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Date : 20190515


Dossier : A-195-18

Référence : 2019 CAF 146

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

JEAN-CLAUDE BOUCHARD

appelant

et

MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 13 mai 2019.

Jugement rendu à Montréal (Québec), le 15 mai 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20190515


Dossier : A-195-18

Référence : 2019 CAF 146

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

JEAN-CLAUDE BOUCHARD

appelant

et

MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

[1]  Le 19 juin 2015, Jean-Claude Bouchard (l’appelant) fait une demande de révision de sa condamnation pour meurtre au premier degré fondée sur le paragraphe 696.1(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 et soumet qu’une erreur judiciaire se serait probablement produite dans son dossier. Essentiellement, la demande de l’appelant s’appuie sur deux affidavits : (i) celui de Gilles Bénard, une tierce personne qui avoue avoir commis le crime et indique aussi que l’appelant est innocent du meurtre pour lequel il a été condamné et (ii) l’affidavit de son fils Alexandre Bénard qui affirme notamment qu’à une certaine époque son père lui aurait confié « avoir tiré sur quelqu’un avec une arme à feu ».

[2]  Le 21 avril 2016, le ministre confirme par lettre qu’il a complété l’évaluation préliminaire de la demande de l’appelant et qu’il la rejette avec motifs. Il conclut entre autres que la nouvelle preuve ne tombe pas sous les exceptions à la règle générale d’exclusion du ouï-dire. Le ministre accorde à l’appelant un délai d’un an pour transmettre des renseignements supplémentaires. L’appelant s’en prévaut et fait parvenir des renseignements supplémentaires le 13 janvier 2017.

[3]  Quelques mois plus tard, le 24 mars 2017, le ministre rejette la demande de révision de l’appelant, étant d’avis que les renseignements supplémentaires transmis le 13 janvier 2017 ne changent pas sa décision. Pour le ministre, il n’existe donc pas de motifs raisonnables de croire qu’une erreur judiciaire se serait probablement produite dans le dossier de l’appelant. Le 30 mai 2018, la Cour fédérale confirme la raisonnabilité de la décision du ministre et rejette la demande de contrôle judiciaire de l’appelant (2018 CF 559). L’appelant se pourvoit devant notre Cour à l’encontre du jugement de la Cour fédérale.

[4]  Lorsqu’elle est saisie d’un appel concernant une demande de contrôle judiciaire entendue par la Cour fédérale, notre Cour doit se mettre à la place de celle-ci et se concentrer sur la décision administrative en cause, en l’occurrence, la décision du ministre (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 au para. 46). Notre Cour doit donc, en examinant la décision du ministre, s’assurer que la Cour fédérale a identifié la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement. En l’espèce, la Cour fédérale a défini la norme de contrôle appropriée, soit celle de la raisonnabilité, et l’a correctement appliquée (Winmill c. Canada (Justice), 2016 CAF 250 au para. 9).

[5]  Je suis d’avis que cet appel ne soulève aucun motif justifiant l’intervention de notre Cour puisque la décision du ministre fait partie des issues possibles acceptables.

[6]  D’emblée, le ministre s’est bien dirigé en référant à l’arrêt Lucier c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 28, pour ensuite examiner si l’affidavit de Gilles Bénard, qui constitue clairement du ouï-dire, répond aux exigences relatives à l’exception à la règle du ouï-dire d’une déclaration contraire à l’intérêt pénal. Le ministre a également mentionné que l’exception de la déclaration du mourant à la règle du ouï-dire ne s’applique pas, car elle est limitée « au cas d’homicide où l’infraction vise l’homicide de la personne décédée », ce qui n’est manifestement pas le cas en l’espèce (R. c. Nurse, (2019) ONCA 260; [2019] O.J. No. 1636).

