Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190423


Dossier : A-422-17

Référence : 2019 CAF 87

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

KIMBERLY Y. FAWCETT

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 12 février 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 avril 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 


Date : 20190423


Dossier : A-422-17

Référence : 2019 CAF 87

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

KIMBERLY Y. FAWCETT

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

[1]  L’appelante, le capitaine Kimberly Y. Fawcett, est membre des Forces armées canadiennes. Un matin de février 2006, le capitaine Fawcett a reçu de son superviseur immédiat la permission d’être en retard au travail pour pouvoir emmener son fils à la garderie. Cette tâche incombait normalement à son mari, également membre des Forces canadiennes. Cependant, son mari a été appelé à s’entraîner tôt ce matin-là pour se préparer à un déploiement imminent. Le capitaine Fawcett a avisé son superviseur qu’elle exécutait son « plan de garde familiale », un plan destiné à répondre aux besoins des familles en matière de services de garde en cas de déploiement. Malheureusement, alors qu’elle se rendait à la garderie, le capitaine Fawcett a subi un tragique accident de la route. Son fils a été tué, et elle a subi de graves blessures qui ont nécessité entre autres l’amputation d’une jambe au-dessus du genou.

[2]  Lorsqu’un membre des Forces canadiennes subit une blessure grave, autre que celle reçue au combat, les articles 21.46 et 21.47 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) exigent que le commandant du membre ordonne une enquête sommaire ou convoque une Commission d’enquête, afin de rechercher la cause et les facteurs qui ont contribué à la blessure, et aussi si le militaire était en service au moment de la blessure et si la blessure était attribuable au service militaire. Au moment des faits, les conclusions d’une enquête sommaire ont été faites en référence à l’ordonnance administrative des Forces canadiennes 24-6, « Enquêtes sur des cas de blessures ou de décès » (OAFC 24-6), qui donnait des directives sur le sens des termes [traduction] « en service » et [traduction« attribuables aux services militaires » aux fins du chapitre 21 des ORFC.

[3]  Une enquête sommaire sur les blessures du capitaine Fawcett a été diligentée, et un rapport a été publié. Le rapport concluait entre autres qu’elle était en service au moment de l’accident, mais que ses blessures n’étaient pas attribuables au service militaire. Le rapport a été transmis au Directeur – Gestion du soutien aux blessés, qui a approuvé les conclusions, à une exception près : il a conclu que le capitaine Fawcett n’était pas en service au moment de l’accident. Peu après, Anciens Combattants Canada a rejeté la demande d’indemnité d’invalidité du capitaine Fawcett au motif que sa blessure n’était pas « liée au service », au sens de la Loi sur le bien-être des vétérans, L.C. 2005, ch. 21.

[4]  En juin 2009, en partant du principe que le refus était fondé sur les conclusions du rapport d’enquête sommaire tel qu’il est approuvé, le capitaine Fawcett a présenté un grief en vertu de l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5. Elle a demandé qu’il soit conclu qu’elle était en service au moment de l’accident, et que ses blessures étaient attribuables au service militaire. L’article 29.11 de la Loi sur la défense nationale désigne le chef d’État-Major de la Défense – qui, en application du paragraphe 18(1) de la Loi, « assure la direction et la gestion des Forces canadiennes » – en tant qu’autorité de dernière instance en matière de griefs.

[5]  En septembre 2011, le grief du capitaine Fawcett a été rejeté par le directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes, au nom du CEMD. Cette décision a été infirmée au terme d’une procédure en contrôle judiciaire pour des motifs d’équité procédurale : Fawcett c. Canada (Procureur général), 2012 CF 750. Son grief a de nouveau été rejeté en avril 2015, et elle a de nouveau engagé un recours en contrôle judiciaire. Sa demande a été accueillie sur consentement, sur la base de lacunes dans le dossier, et le grief a de nouveau été renvoyé pour nouvelle décision par le CEMD.

