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Cour d’appel fédérale

Federal Court of Appeal


Date : 20130626

Dossier : A-207-09

Référence : 2013 CAF 171

 

CORAM :      LA JUGE DAWSON

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

FRED KELLY

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 juin 2013.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LA JUGE DAWSON

                                                                                                                           LA JUGE TRUDEL

 

 


Cour d’appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20130626

Dossier : A-207-09

Référence : 2013 CAF 171

 

CORAM :      LA JUGE DAWSON

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

FRED KELLY

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

A.        Introduction

 

[1]               La Cour est saisie d’un appel de la décision de la Cour canadienne de l’impôt (rendue par le juge en chef Rip) : 2009 CCI 189. La Cour de l’impôt a rejeté les appels interjetés par M. Kelly à l’égard des cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) pour les années d’imposition 1994 à 2003 inclusivement. Selon la Cour de l’impôt, le revenu d’entreprise de M. Kelly pour les années d’imposition en question ne constituait pas des « biens meubles situés sur une réserve » au sens de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, biens qui sont exemptés de taxation.

 

[2]               Au moment où elle a rendu sa décision, la Cour de l’impôt n’a pu compter sur deux arrêts récemment rendus par la Cour suprême du Canada concernant l’article 87 de la Loi : Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710, et Dubé c. Canada, 2011 CSC 39, [2011] 2 R.C.S. 764.

 

[3]               L’arrêt Bastien est le plus important des deux sur le plan jurisprudentiel. L’arrêt Dubé est plutôt considéré comme un arrêt connexe, surtout utile dans la mesure où il éclaire certains des principes dégagés dans l’arrêt Bastien. Dans le cadre des présents motifs, nous renverrons donc davantage à l’arrêt Bastien et aux principes qui y sont énoncés.

 

[4]               Au paragraphe 28 de l’arrêt Bastien, la Cour suprême fait observer que 19 ans se sont écoulés depuis la dernière affaire importante interprétant l’article 87 de la Loi, l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877. Depuis, la Cour, et la Cour de l’impôt se sont toutes deux attachées à en appliquer les principes, leur donnant corps en pratique et faisant évoluer le droit précisé dans l’arrêt Williams. Compte tenu du temps écoulé depuis, et de l’évolution de la jurisprudence relative à l’article 87, la Cour suprême a, dans l’arrêt Bastien, jugé « opportun de formuler de nouveau et de confirmer l’analyse à effectuer pour l’application de l’exemption de l’art. 87 à des revenus en intérêts » et à d’autres types de biens immatériels : Bastien, paragraphe 20. Dans ses motifs, la Cour suprême est revenue sur la jurisprudence élaborée par notre Cour et la Cour de l’impôt. La Cour suprême a notamment mis en doute notre arrêt Recalma c. Canada (1998), 158 D.L.R. (4th) 59 (C.A.F.) et plusieurs des arrêts qui l’ont suivi, arrêts sur lesquels la Cour de l’impôt s’est fondée en l’espèce, les jugeant valables en droit : voir les motifs de la Cour de l’impôt, aux paragraphes 31 à 38.

 

[5]               Comme nous le verrons plus loin, depuis l’arrêt Bastien, certains des raisonnements sur lesquels la Cour de l’impôt a fondé sa décision ne tiennent plus. En conséquence, j’accueillerais l’appel et j’annulerais le jugement de la Cour de l’impôt.

 

[6]               Par souci d’équité envers les parties qui ont élaboré leur preuve en fonction de certains arrêts, désormais écartés, et compte tenu de l’importance que revêt pour les peuples autochtones le droit énoncé à l’article 87 de la Loi sur les Indiens, je propose que la Cour renvoie l’affaire à la Cour de l’impôt afin que les parties aient la possibilité de produire de nouveaux éléments de preuve répondant aux critères juridiques dégagés dans l’arrêt Bastien.

 

[7]               Lors des débats devant la Cour, les parties étaient en désaccord quant à la manière dont l’arrêt Bastien doit être interprété et appliqué. Les parties ont présenté des observations exhaustives sur cette question. L’arrêt Bastien est en effet un jugement complexe dont l’interprétation exige de grandes précautions. Ce ne serait pas rendre service aux parties que de les renvoyer devant la Cour de l’impôt sans lui donner de directives.

 

[8]               J’entends donc, dans le cadre des présents motifs, fournir quelques repères afin que le réexamen de l’affaire par la Cour de l’impôt puisse s’appuyer sur les principes désormais applicables.

 

B.        Les faits essentiels de l’affaire et la décision de la Cour de l’impôt

 

[9]               Les motifs de la Cour de l’impôt contiennent un exposé complet des faits de la présente affaire dans leur état actuel. Compte tenu, cependant, de la manière dont la Cour entend se prononcer – ordonner le renvoi de l’affaire à la Cour de l’impôt pour qu’elle puisse rendre une nouvelle décision – le dossier des faits dont la Cour de l’impôt disposait peut être modifié. Par conséquent, je m’en tiendrai à faire un résumé de ce que la Cour de l’impôt a constaté, afin de donner un contexte aux présents motifs.

 

[10]           D’une manière générale, le ministre a fait valoir, devant la Cour et devant la Cour de l’impôt, que pendant les années d’imposition en question, M. Kelly était un simple conseiller, expert-conseil ou employé procurant aux réserves d’importants services, en contrepartie desquels il a perçu un revenu d’entreprise. En soi, cela n’ouvre pas droit à l’exonération prévue à l’article 87. Le ministre a également souligné le temps considérable que M. Kelly passait en dehors de la réserve pour générer ce revenu d’entreprise. Sur ce point, le ministre s’est essentiellement fondé sur une décision antérieure à l’arrêt Bastien, en l’occurrence, Akiwenzie c. Canada, 2003 CAF 469.

