ministre peut, par lettre recommandée, aviser une personne visée à l’un des alinéas a) à c) de la définition de « donataire reconnu » au paragraphe 149.1(1) de son intention de révoquer l’enregistrement si la personne, selon le cas :

 

     a) s’adresse par écrit au ministre, en vue de faire révoquer son enregistrement;

 

     b) cesse de se conformer aux exigences de la présente loi relatives à son enregistrement;

 

     c) dans le cas d’un organisme de bienfaisance enregistré ou d’une association canadienne enregistrée de sport amateur, omet de présenter une déclaration de renseignements, selon les modalités et dans les délais prévus par la présente loi ou par son règlement;

 

      d) délivre un reçu pour un don sans respecter les dispositions de la présente loi et de son règlement ou contenant des renseignements faux;

 

     e) omet de se conformer à l’un des articles 230 à 231.5 ou y contrevient;

 

[…]

 (1) The Minister may, by registered mail, give notice to a person described in any of paragraphs (a) to (c) of the definition “qualified donee” in subsection 149.1(1) that the Minister proposes to revoke its registration if the person

 

     (a) applies to the Minister in writing for revocation of its registration;

 

     (b) ceases to comply with the requirements of this Act for its registration;

 

     (c) in the case of a registered charity or registered Canadian amateur athletic association, fails to file an information return as and when required under this Act or a regulation;

 

 

 

     (d) issues a receipt for a gift otherwise than in accordance with this Act and the regulations or that contains false information;

 

     (e) fails to comply with or contravenes any of sections 230 to 231.5;

 

...

 

DISCUSSION

[19]           Le ministre a conclu qu’il existait quatre motifs distincts de révocation du statut d’organisme de bienfaisance de l’appelante, et l’appelante les attaque tous. Chaque motif de révocation sera examiné en fonction des trois événements suivants qui ont donné lieu à la révocation : a) la contribution faite à DATA; b) les opérations relatives à la vente de la ferme (à l’égard desquelles le ministre a donné deux motifs de révocation); c) les comptes et registres inadéquats. L’appelante attaque également la décision du ministre d’indiquer publiquement qu’il y avait eu « révocation pour motif » et cette question sera examinée à la fin.

 

La contribution faite à DATA

[20]           Les faits ne sont pas contestés. Prescient a fait un don de 500 000 $ à DATA vers le 22 décembre 2005. Dans l’avis de confirmation de révocation, le ministre a reconnu que DATA était un organisme à but non lucratif visé par le sous‑alinéa 501(c)(3) de l’Internal Revenue Code des États‑Unis. Le ministre reconnaît ce fait dans son mémoire des faits et du droit (au paragraphe 37). Il ressort également du dossier dont dispose la Cour que DATA est un organisme de bienfaisance dont la mission principale consiste à réduire la pauvreté et la maladie en Afrique.

 

[21]           Par conséquent, la seule question concernant la contribution financière de Prescient à DATA est celle de savoir si le ministre pouvait révoquer son enregistrement au motif qu’elle avait fait une contribution à cet organisme de bienfaisance étranger.

 

[22]           Prescient soutient que le ministre a commis une erreur de droit en révoquant son enregistrement au motif que le transfert de 500 000 $ à DATA n’était pas un don à un « donataire reconnu ». Prescient relève tout d’abord qu’un organisme de bienfaisance enregistré est un « donataire reconnu » en vertu de l’alinéa b) de la définition de cette expression prévue au paragraphe 149.1(1) de la Loi. Prescient fait de plus valoir qu’aux termes du paragraphe 7 de l’Article XXI de la Convention Canada‑États‑Unis en matière d’impôts et les paragraphes 3(1) et (2) de la Loi de 1984 sur la Convention Canada‑États‑Unis en matière d’impôts, L.C. 1984, ch. 20, le don fait par un résident du Canada, comme Prescient, à une œuvre de bienfaisance américaine, DATA en l’occurrence, doit être assimilé, aux fins de l’impôt canadien, au don à un organisme de bienfaisance enregistré au sens de la Loi. Puisqu’un organisme de bienfaisance enregistré est un « donataire reconnu » selon la Loi, Prescient conclut que le ministre était tenu de considérer son don à DATA comme un don fait à un « donataire reconnu ».

