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Date : 20190607


Dossier : A-144-18

Référence : 2019 CAF 170

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

WEN-TONG CHEN

CHIN YUN HUANG CHEN

appelants

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 15 mai 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 juin 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20190607


Dossier : A-144-18

Référence : 2019 CAF 170

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

WEN-TONG CHEN

CHIN YUN HUANG CHEN

appelants

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Wen-Tong Chen et Chin Yun Huang Chen (les appelants) interjettent appel d’un jugement du juge Lafrenière en Cour fédérale daté du 4 mai 2018 (les motifs) par lequel leur demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision prise par le délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a été rejetée. Le délégué du ministre avait en partie accueilli leur demande de contrôle à l’égard de la saisie effectuée par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) de deux bijoux, des bagues, non déclarés à leur arrivée à Montréal à bord d’un vol en provenance des États-Unis. Bien que la saisie de la première bague ait été annulée, la mainlevée de la deuxième bague, en contrepartie d’une somme de 692,62 $, a été maintenue.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel avec dépens.

I. Résumé des faits

[3] Le 26 mars 2016, les appelants sont rentrés au Canada après un voyage aux États-Unis, en passant par l’aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau de Montréal. Aux douanes, ils ont été renvoyés à un contrôle secondaire. L’agente de l’ASFC responsable de ce contrôle a remarqué deux bagues portées par Mme Chen, qui n’avaient pas été indiquées sur la carte de déclaration douanière conjointe des appelants. Après avoir consulté son superviseur, l’agente de l’ASFC a conclu que la saisie était justifiée. Les deux bagues ont ensuite été restituées aux appelants contre paiement de 30 pour cent de leur valeur évaluée (1 393,24 $).

[4] La saisie des bagues et leur restitution ultérieure aux appelants ont été effectuées conformément aux dispositions suivantes de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.) (la Loi). Tout d’abord, le paragraphe 12(1) de la Loi ordonne que tous les produits importés soient déclarés au bureau des douanes le plus proche selon les modalités du Règlement sur la déclaration des marchandises importées, DORS/86-873. Aux termes du paragraphe 12(3) de la Loi, les marchandises doivent être déclarées en application du paragraphe 12(1) notamment dans les situations suivantes :

a) la personne ayant en sa possession effective ou parmi ses bagages des marchandises se trouvant à bord du moyen de transport par lequel elle est arrivée au Canada ou, dans les circonstances réglementaires, le responsable du moyen de transport;

(a) in the case of goods in the actual possession of a person arriving in Canada, or that form part of the person’s baggage where the person and the person’s baggage are being carried on board the same conveyance, by that person or, in prescribed circumstances, by the person in charge of the conveyance;

[…]

c) la personne pour le compte de laquelle les marchandises sont importées.

(c) in any other case, by the person on behalf of whom the goods are imported.

[5] Aux termes du paragraphe 12(3.1) de la Loi, « [i]l est entendu » que le fait de faire entrer des marchandises au Canada après leur sortie du Canada est une importation aux fins de la déclaration de ces marchandises prévue au paragraphe 12(1).

[6] Conformément à l’article 110 de la Loi, un agent peut, s’il croit, pour des motifs raisonnables, à une infraction à la Loi ou à ses règlements du fait de marchandises, saisir et confisquer les marchandises. L’article 113 de la Loi dispose qu’il ne peut être procédé aux saisies plus de six ans après l’infraction passible de saisie.

[7] Sous réserve des exceptions expressément prévues au paragraphe 117(2), le paragraphe 117(1) de la Loi dispose que l’agent peut restituer les marchandises saisies « au saisi ou à son fondé de pouvoir » :

a) ou bien sur réception :

(a) an amount of money of a value equal to

(i) soit du total de la valeur en douane des marchandises et des droits éventuellement perçus sur elles, calculés au taux applicable :

(i) the aggregate of the value for duty of the goods and the amount of duties levied thereon, if any, calculated at the rates applicable thereto

[…]

(ii) soit du montant inférieur ordonné par le ministre;

(ii) such lesser amount as the Minister may direct; or

b) ou bien sur réception de la garantie autorisée et jugée satisfaisante par le ministre.

(b) where the Minister so authorizes, security satisfactory to the Minister.

[8] Ainsi que le prescrivent les articles 129 et 131 de la Loi, quiconque dont les marchandises ont été saisies peut demander que le ministre étudie « les circonstances de l’affaire » et décide s’il y a eu infraction à la Loi. Si le ministre décide qu’il n’y a pas eu infraction, l’alinéa 132(1)a) de la Loi ordonne que celui-ci « autorise sans délai la levée de garde des marchandises [...] ou la restitution des montants ou garanties qui en tenaient lieu ». D’autre part, le ministre, s’il décide qu’il y a eu infraction, peut par la suite :

133(1) […] a) restituer les marchandises ou les moyens de transport sur réception du montant déterminé conformément au paragraphe (2) ou (3), selon le cas;

133(1) … (a) return the goods or conveyance on receipt of an amount of money of a value equal to an amount determined under subsection (2) or (3), as the case may be;

b) restituer toute fraction des montants ou garanties reçus;