 

[11]           En revanche, M. Kelly fait valoir qu’il est loin d’être un conseiller ou consultant ordinaire. Ses services revêtent selon lui un caractère tout à fait particulier, car ils entretiennent des liens fervents et intimes avec la vie spirituelle des membres des réserves, leur culture, leur langue, leur histoire, la fierté de leurs peuples, leur sens de la dignité et leur mode de vie. Compte tenu de tout cela, M. Kelly estime que son revenu d’entreprise est situé sur les réserves et qu’il est, par conséquent, exempté de taxation en vertu de l’article 87.

 

[12]           La Cour de l’impôt a conclu que le revenu perçu par M. Kelly au titre de ses services n’ouvre pas droit à l’exemption prévue à l’article 87.

 

[13]           Cela dit, du moins pour ce qui est des conclusions de fait qu’elle a tirées, la Cour de l’impôt a admis certains des arguments avancés par M. Kelly. Selon la Cour de l’impôt, M. Kelly possède « la compétence, l’habilité et l’expérience […] particulières », en matière de « planification stratégique traditionnelle et [de] gouvernance traditionnelle ». Il assure « à leurs dirigeants, leurs institutions et leurs organisations qui sont situés dans des réserves », des services qui portent « selon une perspective globale, sur les aspects sociaux, culturels, économiques et politiques de la vie traditionnelle dans les réserves ». Voir les motifs de la Cour de l’impôt, aux paragraphes 2, 4 et 6.

 

[14]           En tant que membre de la Medewe’in, la Société pour la loi et la médecine sacrées des Anishinaabe, et par sa connaissance de la langue, de l’histoire, des pratiques cérémonielles et spirituelles, M. Kelly assure presque exclusivement aux réserves des services qui consistent à « conceptualiser, rédiger, analyser, expliquer, traduire, consacrer et enseigner les notions traditionnelles, y compris les prescriptions de la loi des Anishinaabe ». Ce travail englobe diverses activités spirituelles et culturelles particulières, qui vont de l’enseignement de la langue des Anishinaabe aux thérapies traditionnelles visant les personnes qui ont vécu l’ère des pensionnats. Voir les motifs de la Cour de l’impôt, aux paragraphes 4, et 11 à 13.

 

[15]           Selon la Cour de l’impôt, les services assurés personnellement par M. Kelly sont « inestimables ». Par ses interventions, M. Kelly « préservait l’intégrité traditionnelle, sociale et culturelle de la vie des réserves » et « défendait et enrichissait le mode de vie traditionnel dans les réserves », ce qui constitue un avantage « pour les collectivités autochtones tout entières ». Simplement sous cet angle, « on ne saurait surestimer » le lien entre les services assurés par M. Kelly et les réserves. Voir les motifs de la Cour de l’impôt, aux paragraphes 18, 47f) et 51.

 

[16]           La Cour de l’impôt a souligné que M. Kelly offre aussi certains services à des clients situés hors réserve. Il ne demande cependant pas que soit exonéré d’impôt au titre de l’article 87 le revenu d’entreprise provenant de clients hors réserve. Il ne demande à être exonéré qu’en ce qui concerne le revenu d’entreprise provenant de clients habitant une réserve. Selon la Cour de l’impôt, bien que certains clients de M. Kelly vivent hors réserve, cela « ne change rien à la nature de son activité globale », qui était essentiellement axée sur les réserves. Voir les motifs de la Cour de l’impôt, au paragraphe 17.

 

[17]           Or, malgré ces conclusions de fait, la Cour de l’impôt a estimé que M. Kelly ne pouvait pas être exonéré au titre de l’article 87. La Cour de l’impôt est en effet parvenue à d’autres conclusions de fait importantes qui étaient, à son avis, déterminantes.

 

[18]           Selon la Cour de l’impôt, bien que les activités de M. Kelly « contribuent énormément à préserver le mode de vie traditionnel des collectivités indiennes », on ne « saurait faire abstraction de la manière dont l’entreprise [de M. Kelly] était exploitée ». Monsieur Kelly exerçait « dans une très large mesure » ses activités en dehors des réserves.

 

[19]           En effet, Winnipeg était « le centre, la base, de ses activités professionnelles », et, dans une certaine mesure « il exerçait ses activités comme l’aurait fait tout autre expert-conseil ». La plupart du temps, M. Kelly se trouvait en dehors de réserves, essentiellement à Winnipeg, là où il avait son domicile, son bureau, ses livres et ses dossiers. Ses décisions à caractère professionnel étaient prises à Winnipeg et non dans des réserves. Les travaux de recherche et de mise au point qu’il devait accomplir dans le cadre de son travail se faisaient à son domicile de Winnipeg. Certains clients le consultaient chez lui, à Winnipeg. C’est à son domicile de Winnipeg qu’il recevait paiement pour son travail, et son argent était en dépôt dans des banques situées en dehors de réserves. Voir les motifs de la Cour de l’impôt, paragraphes 52 à 54.

 

[20]           La Cour de l’impôt a conclu que, malgré l’utilité que son travail revêtait pour les réserves, M. Kelly « exerçait son activité comme tout autre entrepreneur canadien dans le commerce général » (paragraphe 54). Ainsi que nous le verrons de manière plus détaillée, il est juste de dire que la Cour de l’impôt a accordé un poids considérable à la place occupée par M. Kelly dans le « commerce général ». Elle a conclu qu’à partir du moment où une somme versée à M. Kelly « quittait une réserve », l’argent « entrait dans l’économie hors réserve » et les sommes en question « cessaient d’avoir un quelconque rapport avec une réserve » (au paragraphe 57). La Cour a en outre estimé qu’il n’y a « pas de lien entre le revenu d’entreprise reçu par M. Kelly et l’occupation, par lui personnellement, de terres d’une réserve » (paragraphe 57).