 

[23]           À titre subsidiaire, Prescient soutient que même si sa contribution ou son don à DATA n’était pas fait à un « donataire reconnu », il s’agissait néanmoins d’un don de bienfaisance qui ne pouvait pas donner lieu à la révocation de son enregistrement aux termes de la Loi.

 

[24]           J’examinerai tout d’abord l’argument subsidiaire de Prescient.

 

[25]           Le paragraphe 149.1(1) de la Loi dispose : « fins de bienfaisance : Est compris parmi les versements à des fins de bienfaisance tout versement de fonds à un donataire reconnu » (non souligné dans l’original). Il ressort clairement des mots « est compris » que les fins de bienfaisance reconnues en vertu de la Loi ne sont pas limitées aux versements de fonds aux donataires reconnus. La Loi ne définit pas les concepts de fin ou d’activité de bienfaisance. Il faut donc s’en remettre à cet égard à la common law (Vancouver Society of Immigrant and Visible Minority Women c. M.R.N., [1999] 1 R.C.S. 10, au paragraphe 143).

 

[26]           L’arrêt Levy Estate (Re) (1989), 68 O.R. (2d) 385 (C.A. Ont.), à la page 393, enseigne que le don fait à l’organisme de bienfaisance étranger constitue une fin de bienfaisance selon la common law. Dans le présent appel, le ministre n’attaque pas cette doctrine.

 

[27]           L’ARC elle‑même a reconnu que le don à l’organisme de bienfaisance étranger constituait une fin de bienfaisance dans le cadre des procédures de transaction visant la Wolfe and Millie Goodman Foundation dans le dossier 08‑06199 de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (Transaction Wolfe), que les deux parties ont reproduit dans le cahier conjoint de jurisprudence et de doctrine (voir les commentaires de D. M. Sherman, Practitioner’s Income Tax Act, (2013) 43e édition, Carswell, Toronto, à la page 1260, notes concernant l’alinéa 149.1(2)c) proposé; R.B. Hayhoe, « A Critical Description of the Canadian Tax Treatment of Cross‑Border Charitable Giving and Activities », (2001) 49 Canadian Tax Journal 320, aux pages 331 et 332; Drache, Hayhoe et Stevens, Charities Taxation, Policy and Practice, Carswell, Toronto, 2007, au paragraphe 12.2.2).

 

[28]           Dans cette affaire, la fondation privée visée avait demandé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario la confirmation qu’une subvention à un organisme de bienfaisance étranger correspondait aux fins de bienfaisance de la fondation. L’ARC a tranché la demande dans Transaction Wolfe en confirmant que, dans la mesure où le « contingent des versements » était respecté, la fondation privée en cause pouvait faire des versements à des donataires non reconnus qui répondaient à la définition de versements « de bienfaisance » selon la common law jusqu’à ce que les modifications législatives envisagées interdisant de tels versements aient été adoptées.

 

[29]           Des modifications ont été adoptées lesquelles proposent l’ajout à la Loi des alinéas 149.1(2)c), 149.1(3)b.1) et 149.1(4)b.1). Ces alinéas autoriseraient le ministre à révoquer l’enregistrement d’une œuvre de bienfaisance, d’une fondation publique ou d’une fondation privée qui, après le 20 décembre 2002, a fait un don à un donataire étranger non reconnu. Ces modifications législatives n’étaient toutefois pas en vigueur lorsque Prescient a fait son don à DATA, et elles ne le sont toujours pas.

