Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190516


Dossier : A-115-18

Référence : 2019 CAF 152

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

 

HUTCHINGAME GROWTH CAPITAL CORPORATION

 

 

appelante

 

 

et

 

 

DAYTON BOOT CO. ENTERPRISES LTD., RED CAT LTD., DAYTON BOOT BRANDS LTD. ET RODERICK HALL RISK

 

 

intimés

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 21 mars 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 mai 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20190516


Dossier : A-115-18

Référence : 2019 CAF 152

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

 

HUTCHINGAME GROWTH CAPITAL CORPORATION

 

 

appelante

 

 

et

 

 

DAYTON BOOT CO. ENTERPRISES LTD., RED CAT LTD., DAYTON BOOT BRANDS LTD. ET RODERICK HALL RISK

 

 

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]  Hutchingame Growth Capital Corporation [Hutchingame] interjette appel de la décision rendue le 20 mars 2018 par le juge Barnes de la Cour fédérale (2018 CF 316). La décision de la Cour fédérale portait sur la marque de commerce déposée au Canada sous le numéro TMA792915 à l’égard du mot servant de marque « DAYTON ». La marque de commerce a été enregistrée en 2011 par Dayton Boot Co. Enterprises Ltd. [Dayton Enterprises] en fonction d’un emploi en rapport principalement avec des bottes qui remonte à 1947. En mai 2016, le registraire des marques de commerce [registraire] a enregistré un changement de titre relatif à la marque de commerce, qui est passée de Dayton Enterprises à Red Cat Ltd. [Red Cat]. Le registraire a enregistré un autre changement de titre plus tard en août de la même année, dans ce cas de Red Cat à Hutchingame.

[2]  Dayton Enterprises a présenté une demande à la Cour fédérale en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 et du paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, en vue de faire radier ces changements de titre. Elle soutenait que la cession initiale de la marque à Red Cat n’avait en fait jamais eu lieu et que le changement de titre correspondant enregistré par le registraire était fondé sur un dossier factuel incomplet et trompeur. La Cour fédérale a retenu les arguments de Dayton Enterprises et a ordonné que les « décisions du Registraire de transférer la marque de commerce Dayton de Dayton Boot Co. Enterprises Ltd. à Red Cat Ltd. et de Red Cat Ltd. à Hutchingame Growth Capital Corporation [seraient] cassées ». Constatant que les faits de l’affaire étaient « suffisamment troublants », la Cour fédérale a également condamné Hutchingame à des dépens majorés.

[3]  Hutchingame, qui, au moment où la décision de la Cour fédérale a été rendue, était le propriétaire inscrit de la marque, interjette appel principalement au motif que la Cour fédérale a commis une erreur en admettant et en évaluant une preuve dont le registraire ne disposait pas, dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Dayton Enterprises, qui, répétons-le, figure au registre comme propriétaire de la marque contestée, défend la décision de la Cour fédérale car, selon elle, la Cour fédérale a correctement déterminé le critère relatif à l’admission de nouveaux éléments de preuve et n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante dans l’application de ce dernier. Dayton Enterprises soutient que la décision du registraire était déraisonnable. Les autres intimés, Red Cat, Dayton Boot Brands Ltd. [Dayton Brands] et M. Roderick Hall Risk, n’ont pas comparu en appel.

[4]  Le présent appel devrait être accueilli pour les motifs qui suivent.

I.  Résumé des faits

A.  Parties

[5]  Au cœur de la présente affaire se trouve ce qui semble être un différend qui fait intervenir plusieurs parties concernant la propriété de la marque de commerce « DAYTON ».

[6]  Il y a premièrement Dayton Enterprises, fabricant de bottes situé à Vancouver, qui, comme nous le mentionnons plus haut, a enregistré la marque de commerce en 2011. Je souligne qu’en plus de la présente instance, Dayton Enterprises a intenté une action civile contre deux des parties décrites ci-après, Red Cat et M. Risk, devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, notamment pour être déclarée légitime propriétaire de la marque de commerce contestée (dossier de la Cour suprême de la Colombie-Britannique no S-1711772).

[7]  M. Risk, un intimé dans le présent appel, a offert d’investir dans la marque « DAYTON » et a conclu un accord avec Dayton Enterprises le 4 mai 2012 [l’accord de 2012] par le truchement de son entreprise, Red Cat. Lors de l’audience, les parties ont indiqué que Red Cat, bien que toujours intimée dans le présent appel, n’est plus une société enregistrée.

[8]  Il y a ensuite Dayton Brands, une entreprise qui semble avoir été constituée en société peu de temps après la signature de l’accord de 2012. Il semble que Dayton Brands ait par la suite employé la marque « DAYTON » pendant un certain temps avec l’autorisation de Red Cat et de Dayton Enterprises (le dossier n’indique pas qui était habilitée à accorder pareille autorisation). Dayton Brands a déposé un avis d’intention de faire une proposition en application de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3, le 24 août 2017 (motifs de la CF, para 3). En fait, certains éléments de preuve indiquent que Dayton Brands était insolvable depuis un certain temps avant d’avoir déposé une requête en faillite à la Cour suprême de la Colombie-Britannique en août 2017 (voir la lettre du 31 mars 2016, dossier d’appel, onglet 5-G aux pp 68-69; dossier de la CSC-B no B-170382).

[9]  Enfin, il y a Hutchingame, qui, comme nous le mentionnons, était le propriétaire inscrit de la marque de commerce au moment de l’instance devant la Cour fédérale. Bien que le dossier indique que Red Cat a cédé la marque de commerce « DAYTON » à Hutchingame en mars 2016, la nature exacte de la relation entre Hutchingame, M. Risk, Red Cat et Dayton Brands est inconnue.

