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Date : 20130813

Dossier : A-427-12

Référence : 2013 CAF 192

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE MAINVILLE

                        LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

LOUIS TAYPOTAT

appelant

et

CHEF SHELDON TAYPOTAT, MICHAEL BOB, JANICE MCKAY,

IRIS TAYPOTAT et VERA WASACASE,

en tant que chef et représentants du conseil

de la Première nation de Kahkewistahaw

 

intimés

 

 

 

Affaire entendue à Regina (Saskatchewan), le 26 juin 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 août 2013.

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                                             LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                                LE JUGE NEAR


Date : 20130813

Dossier : A-427-12

Référence : 2013 CAF 192

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE MAINVILLE

                        LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

LOUIS TAYPOTAT

appelant

et

SHELDON TAYPOTAT, MICHAEL BOB, JANICE MCKAY,

IRIS TAYPOTAT et VERA WASACASE,

en tant que chef et représentants du conseil

de la PREMIÈRE NATION DE KAHKEWISTAHAW

 

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La Cour est saisie d’un appel du jugement, daté du 30 août 2012 et publié sous la référence 2012 CF 1036 (les motifs), par lequel le juge de Montigny de la Cour fédérale (le juge) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant, par laquelle, ce dernier sollicitait l’invalidation des alinéas 9.03c) et 10.03d) de la Kahkewistahaw Election Act, qui exigent qu’un candidat à une élection aux charges publiques de chef ou de conseiller ait le niveau minimum de scolarité de douzième année ou l’équivalent, ou un niveau supérieur, attesté par un certificat; b) la destitution des individus intimés; c) la tenue de nouvelles élections pour le poste de chef et les postes de conseillers de la Première nation de Kahkewistahaw.

 

[2]               Par les motifs exposés ci-après, je conclus que les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act posant une exigence quant au niveau minimal d’instruction comme condition d’éligibilité à une charge publique violent les dispositions relatives à l’égalité du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982 ch. 11 (la Charte), de même que le principe fondamental d’égalité énoncé dans la Kahkewistahaw Election Act elle-même. En conséquence, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, j’invaliderais les dispositions attaquées, et j’ordonnerais qu’une nouvelle élection pour le poste de chef soit tenue dans les 60 jours de la date du jugement de la Cour.

 

Faits et procédures

[3]               L’appelant est maintenant âgé de 74 ans, et il a été membre de la Première nation de Kahkewistahaw (la Première nation) toute sa vie. Il a été chef élu de la Première nation pendant 27 ans, de 1973 à 1989, de 1992 à 1993 et de 1997 à 2007, aux termes d’élections tenues conformément à la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5. Lors de la dernière élection au poste de chef tenue en vertu de la Loi sur les Indiens en 2009, l’appelant a perdu au profit de son neveu, l’intimé Sheldon Taypotat, par seulement quatre voix (motifs au paragraphe 3; transcription de l’interrogatoire du chef Sheldon Taypotat, page 11, lignes 22 et 23, reproduite dans le cahier d’appel (CA) à la page 672).

 

[4]               Au cours des dernières années, la Première nation de Kahkewistahaw a entrepris une transition vers un code électoral communautaire, et une proposition en ce sens a été élaborée et largement diffusée parmi les membres de la Première nation. Bien que l’on qualifie parfois ces codes électoraux de codes électoraux « coutumiers », ce terme est une impropriété qui résulte d’une définition désuète de l’expression « conseil de la bande » figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens. De fait, bon nombre de ces codes ne traduisent pas nécessairement les règles coutumières autochtones de sélection des dirigeants. Aussi, dans les présents motifs, j’appellerai ces codes des codes électoraux communautaires. L’expression élections « coutumières » devrait être réservée aux bandes qui n’ont jamais choisi leurs dirigeants suivant les règles de la Loi sur les Indiens.

 

[5]               En vertu du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens, le ministre peut déclarer par arrêté que le chef et le conseil d’une « bande » d’Indiens seront choisis par voie d’élections tenues selon la Loi sur les Indiens, y compris le Règlement sur les élections au sein de bandes d’Indiens. La vaste majorité des bandes d’Indiens ont été assujetties à de tels arrêtés à une époque ou une autre, bien que quelques-unes aient continué à choisir leurs dirigeants selon des règles purement coutumières. Au cours des dernières années, le ministre fédéral responsable a élaboré une politique prévoyant un processus de révocation de ces arrêtés, permettant ainsi aux bandes d’Indiens concernées d’élire leur chef et leur conseil en conformité avec leurs propres codes électoraux communautaires, qui ne doivent pas nécessairement s’inspirer d’un quelconque processus de sélection coutumier.

 

[6]               La politique en question énonce certaines exigences pour qu’un arrêté pris en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens soit révoqué (pièce A jointe à l’affidavit de Vera Wasacase souscrit le 3 août 2011; CA aux pages 479 et 480). Le code électoral communautaire écrit qui est élaboré doit satisfaire à certaines exigences minimales établies par le ministre, et doit notamment être conforme à la Charte. Ce code doit également être approuvé par le conseil de la bande et être appuyé par la majorité des membres de la Première nation concernée, exprimée lors d’un scrutin secret.

 

[7]               Dans la présente affaire, la ratification du projet de code électoral communautaire par les membres de la Première nation de Kahkewistahaw a été marquée par toutes sortes de difficultés, que l’appelant attribue aux dispositions du code qui restreignent l’éligibilité aux charges de chef et de conseillers à ceux qui ont au moins une 12e année de scolarité. Cette restriction a suscité de profondes préoccupations parmi les membres de la communauté, notamment parmi les aînés (affidavit de Louis Taypotat souscrit le 7 juillet 2011 (affidavit de l’appelant) aux paragraphes 4 et 5, CA à la page 36; affidavit de Lionel Frederick Louison souscrit le 3 août 2011 (affidavit de M. Louison) au paragraphe 31, CA aux pages 194 et 195).

