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Date : 20111219

Dossiers : A‑9‑11

A‑11‑11

Référence : 2011 CAF 363

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE STRATAS

 

A‑9‑11

ENTRE :

APOTEX INC.

 

appelante

 

et

 

 

MERCK & CO. INC. et

MERCK FROSST CANADA LTD.

 

intimées

 

et

 

APOTEX FERMENTATION INC.

 

intimée

 

 

A‑11‑11

ENTRE :

APOTEX INC.

 

appelante

 

et

 

 

MERCK & CO. INC. et

MERCK FROSST CANADA LTD.

 

intimées

 

 

et

 

APOTEX INC.

 

intimée

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 28 novembre 2011

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                          LE JUGE EVANS

                                                                                                                         LE JUGE STRATAS

 


Date : 20111219

Dossier : A‑9‑11

A‑11‑11

Référence : 2011 CAF 363

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE STRATAS

 

A‑9‑11

ENTRE :

APOTEX INC.

 

appelante

 

et

 

 

MERCK & CO. INC. et

MERCK FROSST CANADA LTD.

 

intimées

 

et

 

APOTEX FERMENTATION INC.

 

intimée

 

 

A‑11‑11

ENTRE :

APOTEX INC.

 

appelante

 

et

 

 

MERCK & CO. INC. et

MERCK FROSST CANADA LTD.

 

intimées

 

 

et

 

APOTEX INC.

 

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

 

[1]               Il s’agit d’appels interjetés contre un jugement par lequel la juge Snider de la Cour fédérale a conclu qu’Apotex Inc. (Apotex) et Apotex Fermentation Inc. (AFI) avaient contrefait le brevet canadien no 1161380 (le brevet 380) de Merck et Co. Inc. (Merck).

 

[2]               Ce brevet, qui a expiré en 2001, concernait une méthode de fabrication de la lovastatine à l’aide d’un micro‑organisme appartenant au genre Aspergillus terreus (AFI‑1). Plus précisément, la juge a conclu que les demanderesses étaient passibles de poursuites en dommages‑intérêts pour les produits Apo‑lovastatin fabriqués à partir du premier lot commercial produit au Canada par AFI (lot CR0157) et des lots 294 de lovastatine produits par Blue Treasure (BT) en Chine après mars 1998.

 

[3]               Les motifs de la juge (2010 CF 1265) sont détaillés et exhaustifs (226 pages). Il est évident qu’elle maîtrisait parfaitement la preuve complexe et volumineuse qui lui a été présentée au procès, qui a duré 35 jours, au cours duquel elle a également statué sur l’action intentée par Apotex contre Merck en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, modifié par DORS/98‑166.

 

[4]               La juge s’est fondée sur le témoignage d’expert du Dr Davis pour conclure que le procédé utilisé pour produire le lot CR0157 d’AFI contrefaisait le brevet. Selon elle, les résultats de tests obtenus par ce chercheur, qui indiquaient que les comprimés d’Apo‑lovastatin fabriqués à partir de ce lot contenaient de l’ADN d’AFI‑1, étaient fiables et crédibles. Elle a rejeté expressément la théorie de la contamination proposée par les experts d’Apotex (paragraphe 454).

 

[5]               Pour ce qui est des 294 lots de lovastatine produits en Chine par BT, elle a examiné, sous la rubrique générale [traduction] « Contrefaçon – Cas circonstanciel », les six points énumérés au paragraphe 209 de ses motifs. La juge a indiqué qu’elle était convaincue que :

a.       Les documents présentés comme les dossiers de lots de BT n’étaient pas des pièces commerciales et n’étaient pas des preuves fiables et crédibles de l’utilisation de l’AFI‑4 (microbe C. fuckelii utilisé dans une autre méthode et breveté récemment par Apotex), parce que les lots avaient été fabriqués à tout le moins en tenant compte [traduction] d’« une information quelconque qui permettrait d’identifier la souche de [microbe] utilisée » [non souligné dans l’original] (paragraphe 242).