 

[21]           Monsieur Kelly interjette appel devant la Cour.

 

C.        Analyse

 

(1)        La norme de contrôle applicable

 

[22]           Devant notre Cour, ni l’une ni l’autre des parties n’a contesté les conclusions de fait de la Cour de l’impôt. La seule question qui se pose en l’espèce concerne les facteurs pris en compte par la Cour de l’impôt au regard de l’article 87 de la Loi et le poids qu’elle leur a accordé, compte tenu des arrêts Bastien et Dubé, précités, publiés après coup.

 

[23]           Dans Sa Majesté la Reine c. Robertson, 2012 CAF 94, la Cour était saisie de l’appel d’une décision de la Cour de l’impôt concernant l’article 87 de la Loi, affaire dans laquelle, comme en l’espèce, les arrêts Bastien et Dubé n’ont pu éclairer la Cour de l’impôt. Appliquant la norme de la décision correcte, la Cour s’est penchée sur la façon dont la Cour de l’impôt avait défini et soupesé les facteurs de rattachement : Robertson, au paragraphe 34. En l’espèce, ni l’une ni l’autre des parties ne demande à la Cour d’appliquer un critère différent. Comme dans l’arrêt Robertson, certains des raisonnements tenus en l’espèce par la Cour de l’impôt ne se justifient plus compte tenu de l’arrêt Bastien. L’affaire doit donc être examinée à nouveau. Par conséquent, je partirai donc du principe selon lequel la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte.

 

(2)        Les arrêts Bastien et Dubé récemment rendus par la Cour suprême

 

[24]           Dans l’arrêt Robertson, précité, aux paragraphes 33 et 34, notre Cour reconnaît que les arrêts Bastien et Dubé « ont, à certains égards, modifié le droit antérieur » et qu’ils « redéfini[ssent] le cadre analytique antérieur à plusieurs égards importants ». La Cour suprême a notamment abordé les points suivants :

 

a.       la méthode à suivre dans les affaires portant sur l’article 87;

 

b.      l’objet qui sous-tend l’article 87; et

 

c.       les facteurs qui, conjointement avec l’objet de l’article 87, doivent être pris en compte par la Cour lorsqu’il s’agit de décider si l’exonération prévue à l’article 87 s’applique.

 

Il vaut mieux examiner ces trois questions dans le cadre d’un exposé général des principes de base dégagés dans l’arrêt Bastien.

 

[25]           J’ai relevé sept principes de base, mais je dois insister sur le fait que ce qui suit ne constitue pas nécessairement une liste exhaustive des questions à examiner. Dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême a insisté sur l’importance de « conserve[r] la souplesse de la méthode cas par cas » (au paragraphe 19). Il s’ensuit qu’on ne saurait dresser une liste exhaustive des principes de base.

 

– I –

 

[26]           Toujours donner effet au libellé de la loi. Dans l’arrêt Bastien, précité, la Cour suprême rappelle que notre analyse doit être orientée par les termes précis employés à l’article 87. Or, selon l’article 87, seuls sont exemptés « les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve ».

 

[27]           La question qu’il nous faut donc constamment garder à l’esprit tout au long de notre analyse est la suivante : les biens dont on réclame l’exonération au titre de l’article 87 sont-ils situés sur une réserve?

 

[28]           Dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême reconnaît, au paragraphe 15, qu’il s’agit d’une question « difficile », surtout lorsqu’il s’agit d’un « bien immatériel généré par une opération comme le versement de prestations » ou la perception d’un revenu.

 

[29]           Certains pourraient ne pas croire que des prestations ou un revenu doivent être considérés comme un bien situé dans un lieu précis. L’arrêt Bastien confirme cependant qu’un bien immatériel peut effectivement être considéré, aux fins de l’article 87, comme des « biens […] situés sur une réserve ».

 

[30]           Peu importe le genre de bien dont il s’agit ou à quel point il est difficile d’en déterminer l’emplacement, la Cour doit néanmoins s’attacher à « donner effet au libellé de la loi ». Notre analyse doit demeurer « centrée sur la question de savoir si le bien est situé sur une réserve ». Voir l’arrêt Bastien, au paragraphe 15.

 

– II –

 

[31]           S’agissant de biens immatériels, certains facteurs, appelés facteurs de rattachement, sont d’utiles indices lorsqu’il s’agit de déterminer où le bien est situé. Reconnaissant les difficultés que pose la recherche de l’emplacement d’un bien immatériel, tel que la perception de prestations ou d’un revenu, la Cour suprême propose que certains facteurs sont des indices d’emplacement utiles. Dans la jurisprudence, ces facteurs sont appelés « facteurs de rattachement » : Bastien, précité, au paragraphe 16, citant l’arrêt Williams, précité.

 

– III –

 

[32]           La pertinence et le poids à attribuer aux facteurs de rattachement dépendent du type de bien en cause, de la nature de l’imposition du bien et de l’objet qui sous-tend l’article 87. La méthode générale consiste à cerner les facteurs de rattachement possibles et d’examiner leur pertinence et le poids qu’il convient de leur attribuer. Il s’agit pour cela de prendre en compte « l’objet de l’exemption, […] le genre de bien […] et la nature de l’imposition du bien ». On retrouve ces trois éléments tout au long des motifs de la majorité dans l’arrêt Bastien, précité, et ils doivent donc être considérés comme se situant au cœur même de l’analyse qui s’impose : voir les paragraphes 18, 20, 42 et 43. Ces trois éléments figurent également tout au long de l’arrêt connexe Dubé, précité : voir les paragraphes 12, 14, 20 et 31.