 

[30]           Même si l’ARC conclut que des organismes de bienfaisance enregistrés ne peuvent pas faire de dons à des organismes de bienfaisance étrangers qui ne sont pas des donataires reconnus, cette position ne repose pas sur des dispositions législatives exécutoires. Au paragraphe 85 de son mémoire des faits et du droit, le ministre réitère sa position portant que la fondation publique de bienfaisance, pour être considérée comme telle, doit non seulement exercer des activités à des fins de bienfaisance exclusivement, mais aussi ne verser des fonds qu’à des donataires reconnus. Le ministre ne cite cependant aucune autorité à l’appui de cette thèse, pas plus qu’il ne renvoie à une exigence consacrée par un texte législatif en vigueur relativement à une telle restriction.

 

[31]           En l’espèce, le ministre a révoqué l’enregistrement de Prescient en invoquant un motif qui n’apparaît pas dans les dispositions législatives en vigueur. En effet, le ministre a opposé à Prescient le motif de révocation prévu à l’alinéa 149.1(3)b.1) de la Loi, disposition qui n’était pas en vigueur au moment où la décision concernant la révocation a été prise et qui, je le répète, n’est toujours pas en vigueur. Comme notre Cour l’a récemment souligné par l’arrêt Edwards c. La Reine, 2012 CAF 330, 2013 DTC 5028, au paragraphe 14, « il semble y avoir quelque chose de fondamentalement injuste dans le traitement par l’ARC, au cours des dix dernières années, des modifications proposées à la Loi de l’impôt sur le revenu comme si elles avaient déjà force de loi ». Dans ces circonstances, je ne peux que conclure que ce motif de révocation n’était pas fondé.

 

[32]           Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire que je recherche si le don de Prescient à DATA doit être considéré comme un don à un « donataire reconnu » au regard de la Convention États‑Unis‑Canada en matière d’impôts.

 

Opérations liées à la vente de la ferme

[33]           Le ministre a aussi révoqué le statut d’organisme de bienfaisance de Prescient pour deux motifs distincts concernant les opérations liées à la vente de la ferme : 1) la participation de Prescient à un montage fiscal sans rapport avec à ses fins de bienfaisance; 2) dans le cadre de cet arrangement de planification fiscale, l’achat d’actions (au montant de 574 000 $) qui constituait un don à un donataire non reconnu.

 

[34]           Herman Dekker et son épouse Maria Vogel‑Dekker (M. et Mme Dekker) avaient, par l’entremise de 570129 BC Ltd. (Vision Poultry), la propriété effective des éléments d’actif de la ferme visés par les opérations relatives à la vente de la ferme. Ces éléments d’actif de la ferme ont ensuite été vendus en 2005 à Steven Brandsma et Krista Brandsma (M. et Mme Brandsma) à la suite d’une série d’opérations liées et complexes auxquelles ont pris part Theanon Charitable Foundation (Theanon), Essential Grace Foundation (Essential), Gateway Benevolent Society (Gateway), Philanthropie sans frontières (Frontières) et Prescient. Un même avocat de Vancouver œuvrait au sein de ces organismes – tous des organismes de bienfaisance –, à titre soit d’administrateur soit de conseiller juridique, et intervenait en tant qu’âme dirigeante.

 

[35]           Les opérations peuvent être brièvement décrites comme suit :

i.                    au début de 2005, Theanon a effectué des transferts sous forme de dons à Frontières (1 190 000 $), à Gateway (665 000 $), à Essential (665 000 $) et à Prescient (570 000 $);

 

ii.                  le 25 février 2005, Frontières a consenti à Vision Poultry un prêt de 1 440 000 $ pour rembourser à la Banque de Montréal tous les montants qu’elle lui devait pour des éléments d’actif de la ferme;

 

iii.                au même moment, Gateway, Essential et Prescient ont conclu une entente avec M. et Mme Dekker pour l’achat de toutes les actions en circulation de Vision Poultry pour 3 370 000 $, qui devait être payé en assumant le prêt de 1 440 000 $ de Frontières et en versant le solde (environ 1 930 000 $) en argent comptant;