b.      La preuve qui lui a été soumise montrait que BT possédait suffisamment de polyglycol P‑2000 (P‑2000), une composante du milieu, pour appliquer le procédé AFI‑1. À supposer qu’il n’y avait pas d’autres éléments de preuve à cet égard, la preuve n’était pas suffisante pour établir que BT possédait assez de P‑2000 pour mener à bien le procédé AFI‑4 non contrefait, qui exigeait 10 à 20 fois plus de cet ingrédient.

c.       BT avait des raisons financières de ne pas avoir recours au procédé non contrefait. Elle avait la capacité de produire la lovastatine avec le procédé AFI‑1 contrefait et a eu l’occasion d’utiliser ce procédé dès que le Dr Jerry Su, représentant d’AFI, a quitté la Chine à la fin d’octobre 1997.

d.      M. Luo, sous‑directeur d’usine à BT, a menti dans deux articles publiés en 2000 et 2002 et a fabriqué son témoignage pour camoufler l’utilisation du procédé AFI‑1 à une époque où la société BT était censée n’employer que le procédé AFI‑4. Son comportement confirme l’argument de Merck selon lequel BT utilisait le procédé AFI‑1, à tout le moins à l’époque où BT procédait aux expériences mentionnées dans les articles ci‑dessus (paragraphes 327 et 335).

 

[6]               Apotex et AFI ont formulé des arguments précis au sujet des conclusions susmentionnées. Je vais traiter plus loin de ces arguments. Pour le moment, je conclus que chacune des conclusions en question était étayée par la preuve dont disposait la juge et qu’il était loisible à cette dernière de les tirer.

 

[7]               La juge a également formulé des conclusions conditionnelles en réponse aux moyens subsidiaires que Merck avait invoqués pour le cas où une juridiction de contrôle conclurait que les dossiers de lots de BT constituaient des preuves fiables. Le caractère subsidiaire des moyens en question ressort à l’évidence du paragraphe 244 des motifs de la juge. Il n’est pas inhabituel, dans des affaires longues et complexes comme celle‑ci, que les juges formulent des conclusions subsidiaires. Toutefois, comme la juge a estimé que les dossiers de lot n’étaient pas fiables et comme les appelantes n’ont pas contesté cette conclusion, toutes les observations que la juge a formulées au sujet de ce moyen subsidiaire ont uniquement valeur d’observations incidentes.

 

[8]               Merck affirme qu’il n’est pas nécessaire d’analyser les divers moyens invoqués par les appelantes si la Cour accepte sa thèse que la juge a commis une erreur dans son interprétation de l’article 55.1 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, (ou l’article 39.2 de l’ancienne Loi) en ne faisant pas incomber à Apotex la charge de la convaincre que le procédé BT ne contrefaisait pas le brevet 380.

 

[9]               À l’audience, Apotex a affirmé qu’il ne conviendrait pas que notre Cour tranche cette question dans le cadre de la présente affaire, étant donné que la juge de première instance n’a pas eu l’avantage d’entendre des arguments complets sur cette question. Apotex fait notamment observer que les mentions que l’on trouve au paragraphe 1709(11) de l’ALENA et à l’article 3 de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, LC 1993, c 44, n’ont pas été portés à l’attention de la juge.

 

[10]           Je suis d’accord pour dire qu’il vaut mieux attendre une autre occasion pour trancher cette question. Le fardeau de la preuve ne revêt pas un caractère déterminant en ce qui concerne l’issue du présent appel. Toutefois, rien dans les présents motifs ne devrait être interprété comme une approbation de l’analyse que la juge a faite de l’article 55.1, laquelle analyse, comme nous l’avons mentionné, reposait sur un dossier incomplet.

 

Lot CR0157 d’AFI

 

[11]           AFI soutient que la juge a commis une erreur en concluant que l’ADN d’AFI‑1 détecté par le Dr Davis ne résultait pas d’une contamination durant les expériences de cet expert parce qu’elle a omis de considérer une preuve pertinente importante (le témoignage des experts d’AFI, le témoignage de témoins profanes de même que les dossiers de lots d’AFI qui ont été acceptés comme pièces commerciales).