(b) remit any portion of any money or security taken; and

c) réclamer, si nul montant n’a été versé ou nulle garantie donnée, ou s’il estime ces montant ou garantie insuffisants, le montant qu’il juge suffisant […]

(c) where the Minister considers that insufficient money or security was taken or where no money or security was received, demand such amount of money as he considers sufficient …

[9] La jurisprudence veut qu’une décision quant à une infraction soit distincte de celle portant sur la pénalité et que chacune soit contestée séparément par voie d’action dans le premier cas et au moyen d’une demande dans le second (voir Hamod c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 937, par. 16 à 19 [Hamod]; Pounall c. Canada (Agence des services frontaliers), 2013 CF 1260, par. 15; Conseil des Mohawks d’Akwesasne c. Toews, 2012 CF 1442, par. 21; Akinwande c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 963, par. 10 et 11; Nguyen c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 724, par. 19 à 22). La décision du ministre quant à savoir s’il y a eu infraction en matière d’importation peut être contestée par voie d’action dans les quatre-vingt-dix jours suivant la communication de cette décision (par. 135(1) de la Loi). Il est possible de contester une décision concernant la pénalité prise conformément à l’article 133 de la Loi dans les trente jours au moyen d’une demande de contrôle judiciaire (par. 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7).

[10] Le 9 juin 2016, M. Chen a sollicité par écrit à la Direction des recours de l’ASFC une décision du ministre à l’égard de la saisie des deux bagues, conformément à l’article 129 de la Loi. Il a demandé l’annulation de la saisie et de la confiscation des bagues ainsi que la radiation des notes consignées au dossier des appelants, car, à son avis, celles-ci peuvent mener à d’autres contrôles à l’avenir. M. Chen a fait valoir que les appelants avaient agi de bonne foi, qu’ils ne saisissaient pas toutes les complexités de la Loi et que l’anglais n’était pas leur langue maternelle.

[11] Selon les appelants, la première bague a été acquise par Mme Chen lors d’une visite à sa fille à New York en novembre 2009, et il s’agirait d’un cadeau de la part de son mari. M. Chen a soutenu que sa femme avait cru par erreur qu’elle n’était pas obligée de déclarer la bague à son retour au Canada, puisqu’il s’agissait d’un cadeau de son mari. De plus, il a ajouté que la saisie a eu lieu bien après le délai de prescription de six ans.

[12] Quant à la deuxième bague, M. Chen a expliqué qu’elle avait été apportée au Canada en 2011 par sa fille, alors résidente des États-Unis. Il aurait apparemment acheté la bague de sa fille à titre de cadeau d’anniversaire pour sa femme et a dit qu’il ne savait pas qu’elle deviendrait passible de confiscation parce qu’il en avait remboursé le coût à sa fille.

[13] Le 11 juillet 2016, Danielle Lacroix, agente principale des appels à la Direction des recours de l’ASFC, signifie à M. Chen un avis de motifs d’exécution lui indiquant l’intention de confirmer la décision initiale. Elle y explique que les renseignements concernant les infractions frontalières antérieures peuvent servir à déterminer le degré de contrôle applicable aux voyageurs entrant au Canada, mais que la fréquence des contrôles secondaires diminue avec le temps en l’absence de nouvelles infractions. Elle ajoute également que, dans le cas où il serait établi en appel qu’il n’y a pas eu d’infraction, leur nom serait retiré de la base de données. Dans le cas contraire, le dossier ne serait conservé que pendant six ans après la saisie.

[14] Le 9 août 2016, l’avocat de M. Chen présente de nouvelles observations à la Direction des recours, répétant pour l’essentiel les mêmes arguments que ceux de la lettre du 9 juin 2016.

[15] Le 3 novembre 2016, le résumé de l’affaire et la recommandation de Mme Lacroix sont prêts. Après examen des observations des appelants, elle recommande que la portion de la saisie relative à la première bague soit annulée, car le délai de prescription est écoulé. L’historique de l’achat fourni par les appelants montre que cette bague a été achetée en 2009, soit six ans avant la saisie. Cependant, n’ayant reçu aucun élément à l’appui de l’importation de la deuxième bague, elle recommande que la saisie de cette bague soit maintenue. Elle y fait la remarque que la connaissance et l’intention ne sont pas obligatoires au constat d’infraction et qu’il appartient à l’importateur d’être au courant du contenu de ses bagages.

II. Décisions des instances inférieures

A. La décision du délégué du ministre

[16] Le 5 décembre 2016, Jonathan Ledoux-Cloutier, délégué du ministre, rend des décisions au sujet des deux articles saisis. En ce qui concerne la première bague, il juge, eu égard au délai de prescription prévu à l’article 113 de la Loi, que la somme confisquée à M. Chen à cet égard lui sera remise. En ce qui concerne la deuxième bague, le délégué conclut à une infraction à l’article 12 de la Loi et maintient la saisie de la bague et la perception de 692,62 $ comme conditions de mainlevée de cet article. Même si M. Chen a confirmé dans ses observations que la valeur d’achat de la bague était plus élevée que celle que l’agente responsable a établie au moment de la saisie, le délégué du ministre ne modifie pas les conditions de mainlevée.