 

iv.                par cette opération de vente d’actions, Gateway a acquis 35 p. cent des actions de Vision Poultry, Essential, 35 p. cent, et Prescient, 30 p. cent;

 

v.                  le 1er mars 2005, Gateway, Essential et Prescient ont pris des mesures pour veiller à ce que Vision Poultry (qu’elles contrôlaient maintenant) fasse don de tous les éléments d’actif liés à la ferme à Theanon;

 

vi.                ce don a eu pour effet de rendre sans valeur les actions de Vision Poultry qui avaient été acquises par Gateway, Essential et Prescient; en effet, Prescient a ramené à zéro la valeur de ces actions dans ses propres états financiers;

 

vii.              également par suite de ce don, Theanon semble avoir assumé le prêt de 1 440 000 $ consenti à Vision Poultry par Frontières;

 

viii.            également par suite du don des éléments d’actif de la ferme, Theanon a délivré un reçu de don de bienfaisance pour un montant de 2 020 000 $ à Vision Poultry, qui a été utilisé pour compenser l’impôt sur les gains en capital réalisés par Vision Poultry;

 

ix.                le même jour où elle a reçu les éléments d’actif de la ferme comme don, soit le 1er mars 2005, Theanon les a vendus à M. et Mme Brandsma pour la somme de 3 460 000 $, qui devait être payée en argent comptant et au moyen d’une deuxième hypothèque de 350 000 $ consentie par Theanon;

 

x.                  le 2 mars 2005, le produit de la vente à M. et Mme Brandsma (moins les frais de l’opération), qui s’élevait à 3 002 852,98 $, a été déposé dans un compte en fiducie et un montant de 1 563 917,89 $ tiré de ce compte a alors été versé à M. et Mme Dekker;

 

xi.                le 2 mars 2005, Theanon a cédé à M. et Mme Dekker, pour la somme de 350 000 $, la deuxième hypothèque consentie à M. et Mme Brandsma;

 

xii.              quelques jours avant cette cession d’hypothèque, soit le 28 février 2005, Herman Dekker avait transféré 350 000 $ à Theanon sous forme de don de bienfaisance pour lequel Theanon lui a délivré un reçu aux fins de l’impôt;

 

xiii.            le 30 mars 2005, Theanon a versé 1 010 000 $ à Frontières en remboursement partiel du prêt de 1 440 000 $ que cette dernière lui avait consenti; Theanon a par la suite remboursé à Frontières les autres montants dus à l’égard du prêt;

 

xiv.            un an plus tard, le 30 avril 2006, Theanon a inscrit des dons particuliers faits à Gateway (139 000 $), à Essential (54 000 $) et à Prescient (84 000 $).

 

[36]           Le ministre a conclu que ces opérations étaient assimilables à la participation de montage fiscal visant à conférer un avantage personnel à d’autres personnes et qu’à ce titre, les opérations n’ont pas été conclues à des fins de bienfaisance. Par conséquent, le ministre a conclu qu’il devait révoquer l’enregistrement de Prescient par suite de sa participation aux opérations liées à la vente de la ferme. Après avoir examiné attentivement les opérations en cause et les observations de Prescient présentées dans le présent appel, je conclus que la conclusion du ministre était raisonnable dans les circonstances.

 

[37]           Les opérations relatives à la vente de la ferme avaient pour objectif général de faciliter la vente des éléments d’actif de la ferme à M. et Mme Brandsma tout en évitant les impôts autrement dues par Vision Poultry et M. et Mme Dekker au moyen d’un stratagème de montage fiscal visant à se prévaloir des privilèges fiscaux particuliers d’organismes de bienfaisance enregistrés pour en faire bénéficier personnellement certaines personnes et sociétés. En fait, l’achat des actions de Vision par Prescient faisait partie d’un stratagème visant à acheminer à M. et Mme Dekker le produit reçu de M. et Mme Brandsma, exempt d’impôt, pour la vente des éléments d’actif de la ferme.

