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Date : 20130812

 

Dossier : A-417-12

 

Référence : 2013 CAF 191

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE MAINVILLE                 

                        LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

LA BANDE DE PEEPEEKISIS, représentée par
LE CHEF ENOCH POITRAS, DWIGHT PINAY,

ARTHUR DESNOMIE, ALLAN BIRD,

JAMES POITRAS, PERRY McLEOD,

CLARENCE McNABB et LAWRENCE DEITER,

CHEF ET CONSEILLERS DE LA BANDE DE PEEPEEKISIS no 81

 

appelants

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

représentée par LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES

ET DU NORD CANADIEN

 

intimée

 

 

 

Audience tenue à Regina (Saskatchewan), le 26 juin 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 août 2013.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                            LE JUGE NEAR


Date : 20130812

Dossier : A-417-12

Référence : 2013 CAF 191

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE MAINVILLE     

                        LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

LA BANDE DE PEEPEEKISIS BAND, représentée par
LE CHEF ENOCH POITRAS, DWIGHT PINAY,

ARTHUR DESNOMIE, ALLAN BIRD,

JAMES POITRAS, PERRY McLEOD,

CLARENCE McNABB et LAWRENCE DEITER,

CHEF ET CONSEILLERS DE LA BANDE DE

PEEPEEKISIS no 81

 

appelants

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

représentée par LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES

ET DU NORD CANADIEN

 

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La Cour est saisie de l’appel du jugement du juge Russell de la Cour fédérale (le juge) daté du 19 juillet 2012, 2012 CF 915 (les motifs), qui rejette sommairement la demande des appelants au motif que le délai de prescription fixé par la Public Officers’ Protection Act de la Saskatchewan, R.S.S. 1978, ch. P-40, ou les délais de prescription fixés par les lois sur la prescription des actions applicables dans la province de la Saskatchewan étaient expirés.

 

La revendication

[2]               En 1874, Sa Majesté la Reine a conclu le Traité no 4 avec les Cris et les Saulteux ainsi que d’autres peuples autochtones. Ce traité prévoit notamment la mise de côté de terres de réserve d’une superficie suffisante pour que soit attribué un mille carré de terre à chaque famille de cinq personnes. L’article pertinent du Traité est ainsi libellé :

Et Sa Majesté consent par les présentes, par l’entremise des dits commissaires, à assigner des réserves pour les dits Sauvages telles réserves devant être choisies par des officiers du gouvernement de Sa Majesté pour le Canada nommés pour cette fin, après conférence avec chacune des bandes de Sauvages, la superficie devant suffire après conférence avec chacune des bandes de Sauvages, pour fournir un mille carré à chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour les familles plus ou moins nombreuses.

 

Pourvu cependant qu’il soit entendu que si, au temps du choix de toutes réserves comme susdit, il y a des colons dans les limites des terres réservées pour quelque bande, Sa Majesté conserve le droit de s’entendre avec ces colons comme il lui semblera juste, afin de ne pas diminuer l’étendue de terre accordée aux Sauvages

 

 

[3]               De plus, le Traité no 4 stipule qu’après l’assignation des réserves, tout droit sur celles-ci ou en découlant, pourra être vendu, loué ou aliéné par le gouvernement du Canada : a) pour l’usage et le bénéfice des Indiens; b) avec le consentement préalable des Indiens qui ont droit à celles‑ci :

[…] et pourvu de plus que les réserves susdites de terre ou aucune partie d’icelles, ou tout intérêt ou droit sur icelles, ou en découlant, puissent être vendus, loués ou aliénés autrement par le dit gouvernement pour l’usage et le bénéfice des dits Sauvages, avec le consentement préalablement obtenu des Sauvages qui y ont droit; mais les dits Sauvages ou aucun d’eux ne pourront en aucune manière avoir le droit de vendre ou autrement aliéner aucune des terres à eux accordées comme réserves.

 

 

[4]               Le Traité no 4 stipule aussi que dans l’éventualité où une section d’une réserve serait requise pour effectuer des travaux publics ou construire des immeubles publics, les Indiens seraient indemnisés :

Il est de plus convenu entre Sa Majesté et ses dits sujets Sauvages que le gouvernement de Sa Majesté pour le Canada pourra s’approprier telles sections de la réserve ci-dessus indiquée qui pourraient en aucun temps être nécessaires pour les travaux ou bâtisses publics de toute nature, compensation équitable étant faite aux Sauvages pour la valeur des impenses et un équivalent en terres ou en argent étant accordé pour la superficie de la réserve.

 

[5]               En vertu du Traité no 4, la réserve de Peepeekisis no 81 (la réserve de Peepeekisis) a été arpentée et mise de côté au bénéfice de la bande de Peepeekisis. La création de la réserve a été confirmée par le décret C.P. 1151 du 17 mai 1889.

 

[6]               En 1896, William Morris Graham s’est vu confier le poste d’agent des Indiens à l’agence de File Hills (l’agent des Indiens), qui comprenait la réserve de Peepeekisis. L’agent des Indiens Graham a dressé un plan, qui a été appelé le « plan de colonisation ». Suivant ce plan amorcé en 1901, les meilleures sections agricoles de la réserve de Peepeekisis ont été arpentées et subdivisées en lots afin d’y installer d’anciens élèves de diverses écoles indiennes qui n’étaient pas membres de la bande de Peepeekisis. Les appelants allèguent que par suite du plan de colonisation, une section de terre de réserve de 7 680 acres a été subdivisée en 96 lots en 1902, et qu’une autre section de 11 040 acres de terre a été subdivisée en 136 lots en 1906.