[17] Le 4 janvier 2017, les appelants déposent une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision que le délégué du ministre a rendue à propos de la deuxième bague, au titre de l’article 133 de la Loi. Signalons qu’ils n’ont pas interjeté appel de la décision qui a été rendue en application de l’article 131 de la Loi, à savoir qu’il y a eu infraction à l’article 12 de la Loi. Les appelants ne sollicitent qu’une ordonnance infirmant la décision établissant à 692,62 $ la condition de mainlevée à l’égard de la bague saisie. Ils ont également demandé la radiation des notes dans leur dossier, car celles-ci pourraient les contraindre, à leur avis, à subir un contrôle secondaire à chaque retour au pays.

B. Jugement de la Cour fédérale

[18] Le 4 mai 2018, la Cour fédérale rejette leur demande de contrôle judiciaire, jugeant raisonnable la décision du délégué du ministre en ce qui concerne la mesure d’exécution. Elle estime que les appelants ont été dûment informés que l’infraction consistait à avoir omis de déclarer la bague conformément à l’article 12 de la Loi et que toute question concernant le bien-fondé de la décision prise en application de l’article 131 ne ressortissait pas au contrôle judiciaire (motifs, par. 23).

[19] Quant à l’allégation des appelants selon laquelle il est déraisonnable de la part de l’ASFC de conserver à leur égard un dossier d’infraction, ce qui risque d’entraîner pour eux des vérifications accrues à l’avenir, la Cour fédérale conclut que ces dossiers ne ressortissent pas au contrôle judiciaire. Plus précisément, elle estime que le renvoi à un contrôle secondaire ne constitue pas une sanction supplémentaire et que la tenue d’un dossier d’infraction par l’ASFC est « une conséquence administrative et automatique » de la contravention (par. 24 à 26).

[20] De plus, la Cour fédérale conclut que les conditions de mainlevée, qui sont inférieures à la somme minimale recommandée dans le Manuel d’exécution des douanes de l’ASFC (le manuel) pour le type d’infractions les moins graves, sont raisonnables (par. 31). De l’avis de cette cour, les appelants n’ont pas réussi à établir que le délégué du ministre n’a pas tenu compte des circonstances atténuantes (par. 28). Elle souligne notamment le fait que les appelants ont donné des réponses « évasives et contradictoires » lorsque l’agente de l’ASFC les a interrogés (par. 29).

[21] La Cour fédérale rejette la demande de contrôle judiciaire et condamne les appelants à des dépens établis à 3 000 $ (par. 37).

III. Questions en litige

[22] Le présent appel soulève deux questions principales :

  1. La décision du délégué du ministre par laquelle il a confirmé la mesure d’exécution était-elle raisonnable?

  2. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en adjugeant des dépens de 3 000 $?

IV. Discussion

[23] Il n’est pas controversé entre les parties qu’en appel d’une décision de la Cour fédérale à l’issue du contrôle judiciaire de la décision d’un décideur administratif, la démarche qui convient est celle énoncée dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47 [Agraira]. Selon cette démarche, notre Cour doit « se met[tre] à la place » de la Cour fédérale pour décider si cette dernière a employé la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Autrement dit, la juridiction d’appel doit se concentrer sur la décision administrative plutôt que chercher les erreurs qu’aurait pu commettre la cour de révision (Hoang c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 63, par. 26 [Hoang]).

[24] La Cour fédérale avait raison de conclure, au paragraphe 19 de ses motifs, que la norme de contrôle qui s’applique à la décision du délégué du ministre, qui a confirmé la mesure d’exécution prévue à l’article 133 de la Loi, est celle de la décision raisonnable (Dutton c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1170, par. 13; Gagliano c. Goodale, 2018 CF 820, par. 64 et 70; Leslie c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 119, par. 24 [Leslie]).

[25] Il est acquis en droit que l’interprétation par un décideur de sa loi constitutive, dont il a une connaissance approfondie, commande la retenue en cas de contrôle judiciaire (Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, par. 22). Le caractère raisonnable tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité de la décision, ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, par. 47 [Dunsmuir]).

[26] Par conséquent, la question en litige dont notre Cour est saisie consiste à savoir si la Cour fédérale a appliqué cette norme correctement.

A. La décision du délégué du ministre ayant confirmé la mesure d’exécution était-elle raisonnable?

[27] Les appelants font valoir que, l’infraction n’ayant jamais été précisée, il est impossible de décider si la décision est raisonnable. Ils font également valoir que la décision est déraisonnable, car elle est fondée sur la notion que la saisie et la tenue d’un dossier d’infraction découlent forcément de toute infraction à la Loi plutôt que de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. De l’avis des appelants, le délégué du ministre a tenu pour acquis, à tort, qu’il ne pouvait pas accorder de réparation en cas d’infraction, quelles que soient les circonstances de l’affaire. Les appelants soutiennent également que le délégué a fait fi du manuel qui dispose, dans les parties pertinentes, que le bénéfice du doute doit être accordé aux voyageurs qui manifestement ne connaissaient pas les exigences de l’ASFC. Pour terminer, ils font valoir que le délégué n’a pas tenu compte des [traduction] « facteurs pertinents qui militent en l’espèce pour la clémence » (mémoire des faits et du droit des appelants, par. 54).