[7]  Le ministre a ensuite examiné la méthode dite de l’« exception raisonnée » selon laquelle une déclaration relatée comme celle de Gilles Bénard peut être admissible si elle est à la fois nécessaire et fiable (R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787). Bien que le ministre ait été satisfait que l’élément de nécessité fut rencontré en l’espèce puisque Gilles Bénard est décédé, il a toutefois conclu que la condition de fiabilité ne l’était pas. Plusieurs éléments pouvaient amener le ministre à conclure de la sorte. Le ministre a en effet mentionné que les renseignements fournis dans l’affidavit de Gilles Bénard sont « extrêmement vagues » et ne fournissent « aucune précision » au sujet du meurtre. De plus, l’affidavit doit être examiné « à la lumière du fait que [l’appelant] et le déclarant [Gilles Bénard] étaient tous deux résidents d’une maison de transition à une certaine époque, qu’ils se connaissaient, et le fait que M. Bénard semble être un parfait étranger à l’enquête sur le meurtre de M. O’Brien ainsi qu’à l’instance » (Décision du ministre à la p. 13). Compte tenu de ces faits, le ministre a raisonnablement jugé que l’affidavit de Gilles Bénard constituait une preuve par ouï-dire irrecevable.

[8]  Par ailleurs, en ce qui a trait à l’affidavit d’Alexandre Bénard, le fils de Gilles Bénard, le ministre a conclu que « [l]a déclaration hors cour du père ne peut être présentée comme preuve de son contenu par l’entremise de l’affidavit du fils » (Décision du ministre à la p. 14). De plus, pour le ministre, la disponibilité d’Alexandre Bénard pour être contre-interrogé n’a aucune incidence sur la fiabilité des renseignements fournis par son père, car Gilles Bénard ne peut être contre-interrogé pour évaluer la fiabilité de la déclaration faite à son fils. Ce constat du ministre m’apparaît également comme étant raisonnable.

[9]  L’appelant allègue que le ministre a commis une erreur en analysant séparément l’affidavit de Gilles Bénard et les renseignements d’Alexandre Bénard. Je crois au contraire que le ministre a considéré la preuve dans son ensemble, incluant la possibilité que les renseignements fournis par Alexandre Bénard puissent servir à corroborer l’affidavit de son père. Il ressort en effet de la décision finale du ministre rendue le 24 mars 2017 que ce dernier confirme avoir abordé cette question lorsqu’il mentionne qu’Alexandre Bénard « ne fournit rien qui approche même de loin ce dont nous avons besoin pour être en mesure d’évaluer la crédibilité des renseignements contenus dans l’affidavit de Gilles Bénard », démontrant du même coup que les renseignements fournis par Alexandre Bénard n’étaient pas suffisants pour faire exception à la règle de l’inadmissibilité de la preuve par ouï-dire.

[10]  Après avoir écarté les affidavits en vertu des règles de preuve par ouï-dire, le ministre a évalué si la preuve en question pourrait néanmoins être admise en tant que nouvel élément de preuve sur la base des critères énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Palmer c. la Reine, [1980] 1 R.C.S. 759. Le ministre a conclu que le troisième critère n’était pas satisfait car ce critère requiert que la preuve soit plausible, c’est-à-dire que l’on puisse y ajouter foi. En d’autres termes, ladite preuve doit être crédible. Dès lors, en se référant à son analyse sur la question du ouï-dire, il était loisible au ministre de conclure que les renseignements fournis dans l’affidavit de Gilles Bénard n’étaient pas crédibles.

[11]  En somme, l’appelant s’est heurté d’entrée de jeu à un fardeau élevé pour l'admission d'une preuve par ouï-dire sur la base d’une preuve corroborante. Le fait que la preuve puisse donner lieu à diverses interprétations est en fait un obstacle de taille pour l’appelant. La Cour suprême a récemment fait les observations suivantes dans l’arrêt R. c. Bradshaw, [2017] 1 R.C.S. 865 [Bradshaw] au paragraphe 31, concernant la norme de la fiabilité:

[31]  Bien que la norme de la fiabilité substantielle soit élevée, la garantie « qui figure dans l’expression “garantie circonstancielle de fiabilité” n’exige pas qu’on établisse la fiabilité de manière absolument certaine » (Smith, p. 930). Le juge du procès doit plutôt être convaincu que la déclaration est « si fiable qu’il aurait été peu ou pas utile de contre-interroger le déclarant au moment précis où il s’est exprimé » (Khelawon, par. 49). Au fil de ses décisions, la Cour a exprimé le degré de certitude requis de différentes façons. La fiabilité substantielle est établie lorsque la déclaration « a été faite dans des circonstances qui écartent considérablement la possibilité que le déclarant ait menti ou commis une erreur » (Smith, p. 933); « dans des circonstances où même un sceptique prudent la considérerait comme très probablement fiable » (Khelawon, par. 62, citant Wigmore, p. 154); lorsque la déclaration est si fiable qu’elle « ne serait pas susceptible de changer lors d’un contre-interrogatoire » (Khelawon, par. 107; Smith, p. 937); lorsqu’« il n’y a pas de préoccupation réelle quant au caractère véridique ou non de la déclaration, vu les circonstances dans lesquelles elle a été faite » (Khelawon, par. 62); lorsque la seule explication probable est que la déclaration est véridique (U. (F.J.), par. 40).