 

[12]           AFI invite essentiellement notre Cour à réexaminer tous les éléments de preuve portant sur ce lot déterminé. Je n’ai relevé aucune erreur particulière dans les 36 pages que la juge a consacrées à l’analyse de tous les témoignages d’experts.

 

[13]           Bien que la juge fasse référence au témoignage de témoins profanes d’AFI dans d’autres parties de son jugement, AF1 semble dire que le fait qu’elle n’ait pas déclaré expressément que le témoignage du Dr Davis l’avait convaincue selon la balance des probabilités [traduction] « malgré le témoignage de ces témoins profanes et les dossiers de lots d’AFI » permet d’inférer qu’elle n’a pas tenu compte de cette preuve.

 

[14]           Dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235 [Housen], la Cour suprême du Canada a précisé dans les termes les plus nets (au paragraphe 46) que le juge de première instance est présumé avoir tenu compte de tous les renseignements contenus au dossier et que la simple omission de s’appuyer expressément ou de mentionner certains des éléments de preuve contradictoires dans les motifs ne constitue pas une preuve suffisante pour réfuter cette présomption.

 

Lots de BT fabriqués après février 1998

 

(i)     Prétentions et moyens invoqués par AFI

 

[15]           Je ne suis pas convaincue qu’AFI a démontré que la juge avait commis une erreur manifeste et dominante en tirant cette conclusion de fait.

 

[16]           Quant aux lots fabriqués en Chine à partir de mars 1998 et destinés à l’exportation au Canada, AFI soulève deux questions qui, à son avis, vicient la conclusion de fait ultime de la juge selon laquelle ce produit avait fort probablement été fabriqué à l’aide du procédé AFI‑1. Tout d’abord, la juge a commis une erreur en ne concluant pas que les concentrations de RC‑14 dans les lots fabriqués au cours de cette période étaient compatibles avec l’utilisation continue du procédé AFI‑4 pour fabriquer cette lovastatine. Deuxièmement, AFI soutient que la juge a commis une erreur dans son appréciation du témoignage de Mme Hu, visant à confirmer l’utilisation du procédé AFI‑4 au cours de cette période. Plus particulièrement, AFI fait valoir que la juge n’a pas accordé de poids à son témoignage, et n’a pas expliqué adéquatement pourquoi elle ne croyait pas Mme Hu, vu notamment que, contrairement à la règle énoncée dans Browne c Dunn (1893), 6 R 67 (HL), la crédibilité de son témoignage quant au fait qu’à l’époque BT a utilisé le micro‑organisme servant à la fermentation n’a pas été contestée, et que Mme Hu n’a pas eu la chance d’expliquer sa position.

 

[17]           Je ne suis pas de cet avis. En ce qui concerne les concentrations de RC‑14, non seulement AFI n’a‑t‑elle pas réfuté la présomption que la juge a tenu compte de ces éléments de preuve, mais il ressort à l’évidence de ses motifs (aux paragraphes 194 à 198) que la juge s’est montrée réceptive et attentive à cette question. Ainsi qu’il est souligné dans l’arrêt Waxman c Waxman (2004), 186 OAC 201 (CA), 44 BLR (3d) 165, [Waxman], au paragraphe 344, le fait qu’un juge ne formule pas de commentaires au sujet de certains éléments de preuve déjà débattus permet de penser qu’il a estimé que ces éléments de preuve n’étaient pas suffisamment importants pour justifier une analyse plus approfondie. AFI n’a pas démontré que la juge avait commis une erreur manifeste, et encore moins une erreur dominante.

 

[18]           Les principes applicables au contrôle, par une juridiction d’appel, des conclusions tirées en première instance au sujet de la crédibilité ont récemment été résumés dans l’arrêt Corlac Inc c Weatherford Canada Inc, 2011 CAF 228, aux paragraphes 89 à 91. La juge a expliqué de façon suffisamment détaillée les raisons pour lesquelles elle estimait que le témoignage de Mme Hu n’était pas crédible. En l’espèce, AFI n’a pas démontré que la juge avait mal interprété le témoignage de Mme Hu ou qu’il s’agissait d’un de ces rares cas dans lesquels notre Cour est justifiée d’intervenir pour modifier une conclusion tirée au sujet de la crédibilité.