 

[38]           Les avantages particuliers qu’accorde la Loi aux organismes de bienfaisance ont pour but de les aider dans la poursuite de leurs fins de bienfaisance. Aux termes du paragraphe 149.1(1) de la Loi, les fondations de bienfaisance doivent donc être administrées exclusivement à des fins de bienfaisance. Prescient a manqué à cette règle importante en participant aux opérations relatives à la vente de la ferme. Ce faisant, elle n’a pas respecté l’objectif fondamental des avantages spéciaux accordés aux organismes de bienfaisance en vertu de la Loi. Étant donné la nature scandaleuse des opérations relatives à la vente de la ferme et de la participation de Prescient à celles‑ci, il était raisonnable que le ministre révoque l’enregistrement de Prescient en vertu de la Loi.

 

[39]           Je rejette la thèse de Prescient voulant qu’elle ait eu l’intention d’augmenter les montants à sa disposition et à la disposition d’autres organismes de bienfaisance enregistrés à des fins de bienfaisance en participant aux opérations relatives à la vente de la ferme. Je reconnais que ces opérations ont donné lieu à des paiements de la nature de commissions versées aux œuvres de bienfaisance en cause, notamment un montant de 84 000 $ à Prescient, et que ces montants peuvent avoir augmenté l’ensemble des fonds à la disposition de ces œuvres. Même si les participants considéraient ces commissions comme des « dons », il n’en reste pas moins que l’objectif principal des opérations relatives à la vente de la ferme ne visait pas à avantager les organismes de bienfaisance en cause, mais plutôt à se prévaloir des privilèges fiscaux de ces organismes de bienfaisance dans le but d’accorder des avantages fiscaux injustifiés aux particuliers et à la société privés qui ont participé à ces opérations.

 

[40]           Je rejette également la thèse selon laquelle les opérations relatives à la vente de la ferme constituaient une forme d’« activité commerciale complémentaire » exercée par Prescient. Le résultat net de l’achat de 30 p. cent des actions de Vision Poultry par Prescient et du « don » ultérieur des éléments d’actif de Vision Poultry à Theanon a été de faire perdre toute valeur aux actions. Au moment de l’achat des actions, Prescient connaissait cette issue prédéterminée. Aucune « activité commerciale complémentaire » ne pouvait exister étant donné que, dès le départ, Prescient savait qu’elle subirait une perte importante.

 

[41]           Citant la jurisprudence R. c. E. Littler Sr. (CAF), [1978] C.T.C. 235, 78 D.T.C. 6178 (Littler), Prescient soutient également que le ministre a commis une erreur en concluant que le montant qu’elle a versé à M. et Mme Dekker pour acquérir les actions de Vision Poultry était un don plutôt qu’une contrepartie pour la vente des actions. Je reconnais qu’à la page 239 de Littler, notre Cour, sous la plume du juge en chef Jackett, a déclaré que, « [p]ar définition, un contrat de vente opère transfert de propriété en échange d’une contrepartie et ne peut être un don, lequel, par définition, dispose d’un bien sans contrepartie ». Cependant, cette observation a été faite dans le contexte où « on n’a jamais soulevé […] la question de la bonne foi concernant les contrats de vente » (ibid.). Contrairement à cette affaire, le ministre soulève en l’espèce la bonne foi de l’opération par laquelle Prescient a acquis les actions de Vision Poultry.