[10]  Comme nous le mentionnons plus haut, aucune de ces parties, à l’exception de Hutchingame, n’a comparu devant notre Cour. J’ouvre une parenthèse pour signaler qu’à l’égard de la demande présentée à la Cour fédérale, le cabinet Clark Wilson LLP a déposé un avis de comparution au nom de Red Cat, de Dayton Brands et de M. Risk en juillet 2016. En avril 2017, le cabinet Beament Hebert Nicholson LLP a déposé un avis de comparution au nom de Hutchingame. En octobre de la même année, Red Cat, Dayton Brands et M. Risk ont déposé un avis de changement d’avocat indiquant que Beament Hebert Nicholson LLP les représentait désormais, ainsi que Hutchingame. En décembre 2017, Hutchingame a informé la Cour fédérale qu’elle avait nommé un second cabinet d’avocats, SMITHS IP, pour la représenter. En janvier 2018, environ deux semaines avant l’audience devant la Cour fédérale, Beament Hebert Nicholson LLP a de nouveau écrit à la Cour fédérale pour l’informer qu’elle n’assisterait pas à l’audience et s’en remettrait aux observations et à la thèse de l’autre représentant de Hutchingame, SMITHS IP. En outre, à l’audience devant la Cour fédérale, le syndic de faillite de Dayton Brands, Webster, Hudson & Coombe LLP, a été autorisé à faire de brèves observations orales concernant l’instance en faillite devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

B.  Faits de l’instance au principal

[11]  L’affaire soulève notamment un problème : la Cour fédérale et notre Cour n’ont pas été informées de tous les faits au cœur du litige au principal. Ainsi, un dossier de preuve limité a été produit, en grande partie tiré d’une source unique, à savoir l’affidavit de M. Stephen Encarnacao, directeur de Dayton Enterprises (voir l’affidavit de Stephen J. Encarnacao no 1, dossier d’appel, onglet 5, aux pp 28-38).

[12]  Les principaux faits sont décrits dans les motifs de la Cour fédérale. Aux paragraphes 7 à 9, la Cour fédérale relate les faits suivants :

[7] Ce dont est maintenant saisie la Cour et dont n’était pas saisi, pour l’essentiel, le Registraire, est le récit d’une prétendue vente d’actifs d’une société de Dayton Enterprises à Red Cat. Le 4 mai 2012, ces parties ont exécuté un accord d’acquisition d’éléments d’actif mal rédigé [l’accord] pour la vente d’actifs, y compris la marque de commerce Dayton, pour des considérations financières et autres contreparties précises. L’accord n’indique pas clairement quand le titre sur les actifs passerait à Red Cat – il utilise des termes comme [traduction] « achètera », « fournira » et « se verra accorder ». Il mentionne aussi le besoin de [traduction] « terminer les contrats et la paperasserie pour finaliser les termes de l’accord ». Les parties se sont entendues pour ne pas divulguer les conditions de l’accord.

[8] Il va sans dire que la relation entre Dayton Enterprises et Red Cat n’était pas de tout repos et, à la fin de 2015, elles se menaçaient mutuellement de poursuite judiciaire. L’avocat de Dayton Enterprises écrivit une lettre à Red Cat le 18 novembre 2015 dans laquelle il accusait Red Cat de rupture de contrat pour avoir omis de respecter ses obligations financières. Cette lettre demandait une comptabilisation et un engagement de la part de Red Cat de renoncer et de mettre fin à son utilisation ou à sa revendication de propriété de la marque de commerce Dayton. Le 31 mars 2016, l’avocat de l’époque de Dayton Enterprises écrivit de nouveau à Red Cat pour l’aviser de la résiliation de l’accord et de la révocation de sa « permission » d’utiliser la marque de commerce Dayton.

[9] Red Cat répondit par l’entremise de son avocat le 12 avril 2016. Red Cat répondit qu’elle ne contestait pas le fait qu’elle avait violé l’accord, mais a adopté comme position que le titre sur les actifs, y compris la marque de commerce Dayton, avaient été transférés, de sorte que Dayton Enterprises était [traduction] « un créancier non garanti » de la société absorbante de Red Cat, Dayton Brands, [traduction] « ni plus ni moins ». Red Cat allègue aussi que Dayton Enterprises avait omis de respecter ses obligations contractuelles, y compris le transfert nécessaire de l’enregistrement de la marque de commerce Dayton. Une autre lettre de l’avocat de Red Cat, en date du 6 mai 2016, indiquait que [traduction] « notre client entend prendre les mesures nécessaires pour assurer le transfert de la marque de commerce “Dayton”, en application de l’accord ».

[Non souligné dans l’original.]

[13]  Outre ce qui précède, je note que la première lettre de Dayton Enterprises concernant le manquement, datée du 18 novembre 2015 (la référence à 2013 était une erreur), est adressée à Red Cat ainsi qu’à Dayton Brands à la même adresse sur East Hastings Street à Vancouver (dossier d’appel, onglet 5-F, pp 65-66). Je souligne ce fait, car une lettre de Clark Wilson LLP datée du 12 avril 2016 en réponse à la deuxième lettre concernant le manquement ne précise pas quelle partie (Red Cat, Dayton Brands ou les deux) le cabinet représente (dossier d’appel, onglet 5-H, pp 71-72). Ce qui est clair cependant, c’est que, le 12 avril 2016, Red Cat avait déjà cédé la marque « DAYTON » à Hutchingame au moyen d’un accord daté du 23 mars 2016 (dossier d’appel, onglet 7-B, p 138). Il est curieux que cette information importante n’ait pas été signalée dans la lettre de Clark Wilson LLP à Dayton Enterprises.

[14]  Ce n’est donc qu’après avoir effectivement cédé la marque « DAYTON » à Hutchingame que Red Cat a demandé au registraire de modifier l’enregistrement de la marque pour tenir compte du fait que Red Cat en détenait le titre de propriété depuis mai 2012. Comme le constate la Cour fédérale aux paragraphes 10 et 11 de ses motifs :

[10] Le 9 mai 2016, Red Cat a donné suite à sa menace de transférer l’enregistrement de la marque de commerce Dayton au moyen d’une demande ex parte auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [OPIC]. La demande était appuyée par une copie très caviardée de l’accord. Red Cat affirmait que l’accord cédait à Red Cat la marque de commerce Dayton de Dayton Enterprises. Seulement six des 28 clauses de l’accord étaient divulguées, y compris la suivante :

[traduction]
13. L’acheteur acquerra toutes les marques de commerce enregistrées (et non enregistrées) des vendeurs aux États-Unis, au Canada et ailleurs et les vendeurs veilleront à ce que les marques de commerce enregistrées soient en bon ordre.