 

(ii)   Prétentions et moyens invoqués par Apotex

 

[19]           Avant d’aborder les nombreuses questions soulevées par Apotex au sujet de la conclusion de contrefaçon en raison des lots de lovastatine fabriqués par BT après février 1998, je tiens à rappeler certains principes fondamentaux.

 

[20]           Premièrement, pour obtenir gain de cause les appelants devaient démontrer que les erreurs qu’ils reprochent à la juge constituaient, individuellement ou collectivement, non seulement des erreurs claires et évidentes (manifestes), mais, surtout, des erreurs qu’on peut qualifier de dominantes.

 

[21]           L’énoncé suivant de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Waxman, au paragraphe 297, est particulièrement pertinent en l’espèce :

[traduction] Une erreur « dominante » est une erreur qui est suffisamment importante pour vicier la conclusion de fait contestée. Lorsque la conclusion de fait contestée est fondée sur une multitude de conclusions, la conclusion voulant qu’une ou plusieurs de ces conclusions soient fondées sur une erreur « manifeste » ne signifie pas nécessairement que l’erreur est également « dominante ». L’appelant doit établir que l’erreur compromet irrémédiablement la conclusion de fait contestée, à tel point que le fait ne saurait être confirmé étant donné cette erreur. [Renvois omis.]

 

[22]           Deuxièmement, la retenue dont on fait preuve à l’égard des simples constatations de fait tirées par le juge de première instance s’applique également aux inférences que ce même juge tire de la preuve. Dans l’arrêt Housen, la Cour suprême du Canada énumère les nombreuses raisons pour lesquelles il en est ainsi, en précisant notamment que, lorsqu’il existe des éléments de preuve qui sont susceptibles d’appuyer l’inférence qui a été tirée, l’examen de l’inférence en question suppose que l’on soupèse la preuve à nouveau (paragraphes 19 à 25).

 

[23]           Troisièmement, comme Apotex s’est quelque peu attardée à expliquer le déroulement du procès et comme Merck conteste l’essentiel des explications d’Apotex, il est utile de garder à l’esprit, comme la Cour l’a fait dans l’arrêt Waxman, au paragraphe 293, le sage principe suivant lequel il convient que les juridictions d’appel fassent preuve de retenue, en particulier dans les longs procès dans lesquels :

[traduction]

[…] le juge de première instance a vu les témoins et a entendu la preuve qui en bout de ligne a constitué un récit comportant un début, un milieu et une fin. Notre système de justice repose sur la conviction que la vérité ressortira du récit des faits établis à partir des témoignages. Le récit des faits n’est pas présenté à notre Cour, qui dispose plutôt d’une description ou d’un résumé du récit établi par la juge de première instance dans ses motifs, et par les avocats dans leurs observations écrites et leurs plaidoiries. Le compte rendu fourni par les avocats ne vise pas à relater les faits, mais plutôt à étayer une argumentation. Par la force des choses, et compte tenu du rôle qu’ils sont appelés à jouer dans le système de justice, leur description du récit exposé pendant le procès est nécessairement sélective et s’attache à certains éléments ou à une interprétation d’une partie de celui‑ci.

 

[24]           Apotex soutient que la juge a commis plusieurs erreurs en examinant la preuve qui lui a été soumise. D’abord et avant tout, la juge avait commis une erreur fondamentale de droit en se fiant, pour tirer certaines conclusions, aux dossiers de lots de BT qu’elle avait auparavant rejetés. Ensuite, elle s’est appuyée sur ces conclusions pour finalement décider qu’on pouvait déduire de l’ensemble de la preuve que BT utilisait le procédé contrefait (paragraphes 339‑340). Selon Apotex, cette erreur peut être isolée des faits et vicie la conclusion de la juge en ce qui concerne la durée de la fermentation, les titres consignés et la disponibilité de P‑2000, de même que sa conclusion que BT avait la capacité de produire la lovastatine à l’aide du procédé contrefait à compter de mars 1998.