[28] J’estime que l’ensemble de ces arguments doivent être rejetés pour les motifs qui suivent.

1) Détails de l’infraction

[29] D’abord, il ressort du dossier que les appelants ont été informés en bonne et due forme de l’infraction qui sous-tendait la confiscation et qu’ils disposaient de tous les renseignements nécessaires pour s’opposer à la décision. L’avis des motifs d’exécution, signifié à M. Chen le 11 juillet 2016, indique clairement que [traduction] « la mesure d’exécution a été prise parce que les marchandises saisies ont été importées illégalement, celles-ci n’ayant pas été déclarées en application de l’article 12 de la Loi sur les douanes » (dossier d’appel, p. 49). De plus, l’avis décrit les circonstances de la saisie, est assorti d’une copie du compte rendu de l’agente de l’ASFC responsable du contrôle secondaire et résume les arguments présentés par les appelants.

[30] Certes, la décision du délégué du ministre n’est pas aussi explicite que l’avis des motifs d’exécution et ne précise pas aussi bien l’infraction commise. Il est toutefois impossible d’affirmer que la décision du délégué [traduction] « ne précise pas du tout l’infraction qui a été commise », comme le soutiennent les appelants (mémoire des faits et du droit des appelants, par. 59). La décision explique que le contrôle qui a eu lieu à l’aéroport a révélé que les appelants n’avaient pas déclaré deux bagues et n’avaient soumis aucune preuve attestant l’importation légale de la deuxième bague au Canada (dossier d’appel, p. 25 et 26).

[31] En outre, il importe de lire la décision du délégué du ministre à la lumière de l’avis des motifs d’exécution émis par la Direction des recours de l’ASFC (sur la nécessité d’interpréter les motifs à la lumière du dossier, voir Hamod, par. 38). Il est alors évident que le délégué du ministre était au courant de l’infraction et des circonstances l’entourant et qu’il était en mesure d’évaluer l’opportunité de la mesure de confiscation de l’ASFC.

[32] Sur ce sujet, les appelants font encore valoir qu’un Canadien qui reçoit un bien au Canada n’a pas l’obligation de le déclarer, que M. Chen n’était pas tenu de déclarer la bague au moment de l’achat au Canada et que le fait de recevoir une bague au Canada en cadeau n’entraînait pas pour Mme Chen l’obligation de déclarer cette bague (mémoire des faits et du droit des appelants, par. 62). À l’instar de la Cour fédérale, je suis d’avis que les appelants tentent au moyen de ces observations d’« attaquer de façon collatérale le constat d’infraction » (motifs, par. 22). Cette avenue est inadmissible; les arguments des appelants à cet égard doivent donc être écartés.

2) Exercice du pouvoir discrétionnaire

[33] Quant à l’argument des appelants selon lequel le délégué du ministre présumait qu’il ne pouvait accorder de réparation en cas d’infraction, il n’y a rien dans les motifs ni dans le dossier qui vienne l’étayer. Les appelants font grand cas du paragraphe 19 de la décision du délégué du ministre, dont voici le texte :

[traduction]

Quant à l’article no 2 [la bague], il n’y a aucun élément de preuve qui puisse établir que l’article no 2 a été importé légalement au Canada même si l’achat remonte à 2011. Par conséquent, cette portion de la saisie est maintenue. [Non souligné dans l’original.]

(Dossier d’appel, p. 26)

[34] À mon avis, les appelants accordent beaucoup d’importance à ce simple début de phrase : « Par conséquent ». Je vois mal comment on peut, à la lecture de la décision dans son entier et compte tenu du dossier, raisonnablement en déduire que la saisie découle forcément de toute infraction à la Loi. Dans sa décision, le délégué du ministre renvoie expressément à l’article 133 de la Loi, qui prévoit les options dont le ministre dispose au moment de contrôler une mesure d’exécution (p. ex. rendre la marchandise saisie, restituer toute fraction des montants ou garanties, augmenter la garantie demandée). Rien du tout ne permet de penser que le délégué du ministre, qui a une expertise indéniable lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer la Loi, n’était pas au courant qu’il disposait d’un pouvoir discrétionnaire quant aux réparations qu’il peut ordonner en vertu de cette disposition.

[35] Il n’est pas controversé que le délégué du ministre possède un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’établir les sommes à payer, le cas échéant, pour la restitution de marchandises après une saisie-confiscation (voir Leslie, par. 24). La seule contrainte qu’imposent au ministre les paragraphes 132(2) et (4) veut que le montant réclamé n’excède pas la valeur en douane des marchandises et des droits éventuellement perçus (Shin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1106, par. 34 et 58 [Shin]).