 

[8]               Un premier scrutin visant à ratifier le code électoral communautaire a eu lieu le 6 septembre 2008, mais seulement 164 personnes ont voté sur les 984 personnes admissibles à voter. Ce scrutin n’a donc pas satisfait à l’exigence du ministre selon laquelle la majorité des personnes admissibles devaient y participer (affidavit de M. Louison au paragraphe 12, CA aux pages 189 et 190).

 

[9]               Un deuxième scrutin de ratification a eu lieu le 29 mars 2009, auquel seulement 231 des 1007 personnes admissibles à voter ont exprimé leur voix (affidavit de M. Louison au paragraphe 19, CA à la page 191). Puisque le taux de participation au scrutin se situait encore bien en-deçà du minimum exigé par le ministre, il a été décidé de tenir une extension de vote. Selon le résultat final combiné du deuxième scrutin et de l’extension de vote, un total de 483 bulletins de vote ont été déposés dans les urnes pour les 1007 personnes admissibles à voter : 409 bulletins étaient marqués « Oui », 72 étaient marqués « Non », et trois bulletins ont été rejetés ou annulés (affidavit de M. Louison au paragraphe 9, CA aux pages 193 et 194).

 

[10]           Bien qu’une majorité absolue des électeurs de la bande n’ait pas voté, les résultats ont tout de même été considérés comme suffisamment significatifs pour qu’en février 2011, le ministre révoque l’arrêté pris en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens, permettant ainsi à la Première nation de Kahkewistahaw de choisir ses dirigeants en conformité avec son propre code électoral communautaire (affidavit de M. Louison au paragraphe 32, CA à la page 195; pièce D jointe à l’affidavit de l’appelant, CA aux pages 61 et 62; affidavit du chef Sheldon Taypotat souscrit le 4 août 2011 (affidavit du chef Taypotat) au paragraphe 25 et pièce G jointe à cet affidavit, CA aux pages 623 et 650 à 652).

 

[11]           Les premières élections sous le régime de la nouvelle Kahkewistahaw Election Act ont donc été tenues en mai 2011. Ce nouveau code électoral communautaire comportait une restriction importante à l’éligibilité à une charge publique puisqu’il posait une exigence quant au niveau de scolarité minimal. Les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act sont ainsi rédigées :

 

[TRADUCTION]
Exigences en matière d’éligibilité

 

9.03 Les candidats doivent

[…]

c) avoir le niveau de scolarité minimum de douzième année, ou un niveau équivalent ou supérieur;

 

Déclaration du candidat

 

10.01 Pour être reconnu comme candidat à une élection, l’intéressé doit déclarer son intention de se présenter en cette qualité au plus tard à 16 h, heure locale, le dixième (10e) jour précédant la réunion de mise en candidature, pour fournir au fonctionnaire électoral tous les documents relatifs à la déclaration suivants :

[…]

d) la copie d’un certificat attestant qu’il a le niveau de scolarité minimum de douzième année, ou un niveau de scolarité équivalent ou supérieur;

 

[12]           Avant les premières élections tenues en vertu de ce nouveau code électoral communautaire, une pétition, recueillant les signatures de 340 membres de la Première nation de Kahkewistahaw, a circulé pour contester la Kahkewistahaw Election Act au motif que les dispositions exigeant une 12e année de scolarité violaient le [TRADUCTION] « droit de la personne à un traitement égal », les droits ancestraux et issus de traités des membres de la Première nation et le principe d’égalité énoncé dans le code électoral communautaire lui-même (affidavit de l’appelant au paragraphe 13 et pièce I jointe à cet affidavit, CA aux pages 38 et 133 à 165). Le comité des membres de la Première nation de Kahkewistahaw, qui est l’organe habilité à apporter des modifications au code électoral communautaire (Kahkewistahaw Election Act, articles 25.01 et 25.03), n’a pas donné suite à la pétition.

 

[13]           Bien que l’appelant n’ait fréquenté un pensionnat que jusqu’à l’âge de 14 ans et que son niveau de scolarité ait été évalué comme équivalant à une 10e année, il s’est tout de même porté candidat au poste de chef. Toutefois, la fonctionnaire électorale n’a pas certifié la candidature de l’appelant au motif qu’il ne disposait pas d’un certificat prouvant qu’il avait terminé au moins une 12e année (motifs au paragraphe 4; affidavit de l’appelant au paragraphe 11, CA à la page 37; affidavit de Corina Rider souscrit le 28 juillet 2011 (affidavit de Mme Rider) au paragraphe 14, CA à la page 295). En conséquence, l’intimé Sheldon Taypotat a été le seul candidat éligible au poste de chef, et il a donc été déclaré élu par acclamation, puisqu’aucune élection n’allait être tenue pour ce poste (affidavit de Mme Rider au paragraphe 17, CA à la page 296).

 

[14]           Dans le cadre des autres élections pour les postes de conseillers, 277 personnes ont voté parmi un nombre beaucoup plus grand d’électeurs inscrits. Ce taux de participation était considérablement plus bas qu’aux élections précédentes (affidavit de l’appelant au paragraphe 18, CA à la page 39; affidavit du chef Sheldon Taypotat au paragraphe 29, CA à la page 624). Au terme de ces premières élections sous le régime du nouveau code électoral communautaire, les intimés Michael Bob, Janice McKay, Iris Taypotat et Vera Wasacase ont été déclarés élus comme conseillers (affidavit de l’appelant au paragraphe 18; affidavit de Mme Rider au paragraphe 29, CA à la page 298).

 

[15]           Peu après ces élections, l’appelant a présenté sa demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

 

Décision de la Cour fédérale

[16]           Le juge a conclu que la Kahkewistahaw Election Act avait été valablement adoptée même si une majorité absolue des membres de la Première nation admissibles à voter n’avait pas participé au scrutin de ratification et n’avait pas ratifié le code électoral communautaire. Le juge a reconnu qu’un « large consensus » était requis pour que soit adopté un code électoral communautaire, mais il a estimé qu’il fallait adopter une démarche souple pour trouver un tel consensus (motifs aux paragraphes 24 à 35). Compte tenu de l’ensemble des circonstances, en particulier du fait que 48 p. cent des personnes admissibles à voter avaient participé aux scrutins de ratification combinés (deuxième scrutin et extension de vote) et que 84 p. cent de ceux qui avaient ainsi voté étaient en faveur de la ratification, le juge a conclu que le code électoral communautaire avait été adopté par un large consensus parmi les membres de la Première nation de Kahkewistahaw (motifs aux paragraphes 36 à 39 et 44).