 

[25]           Dans le même ordre d’idées, Apotex affirme que la juge s’est également fiée de façon irrégulière à d’autres documents qui n’avaient jamais été versés au dossier pour établir la véracité de leur contenu, et qu’elle s’est notamment fiée à un document qu’elle avait expressément écarté à l’égard d’un des arguments relatifs aux titres (au paragraphe 292 des motifs).

 

[26]           Deuxièmement, Apotex soutient que la juge a commis une erreur de droit lorsqu’elle a tiré une conclusion défavorable selon laquelle il n’y avait pas d’autre preuve à l’appui de la suggestion d’AFI que BT aurait pu acheter plus de P‑2000 d’autres sources parce qu’elle n’avait pas de preuve que M. Zhou, le directeur général de BT en mars 1998, était sous le contrôle exclusif des demanderesses. Selon Apotex, rien ne démontrait que les demanderesses pouvaient même faire témoigner M. Zhou, vu notamment qu’en date de 2009, il n’était plus le directeur général de BT. Il avait été remplacé par M. Xu, que Merck aurait dû obliger à témoigner lorsqu’il est venu au Canada à un moment donné pendant le procès. M. Luo aurait également pu répondre aux questions de Merck.

 

[27]           Troisièmement, aux dires d’Apotex, la juge a commis une erreur de droit en tirant une conclusion au sujet des caractéristiques du micro‑organisme utilisé pour la production de la lovastatine à partir de mars 1998, en faisant des inférences techniques sans se baser sur une preuve d’expert. Selon Apotex, l’expert même de Merck, la Dre Lazure, avait mentionné dans son rapport qu’elle ne pouvait pas établir, à partir des dossiers de lots de BT, quel micro‑organisme avait été utilisé dans le procédé.

 

[28]           Apotex soulève d’autres erreurs dans son mémoire et dans le résumé de son argumentation. Il n’est pas nécessaire de les reprendre ici, étant donné qu’elles se résument essentiellement à une invitation faite à notre Cour de réévaluer la preuve. Apotex soutient que, une fois que toutes les erreurs commises par la juge sont corrigées, la preuve permet uniquement de conclure que le procédé AFI‑4 a été constamment utilisé, étant donné que tout ce qui subsiste des motifs de la juge est la possibilité de contrefaçon, ainsi que ce qu’Apotex appelle [traduction] « les articles chinois ».

 

(iii)  Analyse

 

[29]           Le premier argument invoqué par Apotex repose sur la prémisse que la juge n’a pas bien compris les arguments de Merck. Comme nous l’avons déjà mentionné au paragraphe 7, il ressort à l’évidence des propos qu’elle a tenus au paragraphe 244 de ses motifs que tel n’est pas le cas. Elle répète, au paragraphe 270, que les conclusions qu’elle tire au sujet de la durée de la fermentation étaient conditionnelles à son acceptation des dossiers de lot. Il n’était pas nécessaire qu’elle apporte cette précision chaque fois qu’elle mentionnait les dossiers de lots en question et qu’elle examinait les arguments des parties au regard de cette preuve documentaire, qu’elle avait déjà écartée de façon catégorique et manifeste au motif qu’elle n’était pas fiable.

 

[30]           Je ne suis pas convaincue que la juge a fondé sa conclusion finale sur la contrefaçon sur ses conclusions subsidiaires, notamment celles portant sur la durée de la fermentation et sur les titres dont il était fait état dans les dossiers de lots et sur lesquelles Apotex insiste particulièrement.

 

[31]           Cela dit, même si le transfert de technologie concernant le procédé AFI‑1 à BT établit clairement que BT avait la capacité de fabriquer la lovastatine en utilisant le procédé contrefait, la conclusion de la juge quant à la « capacité » est sa conclusion la plus faible. Après avoir examiné les arguments des parties basés sur les dossiers de lots, de même que les pièces TX‑76 et TX‑94 (sa conclusion finale à cet égard est énoncée au paragraphe 315), elle n’explique pas sa conclusion au paragraphe 316.