[7]               Dans le cadre du plan de colonisation, chaque élève qui venait s’installer dans la réserve de Peepeekisis devait devenir membre de la bande de Peepeekisis. Aux termes de la Loi sur les Indiens en vigueur à l’époque, le consentement de la bande était nécessaire pour mener à bien ce transfert d’effectif. Les premiers transferts semblent avoir été approuvés par les membres de la bande de Peepeekisis. Toutefois, en 1910, l’agent des Indiens a indiqué [traduction] qu’« à la fin, il y avait beaucoup d’opposition » (dossier d’appel (DA), à la page 538).

 

[8]               Vu cette opposition, l’agent des Indiens a conçu en 1911 un plan selon lequel la bande de Peepeekisis conclurait une entente avec la Couronne prévoyant qu’en contrepartie de la somme de 20 $ à être versée à chacun de ses membres, la bande consentirait à admettre en son sein [traduction] « les diplômés de sexe masculin des divers pensionnats et écoles industrielles indiens que peut désigner le surintendant général […] sans toutefois que le nombre de diplômés dépasse cinquante » (DA, à la page 543) (l’entente de 1911). L’entente de 1911 stipulait également que [traduction] « le surintendant général pourra installer ces diplômés dans la section de la réserve de la bande et sur des terres d’une superficie qu’il jugera convenable […] ».

 

[9]               L’entente de 1911, d’abord rejetée par la bande, a été plus tard approuvée, lors d’un deuxième vote par 23 voix contre 10. Il n’est pas controversé entre les parties qu’aucune disposition de la Loi sur les Indiens ne régit ce genre d’entente.

 

[10]           Dans le cadre du plan de colonisation et aux termes de l’entente de 1911, de nombreux élèves ont été installés dans la réserve de Peepeekisis. Toutefois, la superficie globale de la réserve est demeurée inchangée, réduisant de facto l’assise territoriale de la réserve à la disposition des membres initiaux de la bande de Peepeekisis et de leurs descendants. L’augmentation considérable de l’effectif de la bande a amené le surintendant, Réserves et fiducies, à tirer la conclusion suivante en 1945 : [traduction] « il semblerait qu’il y ait lieu de procéder à une enquête sur les effectifs de la bande de Peepeekisis dont les membres initiaux se sont paupérisés dans le cadre du processus » (DA, à la page 552). Par ailleurs, en 1948, certains membres initiaux de la bande de Peepeekisis, sous la direction d’Ernest Goforth (le groupe Goforth), ont demandé l’institution d’une enquête sur la question de l’appartenance à la bande (DA, à la page 558) et retenu les services d’un avocat pour donner suite à la démarche (DA, aux pages 559 et 560).

 

[11]           Un comité ministériel a remis au registraire, en date de janvier 1955, un rapport sur le sujet de l’appartenance à la bande de Peepeekisis. Ce comité n’a pas formulé de recommandations précises concernant les problèmes liés au droit d’appartenir à la bande, mais il a critiqué les actions de l’agent des Indiens Graham, et noté qu’il avait possiblement [traduction] « eu recours à des formes de subornation ou de menaces et contrevenu aux dispositions de la Loi sur les Indiens en ce qui touche les admissions au sein de la bande » (DA, à la page 574), et que « des efforts devraient être faits pour parvenir à une entente avec les membres initiaux de la bande de Peepeekisis et ceux qu’on appelle les “nouveaux venus” », prévoyant notamment « le versement d’une compensation raisonnable aux descendants des membres initiaux de la bande » (DA, aux pages 575 et 576). Le comité a par la suite émis l’opinion suivante (DA, à la page 576) :

[traduction] […] bien que les objectifs et les résultats du plan de colonisation de File Hills aient été en soi valables, les méthodes adoptées par M. Graham et le ministère des Affaires indiennes se sont révélées arbitraires et ont été appliquées au mépris de la Loi sur les Indiens et du fait que les terres avaient été mises de côté pour la bande des Indiens de Peepeekisis exclusivement. Le plan de colonisation a fait en sorte que les meilleures terres de la réserve ont été mises à la disposition d’autres Indiens, en violation des clauses du traité, interprétées au regard de la Loi.

 

 

[12]           La Loi des Indiens a fait l’objet d’une révision importante en 1951 à la suite des travaux d’un comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes, qui a examiné les politiques autochtones au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La Loi sur les Indiens de 1951 a notamment instauré un nouveau système d’inscription pour les Indiens régis par la Loi. Ce nouveau système prévoyait la possibilité de contester une inscription et instaurait un mécanisme processuel pour régler ces contestations. Au début des années 1950, le groupe Goforth a contesté, en application des nouvelles dispositions de la Loi sur les Indiens, l’admission de certains membres de la bande.

 

[13]           En 1954, à la suite de ces contestations, L. Trelenberg a été nommé commissaire en vue de recueillir les témoignages. Après ces audiences, le registraire a rendu ses décisions à l’égard des contestations. À la demande d’Ernest Goforth, les décisions du registraire ont été examinées par un juge en application des paragraphes 9(3) et 9(4) de la Loi sur les Indiens de 1951. Le 13 décembre 1956, le juge J.M. McFadden a rendu sa décision et conclu que tous les résidants de la réserve de Peepeekisis dont le droit d’appartenir à la bande de Peepeekisis avait fait l’objet d’une contestation avaient le droit d’être inscrits en tant que membres indiens de la bande (DA, aux pages 342 à 375).