 

[17]           Le juge a rejeté les thèses de l’appelant selon lesquelles il ressortait du faible taux de participation et de la pétition signée par 340 membres de la Première nation contestant les exigences concernant les études de la Kahkewistahaw Election Act un manque de consensus à l’égard de ce code électoral. Le juge était d’avis que le faible taux de participation pouvait être attribué à l’apathie des électeurs (motifs au paragraphe 41) et qu’il y avait lieu d’accorder peu de poids à la pétition puisque certains membres qui avaient voté en faveur de la ratification avaient également signé la pétition (motifs au paragraphe 43).

 

[18]           Le juge a conclu en outre que la décision de la fonctionnaire électorale de disqualifier l’appelant au motif qu’il ne satisfaisait pas à l’exigence concernant les études énoncée dans la Kahkewistahaw Election Act était raisonnable compte tenu des dispositions de ce code électoral (motifs aux paragraphes 45 à 49). Il a également estimé que la fonctionnaire électorale n’avait manqué, dans ces circonstances, à aucune obligation d’agir équitablement en ne convoquant pas l’appelant à une audience avant de le disqualifier comme candidat (motifs aux paragraphes 50 à 53).

 

[19]           Concernant les observations de l’appelant relatives à la Charte, le juge a conclu que les exigences concernant les études n’étaient pas un motif de discrimination analogue visé à l’article 15 « puisqu’elles concernent les attributs personnels plutôt que des caractéristiques reposant sur l’association avec un groupe » (motifs au paragraphe 59). Le juge a donc conclu en l’absence de violation du paragraphe 15(1) de la Charte (motifs au paragraphe 61).

 

Analyse

[20]            À l’exception des observations fondées sur le paragraphe 15(1) de la Charte et sur le principe d’égalité énoncé dans la Kahkewistahaw Election Act elle-même, toutes les autres thèses de l’appelant peuvent être rejetées sans difficulté.

 

[21]           Premièrement, les nombreuses thèses soulevées par l’appelant concernant l’absence d’un « large consensus » au sujet de la ratification de la Kahkewistahaw Election Act doivent être rejetées au motif que l’appelant n’a pas contesté la décision du ministre de révoquer l’arrêté pris en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens. Si l’appelant était d’avis que cette décision avait été prise sans le consensus communautaire requis, il aurait dû la contester en temps opportun ou, à tout le moins, il aurait dû désigner le ministre comme partie dans sa demande de contrôle judiciaire.

 

[22]           Par conséquent, les présents motifs ne doivent pas être interprétés comme un entérinement de la position du juge au sujet du « large consensus » requis pour passer du régime électoral de la Loi sur les Indiens à un code électoral communautaire, une question qui restera à être tranchée à l’occasion. En l’espèce, il n’était pas opportun de trancher cette question en l’absence du ministre. En effet, puisque la Cour fédérale n’était pas saisie de la question de la révocation de l’arrêté pris en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens, la contestation par l’appelant de la validité du scrutin ayant mené à cette décision et à l’adoption du code électoral communautaire aurait pu entraîner un vide juridique quant au processus électoral de la Première nation de Kahkewistahaw, avec la confusion et le désarroi qui se seraient ensuivis.

 

[23]           Pour ce qui est de l’allégation d’absence d’un « large consensus » concernant les dispositions de la Kahkewistahaw Election Act qui posent une exigence quant au niveau de scolarité de 12e année, je reconnais que la pétition signée par 340 membres de la Première nation de Kahkewistahaw révèle de profondes divisions sur la question au sein de la communauté. Contrairement au juge, je ne vois aucune contradiction dans le fait que certains membres de la communauté ont voté pour ratifier le code électoral communautaire et ont également signé la pétition. Cela indique simplement qu’il se peut que certains membres soient favorables à ce que la communauté prenne en charge son processus électoral tout en étant tout de même opposés à l’exigence d’éligibilité restrictive énoncée dans le code lui-même.

 

[24]           Cela dit, la Kahkewistahaw Election Act prévoit sa propre procédure de modification à l’article 25. Dans sa demande, l’appelant ne reproche pas au comité des membres de ne pas avoir organisé un nouveau scrutin concernant une modification précise visant expressément les exigences attaquées quant aux études. Dans ces circonstances, je n’ai pas à discuter les questions relatives au « large consensus » pour statuer sur les dispositions attaquées. Il suffit de noter que ces dispositions sont incorporées au code électoral communautaire dans son libellé actuel, et qu’elles font l’objet de sérieuses préoccupations et de beaucoup de dissension parmi les membres de la Première nation.

 

[25]           Les prétentions de l’appelant quant à l’obligation de la fonctionnaire électorale d’agir équitablement et à son interprétation de la Kahkewistahaw Election Act doivent également être rejetées. Sans égard à la validité constitutionnelle des dispositions attaquées, la décision de la fonctionnaire électorale disqualifiant l’appelant au motif qu’il n’avait pas les qualifications requises en ce qui a trait aux études était correcte eu égard au libellé clair du code électoral communautaire (Simon c. Samson Cree Nation, 2001 CFPI 476, [2002] 1 C.N.L.R. 343 aux paragraphes 39 à 42). Cette décision était donc nécessairement raisonnable.

 

[26]           Il n’y avait donc aucun besoin de rechercher la norme de contrôle applicable à la décision de la fonctionnaire électorale de ne pas certifier la candidature de l’appelant, et je n’ai donc ni à entériner ni à critiquer l’application par le juge de la norme de la décision raisonnable en l’espèce. En outre, je ne relève aucune erreur dans la conclusion du juge selon laquelle, dans les circonstances de la présente espèce, la fonctionnaire électorale n’avait pas l’obligation de tenir une audience avant de disqualifier l’appelant en vertu des dispositions claires de la Kahkewistahaw Election Act.