[11] La clause 23, qui exigeait que les conditions de l’accord demeurent confidentielles, était visiblement absente des documents divulgués au Registraire. Le Registraire n’a jamais été avisé que les parties avaient eu un différend important relativement à la propriété de la marque de commerce Dayton et échangeaient de sérieuses allégations de rupture de contrat et d’inconduite.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Il convient de noter que la lettre adressée au registraire par Red Cat au sujet de la prétendue cession, consignée dans l’accord caviardé de 2012, n’a été reçue que deux semaines après que Dayton Enterprises a avisé le registraire d’un changement d’adresse le 22 avril 2016 (dossier d’appel, onglet 9-H, p 188). Le changement d’adresse a été enregistré (avec un code postal incorrect) le 9 mai 2016, le même jour que la lettre envoyée par Red Cat visant à communiquer la prétendue cession au moyen de l’accord caviardé (dossier d’appel, onglet 9-G, p 187). Le 30 mai 2016 – le jour de l’enregistrement de la marque en faveur de Red Cat – Dayton Enterprises a signalé au registraire le code postal incorrect (dossier d’appel, onglet 9-D, p 177). Ce fait aurait dû mettre la puce à l’oreille du registraire. Pourquoi une entreprise qui, selon Red Cat, n’était pas propriétaire de la marque de commerce depuis 2012, voudrait-elle s’assurer que sa nouvelle adresse est correctement consignée au registre en 2016?

[16]  Quoi qu’il en soit, Dayton Enterprises a seulement été avisée par le registraire que l’enregistrement était passé à Red Cat le 6 juin 2016, par voie de lettre (motifs de la CF, para 12), après que son agent de marques de commerce eut reçu une copie de la lettre du registraire destinée à l’agent de Red Cat. Le 22 juin 2016, Dayton Enterprises a formulé des objections au motif que le registraire avait été induit en erreur quant à l’effet juridique de l’accord et que le titre de la marque « DAYTON » n’avait jamais en fait été cédé à Red Cat. En effet, il ressort du dossier dont nous sommes saisis qu’entre 2012 et 2016 Dayton Enterprises n’a jamais été invitée à signer des documents cédant officiellement la marque de commerce à Red Cat ou à fournir tout autre document requis par l’accord (voir la clause 21 de l’accord de 2012). En fait, à la clause 25, l’accord est défini comme une [traduction] « transaction éventuelle » [non souligné dans l’original] (voir le dossier d’appel, onglet 5-B, p 51). Néanmoins, le registraire a refusé de faire quoi que ce soit au motif que, selon son interprétation de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce, seule la Cour fédérale peut lui ordonner de modifier le registre.

[17]  C’est alors que Dayton Enterprises a présenté une demande à la Cour fédérale au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et du paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce. Aux termes de son avis de demande, Dayton Enterprises sollicitait, d’une part, un jugement déclarant que le registraire avait commis une erreur en enregistrant le changement de titre en faveur de Red Cat et, d’autre part, une ordonnance annulant la décision du registraire d’enregistrer ce changement et lui ordonnant de corriger le registre pour rétablir Dayton Enterprises en tant que propriétaire légitime de la marque de commerce « DAYTON ».

[18]  Après avoir appris que Red Cat avait ensuite cédé la marque à Hutchingame, Dayton Enterprises a modifié son avis de demande afin d’inclure Hutchingame en qualité de défenderesse dans l’instance (voir l’avis de demande modifié du 16 septembre 2016 de Dayton Enterprises, dossier d’appel, onglet 3, p 21). Toutefois, signalons que Dayton Enterprises n’a pas modifié la réparation demandée, de sorte que l’avis de demande concerne toujours l’enregistrement initial par le registraire du changement de titre en faveur de Red Cat, et non l’enregistrement ultérieur en faveur de Hutchingame.

[19]  Il est compréhensible que Dayton Enterprises ait désigné tardivement Hutchingame à titre de partie, étant donné que, bien qu’il fût daté du 23 mars 2016, l’accord de cession entre Red Cat et Hutchingame n’a été déposé auprès du registraire que le 21 juillet 2016. Le registraire a enregistré ce nouveau changement le 17 août 2016, apparemment sans tenir compte de la lettre de Dayton Enterprises s’opposant au premier changement d’enregistrement reçu près de deux mois plus tôt (dossier d’appel, onglets 7-A et B, pp 134, 137). Le registraire a également négligé cet autre motif de soupçon.

[20]  J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que Dayton Brands a été ajoutée à l’accord de cession de mars 2016 intervenu entre Red Cat et Hutchingame, même si elle n’était pas inscrite en tant que propriétaire de la marque de commerce « DAYTON » dans les documents au dossier. Dans la cession, Red Cat est expressément décrite à titre de cessionnaire, c’est-à-dire la propriétaire de la marque enregistrée. Nous signalons également que M. Risk a signé l’accord au nom de Red Cat et de Dayton Brands. Ce détail vaut la peine d’être mentionné, car il souligne l’absence de contexte ayant présidé à la cession de la marque de commerce à Hutchingame, y compris les raisons pour lesquelles la cession n’a été enregistrée auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [OPIC] qu’environ cinq mois plus tard. Cependant, ce qui est clair, c’est qu’à la signature de la cession, Hutchingame aurait dû savoir que ni Red Cat ni Dayton Brands n’étaient enregistrées en tant que propriétaires dans le registre public tenu en application de la Loi sur les marques de commerce. Rien n’indique que Hutchingame ait communiqué avec Dayton Enterprises, la propriétaire inscrite de la marque à l’époque.

C.  Décision de la Cour fédérale

[21]  Selon la Cour fédérale, il était inexcusable de la part de Red Cat de présenter une demande de transfert au registraire comme s’il s’agissait d’une opération courante effectuée de bonne foi et avec le consentement des intéressés. De l’avis de la Cour fédérale, Red Cat et Clark Wilson LLP ont injustement profité de l’approche formaliste du registraire à l’égard de telles opérations, sachant que si les faits sous-tendant l’opération étaient communiqués, le transfert aurait presque assurément été refusé (motifs de la CF, para 15). La Cour fédérale a conclu que l’injustice découlait de la décision de Red Cat, qui a délibérément caché des renseignements importants au registraire dans le but de provoquer un changement qu’elle n’aurait autrement pas obtenu. Red Cat et Clark Wilson LLP étaient tenues d’aviser le registraire que les parties étaient aux prises avec un litige au sujet de la propriété de la marque de commerce « DAYTON » ou de donner à Dayton Enterprises un préavis adéquat de la demande de transfert. De l’avis de la Cour fédérale, cette conduite ne permet pas d’acquitter le « fardeau exceptionnel de [communication] complète et franche » qui s’applique aux instances ex parte; Red Cat a effectivement induit le registraire en erreur (motifs de la CF, para 16).