[6]  Devant le CEMD, le capitaine Fawcett a maintenu qu’elle était en service au moment de l’accident; que, parce que le changement à la routine de garde d’enfant de sa famille résultait d’une exigence militaire, son exécution du plan de garde familiale était également une exigence militaire. Le CEMD a toutefois conclu dans une décision détaillée que le plan de garde familiale du capitaine Fawcett n’était pas un [traduction] « devoir militaire réglementé », mais un [traduction] « plan d’urgence mis en place par un parent pour assurer la garde d’enfants lorsqu’il s’absente pour des raisons de service militaire ».

[7]  Le CEMD a tiré cette conclusion après avoir examiné un rapport du Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants de la Chambre des communes, lequel avait recommandé que [traduction] « tout le personnel militaire ayant des enfants soit tenu de préparer un plan conforme à des critères prédéterminés permettant de satisfaire aux besoins en garde d’enfants à chaque déploiement ». Il a également examiné la Directive et ordonnance administrative de la Défense 5044-1, « Déclaration de plan de garde familiale » (DOAD 5044-1), l’ordonnance qui suit sur cette recommandation et enjoignant aux membres des Forces canadiennes de remplir une déclaration de plan de garde familiale sur le formulaire prescrit. (Je remarque que, bien qu’il n’y ait aucun différend à l’effet que le capitaine Fawcett ait rempli une déclaration de plan de garde familiale avant l’accident, sa déclaration ne figurait pas au dossier de la Cour fédérale, car elle était à un certain moment égarée par son unité.)

[8]  Le CEMD a conclu qu’une déclaration de plan de garde familiale, telle qu’énoncée dans la DOAD 5044-1, a pour but « d’aider les militaires à planifier les besoins de leur famille dans le cas d’absence pour des raisons de service » et « d’informer les commandants (cmdt) des difficultés éventuelles en ce qui a trait aux besoins des familles auxquels certains militaires pourraient avoir à faire face dans le cas d’absence pour des raisons de service ». Il a conclu que les membres des Forces canadiennes avaient reçu l’ordre de remplir des déclarations de plan de garde familiale pour « s’assurer que leur famille soit prise en charge pendant le temps où le membre s’absente pour des raisons de service militaire », et que les membres étaient invités à exécuter leurs plans de garde familiale uniquement si on leur ordonnait de s’éloigner de leur famille pour remplir des fonctions militaires. Il a également signalé que les Forces canadiennes n’avaient aucun contrôle sur le contenu du plan de garde familiale d’un membre et qu’il en incombait à chaque membre de le déterminer.

[9]  Le CEMD a en outre conclu que, le matin de l’accident, le capitaine Fawcett ne se livrait à nulle « activité militaire ». Ce faisant, il a pris en compte l’argument du capitaine Fawcett selon lequel elle et son mari avaient un plan de garde familiale « unitaire » en tant que couple militaire marié. Il a conclu que la DOAD 5044-1 ne prévoit pas de plans de garde familiale « unitaires », puisque chaque membre d’un couple militaire marié est tenu de remplir une déclaration de plan de garde familiale distincte. Selon son interprétation de la DOAD 5044-1, le CEMD a constaté que, le matin de l’accident, le capitaine Fawcett agissait en dehors de ses fonctions militaires pour s’acquitter de ses responsabilités familiales, et non pas en dehors de ses responsabilités familiales pour remplir des fonctions militaires. Il a donc conclu qu’elle n’« exécutait » pas son plan de garde familiale au moment des faits et que, dans les circonstances, son superviseur n’aurait pas pu lui ordonner légalement de le faire.