 

[27]           Les moyens que tire l’appelant de l’article 3 de la Charte peuvent aussi être facilement rejetés. Selon cette disposition, « [t]out citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales et provinciales » (« Every citizen of Canada has the right to vote in an election of members of the House of Commons or of a legislative assembly and to be qualified or membership therein. »)

 

[28]           Dans l’arrêt Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995 à la page 1033, la Cour suprême du Canada a observé que « [l]e texte de l’art. 3 est clair et non ambigu, et n’y est garanti que le droit de voter aux élections législatives fédérales et provinciales. » L’appelant soutient néanmoins que l’article 3 vise aussi les élections et les structures de gouvernance des Premières nations puisque ces structures devraient être réputées équivalentes aux assemblées législatives provinciales compte tenu du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale. Cette thèse ne saurait toutefois être retenue compte tenu de l’arrêt Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673, où le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la majorité, a observé ce qui suit, au paragraphe 39 :

Le droit de voter et celui de se porter candidat sont expressément protégés à l’art. 3 de la Charte, mais seulement pour les élections législatives fédérales ou provinciales. L’intervenante Public School Boards’ Association of Alberta soutient que les conseils scolaires ont, en tant qu’institutions publiques locales, un statut constitutionnel au [traduction] « sens conventionnel ou quasi constitutionnel ». Il n’appartient cependant pas à notre Cour de créer des droits constitutionnels à l’égard d’un troisième ordre de gouvernement lorsque, interprété contextuellement, le texte de la Constitution ne le fait pas.

 

 

[29]           En outre, si l’article 3 de la Charte visait les élections des Premières nations, il s’ensuivrait en toute logique que des citoyens canadiens non autochtones auraient le droit de participer à ces élections. Ce résultat mettrait en échec l’objet même de l’autonomie gouvernementale autochtone. Je conclus que les moyens de l’appelant tirés de l’article 3 de la Charte ne sont pas fondés.

 

[30]           L’appelant soutient également qu’un traité lui confère le droit de participer à la gouvernance de sa Première nation, mais il n’a pas réussi à signaler la moindre disposition d’un traité énonçant ce droit. En outre, il revendique un droit autochtone inhérent similaire, mais il n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui d’un tel droit, mis à part certaines mentions de déclarations imprécises faites lors d’interrogatoires sur affidavit. Or, il incombe à celui qui cherche à se prévaloir d’un droit ancestral ou issu de traité de prouver que ce droit existe et qu’il en est titulaire (R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507 au paragraphe 132; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025 aux pages 1066 et 1067; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456 au paragraphe 111). Puisque l’appelant n’a réussi à présenter aucun élément de preuve cohérent sur ces questions, ses moyens tirés d’un droit ancestral ou issu de traité doivent également être rejetés.

 

[31]           Reste donc la principale question soulevée dans le présent appel, soit celle de savoir si les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act violent le principe d’égalité énoncé au paragraphe 15(1) de la Charte et réitéré dans le code électoral communautaire lui-même.

 

[32]           Le paragraphe 15(1) de la Charte est ainsi libellé :

 

 

[33]           Ce texte vise la Kahkewistahaw Election Act adoptée par la Première nation de Kahkewistahaw.

 

[34]           Le paragraphe 32(1) de la Charte prévoit que celle-ci s’applique « a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement […]; b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature. » Ainsi, selon le libellé même de l’article 32, la Charte vise non seulement le Parlement, les législatures provinciales et les gouvernements fédéral et provinciaux eux-mêmes, mais également  tous les domaines relevant de la compétence de ces entités (Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 au paragraphe 48; Greater Vancouver Transportation Authority c. Canadian Federation of Students – British Columbia Component, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295 aux paragraphes 13 à 16).

 

[35]           La jurisprudence enseigne donc que la Charte vise les universités (McKinney c. University of Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Harrison c. University of British Columbia, [1990] 3 R.C.S. 451), les hôpitaux (Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 570; Lavigne c. Ontario Public Service Employees Union, [1991] 2 R.C.S. 211), les sociétés de transport en commun (Vancouver Transportation Authority c. Canadian Federation of Students – British Columbia Component, précité), etc. En outre, la Charte vise même les entités privées relativement à certains actes gouvernementaux inhérents, comme lorsque de telles entités mettent en œuvre des politiques ou des programmes gouvernementaux précis (Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624 aux paragraphes 41 à 44).

 

[36]           En l’espèce, le conseil de la Première nation de Kahkewistahaw (composé d’un chef et de conseillers élus) est clairement une entité gouvernementale sui generis qui exerce des pouvoirs gouvernementaux dans la sphère de compétence fédérale aux termes de la Loi sur les Indiens et d’autres lois fédérales. Aux termes des paragraphes 18(2), 20(1) et 28(2), de l’alinéa 57a), du paragraphe 58(1) et de l’alinéa 58(4)b) de la Loi sur les Indiens, le conseil joue un rôle clé dans la gestion de terres de réserve. Aux termes du paragraphe 52.1(1), de l’article 59, des paragraphes 64(1) et 66(1) et de l’alinéa 73(1)m) de la Loi sur les Indiens, il joue également un rôle clé dans la gestion des avoirs et de l’argent de la bande. Le conseil dispose également de vastes pouvoirs de réglementation en vertu des paragraphes 81(1), 83(1) et (2) et 85.1(1) de la Loi sur les Indiens. En outre, le conseil est chargé de la gestion de nombreux programmes gouvernementaux fédéraux à l’intention des membres indiens de la Première nation. Il intervient donc dans une large mesure comme un gouvernement en vertu de lois fédérales et dans des domaines relevant de la compétence du Parlement.