[14]           Après cette décision, Ernest Goforth a poursuivi ses démarches, laissant toutefois de côté les contestations relatives à l’admission de certains membres. Dans une lettre datée du 17 août 1957 adressée à M. Jones, le directeur de la Division des Affaires indiennes, a relevé ce qui suit (DA, à la page 378) :

[traduction] Je suis très heureux de constater que vous avez déclaré avoir le sentiment qu’il existe une obligation morale envers les membres initiaux de la bande de Peepeekisis relativement à la récente décision rendue concernant les effectifs de la bande de Peepeekisis. À mon sens, cette décision ne règle pas la situation. Même si M. Graham a toujours respecté la Loi sur les Indiens, je maintiens que les Indiens initiaux, d’après les traités de 1874, ne pouvaient alors et ne peuvent aujourd’hui dire ou faire quoi que ce soit qui compromette la transmission des droits issus d’un traité aux futurs enfants indiens. De plus, ces terres indiennes ne peuvent être vendues, ni attribuées ou subdivisées selon votre système actuel […] En ce qui concerne mes quelques membres initiaux, je suis tenu d’obtenir au moins une section de terres pour chaque famille de cinq personnes. Si vous prenez le reste de notre réserve et le donnez à d’autres Indiens sans notre consentement, nous avons alors certainement le droit d’obtenir certaines compensations économiques et financières.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[15]           Il ressort de certains éléments de preuve au dossier que des représentants des Affaires indiennes auraient tenté d’arriver à une entente avec le groupe Goforth au début des années 1960, mais que toute discussion a cessé après le décès de M. Goforth en 1962 (affidavit de Percy Glen Goforth, aux paragraphes 4 et 5; DA, aux pages 403 et 404; affidavit d’Aubrey Goforth, aux paragraphes 11 à 14; DA, aux pages 399 et 400).

 

[16]           Selon le dossier, ce n’est qu’après l’adoption par le gouvernement du Canada de la Politique sur les revendications particulières, en 1982, que d’autres démarches ont été faites pour donner suite à la revendication. Cette politique élargissait considérablement la portée de la politique antérieure du gouvernement fédéral en matière de revendications relatives à la mauvaise gestion des fonds, des biens et des terres indiennes. En vertu de la nouvelle politique, le gouvernement du Canada s’engageait à résoudre par la négociation les revendications portant sur l’administration des terres et d’autres biens des Indiens, et sur le respect des traités (ce qu’on appelle les revendications particulières), sans tenir compte des règles strictes de la présentation de la preuve, des délais de prescription, de la doctrine des laches ou d’autres moyens de défense. Le gouvernement fédéral s’est aussi engagé à faciliter l’accès à ses documents internes en vue de la présentation de revendications particulières.

 

[17]           Dans le cadre de la Politique sur les revendications particulières, la bande de Peepeekisis a amorcé des travaux en vue de présenter une revendication fondée sur ses droits issus de traités, résultant du fait que la Couronne n’avait pas fourni des terres d’une superficie conforme aux termes du Traité no 4. Ces travaux de recherche ont servi à préparer une revendication particulière mettant en cause le plan de colonisation, revendication qui a été présentée aux fins de négociations dans le cadre de la Politique sur les revendications particulières au début de mai 1986 (affidavit d’Enoch Poitras, aux paragraphes 3 et 4; DA, aux pages 392 et 393). De plus, la bande de Peepeekisis a introduit la présente instance en déposant, le 29 avril 1992, une déclaration devant la Cour fédérale du Canada (maintenant la Cour fédérale). L’instance devant la Cour fédérale du Canada a toutefois  été mise en suspens dans l’attente de l’issue du processus de règlement de la revendication prévu à la Politique sur les revendications particulières.

 

[18]           La Commission des revendications des Indiens, premier organisme à avoir été établi – en 1991 – afin d’offrir un recours autre que judiciaire aux Premières Nations en ce qui concerne la Politique sur les revendications particulières a été saisie de la revendication. La Commission a mené une enquête et, le 28 mai 2004, elle a formulé la recommandation d’accepter la revendication aux fins de négociations dans le cadre de la Politique sur les revendications particulières. Le ministre a apparemment choisi d’écarter cette recommandation parce qu’il estimait que les questions soulevées dans la revendication étaient revêtues de l’autorité de la chose jugée en raison de la décision du juge McFadden (motifs du juge, au paragraphe 7).

 

[19]           L’instance devant la Cour fédérale a donc été reprise par suite du dépôt d’une déclaration modifiée le 21 juillet 2010. Pour sa part, la Couronne défenderesse a présenté une défense modifiée le 2 septembre 2011.

 

Le jugement de la Cour fédérale

[20]           Par requête présentée le 18 novembre 2011, la Couronne a sollicité l’autorisation d’apporter des modifications à sa défense modifiée pour faire valoir des moyens de défense tirés du paragraphe 2(1) de la Public Officers’ Protection Act de l’alinéa 3(1)j) de la Limitations of Actions Act, R.S.S. 1978, ch. L-15, et sollicité par deux moyens le rejet de la demande :

a) premièrement, en demandant la radiation de la déclaration modifiée au motif que celle‑ci ne révélait aucun moyen valable et constituait un abus de procédure du fait que la question du droit d’appartenance à la bande avait été tranchée définitivement par le juge McFadden en 1956 (autorité de la chose jugée);

 

b) deuxièmement, en sollicitant le rejet sommaire de la demande au motif qu’elle était prescrite aux termes de la Public Officers’ Protection Act et de la Limitations of Actions Act.

 

 

[21]           Le juge n’a pas retenu les conclusions de la Couronne fondées sur le principe de l’autorité de la chose jugée. Il a conclu que la décision de 1956 du juge McFadden portait sur des questions relatives au droit d’appartenance à la bande qui, bien que pertinentes à la demande, ne réglaient pas la question du manquement aux obligations fiduciaires et aux obligations issues de traités ainsi que celle de la violation de la Loi sur les Indiens qu’aurait pu entraîner le plan de colonisation, des éléments essentiels de la demande (motifs, aux paragraphes 60 à 63).

 

[22]           Le juge a néanmoins conclu que l’action était prescrite.