 

[33]           La Cour suprême a, dans divers autres passages de l’arrêt Bastien, apporté des précisions supplémentaires. Elle insiste sur le fait que, s’il existe de nombreux facteurs de rattachement possibles, la pertinence et le poids qu’il convient d’attribuer à un facteur ou un autre dépendent des faits de la cause. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de décider de l’emplacement d’un bien immatériel tel que des prestations ou un revenu, on ne saurait appliquer un test simple et standardisé.

 

[34]           « [L]a pertinence [et le poids] des facteurs de rattachement potentiellement pertinents varie [plutôt] selon le genre de bien et la nature de l’imposition » : Bastien, au paragraphe 18. Ainsi, dans l’arrêt Williams, précité, la Cour suprême rappelle à la page 892 que « la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance‑chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension ».

 

[35]           Plus loin dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême souligne que la pertinence et le poids d’un facteur de rattachement particulier dépendent également de l’objet de l’exemption. Selon la Cour, « une analyse téléologique doit guider l’évaluation des facteurs de rattachement par le tribunal » : Bastien, au paragraphe 25.

 

[36]           Sur ce point, au paragraphe 18 de l’arrêt Bastien, la Cour suprême confirme la démarche suivie dans l’arrêt Williams. Cette démarche consistait à examiner minutieusement les « faits de chaque espèce au regard de l’objet de l’exemption » : Bastien, au paragraphe 19.

 

– IV –

 

[37]           Le genre de bien doit être correctement défini et pris en compte lors de l’analyse de la pertinence et du poids à accorder aux divers facteurs. Dans les arrêts Bastien et Dubé, précités, le bien en question était constitué d’intérêts tirés de dépôts à terme. Les deux arrêts confirment que ce revenu est effectivement un « bien » aux fins de l’article 87.

 

[38]           Pour évaluer la pertinence et le poids des facteurs de rattachement qui existent entre ce revenu et la réserve, la Cour suprême a effectué, dans l’arrêt Bastien, un examen très détaillé de la nature même des dépôts à terme, se penchant sur leurs propriétés juridiques et sur le parcours suivi par l’argent qu’ils représentent : Bastien, aux paragraphes 32 à 34.

 

[39]           Dans l’arrêt Williams, précité, le bien en cause consistait en la réception de prestations d’assurance-chômage. Plusieurs facteurs étaient à retenir lors de l’examen de ce genre de bien : la résidence du débiteur (le gouvernement), la résidence du prestataire, l’endroit où les prestations sont versées, le lieu de l’emploi qui l’a rendu admissible aux prestations : voir l’arrêt Williams, à la page 893. Pour ce qui est du poids qu’il convient d’attribuer à ces divers facteurs, la nature du bien en cause ‑ des prestations d’assurance-chômage ‑ était importante : Williams, aux pages 893 à 898, commenté au paragraphe 39 de l’arrêt Bastien. Dans l’arrêt Williams, la Cour suprême n’a reconnu aucune pertinence aux principes du droit international privé lorsqu’il s’agit de déterminer l’emplacement d’une dette, estimant cependant que les règles de la common law concernant l’emplacement d’un bien, ainsi que les dispositions législatives et la jurisprudence relatives à l’emplacement d’un revenu peuvent néanmoins constituer un important facteur de rattachement même si, comme toujours, le poids à leur attribuer dépend du genre de bien, de la nature de l’imposition en cause et de l’objet de l’exemption prévue à l’article 87 : voir l’arrêt Bastien, aux paragraphes 41 et 42.

 

[40]           En l’espèce, le bien à l’égard duquel on invoque l’exemption prévue à l’article 87 est le revenu d’entreprise qu’avaient procuré à M. Kelly les services qu’il assurait. Le revenu d’entreprise généré par les services a une source, une destination, une raison d’être et il est gagné d’une certaine manière. Par conséquent, afin de déterminer l’emplacement du revenu d’entreprise de M. Kelly, il peut y avoir lieu d’examiner notamment la quantité, la qualité et la nature des services en question, de se demander qui les assure et où, à qui ces services s’adressent et où, d’examiner les raisons pour lesquelles les services en question sont assurés et pourquoi certains y ont recours, ainsi que la manière dont ces services sont assurés et reçus, la gestion de l’entreprise et le lieu où cette gestion est assurée. Un autre facteur est le concept du « marché ordinaire » : les services donnant lieu au revenu d’entreprise sont parfois facilement obtenus auprès de concurrents situés à l’extérieur des réserves, et relevant du marché ordinaire, mais ce n’est pas toujours le cas.

 

– V –

 

[41]           La nature de l’imposition doit être correctement définie et prise en compte dans l’analyse de la pertinence et du poids à accorder aux divers facteurs. Dans l’arrêt Bastien, précité, la Cour suprême fait remarquer que, si ce n’était de l’article 87, le revenu en intérêts tiré de dépôts à terme serait inclus dans le revenu pour le calcul de l’impôt sur le revenu. Du point de vue fiscal, M. Bastien avait échangé des biens (le principal) contre le droit de recouvrer sa créance (le dépôt à terme) à une date ultérieure précise, dans le but d’obtenir une somme d’argent (les intérêts). La présente affaire concerne l’imposition d’un revenu d’entreprise en application de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.).