 

[42]           Néanmoins, même si l’achat des actions faisait clairement partie d’une série d’opérations douteuses, je ne peux pas conclure que le montant payé par Prescient pour les actions était un don. L’opération relative aux actions a transféré la propriété des éléments actifs de la ferme détenus par Vision Poultry à Prescient et aux autres organismes de charité qui ont participé à l’achat. M. et Mme Dekker ont donc donné une contrepartie en échange de l’achat. Cela peut avoir fait partie d’une série d’opérations destinées à éviter l’impôt, mais il n’en reste pas moins que le résultat final est que M. et Mme Dekker ont vendu leur participation dans les éléments d’actif de la ferme. Cette conclusion n’a toutefois pas d’incidence sur ma conclusion antérieure selon laquelle le ministre a agi de façon raisonnable en révoquant l’enregistrement de Prescient en raison de sa participation aux opérations relatives à la vente de la ferme.

 

Comptes et registres inadéquats

[43]           L’avis de confirmation de révocation daté du 4 juin 2012 signale que Prescient [traduction] « n’a pas tenu les comptes et registres adéquats ». Le ministre soutient que ce seul élément constitue un motif suffisant de révocation de l’enregistrement de Prescient.

 

[44]           L’avis d’intention de révocation daté du 23 décembre 2010 signale que le principal problème était posé par le fait que plusieurs documents pertinents avaient été fournis à l’ARC bien après la date à laquelle la vérificatrice avait effectué sa vérification sur les lieux et après la communication des résultats de la vérification à Prescient. L’ARC était d’avis que la remise de documents après la vérification, accompagnée d’observations, n’était pas suffisante pour répondre aux exigences de l’article 230 de la Loi. L’ARC a donc soutenu que Prescient avait manqué à l’article 230 de la Loi en ne tenant pas des registres complets et suffisants susceptibles de permettre à l’ARC de vérifier les renseignements que contenaient ses déclarations de renseignements des organismes de bienfaisance enregistrés et ses états financiers.

 

[45]           La Loi accorde d’importants avantages aux organismes de bienfaisance enregistrés. En retour, ces organismes doivent tenir des registres contenant des renseignements qui permettent au ministre de vérifier s’ils respectent la Loi. Cette obligation est énoncée au paragraphe 230(2) de la Loi, qui était rédigé comme suit aux périodes pertinentes en cause dans le présent appel :

(2) Chaque organisme de bienfaisance enregistré et chaque association canadienne enregistrée de sport amateur doit tenir des registres et des livres de comptes à une adresse au Canada, enregistrée auprès du ministre ou désignée par lui, qui contiennent ce qui suit :

 

     a) des renseignements sous une forme qui permet au ministre de déterminer s’il existe des motifs d’annulation de l’enregistrement de l’organisme ou de l’association en vertu de la présente loi;

 

     b) un double de chaque reçu, renfermant les renseignements prescrits, visant les dons reçus par l’organisme ou l’association;

 

     c) d’autres renseignements sous une forme qui permet au ministre de vérifier les dons faits à l’organisme ou à l’association et qui donnent droit à une déduction ou à un crédit d’impôt aux termes de la présente loi.

(2) Every registered charity and registered Canadian amateur athletic association shall keep records and books of account at an address in Canada recorded with the Minister or designated by the Minister containing

 

 

 

     (a) information in such form as will enable the Minister to determine whether there are any grounds for the revocation of its registration under this Act;

 

 

     (b) a duplicate of each receipt containing prescribed information for a donation received by it; and

 

 

     (c) other information in such form as will enable the Minister to verify the donations to it for which a deduction or tax credit is available under this Act.

 

 

 

[46]           L’alinéa 230(2)a), sur lequel le ministre s’appuie principalement pour justifier la révocation de l’enregistrement de Prescient, est vague. Ce manque de précision a d’importantes conséquences quant à la détermination du caractère raisonnable de la décision du ministre de révoquer l’enregistrement de Prescient au motif qu’elle n’a pas respecté cet alinéa, comme le ministre est autorisé à le faire en vertu de l’alinéa 168(1)e) de la Loi.