 

[23]           Il a tout d’abord conclu qu’au vu de la poursuite découlant des contestations relatives au droit d’appartenance et au vu de la décision du juge McFadden, les faits essentiels sur lesquels reposait la demande étaient largement connus dans la collectivité et parmi les membres, et ce, depuis au moins la fin de 1956 (motifs, au paragraphe 76). De plus, en se fondant sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372 (Lameman), le juge a conclu que les délais de prescription jouaient en ce qui concerne ce type de revendication autochtone (motifs, au paragraphe 77).

 

[24]           Dans l’esprit du juge, la demande visait l’exercice par la Couronne d’un pouvoir ou d’une fonction d’ordre public (motifs, au paragraphe 81). La Public Officers’ Protection Act, en vigueur en Saskatchewan de 1923 à 2005, disposait que nul ne pouvait être l’objet d’une action, d’une poursuite ou d’une autre procédure en raison d’un acte commis dans le cadre de l’application effective ou censée telle d’une loi, ou dans l’exercice d’une fonction ou d’un pouvoir public, à moins que l’action, la poursuite ou la procédure ne soit instituée dans les douze mois suivant la commission de l’acte. Le juge a donc conclu que la protection offerte par la Public Officers’ Protection Act de la Saskatchewan jouait en faveur de la Couronne en l’espèce (motifs, au paragraphe 82).

 

[25]           Le juge a conclu que cette fonction d’ordre public concernait la liste de la bande, qui devait être tenue à jour par le ministère des Affaires indiennes conformément à la Loi sur les Indiens (motifs, au paragraphe 84). Selon le juge, le plan de colonisation visait une activité découlant directement de la mission confiée au gouvernement par la loi, à savoir gérer et administrer la réserve de Peepeekisis, la liste de la bande et les biens de la réserve. Le juge a retenu la thèse de la défenderesse portant que « l’on peut à juste titre considérer que le pouvoir ou le devoir du Canada de gérer et d’administrer la réserve comporte “des aspects ou une connotation publique” par opposition à une entreprise privée » (motifs, au paragraphe 87). De plus, il s’est dit d’avis que les manquements allégués n’étaient pas de nature privée ou de caractère interne ou opérationnel, et qu'ils relevaient plutôt de la mission publique de donner suite au plan de colonisation (motifs, au paragraphe 96).

 

[26]           Il a en outre refusé d’accorder la demande de prorogation – fondée sur une fraude en equity – du délai de prescription prévu à la Public Officers’ Protection Act, comme cela avait été fait dans les arrêts Guerin c. Canada, [1984] 2 R.C.S. 335 (Guerin), et Bande indienne de Semiahmoo c. Canada, [1998] 1 CF 3 (CAF) (Semiahmoo). Son refus se fonde sur la conclusion que les faits sur lesquels repose la demande étaient des faits publics (motifs, aux paragraphes 97 à 102) et que la Couronne subirait effectivement, comme elle le soutenait, un préjudice en raison de l’écoulement du temps (motifs, au paragraphe 103).

 

[27]           Il a aussi conclu que les délais de prescription fixés par la Limitations of Actions Act de la Saskatchewan jouaient (motifs, aux paragraphes 105 à 108).

 

[28]           Ayant conclu qu’en 1948, ou au plus tard en 1956, les appelants avaient compris ou auraient dû comprendre les faits importants de leur demande, et ayant constaté que la déclaration a été produite en 1992, le juge a statué que les délais de prescription fixés par la Public Officers’ Protection Act de même que ceux de la Limitations of Actions Act rendaient depuis longtemps la demande irrecevable.

 

Les questions en litige

[29]           Les questions en litige soulevées par le présent appel peuvent être regroupées comme suit :

a.        Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la Public Officers’ Protection Act visait la demande?

b.      Le cas échéant, a-t-il commis une erreur en concluant que la Limitations of Actions Act visait la demande?

c.       Dans la négative, l’action en justice peut-elle néanmoins suivre son cours par voie d’action en jugement déclaratoire mettant en cause l’honneur de la Couronne?

 

 

 

 

Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la Public Officers’ Protection Act  visait la demande?

 

[30]           Le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 et l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, disposent que les lois relatives à la prescription et aux prescriptions des actions, en vigueur dans une province, visent toute instance introduite contre la Couronne fédérale, y compris les instances introduites en Cour fédérale.

 

[31]           Les délais de prescription fixés par les lois provinciales peuvent donc viser le type de revendication soulevé dans le présent contentieux (Lameman, aux paragraphes 12 et 13; Bande indienne de Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245 (Wewaykum), aux paragraphes 114 à 133; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344 (Blueberry), aux paragraphes 106 et 107).

 

[32]           Il n’est pas controversé entre les parties que la cause d’action en l’espèce a pris naissance en Saskatchewan. Le paragraphe 31(3) de la Limitations Act de la Saskatchewan, S.S. 2004, ch. L-16, porte qu’aucune instance relative à une réclamation ne peut être introduite si l’ancien délai de prescription a expiré avant l’entrée en vigueur de la Loi, c’est-à-dire avant le 1er mai 2005. Le paragraphe 2(1) de la Public Officers’ Protection Act, en vigueur dans la province de la Saskatchewan de 1923 à 2005, dispose :

[traduction] 2(1) Nul ne peut être l’objet d’une action, d’une poursuite ou d’une autre procédure en raison d’un acte commis dans le cadre de l’application effective ou censée telle d’une loi, ou dans l’exercice d’une fonction ou d’un pouvoir public ni en raison d’une prétendue négligence ou d’un prétendu manquement dans l’application de cette loi ou encore dans l’exercice de cette fonction ou de ce pouvoir. La protection prévue ci‑dessus ne joue pas si l’action, la poursuite ou toute autre procédure est instituée dans les douze mois qui suivent immédiatement l’acte, la négligence ou le manquement en cause ou dans les douze mois qui suivent immédiatement la fin d’un préjudice, dans le cas où un préjudice aurait subsisté, ou dans le délai supplémentaire que le tribunal ou un de ses juges peut accorder.