 

– VI –

 

[42]           L’objet de l’exemption prévue à l’article 87 doit être correctement défini et pris en compte dans l’analyse de la pertinence et du poids à accorder aux divers facteurs. Dans l’arrêt Bastien, précité, la Cour suprême a examiné, exposé de nouveau et, dans une certaine mesure, reformulé l’objet de l’article 87 :

 

●          L’article 87 « empêch[e] qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes ». La Couronne doit « protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens ». « L’Indien détient[-il] les biens en question en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve »? Le but est de « protéger des ingérences et des entraves de la société en général les droits de propriété des Indiens sur leurs terres réservées pour veiller à ce que ceux-ci ne soient pas dépouillés de leurs droits ». Voir l’arrêt Bastien, aux paragraphes 21 à 23, citant l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, aux pages 130, 131 et 133, et l’arrêt Williams, précité, aux pages 885 et 887.

 

●          « L’exemption trouve sa source dans les promesses faites aux Indiens que leur mode de vie ne serait pas perturbé » : Bastien, au paragraphe 28. Je ferai remarquer que cet énoncé semble être un peu plus général que la manière dont l’objet de l’article 87 était formulé dans les arrêts Mitchell et Williams, telle que résumée ci‑dessus. Dans l’arrêt Williams, la Cour n’avait pas énoncé de manière aussi générale l’objet de l’article 87. L’arrêt Mitchell portait sur l’alinéa 90(1)b) de la Loi, une disposition aux termes de laquelle sont réputés situés sur une réserve les biens donnés aux Indiens en vertu d’un traité ou d’un accord.

 

●          L’objet de l’article 87 n’est pas « de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens » en leur permettant « d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » : Bastien, au paragraphe 73, citant l’arrêt Mitchell, à la page 131. L’article 87 ne vise pas non plus à « conférer un avantage économique général aux Indiens » : Bastien, au paragraphe 23, citant l’arrêt Williams, à la page 885.

 

●          L’objet de l’article 87 ne peut pas servir à modifier le sens de son libellé. L’article 87 est principalement centré sur la question de savoir si « les biens meubles d’un Indien ou d’une bande [sont] situés sur une réserve ». Il n’est pas pour cela nécessaire de conclure que les biens en question ont un effet bénéfique sur « le mode de vie traditionnel des Autochtones », et il convient d’écarter les raisonnements opposés qui sont exposés dans des jugements tels que Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269 (C.A.), Recalma, précité, et Lewin c. La Reine, 2001 D.T.C. 479 (C.C.I.). La principale question à laquelle il faut répondre est celle de savoir s’il existe « un lien entre le bien et la réserve, de telle sorte que l’on puisse affirmer que le bien est situé sur la réserve pour l’application de la Loi sur les Indiens », et non celle de savoir « si le bien fait partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens ». Voir l’arrêt Bastien, au paragraphe 28.

 

●          S’il n’est pas nécessaire que le bien en question ait un effet bénéfique sur « le mode de vie traditionnel des Autochtones », la relation entre le bien et la vie dans la réserve peut « dans certains cas, être un facteur qui tend à renforcer ou à affaiblir le lien entre le bien et la réserve » : Bastien, au paragraphe 28. Concluant, dans l’arrêt Robertson (au paragraphe 61) à l’existence d’un lien suffisamment étroit entre la réserve et la source du revenu du contribuable, la Cour a reconnu un poids considérable au fait que la pêche commerciale était exercée depuis longtemps dans les lacs situés près de la réserve par les membres de la Première Nation et leurs ancêtres, et que cette pêche continuait à revêtir de l’importance pour les tissus économique, social et culturel de la réserve.

 

[43]           Après l’arrêt Bastien, notre Cour a fait observer que le manque de clarté dans la formulation par la Cour suprême de l’énoncé de l’objet de l’article 87 soulève parfois des difficultés :

 

Sans une idée plus précise de l’objectif législatif, le fait de jongler avec de multiples facteurs de rattachement peut donner lieu à des résultats arbitraires. Notre travail n’en consiste pas moins à faire de notre mieux pour appliquer le droit établi aux faits dont nous sommes saisis.

 

 

(Robertson, précité, au paragraphe 51.)

 

[44]           C’est aussi mon avis. Cependant, il ressort très clairement de l’arrêt Bastien qu’en donnant trop de poids à un facteur de rattachement donné, on risque d’aller à l’encontre de l’objet même de l’article 87. La pertinence et le poids des facteurs de rattachement doivent plutôt être fixés en tenant compte des aspects de l’objet de l’article 87 qui concordent avec les faits de la cause.

 

[45]           Depuis l’arrêt Bastien, on ne peut plus s’en tenir à l’approche qui consiste à dresser dans l’abstrait la liste des facteurs de rattachement, comme s’il convenait invariablement de leur reconnaître de la pertinence et du poids, et se contenter de les appliquer aux faits de l’espèce : voir l’exemple d’une telle approche dans l’arrêt Southwind c. Canada (1998), 156 D.L.R. (4th) 87 (C.A.F.), aux paragraphes 12 et 13.

 

[46]           Dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême se livre à une critique explicite de la manière dont notre Cour a abordé la question dans certaines des affaires dont elle était saisie. Elle reproche par exemple à la Cour d’avoir, dans l’arrêt Recalma, précité, attaché trop de poids à la question de savoir si l’activité économique du contribuable qui a généré le revenu en question se situait sur le « marché ordinaire ». Selon la Cour suprême, « il faut appliquer ce facteur avec prudence » dans l’optique de l’objet de l’article 87 « pour éviter qu’il n’amenuise sérieusement la portée de l’exemption » : Bastien, au paragraphe 52. La Cour suprême ajoute que les échanges et le commerce n’étant pas étrangers aux Premières Nations, le fait qu’un revenu ait sa source dans les échanges et le commerce n’écarte pas nécessairement l’exemption prévue à l’article 87 : Bastien, au paragraphe 56. À son avis, un bien peut à la fois être généré sur le marché ordinaire et lié à une réserve, voire même en faire partie intégrante : Robertson, au paragraphe 62.