[22]  Au paragraphe 17 de ses motifs, la Cour fédérale tire la conclusion suivante :

[17] Sur le fond de ce récit non contesté, la décision du Registraire de transférer l’enregistrement de la marque de commerce Dayton de Dayton Enterprises à Red Cat est cassée. Par conséquent, la décision subséquente du Registraire de transférer l’enregistrement de Red Cat à Hutchingame est aussi cassée. Cet état des choses survient parce que le transfert initial à Red Cat est nul et aucun droit juridique ne peut découler d’une nullité : voir Pétrolière Impériale Ressources Ltd c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2003 CFPI 478, au paragraphe 20, [2003] ACF no 660. J’ajoute qu’en l’absence de toute preuve de Hutchingame et notant que le représentant pour signification désigné de Hutchingame auprès de l’OPIC est la même société d’avocats qui agissait pour Red Cat [voir le dossier de la demanderesse, p 113], il survient une interférence selon laquelle Hutchingame savait que le transfert précédent était vulnérable à une demande d’annulation. En d’autres mots, l’intérêt qu’elle revendique dans la marque de commerce Dayton a été acquis en connaissance de la revendication de propriété de Dayton Enterprises. Dans ces circonstances, Hutchingame a accepté le risque que son propre enregistrement fût susceptible d’être annulé. Il l’a été, donc la société n’a pas de fondement pour se plaindre que son enregistrement de la marque de commerce Dayton a été injustement annulé.

[Non souligné dans l’original.]

[23]  Ainsi, même si le deuxième enregistrement, suivant lequel Hutchingame était propriétaire de la marque de commerce, n’était pas visé par la demande de contrôle judiciaire présentée par Dayton Enterprises, la Cour fédérale ordonne que « [l]es transferts de la marque de commerce Dayton effectués par le Registraire de Dayton Enterprises à Red Cat et de Red Cat à Hutchingame sont déclarés nuls et sont donc cassés » [non souligné dans l’original] (motifs de la CF, para 18).

[24]  Je note également une anomalie dans le libellé du jugement de la Cour fédérale. À l’issue d’une demande de contrôle judiciaire, la réparation habituelle consiste à renvoyer l’affaire au décideur. En l’espèce, le jugement de la Cour fédérale est quelque peu inexact, dans la mesure où le registraire n’est pas habilité à faire plus qu’« enregistrer » une marque au nom d’un propriétaire – il ne décide pas de « transférer » une marque. Sans une ordonnance précise rendue au titre de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce, enjoignant au registraire de modifier le registre, le registraire serait en théorie inhabile à faire la modification.

[25]  Après l’audience, les parties ont informé la Cour que, malgré l’anomalie constatée dans le jugement de la Cour fédérale et comme aucune partie n’avait cherché à faire surseoir à l’exécution du jugement, le registraire a modifié le registre le 2 avril 2019 pour rétablir Dayton Enterprises comme propriétaire de la marque de commerce « DAYTON » après avoir reçu une copie du jugement de la Cour fédérale. Comme la Cour le soutient dans la décision Emall.ca Inc. c. Cheaptickets and Travel Inc., 2008 CAF 50, au para 9 (Emall.ca), le registraire devra donner effet au jugement de notre Cour, qui sera déposé auprès du registraire conformément à l’article 61 de la Loi sur les marques de commerce.

[26]  Comme nous le mentionnons plus haut, Hutchingame, la seule intimée à avoir déposé un dossier de réponse, a été condamnée à payer à Dayton Enterprises les dépens taxés suivant la fourchette supérieure de la colonne V du Tarif B.

II.  Questions en litige

[27]  L’appelante soulève les questions suivantes :

  • 1) La Cour fédérale était-elle habilitée à examiner de nouveaux éléments de preuve dont le registraire n’avait pas été saisi?

  • 2) La demande de Dayton Enterprises aurait-elle été accueillie si la Cour fédérale n’avait pas examiné de nouveaux éléments de preuve?

  • 3) Est-ce que la Cour fédérale a condamné à tort Hutchingame à des dépens majorés?

[28]  Il ressort de l’audience que la réponse à la première question dépend de la voie procédurale – et fondement de l’intervention de la Cour fédérale – qu’il fallait emprunter dans cette affaire. C’est une question de droit qui commande l’application de la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen]; Pembina County Water Resource District c. Manitoba (Gouvernement), 2017 CAF 92, para 35; Alberta c. Canada, 2018 CAF 83, para 19).

[29]  Puisque, comme je l’explique ci-après, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur en fondant sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales sa compétence dans l’affaire, tandis que c’est en fait l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce qui constitue la voie de droit applicable en l’espèce, les normes de contrôle applicables aux questions soulevées sont celles qui sont énoncées dans l’affaire Housen.

[30]  L’adjudication des dépens soulève une question mixte de fait et de droit qui fait intervenir le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale. À défaut d’une erreur de droit isolable, une telle décision est assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante (Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2017 CAF 25, para 6; Alani c. Canada (Premier ministre), 2017 CAF 120, para 12).

III.  Analyse

[31]  Examinons en premier lieu lequel des articles 56 ou 57 de la Loi sur les marques de commerce ou de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales – ou une combinaison de ces dispositions – devait servir de fondement au règlement des questions juridiques dans les circonstances de l’espèce. Soulignons que, bien que Dayton Enterprises ait présenté de vive voix une requête à l’audience devant la Cour fédérale en modification de sa demande en vue d’ajouter l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce comme fondement de la réparation demandée, c’est la Cour fédérale qui a soulevé la première la question de l’applicabilité de cette disposition. Or – et pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires à la lecture de ses motifs –, la Cour fédérale a décidé d’examiner la demande de Dayton Enterprises sous le seul angle de la compétence en matière de contrôle judiciaire de la Cour fédérale prévue à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (motifs de la CF, para 1).

A.  Par quelle voie faut-il procéder pour trancher le différend entre les parties concernant la propriété de la marque de commerce et la validité des inscriptions au registre relatives à son transfert?