 

 

[33]           Cette disposition limite généralement à douze mois la période au cours de laquelle une instance peut être introduite contre quiconque, y compris la Couronne agissant dans l’exercice d’une fonction ou d’un pouvoir public (R.J.G. c. Canada (Procureur général), 2004 SKCA 102, [2006] 1 W.W.R. 599 (R.J.G.), aux paragraphes 6 et 15). Cette disposition doit être interprétée à la lumière des principes exposés par le juge Binnie dans l’arrêt Des Champs c. Conseil des écoles séparées catholiques de langue française de Prescott-Russell, [1999] 3 R.C.S. 281 (Des Champs), (voir R.J.G., aux paragraphes 13 et 18; F.P. c. Saskatchewan, 2004 SKCA 59 [2006] 3 W.W.R. 257, aux paragraphes 14 et 26).

 

[34]           L’arrêt Des Champs (au paragraphe 49) enseigne que les dispositions comme le paragraphe 2(1) de la Public Officers’ Protection Act doivent être interprétées restrictivement et en faveur de la personne dont les droits sont restreints. Il porte également (Des Champs, au paragraphe 50) que la question fondamentale qui se pose relativement à une telle disposition est celle de savoir si le pouvoir ou la fonction visé par le recours peut à juste titre être qualifié de « pouvoir ou de fonction de l’autorité publique » ayant une connotation ou un aspect public, ou à l’opposé, un pouvoir ou une fonction qui a une connotation de gestion privée, qui est accessoire, ou qui est principalement de nature privée.

 

[35]           En l’espèce, les appelants demandent essentiellement  [traduction] « des dommages-intérêts découlant de l’aliénation illicite de leurs terres et du manquement du Canada à son obligation fiduciaire » (déclaration modifiée, à la page 15, alinéa d)). Les appelants fondent leur demande principalement sur l’affirmation suivante : [traduction] « [D]urant la période de 1897 à 1944, la Couronne et l’agent de la Couronne, par suite de la subdivision illégale de la réserve ont, sans avoir obtenu le consentement éclairé de la bande, diminué la superficie de la réserve et aliéné une bonne partie de celle‑ci en la subdivisant illicitement en lots » dans le cadre d’« un plan ou programme de colonisation conçu par l’agent de la Couronne et d’autres représentants ou employés du ministère des Affaires indiennes du Canada », plan qui n’a été « ni créé ni mis en œuvre au profit de la bande ou de ses membres » (déclaration modifiée, aux paragraphes 8, 8A, 8B et 11).

 

[36]           Dans leur déclaration modifiée (aux paragraphes 12 à 17), les appelants soulèvent effectivement des questions touchant l’admission de nouveaux membres au sein de la bande de Peepeekisis à la suite du plan de colonisation. Toutefois, ils ne le font pas pour contester le droit de membres de la bande d’appartenir à la bande, mais plutôt pour établir l’ensemble des faits sur lesquels est fondée leur demande invoquant le manquement du Canada à ses obligations fiduciaires en ce qui concerne la gestion des terres de réserve de la bande (déclaration modifiée, aux paragraphes 18 à 18E).

 

[37]           Le droit est maintenant bien fixé : l’obligation fiduciaire de la Couronne en matière de gestion des terres de réserve et d’autres biens d’une bande est une obligation sui generis qui ne peut être considérée comme une « fonction à caractère public ». Dans un arrêt de principe, Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, le juge Dickson s’exprime comme suit à la page 385 :

Il nous faut remarquer que, de façon générale, il n’existe d’obligations de fiduciaire que dans le cas d’obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé. Les obligations de droit public dont l’acquittement nécessite l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire. Comme il se dégage d’ailleurs des décisions portant sur les « fiducies politiques », on ne prête pas généralement à Sa Majesté la qualité de fiduciaire lorsque celle-ci exerce ses fonctions législatives ou administratives. Cependant, ce n’est pas parce que c’est à Sa Majesté qu’incombe l’obligation d’agir pour le compte des Indiens que cette obligation échappe à la portée du principe fiduciaire. Comme nous l’avons souligné plus haut, le droit des Indiens sur leurs terres a une existence juridique indépendante. Il ne doit son existence ni au pouvoir législatif ni au pouvoir exécutif. L’obligation qu’a Sa Majesté envers les Indiens en ce qui concerne ce droit n’est donc pas une obligation de droit public. Bien qu’il ne s’agisse pas non plus d’une obligation de droit privé au sens strict, elle tient néanmoins de la nature d’une obligation de droit privé. En conséquence, on peut à bon droit, dans le contexte de ce rapport sui generisconsidérer Sa Majesté comme un fiduciaire.

[Je souligne.]

 

Le juge Dickson ajoute à la page 387 de l’arrêt Guerin :

 

L’obligation de fiduciaire qu’a Sa Majesté envers les Indiens est, je le répète, sui generis. Vu la nature unique à la fois du droit des Indiens sur leurs terres et de leurs rapports historiques avec Sa Majesté, cela n’est guère surprenant.

[Je souligne.]

 

 

[38]           Cette approche est confirmée par l’arrêt Wewaykum, dans lequel le juge Binnie explique ainsi (au paragraphe 74) la distinction entre les obligations de droit public et les obligations de droit privé de la Couronne :

L’influence durable de l’arrêt Guerin a été de reconnaître que la notion de fiducie politique ne fait pas obstacle à la possible reconnaissance du caractère juridique de la myriade de rapports existant entre la Couronne et les peuples autochtones. Un quasi‑intérêt propriétal (par exemple des terres faisant partie d’une réserve) ne saurait être assimilé à un programme gouvernemental de prestations. Dans le second cas, seuls des recours de droit public peuvent généralement être intentés, alors que, dans le premier, se soulèvent des considérations participant « de la nature d’une obligation de droit privé » (l’arrêt Guerin, à la page 385). En d’autres mots, l’existence d’une obligation de droit privé n’exclut pas la possibilité que, dans l’accomplissement de cette obligation de droit public, la Couronne soit également tenue envers les peuples autochtones à des obligations tenant « de la nature d’[obligations] de droit privé ».