[12]  Même si l’explication présentée par l’appelant selon laquelle la véracité de la déclaration est possible, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas la seule explication plausible selon la prépondérance des probabilités (Bradshaw, au para. 49). Tout comme la Cour fédérale, je considère que la décision du ministre est raisonnable car l’ensemble des circonstances de cette affaire ne permet pas d’écarter les dangers associés à la preuve par ouï-dire.

[13]  Lors de l’audience devant notre Cour, l’appelant a fait grand état qu’une déclaration antérieure du 26 mai 1983 de Mme Guliani, un témoin-clé du procès, n’aurait pas été divulguée, privant ainsi l’appelant de la possibilité de présenter une défense pleine et entière et d’avoir droit à un procès équitable. Je ne peux souscrire davantage à cet argument.

[14]  D’une part, l’avis d’appel de l’appelant est silencieux sur ce point. D’autre part, le ministre explique clairement et de façon convaincante dans sa décision du 21 avril 2016 que la déclaration du 26 mai 1983, bien qu’elle aurait dû être divulguée, n’était pas nécessaire pour découvrir que le témoignage de Mme Guliani lors du procès contenait de nouveaux éléments. En effet, l’avocat au dossier lors du procès possédait tous les éléments pour contester la crédibilité de Mme Guliani, ce qu’il s’est abstenu de faire lorsque l’occasion s’est présentée pour des raisons tactiques qui lui appartenaient. Le ministre résume la situation ainsi à la page 10 de sa décision :

Tel que mentionné précédemment, les renseignements qui figurent dans la déclaration non divulguée correspondaient au témoignage principal qu’elle [Mme Guliani] a fait au procès et aucun contre-interrogatoire n’a été mené en vue d’attaquer sa crédibilité à ce moment, même si Me Labelle possédait trois documents qui auraient pu servir à miner sa crédibilité. Il pouvait très facilement signaler les contradictions dans son témoignage avec les autres éléments de preuve ainsi que les renseignements qu’elle a fournis pour contester sa crédibilité, mais il s’est abstenu de le faire, sauf dans la mesure décrite plus haut.

[15]  Je constate également que l’appelant n’a pas soulevé l’élément de la non-divulgation de la déclaration antérieure du 26 mai 1983 lorsqu’il a réclamé un nouvel examen de la demande de révision le 13 janvier 2017, mais qu’il tente néanmoins d’introduire cet élément au stade de l’appel.

[16]  En ce qui concerne les notes du policier du Service de police de la Ville de Montréal concernant l’entretien avec Mme Guliani, 35 ans après le meurtre, elles confirment que cette dernière n’a jamais entendu parler de Gilles Bénard, ce qui tend à réfuter la thèse de l’appelant et donc confirmer la raisonnabilité de la décision du ministre.

[17]  Malgré sa plaidoirie habile, le procureur de l’appelant ne m’a pas convaincu que la décision du ministre est déraisonnable.

[18]  En terminant, il importe de souligner que la Cour fédérale a erré en octroyant 750$ de dépens (déboursés et taxes inclus) au ministre alors que ce dernier avait expressément requis que la demande de l’appelant soit rejetée « sans frais ». Les procureurs des parties à l’audience l’ont d’ailleurs confirmé. Par conséquent, je propose donc que cet appel soit rejeté à l’exception des dépens octroyés par la Cour fédérale que j’annulerais. Je n’octroierais donc pas de dépens et ce, tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

  Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

  Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-195-18

 

INTITULÉ :

JEAN-CLAUDE BOUCHARD c. MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 mai 2019

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 mai 2019

 

 

COMPARUTIONS :

Robert Israel

Laurence Juillet

 

Pour l'appelant

 

Laurent Brisebois

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BATTISTA TURCOT ISRAEL CORBO s.e.n.c.

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour l'intimé

 

 

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