 

[47]           Selon l’arrêt Bastien, l’accent mis sur le caractère « commercial » des dépôts à terme a induit en erreur les cours d’instance inférieure. C’est ainsi qu’elles ont été amenées à centrer leur analyse sur les activités génératrices de revenu de la caisse qui a émis le certificat de dépôt à terme, plutôt que sur les activités génératrices de revenu de M. Bastien : Bastien, au paragraphe 60. Selon l’arrêt Bastien, il convenait de mettre l’accent sur les activités de placement de M. Bastien et non sur l’institution financière débitrice et les activités auxquelles elle s’était livrée en tant que participante aux marchés ordinaires plus vastes.

 

– VII –

 

[48]           Il faut se méfier des liens artificiels ou trompeurs. Dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême reconnaît que les contribuables peuvent, afin de se prévaloir de l’exemption prévue à l’article 87, créer des liens artificiels ou trompeurs entre leur revenu et une réserve. Elle juge pertinente la forme juridique du véhicule de placement qui génère le revenu, mais considère qu’il convient également d’examiner le fond de l’opération génératrice de revenus. Dans certains cas, c’est le fond qui doit l’emporter, une moindre importance devant alors être accordée à la forme juridique : Bastien, au paragraphe 62.

 

(3)        Application de ces principes à la décision de la Cour de l’impôt

 

[49]           J’estime que le point essentiel de la décision de la Cour de l’impôt, qui se trouve au paragraphe 57 de ses motifs, est, à plusieurs égards, incompatible avec l’arrêt Bastien, précité. Au début du paragraphe 57, la Cour de l’impôt s’exprime en ces termes :

 

Il m’est impossible de conclure que le revenu tiré par M. Kelly de son entreprise bénéficie de l’exonération prévue par l’article 87 de la Loi sur les Indiens, ou que son revenu d’entreprise faisait partie des droits dont jouissent les Indiens en tant qu’Indiens sur une réserve.

 

 

[50]           Le critère ne consiste pas à se demander si le revenu tiré par M. Kelly de son entreprise faisait partie des droits dont jouissent « les Indiens en tant qu’Indiens sur une réserve ». Ainsi que je l’ai expliqué plus haut, il n’est pas nécessaire que le revenu en cause soit lié au mode de vie traditionnel autochtone. Le critère essentiel est celui qui découle des termes mêmes de la disposition législative applicable, soit la question de savoir si le bien ‑ en l’espèce, le revenu d’entreprise ‑ est situé sur une réserve.

 

[51]           La Cour de l’impôt ajoute ce qui suit au paragraphe 57 de ses motifs :

 

Il n’y a pas de lien entre le revenu d’entreprise reçu par M. Kelly et l’occupation, par lui personnellement, de terres d’une réserve.

 

 

[52]           Tel qu’il est libellé, l’article 87 exige non pas que nous nous demandions si le propriétaire du bien (M. Kelly, en l’espèce) est situé sur une réserve, mais si le bien (en l’espèce, un revenu) l’est. C’est en partie pour cette raison que, dans l’arrêt Dubé, précité, peu de poids est accordé au lieu de résidence du contribuable. En décidant que le lieu où vit le contribuable « n’est pas nécessairement un facteur d’une grande importance », la Cour s’est, dans l’arrêt Robertson, précité, prononcée dans le même sens (au paragraphe 57). Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un « lien entre le revenu d’entreprise reçu par M. Kelly et l’occupation, par lui personnellement, de terres d’une réserve ». L’analyse doit plutôt être centrée sur la question de savoir si l’on peut dire que le revenu qu’a perçu le contribuable est situé sur une réserve compte tenu du type de bien, de la nature de l’imposition du bien et de l’objet de l’article 87.

 

[53]           Sur ce point, la Cour de l’impôt a consacré une partie de l’analyse aboutissant au paragraphe 57 de ses motifs, au calcul du temps que M. Kelly avait passé dans la réserve, ou à l’extérieur de celle-ci. Si ces éléments peuvent avoir une certaine pertinence pour l’analyse, l’arrêt Bastien nous met en garde, estimant simpliste le fait d’accorder trop de poids à cet aspect de la question sans la situer dans le contexte global de l’affaire.

 

[54]           Par exemple, bien que M. Kelly ait passé moins de la moitié de son temps dans les réserves, c’est alors qu’il se trouvait physiquement dans une réserve qu’il a dispensé des pans importants et significatifs de ses services – enseignement, cérémonies de guérison, célébrations traditionnelles, transmission de connaissances spirituelles, culturelles et historiques concernant le mode de vie des Anishinaabe. Peut également être pertinent le fait qu’une partie du temps qu’il a passé à l’extérieur de la réserve était consacrée à la préparation des activités qu’il menait dans des réserves.

 

[55]           Le revenu d’entreprise, tel que décrit ci-dessus au paragraphe 42, est quelque chose de plus complexe et de plus nuancé que la simple question des lieux dans lesquels quelqu’un assure divers services, ou des lieux où se trouvent les livres et registres de l’entreprise.