[36] Il ressort des motifs du délégué du ministre et du dossier dont nous sommes saisis que le fonctionnaire était conscient du vaste pouvoir discrétionnaire dont il disposait et qu’il a exercé ce pouvoir raisonnablement en tenant compte à la fois des lignes directrices du manuel et des circonstances particulières de l’affaire. Les conditions de mainlevée imposées à l’égard de la bague par l’agente de l’ASFC lors du contrôle secondaire sont celles d’une mesure d’exécution de « niveau 1 » (dossier d’appel, p. 134 à 137). Selon le manuel, ce niveau est recommandé pour les « infractions où la culpabilité est moins grande » ou les « infractions par omission plutôt que par perpétration » (dossier d’appel, p. 135 et 136). Il s’applique habituellement lorsque des marchandises ne sont pas déclarées sans être dissimulées et que la découverte des marchandises est suivie d’une description complète des faits (dossier d’appel, p. 136). Selon les conditions de mainlevée proposées pour une infraction de non-déclaration de bijou, la somme perçue est de 30 % de la valeur de l’article (dossier d’appel, p. 135 et 141).

[37] Pourtant, en l’espèce, les conditions de mainlevée établies par l’agente de l’ASFC ayant procédé au contrôle secondaire étaient inférieures au minimum suggéré par le manuel. En fait, les éléments de preuve documentaires et les observations des appelants montrent que la valeur de l’article est en fait plus élevée que celle établie par l’agente de l’ASFC au moment de la saisie (2 322,08 dollars canadiens ou 2 100 dollars américains). Là encore, le délégué du ministre a décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire en ne modifiant pas les conditions de mainlevée pour les aligner sur le barème recommandé par le manuel, même si l’alinéa 133(1)c) de la Loi l’y autorisait, car il jugeait que cette mesure défavorisait les appelants (dossier d’appel, p. 26). Cette décision, il me semble, démontre clairement que le délégué du ministre était au courant qu’il disposait d’un pouvoir discrétionnaire et qu’il a exercé ce pouvoir raisonnablement en confirmant les conditions de mainlevée.

[38] Les critiques que les appelants ont formulées à l’endroit du délégué du ministre parce que celui-ci n’aurait pas appliqué sa politique en ne leur accordant pas le bénéfice du doute sont elles aussi sans fondement. Il ressort des motifs et du dossier que les fonctionnaires des douanes ont accordé aux appelants le « bénéfice du doute » en acceptant leur version définitive des faits en dépit des déclarations contradictoires faites antérieurement à l’agente de l’ASFC (dossier d’appel, p. 25 à 26, 49 à 51 et 66 à 67). Il est même possible de dire que, par le fait de maintenir les conditions de mainlevée établies par l’agente de l’ASFC, une sanction de niveau 1 habituellement réservée aux « infractions par omission, plutôt que par perpétration », le délégué du ministre a considéré l’« absence de connaissances » des appelants comme étant un « facteur atténuant », conformément à la politique en matière de saisie énoncée à la section 16 du manuel (« la négligence, l’insouciance ou l’absence de connaissances de la part de l’importateur sont des facteurs atténuants qui méritent d’être pris en considération lorsqu’il est décidé de procéder ou non à une saisie »).

[39] Il vaut la peine d’ajouter que le manuel ne formule que des lignes directrices pour établir la valeur en douane des marchandises dont l’importation ou l’exportation contrevient à la Loi et aussi les conditions de mainlevée imposées à l’égard des marchandises saisies (Shin, par. 62 à 68). Son application n’est pas impérative (par. 70). Si la Cour acceptait l’affirmation des appelants selon laquelle le manuel [traduction] « donne des instructions claires pour l’obtention de résultats tout aussi clairs », ce qui emporterait l’annulation de toutes les mesures d’exécution imposées aux importateurs de bonne foi (mémoire des faits et du droit des appelants, par. 53), le ministre serait privé de tout pouvoir discrétionnaire dans ce genre d’affaires. Paradoxalement, c’est précisément le résultat que les appelants disent craindre dans certaines de leurs observations.

[40] Pour terminer, les appelants ont tort d’alléguer que le délégué du ministre a fait fi des facteurs pertinents qui favorisaient la clémence, entre autres le manque de connaissances qu’ils invoquent à l’égard de l’obligation de déclarer la bague et de payer des droits ainsi que leur bonne foi. Ces éléments n’ont pas été écartés, bien au contraire, ils ont été dûment mentionnés et examinés à trois reprises : dans l’avis des motifs d’exécution (dossier d’appel, p. 49 à 51), dans le résumé de l’affaire avec recommandation (dossier d’appel, p. 63 à 66) et dans la décision définitive (dossier d’appel, p. 25 et 26).

[41] Le simple fait que le délégué du ministre n’a pas jugé que ces facteurs justifiaient l’annulation des conditions de mainlevée n’indique aucunement qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable à cet égard. La vérité, c’est que les appelants se préoccupent non pas de savoir si le délégué du ministre a tenu compte de ces facteurs, mais bien de la manière dont il en a tenu compte. Comme il est mentionné plus haut, au moment du contrôle judiciaire, il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la pondération accordée à ces facteurs par le délégué du ministre. Devant nous, les appelants n’ont tout simplement pas démontré que cette pondération était déraisonnable.