[10]  Le CEMD s’est appuyé sur son analyse de la DOAD 5044-1 pour conclure que les blessures du capitaine Fawcett n’étaient pas imputables au service militaire. Il a fait remarquer que, aux termes de l’OAFC 24-6, une blessure est imputable au service militaire lorsqu’elle [traduction] « découle » du service ou est [traduction] « directement liée » au service. Mais il a conclu que, parce que le capitaine Fawcett s’acquittait de la responsabilité relative à la garde d’enfants le matin de l’accident qui ne constituait pas un [traduction] « devoir militaire réglementé », sa blessure a été causée par des facteurs personnels non liés au service militaire. Le CEMD a par conséquent rejeté le grief du capitaine Fawcett. Ce faisant, il a fait remarquer qu’il était arrivé à la même conclusion que le Comité d’examen externe des griefs militaires, un tribunal indépendant qui, tel qu’il est énoncé au paragraphe 29.2(1) de la Loi sur la défense nationale, produit ses conclusions et ses recommandations sur les griefs au CEMD et au membre des Forces canadiennes qui a déposé le grief.

[11]  Le capitaine Fawcett, alors se représentant elle-même, a demandé le contrôle judiciaire de la décision du CEMD devant la Cour fédérale. Il  n’était pas controversé entre les parties que la norme de la décision raisonnable devait être appliquée. Le juge de première instance a conclu que la décision du CEMD était raisonnable et a donc rejeté la demande : Fawcett c. Canada (Procureur général), 2017 CF 1071 (le juge McDonald). Le capitaine Fawcett fait maintenant appel à notre Cour.

[12]  Lorsqu’elle est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale résultant d’une procédure de contrôle judiciaire, notre Cour a deux missions : rechercher, d’une part, si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle correcte – norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable – et, d’autre part, si elle l’a correctement appliquée (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 45 à 47, [2013] 2 RCS 559. Concrètement, cela implique « de se mettre à la place » du juge de la Cour fédérale et de se concentrer sur la décision administrative; en l’espèce, la décision du CEMD.

[13]  Le capitaine Fawcett reconnaît que, en principe, le CEMD a droit à la déférence en ce qui concerne son interprétation de sa « loi constitutive » ou d’« une loi étroitement liée à son mandat et dont [il] a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 27, [2018] 2 R.C.S. 230; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 34, [2011] 3 R.C.S. 654. Tant la Cour fédérale que notre Cour ont appliqué la norme de caractère raisonnable aux décisions sur les griefs du CEMD : voir, par exemple, François c. Canada (Procureur général), 2017 CF 154, au paragraphe 32; Zimmerman c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1298 aux paragraphes 23 à 25, 358 F.T.R. 139, confirmé sur ce point 2011 CAF 43 au paragraphe 21, 415 N.R. 13. Tel qu’il a été observé par la Cour fédérale dans la décision Zimmerman (au paragraphe 23), « [p]our trancher un grief, le CEMD interprète et applique des politiques et des règles qu’il a édictées ou desquelles il est responsable ».

[14]  Toutefois, le capitaine Fawcett consacre une partie très importante de ses observations à la thèse selon laquelle la présomption de déférence est réfutée en l’espèce, de sorte que l’interprétation de l’OAFC 24-6 du CEMD doit être faite selon de la norme de la décision correcte. La norme de contrôle applicable est une question de droit; l’accord conclu par les parties devant la Cour fédérale sur la norme du caractère raisonnable n’est donc pas déterminante : Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), 2004 CSC 54, au paragraphe 6, [2004] 3 R.C.S. 152. Devant notre Cour, le capitaine Fawcett avance quatre arguments principaux en faveur de l’application de la norme de la décision correcte. Elle soutient en outre que, parce que l’application de la norme de la décision correcte est appropriée, notre Cour doit procéder à une nouvelle analyse du grief.