 

[56]           Compte tenu de ce qui précède, le fait de mettre l’accent sur un seul aspect de la nature du revenu en question accorde, en l’espèce, beaucoup d’importance au pourcentage de temps que M. Kelly a passé tantôt dans une réserve, tantôt à l’extérieur, tantôt sur les lieux où étaient conservés ses livres et registres. Plus importante encore est la question de savoir quelles étaient ses activités à divers moments et les liens entre ces activités et les réserves, tout cela dans l’optique de l’objet de l’article 87.

 

[57]           Ce sera à la Cour de l’impôt de décider du poids à accorder à ces diverses considérations dans le cadre de son analyse générale lorsqu’elle rendra sa nouvelle décision dans la présente affaire.

 

[58]           Enfin, à la fin du paragraphe 57, la Cour de l’impôt ajoute ce qui suit :

 

J’accorde une certaine importance au fait que ses clients étaient des réserves ou des personnes habitant des réserves et une réelle importance aux services qu’il leur fournissait, mais il m’est impossible de conclure que la source du revenu de M. Kelly était une réserve. Une fois que le bien, c’est-à-dire la somme d’argent payée à M. Kelly pour ses services, quittait une réserve, ce bien entrait dans l’économie hors réserve. Une fois reçus par M. Kelly, ses honoraires cessaient d’avoir un quelconque rapport avec une réserve. Les facteurs tendant à établir que le situs du revenu de M. Kelly n’était pas une réserve l’emportent sur les facteurs susceptibles d’établir un lien avec une réserve.

 

 

[59]           Il est juste de dire que, selon ce passage, la notion de « marché ordinaire », telle qu’envisagée par la Cour de l’impôt, occupait une large place dans son analyse et dans sa conclusion générale.

 

[60]           Je considère que la Cour suprême a modifié le sens et l’importance qu’il convient d’accorder au facteur du marché ordinaire de sorte qu’on ne peut plus dire que l’analyse à laquelle la Cour de l’impôt se livre au paragraphe 57 de ses motifs soit exacte.

 

[61]           Si le lieu où l’argent fait son entrée dans l’économie générale était déterminant, l’article 87 ne pourrait que rarement, si tant est qu’il ne le puisse jamais, être invoqué par des Indiens qui perçoivent un revenu provenant des échanges et du commerce. Ainsi que je l’ai indiqué plus haut, dans l’arrêt Bastien, la Cour suprême insiste sur le fait que le facteur du marché ordinaire « aide » à fixer l’emplacement des biens en question aux fins de l’article 87, mais ne constitue pas un critère déterminant (au paragraphe 56). La Cour suprême cite plusieurs affaires dans lesquelles diverses cours, y compris la nôtre, ont accordé à ce facteur une importance trop grande, mettant un accent exagéré sur les activités exercées à l’extérieur de la réserve (aux paragraphes  52 et 55 à 59). Une activité exercée à l’extérieur d’une réserve, qui ressemble à une activité commerciale, n’écarte pas automatiquement l’application de l’article 87. Autrement, cela supposerait à tort que « les échanges et le commerce sont d’une façon ou d’une autre étrangers aux Premières nations » : Bastien, au paragraphe 56.

 

[62]           Au paragraphe 57 de ses motifs, la Cour de l’impôt semble avoir fait du facteur du marché ordinaire, tel qu’elle le définit, un « critère déterminant », « mettant en contraste, à tort, les activités du ‘marché ordinaire’ et les activités sur une réserve », ce qui va à l’opposé des propos récents de la Cour suprême au paragraphe 56 de l’arrêt Bastien.

 

[63]           Dans l’arrêt Robertson, notre Cour s’est prononcée dans le même sens (au paragraphe 62) :

 

Le fait que l’entreprise de pêche des appelants puisse avoir des liens avec les marchés hors réserve n’affaiblit pas le lien entre le revenu en découlant et la réserve. Dans l’arrêt Bastien (aux paragraphes 52‑56), la Cour a fermement rejeté la « [mise] en contraste, à tort » du revenu tiré d’activités du « marché ordinaire » et de celui tiré d’une activité « faisant partie intégrante de la vie sur la réserve », une distinction sur laquelle se fondaient certaines décisions antérieures. Étant donné que la nature commerciale d’une activité génératrice de revenus ne l’empêche pas d’être située sur une réserve, la Cour a indiqué que le bien peut à la fois être généré sur le marché ordinaire et lié à une réserve (voire même en faire partie intégrante).

 

 

[64]           Le facteur du marché ordinaire doit entre autres permettre d’assurer que l’article 87 ne sert pas à remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens « en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » : Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, à la page 131, cité aux paragraphes 21 et 54 de l’arrêt Bastien, précité. Il convient d’éviter soigneusement d’attribuer au facteur du marché ordinaire un poids qui aurait pour effet d’entraver l’objet de l’article 87.

 

[65]           Enfin, à la lecture du paragraphe 57 des motifs de la Cour de l’impôt, il n’est pas clair que celle-ci a, dans son évaluation globale de l’affaire, pris en compte l’objet de l’article 87. Or, il ressort clairement de l’arrêt Bastien que la pertinence et le poids reconnus aux facteurs de rattachement dépendent beaucoup de l’objet de l’article 87. Il est juste de dire que la Cour de l’impôt a, dans une certaine mesure, analysé les facteurs de rattachement dans l’abstrait au lieu d’évaluer leur pertinence et leur poids au regard de l’objet de l’article 87 tel que mis en jeu par les faits de l’espèce.

 

(4)        Et maintenant?

 

[66]           Le jugement de la Cour de l’impôt ne peut être confirmé. Suivant l’alinéa 52c) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, la Cour peut soit rendre la décision qu’aurait dû rendre la Cour de l’impôt, soit renvoyer l’affaire devant la Cour de l’impôt pour nouvel examen. J’opte pour cette deuxième solution.