[Je souligne.]

 

[39]           Dans cet arrêt, le juge Binnie opère une distinction entre la création d’une réserve, qui donne lieu à des obligations de droit public, et la gestion des terres d’une réserve déjà créée, qui peut donner lieu à des obligations de droit privé, notamment lorsque la Couronne procède à une expropriation ou qu’elle exerce un pouvoir discrétionnaire dans le cadre de la gestion desdites terres. Une fois qu’une réserve est créée, la Couronne a également l’équivalent d’une obligation de droit privé en ce qui concerne les « marchés abusifs », ce qui signifie que « la Couronne doit faire montre de la diligence ordinaire requise pour éviter l’empiétement ou la destruction de l’intérêt quasi propriétal de la bande en raison d’un marché abusif avec des tiers, voire de mesures qui seraient prises par la Couronne elle-même et constitueraient de l’exploitation » (Wewaykum, au paragraphe 100; voir aussi Blueberry, au paragraphe 35).

 

[40]           En l’espèce, il ressort à première vue du dossier que la Couronne s’est vu conférer par l’entente de 1911 un pouvoir discrétionnaire sur la gestion des terres situées dans la réserve de Peepeekisis. Aux termes de cette entente, le surintendant général était autorisé à admettre de nouveaux membres dans la bande, à sa discrétion, et à [traduction] « installer ces diplômés sur les terres d’une superficie et se trouvant dans la partie de la réserve de la bande qu’il jugera convenable [] » (DA, à la page 543). La question fondamentale que soulève la déclaration modifiée est celle de savoir si l’entente de 1911 constituait un marché abusif conclu en contravention de l’obligation de fiduciaire de la Couronne relative à la gestion des terres de la réserve.

 

[41]           Comme je l’ai expliqué plus haut, cette question ne fait pas jouer une obligation de « droit public » de la Couronne, mais plutôt une obligation sui generis de la nature d’une obligation de droit privé.

 

[42]           Le juge a donc commis une erreur en concluant, au paragraphe 96 de ses motifs, que la Couronne s’était acquittée d’une obligation de droit public en installant de nouveaux membres dans la réserve de Peepeekisis et en leur attribuant des lots dans la réserve. La Loi sur les Indiens ne fait état d’aucune obligation de droit public de ce genre. De plus, le plan de réinstallation lui‑même n’a pas été élaboré dans l’intérêt de la bande de Peepeekisis, mais plutôt pour d’autres considérations. Ce plan résulte pour une large part de l’entente de 1911 en vertu de laquelle les représentants de la Couronne pouvaient exercer un contrôle discrétionnaire exceptionnel à la fois sur l’admission de membres au sein de la bande et sur l’attribution des terres de la réserve de Peepeekisis. Par conséquent, les questions soulevées par l’instance ne découlent pas de l’exercice d’une fonction à caractère public. La demande se fonde plutôt dans une large mesure sur le fait que l’entente de 1911 aurait donné lieu à un marché abusif. Comme je l’ai déjà fait remarquer, elle se fonde sur une obligation sui generis de la Couronne qui s’apparente davantage à une obligation de droit privé qu’à une obligation de droit public.

 

[43]           De plus, il n’existe aucun lien entre la présente demande et une fonction d’ordre public pouvant relever de la Couronne ou de ses représentants aux termes de la Loi sur les Indiens en ce qui concerne les effectifs des bandes. La controverse découle plutôt de ce que les terres de la réserve ont été attribuées aux nouveaux membres de la bande à la discrétion de la Couronne. Cette distinction est importante et, à l’époque, le directeur de la Division des Affaires indiennes l’avait clairement reconnue lorsqu’il a écrit à ce sujet à son sous-ministre en février 1955 (DA, à la page 582) :

[traduction] Comme je l’indique plus loin, il est recommandé de déployer des efforts pour arriver à un règlement avec les Indiens. Il ne fait pas de doute qu’au moment où de nouveaux membres ont été installés dans la réserve dans le cadre du plan de colonisation de File Hills, peu d’attention a été prêtée aux souhaits des membres initiaux et aux dispositions de la Loi sur les Indiens. Les protestations [relatives aux admissions au sein de la bande], à une exception près, pourraient être rejetées du fait que les allégations n’ont pas été prouvées par les protestataires non plus qu’à la lumière des renseignements contenus dans les dossiers du ministère. Toutefois, la question ne serait pas pour autant résolue. Il y aurait sans doute appel et bien qu’il soit probable que le juge siégeant en appel confirme la décision du registraire, cela ne règlerait pas la question, ni n’effacerait le traitement injuste subi par les membres initiaux de la bande. La réserve a été mise de côté uniquement pour la bande de Peepeekisis. Je suis d’accord avec la recommandation du comité [de verser une compensation dans le cadre d’un règlement] et je vous demande de considérer cette recommandation.

[Non souligné dans l’original.]

 

[44]           Par conséquent, l’essentiel de la demande énoncée par la déclaration modifiée se fonde sur une obligation sui generis de la Couronne qui s’apparente davantage à une obligation de droit privé qu’à une obligation de droit public. La Public Officers’ Protection Act ne joue donc pas. Le juge a commis une erreur en concluant différemment.

 

Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la Limitations of Actions Act visait la demande?

 

[45]           Comme je l’ai déjà fait remarquer, le paragraphe 31(3) de la Limitations Act, S.S. 2004, ch. L-16.1, dispose qu’aucune action ne peut être intentée si le délai de prescription antérieur était expiré avant l’entrée en vigueur de cette loi, soit avant le 1er mai 2005.