 

[32]           Toutefois, je ne suis pas convaincue qu’il s’agit d’une erreur dominante. Écarter la conclusion erronée suivant laquelle Merck avait démontré, selon la balance des probabilités, que BT avait la « capacité » de fabriquer la lovastatine n’équivaut pas à dire que BT n’avait pas la capacité de le faire. Il y avait bien d’autres preuves permettant à la juge de conclure que BT utilisait le procédé contrefait à partir de mars 1998.

 

[33]           Pour conclure mon évaluation des arguments d’Apotex concernant les dossiers de lots, j’estime utile de souligner qu’en faisant mention au paragraphe 253 de la quantité de P‑2000 requise pour procéder à la fermentation des lots la juge n’a pas entaché les conclusions qu’elle tire sous à la rubrique « P‑2000 ». Il y avait suffisamment de preuves au dossier pour permettre à la juge de conclure que la quantité de P‑2000 nécessaire pour produire la lovastatine, à l’aide du procédé AFI‑4, était grandement supérieure à la quantité expédiée à BT par AFI. Il n’était simplement pas nécessaire que la juge détermine la quantité exacte requise.

 

[34]           Le deuxième argument d’Apotex est également mal fondé. À mon avis, cette question ne soulève pas d’erreur de droit isolable, mais plutôt une question mixte de fait et de droit. Les règles de droit régissant ce type d’inférences défavorables sont bien établies. Les règles appliquées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lévesque c Comeau, [1970] RCS 1010, ne sont pas nouvelles (Blatch c Archer, (1774), 1 Cowp 63, 98 ER 969, à la page 65) et elles ont été récemment examinées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Jolivet (2000 CSC 29, [2000] 1 RCS 751, aux paragraphes 25 à 28. Elles doivent être appliquées avec prudence et elles dépendent entièrement des faits propres à chaque affaire. De telles inférences ne sont pas obligatoires et relèvent du pouvoir discrétionnaire du juge des faits.

 

[35]           La juge signale, au paragraphe 258 de ses motifs, qu’[traduction] « il y a de toute évidence des gens associés à [BT] qui auraient pu témoigner au sujet d’autres achats de P2000, si de tels achats avaient eu lieu ». La juge a estimé que ces témoignages revêtaient une importance particulière pour décider si, comme le soutenaient les appelantes, le procédé AFI‑4 avait été utilisé.

 

[36]           Compte tenu des circonstances uniques de la présence espèce,  je ne suis pas convaincue que ces témoins – M. Zhou n’était pas le seul et le commentaire de la juge ne se limitait pas à lui – n’étaient pas sous le contrôle exclusif d’AFI, qui était le plus important actionnaire de la coentreprise constituée avec BT. Il est évident que BT a soumis des éléments de preuve documentaires et fait entendre des témoins (M. Luo et Mme Hu) à l’appui de la thèse des appelantes et il est évident que ces personnes étaient disposées à les aider (voir Alan W. Bryant, Sydney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 3rd ed. (Toronto, LexisNexis Canada Inc., 2009) au paragraphe 6.449).

 

[37]           Apotex n’a présenté aucun élément de preuve démontrant qu’en droit chinois, il était possible de contraindre ces personnes à témoigner ou de forcer BT à présenter des éléments de preuve documentaires qui ne se trouvaient pas déjà en la possession des appelants.

 

[38]           La juge était mieux au fait de toutes ces questions que notre Cour et elle était de toute évidence d’avis, du moins en ce qui concerne les autres faits pertinents, que les appelantes – en particulier AFI – avaient dressé des obstacles à la communication de ces faits (paragraphe 201 des motifs). Comme on l’a fait observer à l’audience, même s’il occupait un poste supérieur au sein de BT, M. Luo prétendait n’être au courant que de ce qui relevait directement de son contrôle (paragraphe 229 des motifs). Rien ne permet de penser que Merck savait ou aurait dû savoir que M. Luo était chargé des achats, si tel était effectivement le cas.