[32]  Les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales confèrent effectivement à la Cour fédérale la compétence exclusive pour entendre et juger initialement les demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de décisions rendues par un office fédéral. Toutefois, ce pouvoir général n’est pas illimité. Par exemple, l’article 18.5 de cette loi dispose que, lorsqu’une loi fédérale – telle que la Loi sur les marques de commerce – permet l’appel à la Cour fédérale d’une décision ou d’une ordonnance d’un office fédéral, cette décision ne doit pas faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, sauf en conformité avec cette loi.

[33]  La Loi sur les marques de commerce comporte une telle disposition en matière d’appel : le paragraphe 56(1) prévoit que toute décision rendue par le registraire est susceptible d’appel devant la Cour fédérale, pourvu que l’appel soit interjeté dans les deux mois qui suivent la date où le registraire a rendu sa décision. Or, Dayton Enterprises a-t-elle le droit de faire appel de la décision du registraire d’enregistrer un changement de titre?

[34]  À l’audience, les deux parties ont fait valoir que, puisque ni Dayton Enterprises ni Hutchingame n’étaient parties à la demande initiale d’enregistrement du changement de titre devant le registraire, aucune n’avait le droit, en application de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce d’appeler de la décision du registraire de modifier le registre en indiquant Red Cat à titre de propriétaire de la marque de commerce « DAYTON ».

[35]  La position des parties sur l’applicabilité de l’article 56 semble correspondre aux enseignements de notre Cour dans l’arrêt Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218 [Ordre des architectes]. Cette affaire portait sur la décision du registraire d’annoncer publiquement l’adoption et l’utilisation de marques officielles en application de l’article 9 de la Loi sur les marques de commerce. À propos du droit d’interjeter appel de cette décision en application de l’article 56, le juge Evans A. tire la conclusion suivante :

[37] Dans Restaurants Pacini Inc. c. Pachino’s Pizza Ltd. (1994), 112 F.T.R. 29 (C.F. 1re inst.), à la page 32, le juge Pinard a dit: « À mon avis, bien que l’appel statutaire énoncé au paragraphe 56(1) ne soit pas expressément réservé à quiconque en particulier, cela ne veut pas dire pour autant que toute personne peut exercer ce droit exceptionnel », puisque le droit d’appel est de nature exceptionnelle. De fait, les remarques incidentes du juge Décary dans l’arrêt Austin Nichols, précité, limitent le droit d’appel en vertu du paragraphe 56(1) aux parties aux procédures devant le registraire.

[38] Par conséquent, la question dans le présent appel est de savoir si la Cour doit conclure que le droit d’appel à l’article 56 est implicitement limité à la personne qui présente la demande au registraire en vertu du sous-alinéa 9(1)n)(iii), en tant que seule partie à la procédure administrative, ou s’il s’étend aussi aux personnes ayant un intérêt à l’égard de la décision du fait que l’avis public d’adoption et emploi des marques officielles donné par le registraire peut porter atteinte à leurs intérêts (ou, comme en l’espèce, aux intérêts de leurs membres).

[39] À mon avis, le juge saisi de la demande était justifié de conclure que la présente demande devait être considérée comme une demande de contrôle judiciaire et non comme un appel fondé sur l’article 56, même si l’OAO n’est pas un simple spectateur passif et qu’il possède un intérêt suffisant pour lui conférer la qualité pour présenter une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1.

[40] Normalement, les droits d’appel sont limités aux parties et, parfois, aux intervenants engagés dans les procédures ayant mené à la décision contestée. Les cours d’appel peuvent permettre une intervention dans un appel interjeté par une partie, même si l’intervenant n’a pas participé aux procédures antérieures. Or tel n’est pas notre cas. L’OAO tente en effet d’interjeter appel en son propre nom et non pas d’intervenir dans un appel interjeté par un tiers.

[...]

[42] En l’absence de jurisprudence pertinente, je ne vois rien dans l’esprit du paragraphe 9(1) qui justifierait de s’écarter du principe normal selon lequel une personne qui n’était ni partie ni intervenante aux procédures initiales n’a pas qualité pour exercer un droit d’appel.

[43] Au contraire, il serait bien étrange à mon avis que le législateur accorde à une personne qui n’avait aucun droit d’être partie devant le registraire le droit d’interjeter appel en vertu de l’article 56, avec son caractère inhabituel de procès de novo. Que le législateur décide d’autoriser une partie à une procédure devant le registraire à présenter une preuve pour la première fois en appel est une chose, mais c’en est une tout autre que de conclure que ce droit s’étend à une personne qui n’a ni participé, ni n’avait le droit de participer à la procédure ayant mené à la décision frappée d’appel.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  Les principes relatifs au droit d’interjeter appel d’une décision du registraire pour un motif énoncé à l’article 9 de la Loi sur les marques de commerce pourraient également s’appliquer à la décision du registraire d’enregistrer un transfert en application de l’article 48. Si Red Cat s’était vu refuser sa demande d’enregistrement du changement de propriété, elle aurait alors eu le droit de faire appel de ce refus. Toutefois, bien que Dayton Enterprises, dont la raison sociale ne figure plus au registre, ait sans aucun doute un intérêt dans la marque de commerce et la demande faite par Red Cat, elle n’a pas participé à la demande ex parte présentée par Red Cat. Dayton Enterprises n’a été informée du changement que lorsque la décision de modifier le registre avait été prise. Dayton Enterprises n’a pas comparu ni n’a formulé d’observations devant le registraire, car aucune règle n’interdit de présenter une telle demande ex parte.

[37]  Il semblerait donc que Dayton Enterprises n’ait pas le droit d’interjeter un appel à l’encontre de l’inscription du transfert par le registraire au registre. Il pourrait y avoir des circonstances particulières dans lesquelles une partie ne pourrait empêcher unilatéralement une autre partie d’exercer le droit d’appel qu’elle aurait dû avoir. Toutefois aucun argument sur ce point n’a été présenté devant notre Cour. Il est préférable de reporter à une autre occasion l’analyse de cette question.

[38]  Bien que, comme nous le mentionnons plus haut, Dayton Enterprises n’ait pas modifié son avis de demande afin d’attaquer la seconde décision du registraire, à savoir l’enregistrement d’un changement de titre en faveur de Hutchingame, le même raisonnement s’appliquerait nécessairement à la question de savoir si Dayton Enterprises est autorisée à interjeter appel de cette seconde décision.