 

[46]           Vu la nature de la demande visée par la déclaration modifiée le délai de prescription aurait été de six ans aux termes des lois sur la prescription antérieurement applicables en Saskatchewan. Ce serait le cas sous le régime de la Limitation of Actions Act, R.S.S. 1978, ch. L-15, ou de ses versions antérieures, pour l’essentiel similaires.

 

[47]           La demande définie dans la déclaration modifiée repose en grande partie sur l’obligation de fiduciaire sui generis de la Couronne. On peut donc, à bon droit, considérer qu’elle entre dans les prévisions de l’alinéa 3(1)j) de la Limitations of Actions Act, qui dispose : [traduction] « [T]oute autre action non expressément régie par la présente loi ou une autre loi se prescrit par six ans à compter de la date à laquelle a pris naissance le droit de l’intenter » (voir l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 131). Ce délai de prescription peut toutefois être prorogé [traduction] « lorsque la cause d’action a été dissimulée par suite d’un acte frauduleux commis par la personne qui invoque cette partie […] comme moyen de défense », auquel cas « la cause d’action est réputée avoir été soulevée au moment où la fraude a été connue ou découverte pour la première fois » (Limitations of Actions Act, article 4).

 

[48]           Les appelants allèguent principalement que les faits importants qui sous‑tendent leur demande ont été dissimulés par la Couronne. Bien que je convienne avec eux que la dissimulation frauduleuse nécessaire pour suspendre l’application du délai de prescription n’a pas à constituer une tromperie ou une fraude de common law (Guerin, à la page 390; M.(K.) c. M.(H.), [1992] 3 R.C.S. 6, aux pages 56 et 57; Semiahmoo, aux paragraphes 79 et 80), il faut à tout le moins être en présence d’une forme de dissimulation. En l’espèce, il ressort très clairement du dossier que, dès les années 1950, une grande partie des membres de la bande de Peepeekisis étaient au courant des faits essentiels sur lesquels était fondé le moyen énoncé dans la déclaration modifiée. Pendant cette décennie, les membres ont initié et donné suite à plusieurs contestations, et les faits essentiels à l’origine de cette demande étaient de toute évidence des faits publics. En conséquence, je ne peux conclure qu’il y a eu dissimulation de faits importants par la Couronne.

[49]           Les appelants ajoutent cependant que même si, dès les années 1950, les faits importants sur lesquels est fondée la demande étaient connus de certains membres de la bande (notamment le groupe Goforth), on ne peut présumer que la bande elle-même en était informée. Je ne peux leur donner raison. En ce qui concerne les délais de prescription, il suffit que les membres de la bande directement touchés aient été au courant des faits importants qui sous‑tendent la demande (Lameman, au paragraphe 17). En l’espèce, il ne fait pas de doute que les descendants des membres initiaux de la bande de Peepeekisis, représentés par le groupe Goforth, étaient au courant des faits importants au moins à compter des années 1950 et qu’ils ont effectivement contesté les actions de la Couronne, sans toutefois s’adresser à la justice.

[50]           Les appelants se fondent aussi sur l’arrêt rendu par notre Cour à l’occasion de l’affaire Semiahmoo, dans lequel le juge en chef Isaac relève (aux paragraphes 84 à 86) que c’est seulement depuis l’arrêt Guerin de la Cour suprême, prononcé en 1984, que les bandes indiennes sont en mesure d’un point de vue pratique d’exercer les droits qui leur sont reconnus en common law à l’égard des manquements de la Couronne à son obligation de fiduciaire. Je retiens l’idée qu’avant la jurisprudence Guerin, la théorie dite de la « fiducie politique » en ce qui a trait aux relations entre la Couronne et les Autochtones rendait difficile pour les Premières Nations de s’adresser à la justice pour faire valoir des demandes découlant de la mauvaise gestion des terres de réserve par la Couronne. Depuis la jurisprudence Guerin, la Cour suprême du Canada enseigne néanmoins que les délais de prescription visant une demande de cette nature s’appliquent à compter de la découverte des faits importants sur lesquels elle est fondée (Wewaykum; Lameman). Quoi qu’il en soit, même si on faisait courir le délai de prescription à compter de l’arrêt Guerin, l’action en l’espèce n’en serait pas moins prescrite.

 

[51]           Les appelants soutiennent en outre que le manquement de la Couronne à son obligation de fiduciaire doit être considéré comme un manquement continu. Je rejette cette thèse. Par l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême a rejeté la thèse similaire qu’avaient fait valoir les appelants, et souligné (au paragraphe 135) qu’il « va de soi que l’objet poursuivi par le législateur en fixant des délais de prescription serait forcément contrecarré si cette thèse était retenue ».

 

[52]           Vu ce qui précède, et à la lumière du dossier devant moi, je souscris à la conclusion du juge portant que la demande présentée dans la déclaration modifiée est prescrite.

L’action en justice peut-elle néanmoins suivre son cours par voie d’action en jugement déclaratoire mettant en cause l’honneur de la Couronne?

 

[53]           Les appelants se fondent également sur l’arrêt rendu récemment par la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 (Manitoba Metis). Dans cette affaire, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis ont conclu que la « demande […] fondée sur le principe de l’honneur de la Couronne n’est pas irrecevable par application des règles de la prescription ni de la doctrine des laches reconnue en equity » et que, par conséquent, « les Métis ont droit à un jugement déclarant que le Canada n’a pas mis en œuvre l’article 31 [de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3] comme l’exigeait le principe de l’honneur de la Couronne » (Manitoba Metis, au paragraphe 9).

 

[54]           Ce qui revêt un intérêt particulier pour la présente instance, c’est que la jurisprudence Manitoba Metis enseigne que le droit de la prescription des actions ne s’applique pas lorsque l’on sollicite un jugement déclaratoire portant que le Canada ne s’est pas acquitté d’une obligation particulière énoncée dans la Constitution comme l’exige l’honneur de la Couronne (Manitoba Metis, aux paragraphes 133 à 144).