 

[39]           Apotex n’a pas démontré que la juge a commis une erreur manifeste et dominante dans le raisonnement qu’elle a suivi pour tirer ses inférences ainsi que ses conclusions sur cette question.

 

[40]           Pour ce qui est de la troisième erreur de droit reprochée par Apotex, il est clair que les propos de la Dre Lazure n’ont corroboré d’aucune manière le point de vue d’Apotex. En fait, ces propos renforcent la conclusion que les dossiers de lots de BT étaient peu fiables, car ils auraient dû contenir de l’information permettant à un expert d’identifier le micro‑organisme utilisé dans le procédé. Quoi qu’il en soit, cette preuve n’est pas particulièrement pertinente, et l’erreur reprochée ne l’est pas non plus, car les conclusions de la juge en ce qui a trait aux titres, aux durées de fermentation et à la « capacité » de BT de produire de la lovastatine n’ont pas besoin d’être analysées plus à fond étant donné qu’il s’agit d’observations incidentes. À mon avis, ces éléments n’ont eu aucun impact sur la conclusion ultime de la juge aux paragraphes 339 et 340.

 

[41]           Faisant abstraction des conclusions subsidiaires de la juge ainsi que de la conclusion qu’elle a tirée au sujet de la « capacité », je suis d’avis que la juge pouvait raisonnablement inférer de l’ensemble de la preuve dont elle disposait que BT avait fabriqué de la lovastatine à l’aide du procédé contrefait AFI‑1 au cours de la période en cause. Les appelantes n’ont pas démontré que la juge avait commis une erreur dominante à cet égard. Il existait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la conclusion à laquelle la juge est arrivée.

 

[42]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord »

            Le juge John. M. Evans, j.c.a.

 

« Je suis d’accord »

            Le juge David Stratas, j.c.a.

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑9‑11

 

APPEL DU JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE RENDU LE 22 DÉCEMBRE 2010 DANS LE DOSSIER T‑1272‑97 PAR LA JUGE SNYDER

 

 

INTITULÉ :                                                  APOTEX INC. c MERCK & CO. INC. et MERCK FROSST CANADA LTD. et APOTEX FERMENTATION INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                      Les 28, 29 et 30 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE EVANS

                                                                        LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 19 décembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

H. Radomski

Ben Hackett

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew Reddon

Steven Mason

David Tait

 

POUR LES INTIMÉES, MERCK & CO. INC. et MERCK FROSST CANADA LTD.

 

Patrick Riley

John Myers

 

POUR L’INTIMÉE, APOTEX FERMENTATION INC.

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans SRL

 

POUR L’APPELANTE

 

McCarthy Tétrault SRL

 

POUR LES INTIMÉES, MERCK & CO. INC. et MERCK FROSST CANADA LTD.

 

Taylor McCaffrey SRL

 

POUR L’INTIMÉE, APOTEX FERMENTATION INC.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑11‑11

 

APPEL DU JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE RENDU LE 22 DÉCEMBRE 2010 DANS LE DOSSIER T‑1272‑97 PAR LA JUGE SNYDER

 

INTITULÉ :                                                  APOTEX INC. c MERCK & CO. INC. et MERCK FROSST CANADA LTD. et APOTEX FERMENTATION INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :                      Les 28, 29 et 30 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE EVANS

                                                                        LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 19 décembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

H. Radomski

Ben Hackett

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew Reddon

Steven Mason

David Tait

 

POUR LES INTIMÉES, MERCK & CO. INC. et MERCK FROSST CANADA LTD.

 

Patrick Riley

John Myers

 

POUR L’INTIMÉE, APOTEX FERMENTATION INC.

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans SRL

POUR L’APPELANTE

 

McCarthy Tétrault SRL

POUR LES INTIMÉES, MERCK & CO. INC. et MERCK FROSST CANADA LTD.

 

Taylor McCaffrey SRL

POUR L’INTIMÉE, APOTEX FERMENTATION INC.

 

 

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