[39]  Même si l’appel n’est pas possible, Dayton Enterprises n’est pas contrainte de procéder par voie de demande de contrôle judiciaire au titre des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

[40]  Les parties conviennent que la voie tout indiquée pour modifier le registre est la « demande » prévue à l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. Bien qu’il ne soit pas partie au présent appel, le registraire, à en juger par la correspondance au dossier, semble partager cette position (voir le dossier d’appel, onglet 5, pièce N à la page 99 où il affirme que l’article 57 [traduction] « accorde à la Cour fédérale la compétence exclusive d’ordonner des modifications au registre, lorsqu’il ne représente pas fidèlement les droits » et que, par conséquent, « le registraire n’a pas de pouvoir distinct implicite de vérifier, de radier ou de modifier des transferts enregistrés », et ce « même en cas d’erreur d’écriture (à l’exception des erreurs mineures n’ayant pas d’effet sur la propriété fondamentale, par exemple des fautes d’orthographe mineures) ou de fraude »)).

[41]  L’alinéa 20(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la Cour fédérale a la compétence exclusive dans tous les cas de tentative « d’inscription, de radiation, ou de modification » dans un registre de marques de commerce. Le paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce dispose que la Cour fédérale a compétence exclusive pour ordonner la modification de l’inscription figurant au registre si cette dernière n’exprime ou ne définit pas exactement les droits existants de la personne paraissant être le propriétaire inscrit de la marque. Bien que l’article 57 mentionne une demande, l’article 58 prévoit qu’une telle demande peut être faite par la production d’un avis de requête, par une demande reconventionnelle dans une action pour usurpation de la marque de commerce ou par un exposé de réclamation dans une action demandant un redressement additionnel en application de la Loi sur les marques de commerce. De plus, le paragraphe 57(2) ajoute une restriction, selon laquelle une personne n’a pas le droit d’intenter, en application de l’article 57, des procédures mettant en question une décision rendue par le registraire, de laquelle cette personne avait reçu un avis formel et dont elle avait le droit d’interjeter appel aux termes de l’article 56.

[42]  Puisque Dayton Enterprises n’avait pas le droit d’interjeter appel de la décision initiale du registraire en l’espèce, il lui était loisible de présenter une demande en application de l’article 57. En effet, aux termes du paragraphe 57(1), « toute personne intéressée » (non souligné dans l’original) peut demander à la Cour fédérale d’ordonner qu’une inscription dans le registre soit modifiée, voire biffée. L’article 2 de la Loi sur les marques de commerce définit le terme « personne intéressée » comme visant « le procureur général du Canada et quiconque est atteint ou a des motifs valables d’appréhender qu’il sera atteint par une inscription dans le registre, ou par tout acte ou omission, ou tout acte ou omission projeté, sous le régime ou à l’encontre de la présente loi ». Comme le dit la Cour dans l’arrêt Sadhu Singh Hamdard Trust c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2007 CAF 355, au paragraphe 24 [Sadhu Singh] :

[. . .] Contrairement à une procédure aux termes de l’article 56, une action en radiation [en vertu de l’article 57] n’est pas un appel. Elle peut être introduite par toute personne ayant un intérêt, même s’il ne s’agit pas d’une partie à la procédure d’opposition. Il n’y a pas de délai imparti pour l’introduire. Le résultat s’impose à tous en ce sens que dès qu’une marque de commerce est retirée du registre, elle l’est à tous égards : voir la décision Compulife Software Inc. c. Compuoffice Software Inc. (1997), 77 C.P.R. (3d) 451. Les différences entre un appel prévu à l’article 56 et une action en radiation aux termes de l’article 57 sont réelles et importantes.

[43]  En tant qu’ancien propriétaire inscrit de la marque, Dayton Enterprises est sans aucun doute une personne intéressée pour l’application du paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce.

[44]  Je suis donc d’accord avec les parties pour dire que la demande prévue à l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce devrait fournir à Dayton Enterprises une autre voie de droit pour faire corriger le registre et que cette société n’était pas tenue au contrôle judiciaire.

[45]  L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales préserve le caractère discrétionnaire du contrôle judiciaire (Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, para 31; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, para 39 et 40 (confirmant le « pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale d’accepter ou de refuser d’accorder réparation, pouvoir qui doit bien sûr être exercé judiciairement et en conformité avec les principes applicables »); Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, para 38 (Strickland)).

[46]  L’un des facteurs qui peuvent amener la Cour fédérale à ne pas accorder de réparation, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, est l’existence d’un autre recours adéquat (Strickland, para 40). Cet autre recours doit permettre l’examen de l’objection soulevée par le demandeur, mais la réparation qu’il offre ne doit pas nécessairement être « identique à celle que permet d’obtenir le contrôle judiciaire » (ibid, para 42 et 59). Même si, pour décider si cet autre recours est adéquat ou non et si le contrôle judiciaire est indiqué, il faut nécessairement procéder à une analyse multifactorielle, le respect du régime légal est une considération particulièrement importante en l’espèce (ibid, para 43 à 44, citant David J. Mullan, « The Discretionary Nature of Judicial Review », Taking Remedies Seriously: 2009, Robert J. Sharpe et Kent Roach, éd., (Montréal: Institut canadien de l’administration de la justice, 2010) 420, p 447).

[47]  Dans l’arrêt Sadhu Singh, notre Cour conclut que l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce prévoit que la partie qui cherche à faire annuler la décision du registraire d’enregistrer une marque, c’est-à-dire une radiation, dispose d’un autre recours. Le refus de la Cour fédérale d’exercer la compétence que lui confèrent les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales est alors justifié (Sadhu Singh, para 26, 28 à 29).

[48]  Il en va de même pour la partie qui cherche à faire annuler la décision du registraire d’inscrire un transfert au titre du paragraphe 48(3) de la Loi sur les marques de commerce. Concrètement, la partie (en l’occurrence Dayton Enterprises) souhaite faire corriger l’inscription au registre. C’est précisément le pouvoir que confèrent l’alinéa 20(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales et, plus précisément, le paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce à la Cour fédérale.