 

[37]           En outre, il ne fait aucun doute que le processus électoral par lequel les membres du conseil sont élus en vertu des articles 74 à 79 de la Loi sur les Indiens est matière à examen au regard de la Charte, y compris au regard de l’article 15 (Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203 (arrêt Corbiere). Le fait que le ministre ait pris des mesures pour révoquer l’arrêté pris en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens de manière à permettre à la Première nation de déterminer elle-même son code électoral ne soustrait pas celui-ci à l’assujettissement à la Charte. En effet, nul gouvernement doit pouvoir se soustraire aux obligations imposées par la Charte en conférant tout simplement ses pouvoirs à une autre entité : êt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), précité, au paragraphe 42; êt Godbout c. Longueuil, précité, au paragraphe 48. En conséquence, l’application de la doctrine de la jurisprudence Corbiere (et du paragraphe 15(1) de la Charte) ne peut pas être éludée par l’adoption par une Première nation d’un code électoral à la suite de la révocation d’un arrêté pris en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens.

 

[38]           Comme nous l’avons vu, bon nombre d’interventions gouvernementales touchant les vies d’Autochtones vivant dans des réserves résultent des décisions de conseils de bande prises en vertu de la Loi sur les Indiens ou en vertu d’autres lois fédérales ou dans le cadre de programmes fédéraux. En tant que citoyens canadiens, les Autochtones ont droit tout autant que tous les autres citoyens aux garanties et aux avantages des droits et libertés énoncés dans la Charte, dont la protection contre les violations commises par leurs propres gouvernements intervenant en vertu de lois fédérales et dans des domaines relevant de la sphère de compétence fédérale.

 

[39]           En outre, les droits et libertés visés par la Charte seraient inefficaces si les membres du conseil pouvaient être choisis d’une manière contraire à la Charte. Je suis certain que si une Première nation adoptait un code électoral communautaire limitant l’éligibilité aux charges publiques aux hommes de la communauté, un tel code serait invalidé en vertu de l’article 15 de la Charte. Autrement, un ghetto juridique serait créé, dans lequel les Autochtones auraient droit à moins de droits et libertés constitutionnels fondamentaux que ceux dont jouissent tous les autres citoyens canadiens.

 

[40]           Je reconnais qu’aux États-Unis d’Amérique, les garanties des droits civils et politiques énoncés dans la Constitution ne s’étendent pas pleinement aux tribus indiennes. Le Congrès américain a néanmoins tenté de combler le vide au moyen de lois en matière de droits de la personne visant précisément les tribus indiennes, notamment la Indian Civil Rights Act de 1968, mais avec un succès limité (Santa Clara Pueblo c. Martinez, 439 U.S. 49 (1978)). Cette situation résulte dans une large mesure de la situation juridique des tribus indiennes aux États-Unis, qui ont été considérées historiquement comme non visées par la Constitution américaine. Je considère que l’état du droit aux États-Unis n’est pas transposable au Canada. Contrairement à ce qui existe aux États‑Unis, les citoyens autochtones canadiens ne doivent pas et ne peuvent pas se voir conférer moins de droits et libertés constitutionnels fondamentaux que les autres citoyens canadiens.

 

[41]           Dans le cas du Canada, les Premières nations sont expressément visées par la Constitution, notamment par les articles 25 et 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En outre, en vertu de traités historiques entre la Couronne et des Premières nations, notamment le Traité no 4, les signataires autochtones ont reconnu la Couronne qui, pour sa part, les a reconnus comme ses sujets, sans aucune restriction quant aux droits et libertés dont peuvent jouir les sujets de la Couronne.

 

[42]           Évidemment, le fait que la Charte garantisse certains droits et libertés fondamentaux ne porte pas atteinte aux droits ou libertés – ancestraux, issus de traités ou autres – des peuples autochtones du Canada (article 25 de la Charte). Cependant, aucun droit ancestral, issu de traité ou autre n’a été invoqué dans la présente instance comme faisant obstacle à l’attaque dirigée par l’appelant contre les dispositions de la Kahkewistahaw Election Act sur le fondement du paragraphe 15(1) de la Charte. Au contraire, le préambule de ce code électoral communautaire énonce d’importants principes fondamentaux en vertu desquels la Première nation se gouvernera, dont le principe d’égalité :

[TRADUCTION]

 

L’histoire et le fondement des Premières nations sont ancrés dans la croyance que celles-ci savent qui elles sont et pourquoi elles ont été mises sur la Terre Mère. Il est donc essentiel et avantageux pour les membres de la Première nation de Kahkewistahaw d’adhérer et de se conformer aux principes suivants :

 

[…]

 

5. Nous croyons et acceptons le fait que la démocratie est fondée sur le principe que tous sont égaux et que personne n’est au-dessus de la loi.

 

6. Nous acceptons aussi le fait que la démocratie permet la règle de la majorité tout en préservant les droits des minorités.

           

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[43]           Le juge était d’avis que, puisque les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act opéraient une distinction selon le critère de la scolarité, il n’y avait pas discrimination aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte, puisque la distinction entre candidats potentiels était opérée « sur la base de leur mérite et de leurs aptitudes » (motifs au paragraphe 59). Cependant, l’analyse du juge était incomplète.

 

[44]           À l’occasion de l’affaire R c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, la Cour suprême du Canada a remanié le cadre d’analyse en trois étapes découlant de l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (Law) pour en faire un critère à deux volets aux fins de démontrer l’existence d’une discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. Lorsqu’une violation du paragraphe 15(1) est alléguée, le tribunal doit répondre aux questions suivantes : « (1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? » (R c. Kapp, précité, au paragraphe 17; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5 au paragraphe 162).

 

[45]           Une exigence de scolarité n’est peut-être pas en soi une caractéristique personnelle qui est immuable, comme la race, ou considérée immuable, comme la religion. Cependant, comme l’analyse qui suit le démontre, même si la scolarité était exclue comme motif analogue de discrimination, l’exigence de scolarité dont il est ici question opère néanmoins une distinction qui donne lieu à discrimination quant au motif énuméré de l’âge, que l’appelant a invoqué expressément, et du motif analogue de l’autochtonité – lieu de résidence reconnu à l’occasion de l’affaire Corbiere.