3) Contrôle de la tenue de dossiers

[42] Les appelants reprochent également à l’ASFC de conserver pendant six ans un dossier d’infraction les visant, car, selon eux, ces dossiers pourraient faire augmenter la surveillance à leur égard aux frontières. Ils prétendent que la Cour fédérale a eu tort de conclure qu’ils ne disposaient d’aucun recours à l’égard de la tenue de dossiers car il s’agissait tout simplement d’« une conséquence administrative et automatique pour avoir contrevenu » à l’article 12 de la Loi (motifs, par. 26). De l’avis des appelants, la tenue d’un dossier d’infraction, susceptible d’entraîner une surveillance accrue aux frontières, découle du mandat légal de l’ASFC; il s’agit donc là d’un « objet » susceptible de contrôle judiciaire pour l’application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Les appelants font également valoir que la tenue de dossiers est déraisonnable en l’espèce.

[43] Encore une fois, je ne peux souscrire à l’argument des appelants. Il est évident que la tenue d’un dossier concernant l’infraction des appelants ne constitue ni une décision distincte ni une sanction supplémentaire. Dans l’avis des motifs d’exécution, l’agente explique aux appelants que la politique de l’ASFC en matière de dossier d’infraction prévoit une période de six ans de rétention à partir de la date de saisie (dossier d’appel, p. 51). Les fonctionnaires des douanes disposent ainsi des renseignements sur les infractions antérieures pour déterminer le contrôle applicable aux voyageurs qui entrent au Canada. Par conséquent, les voyageurs qui ont à leur dossier une infraction récente pourraient être soumis plus souvent à un contrôle secondaire aux frontières. La fréquence des contrôles secondaires diminue avec le temps à défaut d’infractions nouvelles, et le dossier est supprimé du système de l’ASFC après six ans. Cette politique fait l’objet d’un examen détaillé dans la décision Dhillon c. Canada (Procureur Général), 2016 CF 456, aux paragraphes 5 à 11 [Dhillon].

[44] Il semble que les fonctionnaires de l’ASFC soient dépourvus de pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’insertion dans la banque de données des dossiers d’infraction. Comme la Cour fédérale l’affirme dans la décision Dhillon, ce système « fonctionne comme une mémoire institutionnelle » de l’ASFC (par. 40). Il a pour but d’améliorer l’efficacité du processus d’examen aux points d’entrée et aussi de reconnaître la conformité ultérieure par une diminution de la fréquence des contrôles secondaires au fil du temps.

[45] Le renvoi des appelants à un contrôle secondaire à leur entrée au Canada en raison d’un dossier d’infraction ne constitue pas une sanction supplémentaire; la décision ministérielle du 5 décembre 2016 n’en fait pas mention. Seul l’avis écrit des motifs d’exécution le mentionne, car celui-ci fournissait une réponse aux questions des appelants à cet égard. En conséquence, je conclus que la possibilité de contrôles secondaires plus fréquents est une conséquence administrative et automatique découlant du constat d’infraction et n’est pas susceptible de contrôle par voie d’une demande alléguant le caractère déraisonnable d’une pénalité imposée en application de la Loi.

[46] Même si j’étais disposé à accepter, pour les besoins de la cause, que cette politique ne s’applique pas (ou ne devrait pas s’appliquer) automatiquement et que l’objet de la demande consiste en la décision d’appliquer la politique à l’endroit des appelants, je serais encore d’avis que cette « décision » n’a rien de déraisonnable. Il est bien établi que l’ASFC a le droit de mener un contrôle complet de chaque voyageur qui cherche à entrer au Canada, sous la forme d’une inspection primaire et d’un contrôle secondaire. Vu la tâche énorme que représenterait le contrôle secondaire de chaque voyageur, l’ASFC a adopté une politique de gestion des risques suivant laquelle l’existence d’un dossier d’infraction justifier la fréquence accrue de ce deuxième examen. La jurisprudence ne distingue pas ces deux étapes du contrôle et aucune n’emporte la protection de la Charte ni les obligations d’équité procédurale nécessaires aux fouilles qui empiètent sur la vie privée (voir R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495, p. 517, et Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1071 et 1072). Par conséquent, si la tenue par l’ASFC d’un dossier d’infraction à l’égard des appelants était susceptible de contrôle, je n’hésiterais pas à conclure qu’il s’agit d’un acte raisonnable, vu le mandat de l’ASFC et la difficile tâche qui lui incombe qui consiste à mettre en balance d’une part la circulation efficace des marchandises et des personnes à la frontière et d’autre part les priorités en matière de sécurité publique.

4) Équité procédurale

[47] Avant d’aborder la question des dépens, j’aimerais faire quelques remarques sur les observations du juge de la Cour fédérale concernant le comportement des appelants lors de leur contrôle secondaire à la frontière. Les appelants affirment qu’il était injuste pour le juge de rejeter leur demande au motif qu’ils se sont montrés « évasifs et au pire, ils n’ont tout simplement pas dit la vérité », lorsque l’agente de l’ASFC les a interrogés (motifs, par. 29). Ils font valoir que ces observations soulevées par le juge à l’audience, alors que le dossier était déjà complet et qu’il ne pouvait y être suppléé, ont privé les appelants de leur droit d’être entendus et ont vicié toute son analyse. De plus, ils prétendent que ces observations révèlent un autre fondement sur lequel reposerait la décision rendue par le délégué du ministre et qu’elles démontrent une mauvaise compréhension du rôle que doit jouer une cour de révision.