 

[47]           Pour que la révocation d’un enregistrement soit raisonnable selon ce motif, le ministre doit : a) clairement préciser les renseignements que l’organisme de bienfaisance enregistré n’a pas consignés; b) expliquer la raison pour laquelle ce manquement justifie la révocation de l’enregistrement de l’organisme de bienfaisance. Il ne suffit pas de simplement déclarer que l’organisme de bienfaisance n’a pas tenu des registres appropriés. Le ministre doit plutôt clairement expliquer en détail le manquement qui aurait été commis.

 

[48]           Il est tenu de le faire pour deux raisons principales : a) la justice naturelle exige que l’organisme de bienfaisance enregistré soit informé de façon appropriée et adéquate des détails des allégations pour qu’il puisse répondre de façon utile aux allégations; b) la Cour doit être en mesure de comprendre clairement la raison pour laquelle le ministre révoque cet enregistrement pour ce motif pour pouvoir décider si cette sanction était raisonnable dans les circonstances.

 

[49]           Comme la Cour suprême l’enseigne dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 R.C.S. 190, « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». En matière de révocation de l’enregistrement d’un organisme de bienfaisance suivant les alinéas 230(2)a) et 168(1)e) de la Loi, il faut habituellement que le représentant du ministre indique de façon transparente et intelligible, dans l’avis d’intention de révocation, les dossiers et les renseignements que l’organisme de bienfaisance n’a pas tenus et rendu accessibles ainsi que la raison pour laquelle cette omission devrait donner lieu à la révocation de l’enregistrement. Cela n’empêche cependant pas le ministre de renvoyer plus tard la Cour à une correspondance antérieure dans laquelle la question des registres inadéquats a été soulevée auprès de l’organisme de bienfaisance, dans la mesure où cette correspondance antérieure est pertinente pour expliquer les détails des manquements dont fait état l’avis d’intention de révocation.

 

[50]           Peu importe à qui incombe le fardeau de preuve initial dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable, la Cour doit conclure que, dans les circonstances, il était raisonnable de la part du ministre d’exiger les registres ou renseignements en cause et que la révocation de l’enregistrement de l’organisme de bienfaisance constituait la réponse raisonnable au défaut de tenir ces registres et renseignements ou de les fournir.

 

[51]           En fait, le ministre dispose de mesures correctives administratives ou de sanctions intermédiaires moins draconiennes, telles que des avis formels, des accords d’observation ou la suspension des privilèges fiscaux pendant un an en application de l’alinéa 188.2(2)a) de la Loi. L’enregistrement d’un organisme de bienfaisance qui ne tient pas des registres appropriés doit donc être uniquement révoqué pour ce motif dans un cas d’inobservation substantielle ou répétée. L’ARC elle‑même adopte cette approche dans les « Lignes directrices sur l’application des nouvelles sanctions », qu’il est possible de consulter sur son site internet.

 

[52]           Pour appliquer ces principes à la présente affaire, je dois tout d’abord rechercher si le ministre a conclu de façon raisonnable que Prescient avait omis de tenir des registres appropriés.

 

[53]           Je constate tout d’abord que Prescient n’a tenu aucun registre des réunions du conseil d’administration concernant sa participation aux opérations relatives à la vente de la ferme, plus particulièrement concernant l’acquisition de 30 p. cent des actions de Vision Poultry. Les articles 14.7 et 14.8 du règlement même de Prescient (dossier d’appel (DA), à la page 23) exigeaient que le conseil d’administration approuve cette acquisition afin de décider, d’une part, s’il s’agissait d’un placement prudent et, d’autre part, si Prescient devait investir dans ce type d’actions. Or, il n’y a aucune trace de la tenue d’une telle réunion.