[15]  Je ne suis pas convaincu que, même s’il était approprié d’assujettir l’interprétation de l’OAFC 24-6 par le CEMD à la norme de la décision correcte, il s’ensuit nécessairement que cette Cour devrait en effet rendre une nouvelle décision sur le grief. Cette opération ne porte pas sur une question de droit, mais plutôt une question mixte de fait et de droit, susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable : Marine Services International Ltd. c. Ryan (Succession), 2013 CSC 44, au paragraphe 45, [2013] 3 R.C.S. 53. Toutefois, il n’est pas nécessaire de discuter cette question, car je suis d’avis que les arguments du capitaine Fawcett en faveur de l’application de la norme de la décision correcte doivent être rejetés.

[16]  Selon son premier et principal argument, la jurisprudence enseigne déjà de manière satisfaisante que la norme de la décision correcte joue. Elle invoque cet argument en s’appuyant sur l’observation de la Cour suprême dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, [2008] 1 R.C.S. 190, que le juge n’a pas besoin d’effectuer sa propre analyse de la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». L’enseignement invoqué est celui de notre Cour professé par la jurisprudence Cole c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 119, [2016] 1 R.C.F. 173, laquelle découle d’une autre jurisprudence de notre Cour, Canada (Procureur général) c. Frye, 2005 CAF 264, 338 N.R. 382. Elle soutient que l’arrêt Cole a décidé correctement que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte pour la « catégorie de questions » comprenant des questions de « rapport causal », comme la question de savoir si ses blessures étaient attribuables au service militaire.

[17]  En ce qui concerne l’affaire Cole, la décision examinée était celle du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (TACRA) refusant la demande d’un ancien membre des Forces canadiennes de pension en application de l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6. Cette disposition confère le droit à une pension « en cas d’invalidité causée par », entre autres choses, « une blessure [...] survenue au cours du service militaire ou attribuable à celui-ci ». Le capitaine Fawcett soutient que ce texte est très semblable à celui que l’on trouve dans l’OAFC 24-6, qui dispose (au paragraphe 30) : « [l]a règle générale, “attribuable au service militaire”, est interprétée comme signifiant “consécutive ou rattachée directement au service militaire” ». Dans l’arrêt Cole, les juges majoritaires ont conclu que le niveau de lien de causalité nécessaire aux termes de l’alinéa 21(2)a) était susceptible d’examen selon la norme de la décision correcte.

[18]  À mon avis, l’arrêt Cole ne détermine pas la norme de contrôle applicable en l’espèce, et cela pour plusieurs raisons.

[19]  Premièrement, la norme de contrôle « ne peut être considérée comme établie de façon satisfaisante si “la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire” » : Teva Canada Limited c. Pfizer Canada Inc., 2016 FCA 248 au paragraphe 46, [2017] 3 R.C.F. 80, citant Agraira au paragraphe 48. L’arrêt Cole est antérieur à l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne par lequel, au paragraphe 27, la Cour Suprême a fermement réaffirmé la présomption de la norme de la décision raisonnable en matière d’interprétation des textes législatifs habilitants.

[20]  Deuxièmement, en supposant que la jurisprudence Cole détermine néanmoins de façon satisfaisante la norme de contrôle en matière de questions de « rapport causal », à mesure qu’elles découlent de l’application des lois sur les pensions, cela ne signifie pas que cela se produit dans le cas de questions découlant de l’application de l’OAFC 24-6. Le CEMD et le TACRA sont assujettis à des régimes législatifs distincts.

[21]  L’OAFC 24-6 énumère (au paragraphe 17) quatre objectifs de l’enquête militaire. Bien que le premier consiste à [traduction] « permettre à la Commission des pensions du Canada [le prédécesseur du TACRA dans ce contexte] de rechercher s’il y a droit à une pension en vertu de la Loi sur les pensions » – l’OAFC 24-6 a été émise en 1975, avant l’adoption de la Loi sur le bien-être des vétérans, aux termes de laquelle le capitaine Fawcett a demandé une indemnité d’invalidité; les trois autres objectifs ne portent pas sur le droit à la pension et sont internes à l’armée. Ils déterminent la responsabilité en cas de blessure ou de décès, indiquant si des mesures disciplinaires ou administratives sont nécessaires, et aident à déterminer s’il peut y avoir ou non réclamation par ou contre la Couronne. En revanche, l’article 2.1 de la Loi sur le bien-être des vétérans dispose expressément que l’objet de cette loi est de « reconnaître et d’honorer l’obligation du peuple canadien et du gouvernement du Canada de rendre un hommage grandement mérité aux militaires et vétérans pour leur dévouement envers le Canada », notamment par « la fourniture de services, d’assistance et de mesures d’indemnisation à ceux qui ont été blessés par suite de leur service militaire [...] ».