[48] Dans un premier temps, il convient de rappeler que la cour saisie de l’appel d’une décision rendue par la Cour fédérale à l’issue du contrôle judiciaire d’une décision administrative examine la décision initiale, et non la décision de la Cour fédérale (voir Hoang, par. 26; Administration de pilotage des Laurentides c. Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central Inc., 2019 CAF 83, par. 28; Canada (Procureur général) c. Herrera-Morales, 2017 CAF 163, par. 53, Agraira, par. 45 à 47). Les appelants ne peuvent donc pas se contenter de relever les prétendues erreurs de la cour de révision pour démontrer le bien-fondé de leur demande de contrôle judiciaire. Ils doivent démontrer que la décision administrative même ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité (Dunsmuir, par. 47).

[49] Quoi qu’il en soit, les arguments avancés par les appelants sont loin d’être convaincants.

[50] D’abord, je ne crois pas qu’on puisse dire qu’en rappelant les déclarations contradictoires des appelants lors du contrôle secondaire, la Cour fédérale a manqué aux principes d’équité procédurale. Le compte rendu de l’agente de l’ASFC qui a exécuté le contrôle secondaire (dossier d’appel, p. 52 à 54), sur lequel reposent les remarques de la Cour fédérale au sujet des incohérences dans le comportement des appelants, a été envoyé aux appelants en juillet 2016 avec l’avis des motifs d’exécution. De plus, ce compte rendu faisait partie du dossier certifié du tribunal à la Cour fédérale. En outre, ce document a été soulevé à l’audience devant la Cour fédérale (dossier d’appel, p. 226 et 227), et l’avocat des appelants s’est vu demander s’il existait des éléments de preuve dans le dossier qui contredisaient cette version du rapport (dossier d’appel, p. 318 à 320). Par conséquent, les appelants ont eu tout le loisir de produire une preuve et de faire des observations à cet égard, tant au délégué du ministre qu’à la Cour fédérale.

[51] J’aimerais faire les commentaires suivants à propos du rôle du juge saisi du contrôle judiciaire d’une décision prise par le délégué du ministre. Il semble ressortir de la jurisprudence de la Cour suprême des conceptions différentes quant à savoir jusqu’où une cour de révision peut aller pour suppléer aux motifs du décideur administratif avant de confirmer une décision contestée, à en juger par les observations de notre Cour dans les arrêts Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, par. 27 à 37 et Canada c. Kabul Farms Inc., 2016 CAF 143, par. 45 et 46 [Kabul Farms].

[52] Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 [Newfoundland Nurses], la juge Abella (qui a rédigé les motifs unanimes de cette cour) souscrit à l’observation du professeur Dyzenhaus selon laquelle la notion de retenue ou de déférence commande [traduction] « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » (par. 12), ce qui laisse entendre qu’un tribunal de révision a le droit de suppléer aux motifs rendus. Les juges majoritaires avaient déjà exprimé ce point de vue dans l’arrêt Dunsmuir (par. 48). Consciente de la nécessité de faire preuve de respect à l’égard du processus décisionnel des organismes administratifs, la Cour suprême a tenté la quadrature du cercle en faisant remarquer qu’une cour « ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (par. 15).

[53] Or, dans un autre arrêt de la Cour suprême, rendu la veille (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 [Alberta Teachers]), les juges majoritaires précisent qu’il n’est pas loisible à une cour de révision de proposer sa propre série de motifs lorsque ceux du décideur administratif sont lacunaires. Comme le juge Rothstein l’affirme, l’invitation « à porter une attention respectueuse aux motifs “qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision” ne confère pas à la cour de justice le [TRADUCTION] “pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat” » (par. 54).

[54] Plus récemment, la Cour suprême ajoute un degré de complexité à cette question en établissant une distinction entre les décisions pour lesquelles les motifs sont inexistants (par exemple Alberta Teachers) ou lacunaires (par exemple Newfoundland Nurses) et celles qui sont assorties de motifs détaillés. Dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6 [Lukács], les juges majoritaires reprennent les commentaires du juge Rothstein cités au paragraphe précédent auxquels ils ajoutent ce qui suit :

Autrement dit, bien qu’une cour de révision puisse compléter les motifs donnés au soutien d’une décision administrative, elle ne peut faire abstraction des motifs effectivement fournis ou les remplacer. Les motifs additionnels doivent compléter et non supplanter l’analyse de l’organisme administratif.

(Lukács, fin du par. 24.)

[55] Cependant, deux semaines après l’arrêt Lukács, la Cour suprême se prononce dans l’affaire Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83 [Williams Lake], et sème encore une fois le doute sur la mesure dans laquelle la cour de révision peut suppléer aux motifs d’un décideur administratif (au sujet de ces décisions contradictoires en apparence, voir Stratas, David. « A Decade of Dunsmuir: Please No More » (8 mars 2018), Administrative Law Matters (blogue en ligne à l’adresse https://bit.ly/30RyNUK)). Selon les juges dissidents, les juges majoritaires n’ont pas suivi les principes énoncés dans l’arrêt Lukács et ont suppléé à tort aux motifs du tribunal administratif (voir Williams Lake, par. 141 à 146, 151 à 155, 206 et 207).