 

[54]           De plus, Prescient n’a pas préparé la documentation démontrant clairement que son don à DATA avait été fait à un organisme de bienfaisance américain, pas plus qu’elle n’a communiqué ce fait important à la vérificatrice de l’ARC en temps opportun. Comme on peut le constater au vu du dossier, la vérificatrice a soulevé la question de la contribution à DATA par une demande de renseignements adressée à Prescient le 8 juillet 2008 (DA, à la page 250) ainsi que par une lettre adressée à Prescient le 21 janvier 2009 (DA, à la page 520). Vu l’absence de documents appropriés concernant cette opération, alliée à l’omission de Prescient de communiquer volontairement les renseignements pertinents en temps opportun, la vérificatrice a erronément présumé que la contribution avait été faite à un organisme de bienfaisance canadien dont le nom était semblable à celui de DATA. Ce n’est qu’en mai 2009 que la vérificatrice a été informée que la contribution avait été faite à un organisme de bienfaisance américain.

 

[55]           Compte tenu de cette situation, il était raisonnable de la part du ministre de conclure que Prescient ne tenait pas les registres appropriés. Cela dit, était‑il également raisonnable que le ministre conclue que l’enregistrement de Prescient devait être révoqué pour cette seule raison?

 

[56]           Même si Prescient a fait preuve de négligence dans la tenue des registres concernant les opérations relatives à la vente de la ferme, la vérificatrice de l’ARC a néanmoins reçu une quantité considérable de renseignements concernant ces opérations, renseignements qui lui ont permis de comprendre à la fois leur portée et leur nature. À mon avis, il n’aurait pas été raisonnable que le ministre révoque l’enregistrement de Prescient pour ce seul motif. Par ailleurs, l’omission de Prescient de tenir les registres et les livres comptables adéquats indiquant que la contribution à DATA était versée à un organisme de bienfaisance américain, ainsi que son omission de communiquer volontairement et promptement ce fait à la vérificatrice, est très grave. Ainsi, ces deux omissions, prises de concert, sont suffisantes dans les circonstances de la présente affaire pour conclure que le ministre a agi de façon raisonnable en révoquant l’enregistrement de Prescient au motif qu’elle n’avait pas tenu les comptes et les registres adéquats.

 

« Révocation pour motif »

[57]           Enfin, Prescient demande à la Cour de déclarer qu’il n’y avait pas eu révocation de son enregistrement « pour motif » parce que le ministre n’a pas le pouvoir légal : a) de qualifier une décision de révoquer l’enregistrement d’un organisme de bienfaisance de « révocation pour motif »; b) d’informer le public d’une telle décision par l’entremise du site Web de l’ARC.

 

[58]           Il convient de relever que l’enregistrement d’une fondation publique de bienfaisance comme Prescient peut être révoqué en vertu de la Loi, à la demande de la fondation (alinéa 168(1)a)) ou pour un ou plusieurs motifs énumérés au paragraphe 149.1(3) ou aux alinéas 168(1)b) à e) de la Loi. De plus, si l’enregistrement d’un organisme de bienfaisance a été révoqué, l’alinéa 241(3.2)e) de la Loi autorise l’ARC à fournir à quiconque la copie de tout ou partie d’une lettre envoyée à l’organisme de bienfaisance par le ministre, ou pour son compte, indiquant la raison de la révocation.

 

[59]           Compte tenu de ces dispositions de la Loi, les conclusions de Prescient ne sont pas fondées. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je tranche la question de savoir si notre Cour aurait été compétente pour prononcer le jugement déclaratoire sollicité par Prescient dans le cadre de l’appel interjeté en vertu de l’alinéa 172(3)a.1) de la Loi.

 


CONCLUSION

[60]           Par les motifs qui ont été exposés, je rejetterais le présent appel avec dépens.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a

 

 

« Je suis d’accord

      J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

 

 

« Je suis d’accord »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑310‑12

 

 

APPEL EN VERTU DU PARAGRAPHE 172(3) DE LA LOI DE L’IMPÔT SUR LE REVENU

 

INTITULÉ :                                                  Prescient FOUNDATION c.
Le ministre du REVENU national

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 20 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE PELLETIER

                                                                        LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 1er mai 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gib van Ert

Andrea Glen

 

Pour l’appelante

 

Lynn M. Burch

Selena Sit

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hunter Litigation Chambers

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour l’appelante

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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