[55]           L’honneur de la Couronne est engagé non seulement lorsqu’une obligation explicite envers un groupe autochtone est enchâssée dans la Constitution, mais dans tous les cas qui mettent en jeu la conciliation des droits autochtones avec la souveraineté de la Couronne, notamment l’interprétation et la mise en œuvre des traités, ou encore les cas où l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 s’applique (Manitoba Metis, aux paragraphes 68 à 72).

[56]           En l’espèce, les appelants soutiennent que leur demande met en cause l’honneur de la Couronne dans la réalisation et la mise en œuvre des promesses faites par traité quant à l’octroi de terres de réserve à la bande de Peepeekisis. De fait, plusieurs arrêts ont décidé que la mise en œuvre des traités conclus avec les peuples autochtones engage l’honneur de la Couronne (Province of Ontario c. Dominion of Canada, (1895), 25 R.C.S. 434, à la page 512, par le juge Gwynne, dissident; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, au paragraphe 51; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, aux paragraphes 41 et 47; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 43; Nation Haida c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, aux paragraphes 19 et 20; Manitoba Metis, aux paragraphes 73 et 79).

 

[57]           Les appelants soutiennent que, logiquement au regard de la jurisprudence Manitoba Metis, il y a lieu de permettre que la demande suive son cours par voie d’action en jugement déclaratoire mettant en cause l’honneur de la Couronne, et ce, sans égard à quelque délai de prescription légal susceptible de jouer par ailleurs. Comme l’a noté le juge Rothstein dans son opinion dissidente, au paragraphe 254 de l’arrêt Manitoba Metis, « les juges majoritaires [dans Manitoba Metis] semblent rompre avec la certitude juridique établie dans Wewaykum et Lameman au profit d’une approche où la “réconciliation” doit être tenue pour prioritaire ».

 

[58]           Pour sa part, la Couronne, intimée, soutient que les principes consacrés par la jurisprudence Manitoba Metis se limitent strictement aux obligations constitutionnelles enchâssées dans la Constitution. L’intimée ajoute que puisqu’aucune mesure de nature constitutionnelle n’est en cause en l’espèce, la jurisprudence Manitoba Metis n’est pas pertinente.

 

[59]           Il ne m’est toutefois pas nécessaire de trancher cette question, car je suis d’avis que les principes consacrés par la jurisprudence Manitoba Metis ne peuvent jouer dans les cas où le demandeur dispose d’un autre mécanisme efficace de règlement des différends. Dans l’affaire Manitoba Metis, les juges majoritaires ont tirés leur conclusion sur la non-applicabilité des lois relatives à la prescription de l’objectif de réconciliation reconnu à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Manitoba Metis, aux paragraphes 140 et 141). Ils ont également souligné le fait que les appelants ne disposaient d’aucun autre recours et que « le jugement déclaratoire peut être le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne » (Manitoba Metis, au paragraphe 143 [je souligne]).

 

[60]           En l’espèce, il existe un autre recours efficace, donnant effet au principe de l’honneur de la Couronne et favorisant l’atteinte de l’objectif de la réconciliation. Ainsi, en suivant la procédure établie par la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, ch. 22, les appelants peuvent maintenant faire valoir leur revendication devant le Tribunal des revendications particulières, un tribunal indépendant constitué de juges des cours supérieures. Ce tribunal ne tient compte d’aucune règle ou doctrine qui aurait pour effet d’éteindre les revendications dirigées contre la Couronne ou les droits pouvant être exercés contre elle en raison du temps écoulé ou d’un délai échu, et il peut accorder une indemnisation monétaire pouvant atteindre 150 millions de dollars en ce qui concerne la revendication particulière visée par l’article 14 de la Loi sur Tribunal des revendications particulières.

 

[61]           Les revendications particulières visées par la Loi sur le Tribunal des revendications particulières peuvent notamment découler de : a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité; b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif relatif aux Indiens ou aux terres réservées aux Indiens; c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non‑fourniture de terres d’une réserve – notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale – ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif d’une première nation; d) la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve; e) l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral; f) la fraude, de la part d’un employé ou mandataire de Sa Majesté, relativement à l’acquisition, à la location ou à la disposition de terres d’une réserve.

 

[62]           Dans la foulée de la jurisprudence Manitoba Metis, la question de savoir si une action en jugement déclaratoire mettant en cause l’honneur de la Couronne peut être instruite par la Cour fédérale si la Loi sur le Tribunal des revendications particulières n’existait pas demeure ouverte. Toutefois, vu les circonstances en l’espèce, et à la lumière de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question. Il suffit de constater que la demande des appelants est irrecevable devant la Cour fédérale en raison des délais de prescription prévus par la loi et qu’une action en jugement déclaratoire ayant trait à cette demande et mettant en cause l’honneur de la Couronne ne conférerait pas le droit de saisir la Cour fédérale du litige, vu l’existence d’un autre recours efficace sous le régime de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières.

 

Conclusion

 

[63]           Je suis d’avis de rejeter l’appel et d’adjuger des dépens à l’intimée.

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

   Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord.

   D.G. Near, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-417-12

 

APPEL D’UN JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL RENDU LE 19 JUILLET 2012, No T-1068-92

 

INTITULÉ :                                                                          LA BANDE DE PEEPEEKISIS c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Regina (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 26 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                LE JUGE NEAR

                                                                                               

 

DATE DU JUGEMENT :                                                   Le 12 août 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Tom J. Waller

 

POUR LES APPELANTS

 

Mark Kindrachuk

Karen Jones

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Olive Waller Zinkhan & Waller LLP

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LES APPELANTS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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