[22]  En outre, le TACRA n’est pas lié par les conclusions de l’enquête sommaire (ou de la décision du CEMD à l’égard du grief) sur la question de l’imputabilité. L’OAFC 24-6 dispose expressément (au paragraphe 27) que [traduction] « la Commission des pensions du Canada n’est pas tenue de suivre les conclusions de l’enquête et prend sa propre décision à la lumière des éléments de preuve [...] ». L’article 18 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, dispose maintenant que le TACRA a « compétence exclusive pour réviser toute décision rendue en vertu de la Loi sur les pensions ou prise en vertu de la Loi sur le bien-être des vétérans et pour statuer sur toute question liée à la demande de révision ».

[23]  Un autre facteur distinctif est que l’OAFC 24-6 ne contient aucune exigence voulant que ses modalités soient interprétées de façon libérale. En revanche, l’article 2 de la Loi sur les pensions impose expressément l’interprétation libérale des dispositions de cette loi :

2 Les dispositions de la présente loi s’interprètent d’une façon libérale afin de donner effet à l’obligation reconnue du peuple canadien et du gouvernement du Canada d’indemniser les membres des forces qui sont devenus invalides ou sont décédés par suite de leur service militaire, ainsi que les personnes à leur charge.

2 The provisions of this Act shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to provide compensation to those members of the forces who have been disabled or have died as a result of military service, and to their dependants, may be fulfilled.

[24]  Une exigence semblable est consacrée par l’article 3 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), qui vise les lois et règlements « qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions » :

3 Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

3 The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

[25]  La Loi sur le bien-être des vétérans, pour sa part, contient depuis 2015 la disposition suivante concernant son objectif et son interprétation :

2.1 La présente loi a pour objet de reconnaître et d’honorer l’obligation du peuple canadien et du gouvernement du Canada de rendre un hommage grandement mérité aux militaires et vétérans pour leur dévouement envers le Canada, obligation qui vise notamment la fourniture de services, d’assistance et de mesures d’indemnisation à ceux qui ont été blessés par suite de leur service militaire et à leur époux ou conjoint de fait ainsi qu’au survivant et aux orphelins de ceux qui sont décédés par suite de leur service militaire. Elle s’interprète de façon libérale afin de donner effet à cette obligation reconnue.

2.1 The purpose of this Act is to recognize and fulfil the obligation of the people and Government of Canada to show just and due appreciation to members and veterans for their service to Canada. This obligation includes providing services, assistance and compensation to members and veterans who have been injured or have died as a result of military service and extends to their spouses or common-law partners or survivors and orphans. This Act shall be liberally interpreted so that the recognized obligation may be fulfilled.

[26]  Aucune exigence comparable dans les dispositions législatives, les règlements ou les ordonnances régissant la conclusion d’une enquête militaire sur l’imputabilité n’a été portée à notre attention. Cela signifie que la question de l’imputabilité qui doit être tranchée par le CEMD et la question du lien de causalité qui doit être tranchée en application de la loi sur les pensions diffèrent de manière significative. Dans sa décision sur le grief (à 6, 12), le CEMD a fait remarquer que l’OAFC 24-6 ne comportait pas de disposition d’interprétation libérale applicable aux cas de détermination d’imputabilité, et que les analyses des arrêts Cole et Frye, bien qu’utiles, n’étaient donc pas déterminantes en ce qui concerne la question de l’imputabilité qu’il devait trancher.