 

[46]           Une exigence de scolarité peut constituer dans certaines circonstances un moyen déguisé d’exercer (volontairement ou involontairement) une discrimination sur le fondement d’un motif énuméré, comme l’âge, ou un motif analogue, comme l’autochtonité – lieu de résidence. Lorsqu’une exigence de scolarité a pour effet d’exclure des personnes en fonction de leur âge ou de leur autochtonité – lieu de résidence, et lorsqu’il n’y a aucune justification appropriée à une telle exigence, le juge peut conclure que cette exigence est discriminatoire.

 

[47]           De fait, selon notre droit, même un régime inspiré de bonnes intentions ou neutre à première vue peut avoir un effet discriminatoire. Comme le juge LeBel l’a réitéré récemment dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A, précité, au paragraphe 171, « [l]’article 15 ne vise pas seulement les lois adoptées avec une intention discriminatoire, mais aussi celles qui ont des effets discriminatoires, même en l’absence d’une telle intention ». En outre, comme la Cour suprême l’a relevé dans l’arrêt Whitler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 au paragraphe 64, le demandeur peut démontrer qu’une loi opère indirectement une distinction lorsque « bien qu’elle prévoie un traitement égal pour tous, la loi a un effet négatif disproportionné sur un groupe ou une personne identifiable par des facteurs liés à des motifs énumérés ou analogues ».

 

[48]           En l’espèce, les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act opèrent une distinction qui donne lieu à discrimination en fonction à la fois de l’âge et de l’autochtonité – lieu de résidence. L’écart de scolarisation au sein de la population autochtone dans les réserves au Canada est bien documenté, et l’appelant le mentionne expressément dans les documents qu’il a produits au soutien de sa demande. En outre, l’écart de scolarisation entre Canadiens plus vieux et plus jeunes est également bien connu. Comme l’appelant l’a signalé au paragraphe 14 de son affidavit, [traduction] « l’analyse de données de Statistique Canada contenue dans ce document provenant du recensement de 2006 démontre qu’en Saskatchewan, seulement 39 p. cent des Autochtones vivant dans une réserve ont terminé leurs études secondaires. Le pourcentage est plus élevé chez les gens qui sont plus vieux ». Il ressort des éléments de preuve présentés par l’appelant notamment que [traduction] « tout comme chez les non-Autochtones, les Autochtones plus jeunes (âgés de moins de 45 ans) ont des niveaux de scolarité plus élevés que les plus vieux (âgés de 45 ans et plus) » (John Richards, « Closing the Aboriginal non-Aboriginal Education Gaps », C.D. Howe Institute, Backgrounder 116, à la page 6, CA à la page 173).

 

[49]           Ces éléments de preuve sont confirmés par des renseignements facilement accessibles provenant des recensements.

 

[50]           La Cour suprême du Canada a pris connaissance d’office de renseignements provenant de recensements dans de nombreuses affaires concernant la Charte. Dans l’arrêt R c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713 au paragraphe 198, le juge La Forest, s’exprimant dans des motifs concordants concernant la Charte, a pris connaissance d’office de données de recensement concernant le pourcentage de Canadiens qui sont musulmans et dont la journée de prière est le vendredi. Le juge LaForest a noté aux paragraphes 195 et 196 que, dans des affaires constitutionnelles relevant de la Charte, le juge peut, lorsqu’il l’estime pratique, prendre connaissance d’office de faits sociaux et économiques généraux et prendre les mesures nécessaires pour s’informer à leur sujet, et il a dressé une longue liste de causes où cela avait été fait. Dans l’arrêt M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3 au paragraphe 353, le juge Bastarache, s’exprimant dans des motifs concordants dans une autre affaire relative à la Charte, a pris connaissance d’office de données du Recensement de 1996 concernant la tendance à la hausse du pourcentage d’enfants canadiens dont les parents étaient engagés dans une union de fait, par opposition aux enfants dont les parents étaient mariés.

 

[51]           Plus récemment, dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A, précité, aux paragraphes 125 et 249, le juge LeBel a mentionné le taux actuel de couples engagés dans des unions de fait en prenant connaissance d’office de données du Recensement de 2011 publiées après les prononcés des jugements de première instance et d’appel dans cette affaire, qui ne faisaient donc pas partie du dossier lors de ces audiences. Le juge LeBel a expliqué aux paragraphes 237 à 239 de ses motifs que, lorsque les circonstances s’y prêtent, le juge peut prendre connaissance d’office de certains faits qui ne sont pas raisonnablement contestables. Dans cette affaire, il s’est appuyé sur les principes consacrés par l’arrêt R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863 au paragraphe 48 (et réitérés dans R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458 au paragraphe 53) selon lesquels le juge peut prendre connaissance d’office de faits qui (1) soit sont si notoires ou généralement admis qu’ils ne sont pas susceptibles de susciter un débat entre personnes raisonnables, (2) soit peuvent être démontrés immédiatement et avec exactitude à partir de sources facilement accessibles et d’une exactitude incontestable.

 

[52]           Selon les données du recensement de 2006, 15 p. cent des Canadiens entre les âges de 25 et 64 ans n’avaient pas terminé leurs études secondaires. Cependant, ce nombre augmente considérablement avec l’âge, allant de 11 p. cent chez les 25 à 34 ans à 23 p. cent chez les 55 à 64 ans; Statistique Canada, Portrait de la scolarité au Canada, Recensement de 2006 (Ottawa, ministre de l’Industrie, 2008) à la page 10 (numéro de catalogue 97-560). En outre, un pourcentage élevé d’Autochtones et d’Indiens inscrits déclarent avoir un niveau d’instruction sensiblement inférieur à un cours d’études secondaires, et le pourcentage varie de manière importante selon que les répondants résident ou non dans une réserve. Ainsi, selon le Recensement de 2006, 50 p. cent des Indiens inscrits âgés de 25 à 64 ans qui vivaient dans une réserve déclaraient ne pas avoir terminé des études secondaires, tandis que le pourcentage tombait à 31 p. cent dans le cas des Indiens inscrits vivant hors réserve; ibid., à la page 23. Ces faits sont incontestables, ils confirment les éléments de preuve présentés par l’appelant, et ils étayent ses prétentions.