[56] En l’espèce, je ne crois pas qu’on puisse affirmer que la Cour fédérale a substitué son analyse à celle du délégué du ministre. Selon la conclusion de la Cour fédérale, les demandeurs n’ont pas démontré que l’on a fait fi de circonstances atténuantes, que l’on a manqué à leur égard de souplesse ou qu’on les a privés du bénéfice du doute. À la lumière du dossier dans son ensemble, j’estime que la décision du délégué du ministre d’imposer une conséquence pécuniaire n’était pas déraisonnable et appartenait aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[57] Certes, le délégué du ministre a accepté la version des faits présentée par les appelants en juin 2016 comme étant véridique et a fait fi des versions contradictoires que les appelants avaient données à l’agente responsable du contrôle secondaire en mars 2016. Or, il était loisible à la Cour fédérale d’examiner le dossier complet dont disposait le décideur et de conclure que les versions des faits antérieures des appelants justifiaient également la décision rendue. Il n’est pas du tout question ici d’une cour de révision ayant remplacé de manière inadmissible les motifs lacunaires ou inexistants du décideur par les siens. La situation en l’espèce ne ressemble en rien à celle de l’affaire Kabul Farms, que les appelants ont invoquée, car, dans cette affaire, rien dans les motifs du décideur ou le dossier ne justifiaient la somme fixée correspondant au tort causé par l’infraction et devant servir à établir les pénalités infligées en application de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17. Devant une telle situation, notre Cour s’est exprimée en ces termes : « la fabrication de raisons qui auraient pu être données pour valider la décision nous obligerait à fermer les yeux sur le rôle qui nous est dévolu à titre de cour de révision » (par. 47). Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de la situation qui se présente en l’espèce.

[58] Cela dit, je comprends que les appelants s’inquiètent de voir leur réputation entachée par les insinuations de malhonnêteté issues d’un jugement public de la Cour fédérale. Il eût sans doute mieux valu que le juge s’en tienne aux termes figurant dans le résumé de l’affaire et s’abstienne de tirer des conclusions sur leur manque de sincérité, alors même que le dossier en était dépourvu. Dans cette mesure, il ne faut pas voir dans la décision de notre Cour l’approbation de la description par la Cour fédérale du comportement des appelants au paragraphe 29 de ses motifs.

B. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en adjugeant des dépens de 3 000 $?

[59] Les appelants prétendent que le montant des dépens adjugés par la Cour fédérale, soit 3 000 $, doit être révisé à la baisse, car la somme convenue par les parties était, selon eux, de 2 500 $. Un tel argument ne tient pas la route.

[60] Il est reconnu à titre de principe général qu’une cour de justice ne peut pas adjuger de dépens s’ils n’ont pas été demandés (voir Exeter c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 134, par. 12 [Exeter], et Balogun c. Canada, 2005 CAF 350). Cette interdiction générale repose sur la notion que l’adjudication des dépens dans de telles circonstances porterait atteinte au devoir d’équité, car la partie perdante se verrait « imposer une responsabilité sans en avoir été avisée ni avoir pu répondre » (Exeter, par. 12).

[61] En revanche, ce qui est moins évident, c’est de savoir si le montant des dépens, lorsqu’il est convenu entre les parties, lie la Cour. Aucune décision à l’appui de cette thèse n’a été invoquée.

[62] Je suis enclin à penser que le pouvoir discrétionnaire du juge n’est pas entravé, que les parties soient parvenues à une entente ou non, tant et aussi longtemps qu’elles aient eu l’occasion de présenter leurs observations. Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS-98/106 confère à la Cour fédérale « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ». Le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale est si vaste à cet égard que notre Cour intervient rarement sur ce point, à moins que la partie qui conteste l’ordonnance puisse démontrer l’existence d’une erreur de droit isolable ou d’une erreur manifeste et dominante de fait ou mixte de fait et de droit (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Alani c. Canada (Premier ministre), 2017 CAF 120, par. 12). Il va de soi que les tribunaux donnent presque toujours effet à l’entente intervenue entre les parties, sauf en des cas exceptionnels.

[63] Quoi qu’il en soit, point n’est besoin de répondre à cette question en l’espèce, car je ne suis pas convaincu que les parties ont bel et bien conclu une entente sur le montant des dépens. La transcription de l’audience montre que les parties ont plutôt convenu d’une fourchette à l’intérieur de laquelle la Cour fédérale, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, pouvait fixer les dépens indiqués. N’oublions pas que le juge a indiqué clairement dans les derniers commentaires de la journée que c’est ce qu’il avait l’intention de faire. Il était loisible à l’avocat des appelants de s’y opposer à ce moment, mais il n’en a rien fait. À mon avis, ils ont renoncé implicitement au droit de soulever la question de l’équité procédurale à la présente étape (voir Sharma c. Canada (Procureur général, 2018 CAF 48, par. 11).

V. Conclusion

[64] Pour les motifs énoncés plus haut, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-144-18

 

 

INTITULÉ :

WEN-TONG CHEN, CHIN YUN HUANG CHEN c. MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mai 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Guy Du Pont

Matthias L.E. Heilke

 

Pour les appelants

 

Sarom Bahk

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour les appelants

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimé

 

 

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