[27]  L’avocat du capitaine Fawcett a soutenu durant l’audience que le mot « consécutive » tel qu’il figure dans l’OAFC 24-6 doit tout de même être interprété de manière libérale, se fondant sur l’arrêt Amos c. Insurance Corp. de la Colombie-Britannique, [1995] 3 R.C.S. 405, au paragraphe 21, 127 D.L.R. (4th) 618, et Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 36, 154 D.L.R. (4th) 193. À mon avis, l’arrêt Amos n’est d’aucune utilité; il enseigne seulement que « consécutive » a un sens plus large que « causé par ». L’arrêt Rizzo Shoes n’est pas non plus pertinent : bien qu’il affirme que les mots « lois conférant des avantages » doivent être interprétés « de façon libérale et généreuse », à mon avis, l’OAFC 24-6 n’est pas le type de « loi conférant des avantages » à laquelle l’arrêt fait référence. Elle ne confère pas elle-même des avantages, et comme je l’ai déjà mentionné, le TACRA n’est pas lié par une décision rendue en application de celle-ci, mais il est libre d’interpréter sa loi constitutive de manière à donner pleinement effet à ses objectifs conférant des avantages.

[28]  Le deuxième argument du capitaine Fawcett en faveur de la norme de la décision correcte est tiré de l’observation de la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Dunsmuir (paragraphe 60) selon laquelle cette norme doit s’appliquer aux questions de droit qui sont « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre ». Le capitaine Fawcett soutient que, même si l’arrêt Cole n’a pas directement déterminé la norme de contrôle applicable, l’observation dans l’arrêt Cole selon lequel le discernement de « degrés de lien de causalité » soulève une question dans cette catégorie devrait s’appliquer avec la même manière aux questions de droit de cette nature devant le CEMD.

[29]  La Cour suprême a récemment réaffirmé, par l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne (au paragraphe 42), que les conditions préalables à l’inclusion dans cette catégorie – importance centrale pour le système juridique et absence d’expertise – doivent être remplies pour que puisse être appliquée la norme de contrôle de la décision correcte. Elle a noté qu’elle a « maintes fois rejeté une application libérale de cette catégorie ». Elle a également signalé (au paragraphe 43) que le simple fait que d’autres tribunaux puissent statuer sur des questions similaires ne prive pas le décideur de son expertise relativement à sa loi constitutive.

[30]  À mon avis, les questions d’ordre juridique tranchées par le CEMD dans l’interprétation de l’OAFC 24-6 ne relèvent pas de cette catégorie. Même si le sens des mots [traduction] « en service » et [traduction] « attribuable aux services militaires », tels qu’ils figurent dans l’OAFC 24-6, comporte des questions d’importance centrale pour l’ensemble du système juridique, le CEMD dispose sans aucun doute d’une expertise dans l’interprétation de ces mots. Cette expertise découle à la fois de sa mission en matière de contrôle et d’administration des Forces canadiennes, y compris son autorité pour émettre les OAFC et les DOAD, et sa désignation comme autorité de dernière instance en matière de griefs. Sa capacité à renvoyer un grief au Comité d’examen externe des griefs militaires et à obtenir ses conclusions et ses recommandations s’ajoute à son expertise institutionnelle. Comme il ressort de l’analyse de Commission canadienne des droits de la personne, le fait que le TACRA peut considérer des questions similaires ne prive pas le CEMD de son expertise relativement à sa loi constitutive.