[49]  En revanche, dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, la possibilité d’obtenir que la cour ordonne à l’office d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir, en application de l’alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales, est subordonnée au pouvoir de l’office visé par le contrôle de faire ce que la cour lui ordonne de faire. Si, comme les parties en conviennent, le registraire n’a pas actuellement le pouvoir légal de corriger le registre, la Cour fédérale, à l’issue du contrôle judiciaire, ne pourrait qu’infirmer la décision du registraire et renvoyer à ce dernier la décision quant à l’opportunité d’enregistrer le transfert (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 18.1(3)b)).

[50]  De plus, l’alinéa 20(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce offrent à Dayton Enterprises une voie plus directe et plus pratique que le contrôle judiciaire d’obtenir la réparation qu’elle sollicite dans la demande au principal. Procéder de cette manière est également plus respectueux du régime légal, puisque le législateur entendait sans aucun doute qu’une partie puisse faire appel à la Cour fédérale pour faire corriger le registre.

[51]  Par conséquent, la Cour fédérale aurait dû refuser de procéder à un contrôle judiciaire compte tenu du pouvoir d’ordonner la modification du registre que lui confère l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. La Cour fédérale ne traite pas de cette question dans ses motifs.

[52]  Ouvrons une parenthèse. Aux termes des modifications à la Loi sur les marques de commerce qui doivent entrer en vigueur le 17 juin 2019, le registraire aura le pouvoir de supprimer l’inscription d’un transfert sur réception d’une preuve satisfaisante que celui-ci n’aurait pas dû être inscrit (Loi n° 1 sur le plan d’action économique de 2014, L.C. 2014, ch. 20, art. 352, promulguant le para 48(5) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-2; Décret fixant au 17 et 18 juin 2019 les dates d’entrée en vigueur de certaines dispositions des trois lois, C.P. 2018-1329, Gaz. Can. 2018.II.4243). Si ce pouvoir avait été accordé au registraire lorsque Dayton Enterprises s’est opposée à l’enregistrement du transfert à Red Cat en juin 2016, le registraire aurait dû décider si Dayton Enterprises avait fourni des preuves satisfaisantes. Selon la décision du registraire, Dayton Enterprises et Red Cat auraient alors été habilitées à interjeter appel en application de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce.

[53]  Bien que les modifications à la Loi sur les marques de commerce qui ne sont pas encore en vigueur ne jouent pas directement sur l’issue du présent appel, elles en soulignent le caractère exceptionnel et inhabituel.

B.  Quelle ordonnance la Cour fédérale aurait-elle dû rendre et comment notre Cour devrait-elle procéder?

[54]  Nous avons conclu que la bonne voie procédurale permettant à Dayton Enterprises de solliciter la réparation recherchée – essentiellement la radiation de l’inscription au registre consignant le transfert à Red Cat – est une demande présentée en application de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. Il reste à savoir si une telle ordonnance aurait dû être rendue dans les circonstances.

[55]  La seule question de fond qui se pose est celle de la propriété de la marque de commerce « DAYTON », y compris l’effet de l’accord de 2012. Il s’agit d’un litige de nature contractuelle entre parties commerciales. À mon avis, la preuve présentée à la Cour fédérale était insuffisante pour permettre à cette dernière de trancher. De plus, je conviens avec la Cour fédérale que, dans ce cas particulier, compte tenu de la seule question de fond dont elle était saisie, la Cour n’était pas compétente pour décider qui était le propriétaire réel de la marque enregistrée le 9 mai 2016 (date à laquelle Red Cat a demandé au registraire de modifier le registre). Néanmoins, la Cour fédérale a la compétence exclusive, conférée par l’alinéa 20 (1)b) de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce, d’ordonner au registraire de modifier l’inscription dans le registre si elle n’exprime pas fidèlement les droits du propriétaire inscrit, en l’occurrence Red Cat puis Hutchingame.

[56]  Dans les circonstances, la Cour fédérale n’avait d’autre choix que de surseoir à l’instance intentée en vertu de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce jusqu’à ce que la question de la propriété ait été résolue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique (et que tous les appels aient été épuisés) (Loi sur les Cours fédérales, para 50(1)). Ce n’est qu’après que la question de la propriété aura finalement été réglée que la Cour fédérale sera en mesure de déterminer si des inscriptions dans le registre devraient être biffées ou modifiées.

[57]  Cette solution n’est certainement pas idéale, surtout si l’on considère qu’un tel litige pourrait avoir une incidence sur le caractère distinctif de la marque de commerce (Loi sur les marques de commerce, art. 2). Un conflit en cours concernant la propriété d’une marque peut compromettre l’association de la marque avec une origine ou une source particulière et ainsi miner son caractère distinctif.

[58]  Étant donné cette conclusion, point n’est besoin d’examiner l’argument de Hutchingame selon lequel la Cour fédérale a examiné à tort de nouveaux éléments de preuve dans la demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. En effet, il est évident, comme l’ont accepté les parties, que de nouveaux éléments de preuve peuvent être présentés à l’appui d’une demande déposée en application de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. Le fait que cette demande aurait dû être présentée sous forme d’un avis de requête (ou de l’une des autres voies énoncées par l’article 58 de la Loi sur les marques de commerce) ne devrait pas, à mon avis, dans les circonstances particulières de la présente affaire, mener à un rejet de l’instance.

[59]  Avant de commenter brièvement une dernière erreur d’écriture ayant une incidence sur l’adjudication des dépens, il est nécessaire de dire quelques mots sur la procédure devant le registraire. Comme l’a indiqué la Cour fédérale, sous le régime de l’article 48 de la Loi sur les marques de commerce, le registraire se fie beaucoup à la bonne foi et à la communication complète et franche de la partie qui cherche à faire enregistrer le transfert ex parte. Les conflits comme l’espèce sont extrêmement rares. C’est peut-être pourquoi la Loi sur les marques de commerce et le Règlement sur les marques de commerce, D.O.R.S./96-195, ne prescrivent pas d’exigences de forme pour l’enregistrement de tels transferts. Les demandes ex parte soutenues par le type d’accord de cession simple conclu par Red Cat et Hutchingame dans ce cas sont courantes. De tels accords permettent de préserver la confidentialité des détails de toutes les transactions.