 

[67]           Dans l’arrêt Robertson, précité, la Cour a conclu que, si les arrêts Bastien et Dubé avaient certes « à certains égards, modifié le droit antérieur », et « redéfini le cadre analytique antérieur à plusieurs égards importants », cette modification présentait moins d’importance parce que la Cour de l’impôt était parvenue au bon résultat. Il ressortait du dossier de la preuve que le bien en question était effectivement exempté au titre de l’article 87, les arrêts Bastien et Dubé n’affectant pas ce résultat.

 

[68]           La situation est en l’espèce différente. Au vu du dossier dont est saisie la Cour, et après avoir examiné la transcription des débats devant la Cour de l’impôt, je ne crois pas que les parties ont bien saisi la notion de « marché ordinaire » tel qu’il est défini dans l’arrêt Bastien, et qu’elles ont produit des preuves en conséquence. Je ne crois pas non plus, après lecture de la transcription des débats, que les parties ont été sensibles à la nécessité, comme le souligne l’arrêt Bastien, de se livrer à un examen approfondi du type de bien en cause ‑ un revenu d’entreprise, en l’espèce ‑ question qui appelle une réponse très nuancée comme nous l’avons vu plus haut au paragraphe 42. Je ne crois pas non plus que le dossier renferme suffisamment de renseignements au sujet des activités auxquelles M. Kelly se livrait à divers moments et du lien entre ces activités et les réserves, question soulignée, elle aussi, dans l’arrêt Bastien; les parties semblent s’être davantage attachées au lieu où M. Kelly se trouvait lorsqu’il accomplissait les activités en question.

 

[69]           En outre, ainsi que le démontre plus haut le résumé de l’arrêt Bastien, l’évaluation de la pertinence et du poids à reconnaître aux facteurs de rattachement, compte tenu de l’objet de l’article 87 tel qu’il concorde avec les faits de la présente affaire, est une opération subtile, cela étant particulièrement vrai en l’espèce. J’hésite, en l’espèce, à évaluer la pertinence et le poids des facteurs de rattachement vu que certains éléments essentiels de la preuve ont été livrés de vive voix par M. Kelly dans le cadre de son témoignage. La Cour de l’impôt a entendu le témoignage de vive voix de M. Kelly et elle est, mieux que nous, à même de se prononcer sur ce point.

 

[70]           Je prends en compte, par ailleurs, les aspects pratiques du litige. Les parties montent avec soin leurs dossiers de manière à faire ressortir les éléments de preuve appelant les conclusions de fait qui feront intervenir les critères juridiques applicables. En l’espèce, il ne fait aucun doute que les parties ont monté leurs dossiers en fonction de la jurisprudence de notre Cour et de la Cour de l’impôt des 19 dernières années, jurisprudence qui a récemment été modifiée.

 

[71]           Enfin, nous examinons l’application de l’article 87, disposition qui revêt pour les peuples autochtones une grande importance. L’application de cette disposition – particulièrement dans le genre d’affaire dont nous sommes saisis en l’espèce ‑ impose une démarche nuancée qui prend soigneusement en compte le point de vue des peuples autochtones, perspective d’une extrême importance : voir l’arrêt Robertson, au paragraphe 84, citant l’arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, aux paragraphes 49 et 50; l’arrêt Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, aux paragraphes 81 et 82; l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 19. C’est le juge qui a entendu et observé les témoins, et non une cour d’appel se prononçant au vu de la transcription des débats, qui est le mieux placé pour apprécier les nuances qui s’imposent dans une affaire comme celle-ci. Je ne crois pas en l’espèce que notre Cour soit aussi bien placée que la Cour de l’impôt pour évaluer et soupeser les divers éléments de preuve : Hollis c. Dow Corning Corp., [1995] 4 R.C.S. 634, au paragraphe 33.

 

[72]           Par conséquent, je conclus qu’il convient, par souci d’équité, de donner aux parties la possibilité de produire, si besoin est, de nouveaux éléments de preuve, et de renvoyer l’affaire à la Cour de l’impôt pour qu’elle se prononce à nouveau sur le dossier dans son état actuel et, si la Cour de l’impôt les juge pertinents, au vu des nouveaux éléments de preuve que les parties pourraient produire compte tenu des arrêts Bastien et Dubé.

 

D.        Décision proposée

 

[73]           Pour les motifs ci-dessus exposés, j’accueillerais l’appel de M. Kelly, j’annulerais le jugement de la Cour de l’impôt, et je renverrais l’affaire devant le juge de la Cour de l’impôt qui a rendu la décision initiale afin qu’il rende une nouvelle décision conformément aux principes dégagés dans les présents motifs.

 

[74]           En général, les dépens suivent l’issue de la cause. Monsieur Kelly ayant eu gain de cause dans le présent appel, je lui adjugerais les dépens en l’espèce. L’affaire étant renvoyée devant la Cour de l’impôt, je laisserais l’adjudication des dépens des recours devant la Cour de l’impôt, tant l’instance antérieure que celle qui est à venir, à l’appréciation du juge de la Cour de l’impôt procédant au réexamen de l’affaire.

« David Stratas »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

     Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

« Je suis d’accord

     Johanne Trudel, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-207-09

 

APPEL DE LA DÉCISION DU 7 AVRIL 2009, NO 2005-1710(IT)G, RENDUE PAR LE JUGE EN CHEF RIP

 

INTITULÉ :                                                                          Fred Kelly c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 16 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               Le juge Stratas

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           Les juges Dawson et Trudel

 

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 26 juin 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

David C. Nahwegahbow

 

POUR L’APPELANT

 

Julien Bédard

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nahwegahbow Corbiere

Rama (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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