[31]  Comme troisième argument en faveur de la norme de la décision correcte, l’avocat du capitaine Fawcett a soutenu, pour la première fois dans ses observations verbales, que l’interprétation de l’OAFC 24-6 relève de l’exception signalée dans l’arrêt Dunsmuir (au paragraphe 61) pour des questions visant la « délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents ». Il ressort des observations que la délimitation des compétences entre le CEMD et le TACRA sont « floues », et que ce « flou » suffit à faire jouer l’exception. Cet argument s’appuie sur la chaîne de raisonnement suivante : les déterminations de l’imputabilité aux termes de l’OAFC 24-6 servent uniquement à la détermination de l’admissibilité en application de la Loi sur les pensions ou de la Loi sur le bien-être des vétérans; en opérant une distinction entre les faits de l’espèce et ceux des affaires Cole et Frye, le CEMD a jugé que les dispositions d’imputabilité de l’OAFC 24-6 ne doivent pas être interprétées de façon libérale; le CEMD a donc pris une décision en application de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) que l’OAFC 24-6 n’est pas visée par l’article 3 de cette loi; et cette décision lie le TACRA.

[32]  Je trouve cette chaîne de raisonnement très difficile à suivre et je rejette cet argument. Un tel argument déforme à la fois la nature et l’incidence des décisions du CEMD.

[33]  Comme il a déjà été mentionné, les décisions à prendre en application de l’OAFC 24-6 ont quatre objectifs distincts; elles ne se limitent pas aux droits à pension. Il n’y a aucun élément de preuve qui va dans le sens de la thèse selon laquelle les interprétations du CEMD sont contraignantes à l’égard du TACRA. Comme je l’ai déjà mentionné, l’OAFC 24-6 laisse expressément aux organismes de réglementation en matière de pensions le droit de déterminer les droits à pension, et le TACRA est tenu par la loi de prendre ses propres décisions.

[34]  Quoi qu’il en soit, l’exception relative à la [traduction] « délimitation des compétences » ne joue que lorsqu’il existe des [traduction] « tribunaux spécialisés concurrents »; lorsque la question est de savoir lequel des deux ou plusieurs tribunaux ont compétence sur une question, ou s’ils ont compétence concurrente : voir Hebron c. University of Saskatchewan, 2015 SKCA 91, paragraphe 47, 465 Sask. R. 161; Walsh c. Mobile Oil Canada, 2013 ABCA 238, paragraphe 83, 553 A.R. 360. Il n’y a aucune « concurrence » en l’espèce. Le CEMD était compétent pour déterminer l’imputabilité en application de l’OAFC 24-6. Le TACRA a compétence de déterminer l’imputabilité du capitaine Fawcett aux fins du droit à une indemnité d’invalidité, en tenant compte des conclusions tirées en application de l’OAFC 24-6.

[35]  Je le répète, pour la première fois dans ses observations verbales, l’avocat du capitaine Fawcett a fait valoir comme quatrième argument en faveur de l’application de la norme de la décision correcte que les observations du paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir appellent à l’application de la norme de la décision correcte aux décisions du CEMD. La Cour suprême, après avoir discuté les raisons et les caractéristiques de la déférence qu’appelle l’examen du caractère raisonnable, a déclaré que « la norme de la décision correcte doit continuer de s’appliquer aux questions de compétence et à certaines autres questions de droit. On favorise ainsi le prononcé de décisions justes tout en évitant l’application incohérente et irrégulière du droit. »

[36]  À mon avis, l’argument du capitaine Fawcett repose sur une mauvaise compréhension de cette déclaration tirée de l’arrêt Dunsmuir. Elle explique les politiques sous-jacentes à l’application de la norme de la décision correcte à certaines questions de droit; elle ne crée pas une exception distincte à l’examen du caractère raisonnable. La possibilité que des décideurs différents parviennent à des conclusions différentes sur des questions identiques ou similaires n’appelle pas en soi l’application de la norme de la décision correcte. En effet, l’application de la norme de la décision correcte « “[repose] sur l’idée qu’une disposition législative peut donner lieu à plus d’une interprétation valable, et un litige, à plus d’une solution”, de telle sorte que “la cour de révision doit se garder d’intervenir lorsque la décision administrative a un fondement rationnel” » : Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, paragraphe 39, [2011] 1 R.C.S. 160, citant Dunsmuir au paragraphe 41.