 

[53]           Les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act exigeant une 12e année de scolarité excluent donc une proportion très importante des électeurs de la Première nation de Kahkewistahaw des charges publiques électives au sein de la Première nation. Par ailleurs, un nombre disproportionné d’aînés et de résidents de la réserve sont touchés par cette exclusion.

 

[54]           Une loi est jugée discriminatoire si elle « perpétue ou favorise l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne. » (Law, au paragraphe 51). La discrimination doit être vue au travers du prisme de deux concepts : (1) la perpétuation d’un préjugé ou d’un désavantage dont les membres d’un groupe sont victimes en raison de caractéristiques personnelles décrites dans les motifs énumérés ou analogues; (2) l’application de stéréotypes fondés sur ces motifs qui donne lieu à une décision ne correspondant pas à la situation et aux caractéristiques réelles d’un demandeur ou d’un groupe (Withler, précité, au paragraphe 32).

 

[55]           Comme je l’ai déjà signalé, la dévalorisation des individus n’a pas besoin d’être intentionnelle pour être constituée un manquement au paragraphe 15(1) de la Charte. Des lois adoptées peuvent véhiculer involontairement une image sociale négative de certains membres de la société. En outre, des lois qui sont apparemment neutres parce qu’elles n’opèrent pas de distinctions évidentes peuvent également traiter des individus comme des citoyens de seconde classe dont les aspirations ne méritent pas une considération égale (arrêt Québec (Procureur général) c. A, précité, au paragraphe 198).

 

[56]           La distinction opérée par les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act, bien qu’elle soit dite neutre, constitue en fait une distinction qui a pour effet de cibler des sous-groupes de membres de la Première nation en fonction de l’âge et de l’autochtonité – lieu de résidence. Les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act ont une incidence appréciable sur la dignité humaine et l’estime de soi des personnes touchées, et elles perpétuent des préjudices ou des stéréotypes à l’endroit des membres de la collectivité qui sont des aînés ou qui résident dans la réserve et qui n’ont pas eu les mêmes possibilités ou les mêmes avantages en matière d’instruction. Les dispositions attaquées opèrent une distinction qui est discriminatoire puisqu’elle a une incidence négative sur les membres plus âgés de la communauté et sur les membres qui résident dans la réserve.

 

[57]           La distinction opérée par la Kahkewistahaw Election Act limite l’accès au conseil élu, institution sociale et politique fondamentale de la Première nation, et empêche de nombreux aînés et résidents de la réserve de participer pleinement à la vie politique de la communauté. Ainsi, cette distinction perpétue des préjugés à l’endroit de ces personnes et porte atteinte à leur estime de soi.

 

[58]           En outre, cette distinction perpétue également des stéréotypes qui ne correspondent pas aux capacités réelles des personnes à qui on ne permet pas d’être élues et d’occuper une charge publique. Les postes électifs de chef et de conseiller sont des charges publiques au sein d’un gouvernement. Il ne s’agit pas de postes de fonctionnaires pour lesquels des exigences en matière d’études imposées de bonne foi pourraient être justifiées. Il s’agit de charges publiques électives. Les élections à des charges publiques permettent aux électeurs de choisir les personnes qu’elles considèrent les plus aptes à défendre leurs intérêts politiques. Une telle élection n’est pas un concours en vue de l’attribution d’un emploi à celui ou celle qui possède la meilleure formation scolaire, mais plutôt une sélection politique de la personne que les électeurs estiment la mieux placée pour les représenter et de les diriger.

 

[59]           Se voir refuser la possibilité de briguer une charge publique sur le fondement de l’opinion erronée selon laquelle les aînés sont moins méritoires ou moins capables d’assumer les fonctions afférentes à ces charges publiques, étant donné qu’ils ne sont pas suffisamment « instruits », peut difficilement ne pas être vécu comme dégradant parce que cela est dégradant. Des aînés qui ont peut‑être un riche bagage de connaissances traditionnelles, de sagesse et d’expérience pratique, sont exclus de toute charge publique tout simplement parce qu’ils n’ont pas de titres de compétence « officiels » (c’est-à-dire euro-canadiens). Une telle pratique est fondée sur une conception stéréotypée des aînés.

 

[60]           Les intimés soutiennent toutefois que la distinction fondée sur la scolarité opérée par les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act a une finalité constructive parce qu’elle vise à remédier au faible degré de scolarisation chez les Autochtones en les encourageant à terminer leurs études secondaires. Les intimés soulèvent ainsi une défense de justification fondée sur l’article premier de la Charte, qui permet d’imposer des limites raisonnables aux droits et libertés garantis par la Charte « dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Ces arguments ne me convainquent pas.

 

[61]           L’analyse employée aux fins de l’article premier de la Charte est celle exposée pour la première fois dans l’arrêt bien connu R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Cette analyse a été résumée comme suit dans l’arrêt Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. British Columbia, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391 aux paragraphes 138 et 139 :

L’arrêt Oakes a établi la méthode d’analyse qui permet de déterminer si une loi contraire à la Charte peut se justifier comme limite raisonnable au sens de l’article premier. La restriction des droits garantis par la Charte doit être imposée par une règle de droit pour être justifiée au sens de l’article premier. Si tel est le cas, il faut alors vérifier la présence des quatre éléments que comporte la méthode d’analyse de l’arrêt Oakes pour établir qu’elle constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (Oakes, p. 138-140). En premier lieu, l’objectif de la loi doit être urgent et réel. Ensuite, il doit exister un lien rationnel entre l’objectif urgent et réel et les moyens choisis par le législateur pour atteindre cet objectif. Puis, la loi contestée ne doit porter qu’une atteinte minimale au droit garanti. Enfin, il doit y avoir proportionnalité entre l’objectif et les mesures adoptées dans la loi et, plus particulièrement, entre les effets bénéfiques de la loi et ses effets préjudiciables (Oakes, p. 140; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 889).