[60]  Cependant, la conduite de Red Cat – ainsi que celle de son agent de marques de commerce Clark Wilson LLP – me laisse perplexe. La décision de présenter un document considérablement caviardé à l’appui de l’enregistrement d’un changement de propriété malgré l’existence d’un différend quant à l’effet de ce document laisse beaucoup à désirer. D’ailleurs, même si j’estime qu’il faille infirmer la décision de la Cour fédérale, il ne faut pas croire que je ne partage pas ses conclusions suivant lesquelles Red Cat a délibérément omis de communiquer des renseignements essentiels concernant le différend entourant la marque « DAYTON » et a intentionnellement induit le registraire en erreur (motifs de la CF, para 16).

[61]  L’exactitude du registre est une question d’intérêt public (voir la Loi sur les marques de commerce, al. 29(1)a), aux termes duquel le registre est mis à la disposition du public)). La tâche que l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce confère à la Cour fédérale est avant tout de protéger le public. Les inscriptions dans le registre peuvent créer une présomption selon laquelle les parties enregistrées conservent valablement le titre d’une marque donnée. Cependant, à l’instar de la présomption de validité d’une marque de commerce enregistrée ou de celle découlant de la délivrance d’un brevet, il s’agit d’une présomption faible (voir Emall.ca, aux para 11 à 12).

[62]  L’intérêt public exige tout de même que les tiers ne disposent pas de renseignements incomplets ou trompeurs. C’est pour cette raison que, à l’audience, notre Cour a demandé s’il serait indiqué, dans les circonstances quelque peu exceptionnelles de la présente affaire, d’ordonner au registraire de modifier le registre en ce qui concerne les inscriptions relatives au transfert à Red Cat, puis Hutchingame, pour y ajouter un avis informant le public que la propriété de la marque de commerce et la validité des inscriptions enregistrées concernant ces transferts sont contestées. Les deux parties ont convenu que notre Cour pourrait effectivement ordonner au registraire d’ajouter un tel avis en application de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce.

[63]  Hutchingame a demandé que l’avis mentionne également la faillite de Dayton Brands (dossier no B-170382). Il est difficile de voir comment Dayton Brands aurait pu être le propriétaire de la marque de commerce le 26 mars 2016. En effet, comme nous le mentionnons plus haut, Dayton Brands a reconnu lors de la cession à Hutchingame que Red Cat était le propriétaire de la marque de commerce Dayton. Dayton Brands n’a jamais été le propriétaire inscrit de la marque.

[64]  Cependant, il n’y a pas de réel préjudice à mentionner les deux instances. Par conséquent, je conclus qu’il serait indiqué de rendre une telle ordonnance dans les circonstances.

C.  Est-ce que la Cour fédérale a commis une erreur en condamnant Hutchingame à des dépens majorés?

[65]  Enfin, abordons la décision de la Cour fédérale de condamner Hutchingame aux dépens. Normalement, il ne serait pas nécessaire de dire quoi que ce soit à ce sujet, étant donné que l’adjudication des dépens est annulée si la décision de la Cour fédérale l’est. Cependant, pour éviter tout autre malentendu, précisons que, si une nouvelle audience a lieu, je souligne que la Cour fédérale – en condamnant Hutchingame à des dépens majorés au motif que la société savait ou aurait dû savoir que la propriété de la marque était litigieuse parce que son représentant auprès du registraire était le même que celui de Red Cat – peut avoir été induite en erreur par une faute d’écriture dans le registre. En effet, bien que l’extrait du registre des marques de commerce inclus dans le dossier de preuve indique effectivement que Clark Wilson LLP était l’agent de Hutchingame et de Red Cat, il ressort de la correspondance reçue par le registraire que l’agent de Hutchingame était en réalité le président de l’entreprise, M. Eric Hutchingame (voir le dossier d’appel, onglets 7-A et B, aux pp 132, 137). Ainsi, Clark Wilson LLP n’a jamais été le représentant pour signification désigné de Hutchingame auprès de l’OPIC (voir les motifs de la CF au para 17). L’entreprise aurait été décrite comme telle par le registraire par erreur.

IV.  Conclusion

[66]  J’accueillerais l’appel de Hutchingame et annulerais la décision de la Cour fédérale. Aux termes du sous-alinéa 52b)(i) de la Loi sur les Cours fédérales, je rendrais le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre et ordonnerais ce qui suit :

a)  En vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la demande déposée devant la Cour fédérale par Dayton Enterprises dans le dossier no T-1031-16 est suspendue jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue quant à la propriété de la marque Dayton dans le dossier S-1711772 ou B-170382, actuellement devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique;

b)  En vertu de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce, la Cour ordonne au registraire d’ajouter l’avis suivant aux versions française et anglaise du registre, respectivement, quant aux inscriptions en lien avec les transferts à Red Cat et à Hutchingame :

La propriété à l’égard de cette marque de commerce et la validité de ces transferts font présentement l’objet d’un débat juridique devant les tribunaux. Voir les dossiers de la Cour suprême de Colombie-Britannique numérotés B-170382 et S-1711772, de la Cour fédérale numéroté T-1031-16 et de la Cour d’appel fédérale numéroté A-115-18.

The ownership of this trademark and the validity of these transfers are in dispute. See Supreme Court of British Columbia files numbered B-170382 and S-1711772, Federal Court file numbered T-1031-16 and Federal Court of Appeal file numbered A-115-18.

[67]  Enfin, dans les circonstances particulières de la présente affaire, et compte tenu des discussions tenues à l’audience devant notre Cour, chaque partie devrait assumer, à mon avis, ses propres dépens relativement au présent appel.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE BARNES LE 20 MARS 2018, DOSSIERS NO T-1031-16

DOSSIER :

A-115-18

 

INTITULÉ :

HUTCHINGAME GROWTH CAPITAL CORPORATION c. DAYTON BOOT CO. ENTERPRISES LTD., RED CAT LTD., DAYTON BOOT BRANDS LTD. et RODERICK HALL RISK

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 mars 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 mai 2019

 

COMPARUTIONS :

Lawrence Chan

Andy Chow

 

Pour l’appelante

 

Bruce M. Green

Pour l’intimée

Dayton Boot Co. Enterprises Ltd.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SMITHS IP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’appelante

Oyen Wiggs Green & Mutala LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l’intimée

Dayton Boot Co. Enterprises Ltd.

 

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