[37]  Cet argument ne réfute pas non plus la présomption de la norme de la décision raisonnable. La Cour fédérale a correctement déterminé la norme de contrôle.

[38]  La question qui reste à trancher est de savoir si les conclusions du CEMD étaient raisonnables. À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu par l’affirmative.

[39]  Le capitaine Fawcett fait valoir que la décision de la Cour fédérale concernant sa première demande de contrôle judiciaire – de la décision de grief du directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes, au nom du CEMD – doit être interprétée comme concluant que la décision du CEMD était déraisonnable. Dans cette affaire, la Cour fédérale, après avoir conclu que la décision sur le grief devait être annulée pour manquement à l’équité procédurale, a ensuite (aux paragraphes 29 à 31) exprimé l’opinion que l’analyse de l’imputabilité dans la décision sur le grief était déraisonnable.

[40]  Je ne tiendrais pas compte de cette soumission. Les observations de la Cour fédérale étaient sans objet, comme elle l’a dit elle-même. Il en résulta que la question fut renvoyée pour réexamen, sans conditions ni directives. Les observations de la Cour ne pouvaient lier un décideur subséquent dans le cadre du processus de règlement des griefs, sans parler de la Cour fédérale et de notre Cour lors de l’examen d’une décision subséquente.

[41]  Comme la Cour fédérale l’a souligné dans la décision dont il est maintenant fait appel (aux paragraphes 39 et suivants), le CEMD a fait précisément référence, en arrivant à sa conclusion que le capitaine Fawcett n’était pas en service au moment de l’accident, à la directive relative au « service » dans l’OAFC 24-6. Dans son examen de la question du « service », il a ensuite tenu compte du texte, du contexte et de l’objet de la DOAD 5044-1 et de la nature d’un plan de garde familiale. De même, comme l’a fait observer la Cour fédérale (aux paragraphes 45 et suivants), le CEMD est arrivé à sa conclusion sur l’imputabilité compte tenu de l’explication du mot dans l’OAFC 24-6, des décisions Cole et Frye et de sa conclusion concernant la relation entre les responsabilités familiales et le devoir militaire.

[42]  Les motifs détaillés du CEMD font preuve de justification, de transparence et d’intelligibilité. À mon avis, sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La norme du caractère raisonnable est par conséquent respectée : voir Dunsmuir au paragraphe 47.

[43]  Au cours de l’audience, l’avocat du capitaine Fawcett a fait part de ses préoccupations selon lesquelles la conclusion du caractère raisonnable de la décision du CEMD rendue dans le cadre du contrôle judiciaire empêcherait effectivement le TACRA de rendre une décision en sa faveur. Comme j’ai mentionné précédemment, compte tenu des différences entre les régimes auxquels le CEMD et le TACRA sont assujettis, je ne retiens pas cet argument. Si le TACRA entrave indûment son pouvoir discrétionnaire en traitant les conclusions du CEMD comme étant déterminatives, cela peut être examiné par voie de contrôle judiciaire de la décision du TACRA.

[44]  En conséquence, je suis d’avis de rejeter le présent appel. L’intimé ne demande pas les dépens, et je n’en adjugerais aucuns.

« J.B. Laskin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


(APPEL D’UNE DÉCISION RENDUE PAR LA JUGE McDONALD LE 27 NOVEMBRE 2017, DOSSIER NO T-2187-16)

DOSSIER :

A-422-17

 

 

INTITULÉ :

KIMBERLY Y. FAWCETT c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 février 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 avril 2019

 

COMPARUTIONS :

David W. Levangie

Maxwell Reedijk

Bonnie Fish

 

Pour l’appelante

 

Sadian Campbell

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fogler, Rubinoff LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

 

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