 

L’analyse fondée sur l’article premier est axée sur le contexte de la règle de droit en cause. Parmi les facteurs contextuels à considérer figurent la nature du préjudice visé, la vulnérabilité du groupe protégé, les mesures d’amélioration envisagées pour remédier au préjudice, ainsi que la nature et l’importance de l’activité protégée : Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, et Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827, 2004 CSC 33. Cela dit, le modèle de base de Oakes demeure applicable, et il faut satisfaire à chacune des exigences de cette méthode d’analyse. Le gouvernement a le fardeau d’établir chacun des éléments que prévoit l’arrêt Oakes pour réussir à démontrer qu’une règle de droit constitue, selon la prépondérance des probabilités, une restriction raisonnable des droits garantis par la Charte (voir Oakes, p. 136-137).

 

 

[62]           L’encouragement aux études chez les Autochtones peut être vu comme un objectif pressant et important. Cependant, il ne saurait y avoir de lien rationnel entre cet objectif et l’exclusion d’une part importante de la communauté des charges publiques électives, pas plus qu’une telle mesure ne peut être vue comme proportionnée. Est contraire à la logique, à la raison et au simple bon sens l’exclusion des nombreux aînés des charges publiques afin de « démontrer » en quoi les études sont importantes; cette idée est tout simplement farfelue et il y a là une mesure disproportionnée qui n’a aucun rapport cohérent ni équilibré avec l’objectif allégué d’amélioration de la scolarisation.

 

[63]           La prétention des intimés selon laquelle l’atteinte est minimale puisque l’appelant n’a pas été privé de la possibilité de terminer une 12e année est également non fondée. Bien que l’on ait produit certains éléments de preuve afin de montrer qu’il existe certains établissements et services scolaires dans la collectivité, nul élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que ces établissements et services admettraient un étudiant âgé de 74 ans ou qu’ils seraient en mesure de répondre aux besoins d’un aîné qui a survécu aux pensionnats pour Autochtones. En outre, j’estime qu’il est inapproprié et déraisonnable d’exiger qu’un aîné de la communauté âgé de 74 ans (qui a été chef élu pendant 27 ans) aille [traduction] « parfaire ses études » afin de pouvoir présenter sa candidature aux élections à une charge publique au sein de sa communauté.

 

[64]           Je conclus donc que les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act sont contraires au paragraphe 15(1) de la Charte. Je conclus également, par les mêmes motifs, que ces mêmes dispositions sont également contraires au principe d’égalité énoncé dans la Kahkewistahaw Election Act elle‑même.

 

[65]           L’appelant demande aussi que les premières élections tenues en vertu de la Kahkewistahaw Election Act soient annulées et à ce que de nouvelles élections soient tenues pour les charges de chef et de conseillers. Contrairement au cas de l’élection pour le poste de chef, dans le cas de l’élection des conseillers, il ne ressort des éléments de preuve produits nul cas où un candidat au poste de conseiller a vu sa candidature rejetée pour le motif prévu dans les dispositions attaquées de la Kahkewistahaw Election Act. Dans ces circonstances, je n’ordonnerais pas que de nouvelles élections soient tenues pour les postes de conseillers. Cependant, puisque l’appelant a été empêché de présenter sa candidature au poste de chef pour un motif qui a été jugé discriminatoire, j’ordonnerais que de nouvelles élections pour ce poste soient tenues dans les plus brefs délais.

 

Conclusions

[66]           En conséquence, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre :

a) je déclarerais que les dispositions suivantes violent le paragraphe 15(1) de la Charte :

(i) l’alinéa 9.03c) de la Kahkewistahaw Election Act disposant que le candidat doit avoir le niveau de scolarité minimum de douzième année, ou un niveau équivalent ou supérieur, pour pouvoir se présenter à une élection au poste de chef ou au poste de conseiller de la Première nation de Kahkewistahaw;

 

(ii) l’alinéa 10.01d) de la Kahkewistahaw Election Act disposant que, pour pouvoir être admis comme candidat à une élection au poste de chef ou au poste de conseiller de la Première nation de Kahkewistahaw, l’intéressé doit fournir au fonctionnaire électoral un copie d’un certificat attestant qu’il a le niveau de scolarité minimum de douzième année, ou un niveau équivalent ou supérieur;

 

b) je déclarerais que lesdits alinéas 9.03c) et 10.01d) violent les principes énoncés dans la Kahkewistahaw Election Act, notamment le principe d’égalité qui y est énoncé;

c) j’annulerais et invaliderais lesdits alinéas 9.03c) et 10.01d) de la Kahkewistahaw Election Act;

d) j’ordonnerais que de nouvelles élections pour le reste du mandat du poste de chef de la Première nation de Kahkewistahaw soient organisées dans les plus brefs délais, et que ces élections soient tenues à une date que fixera le conseil des membres de la Première nation de Kahkewistahaw, mais pas moins de quarante-cinq (45) jours ni plus de soixante (60) jours après la date du jugement de la Cour. Cette élection devra être tenue en conformité avec la Kahkewistahaw Election Act (à l’exclusion de ses alinéas 9.03c) et 10.01d)), étant entendu cependant que le comité des membres pourra abréger en conséquence les délais qui y sont prévus.

 

[67]           L’appelant a droit à ses dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

« Je suis d’accord

     Pierre Blais, j.c. »

 

« Je suis d’accord

     D.G. Near, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Francois Brunet , jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-427-12

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE MONTIGNY DATÉE DU 30 AOÛT 2013, NUMÉRO DE DOSSIER T-975-11

 

INTITULÉ :                                                                          LOUIS TAYPOTAT c. CHEF SHELDON TAYPOTAT, MICHAEL BOB, JANICE MCKAY, IRIS TAYPOTAT ET VERA WASACASE, EN TANT QUE CHEF ET REPRÉSENTANTS DU CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE KAHKEWISTAHAW

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Regina (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 26 juin 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                    LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                LE JUGE NEAR

                                                                                               

 

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 13 août 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mervin C. Philips

POUR L’APPELANT

 

James D. Jodouin

POUR LES INTIMÉS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Philips & Company

Regina (Saskatchewan)

 

POUR L’APPELANT

 

Bainbridge, Jodouin, Cheecham

Regina (Saskatchewan)

POUR LES INTIMÉS

 

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