Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190613


Dossier : A-86-18

Référence : 2019 CAF 179

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

TEARLAB CORPORATION

appelante

et

I-MED PHARMA INC.

intimée

et

THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 12 décembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20190613


Dossier : A-86-18

Référence : 2019 CAF 179

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

 

TEARLAB CORPORATION

 

 

appelante

 

 

et

 

 

I-MED PHARMA INC.

 

 

intimée

 

 

et

 

 

THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L’appelante, TearLab Corporation (TearLab), interjette appel du jugement de la Cour fédérale rendu par le juge Manson en date du 12 février 2018 (motifs), qui rejetait l’action en contrefaçon de TearLab dirigée contre l’intimée, I-MED Pharma Inc. (I-MED) relativement au brevet canadien no 2 494 540 (le brevet 540). La Cour fédérale a conclu qu’I-MED avait contrefait certaines revendications du brevet 540, mais que ces revendications étaient invalides en raison de l’antériorité et de l’évidence.

[2]  L’appelante soutient essentiellement que le juge a commis une erreur en n’interprétant pas les revendications du brevet 540 de manière téléologique, erreur qui, selon elle, l’a mené à conclure que les revendications en cause étaient antériorisées et est évidentes. Pour les motifs suivants, je rejetterais l’appel.

I.  Les faits

A.  Les parties

[3]  The Regents of the University of California (Regents) sont titulaires du brevet 540. L’invention visée par le brevet 540 a été mise au point par le Dr Ben Sullivan alors qu’il était étudiant de deuxième cycle à la University of California, San Diego. Il a cédé ses droits sur l’invention aux Regents qui, à leur tour, ont accordé une licence exclusive pour fabriquer et vendre les produits visés par le brevet 540 au Canada à une entreprise qui est par la suite devenue TearLab Research Inc., une filiale à cent pour cent de TearLab. TearLab Research Inc. a fait de TearLab le sous-titulaire d’une licence exclusive du brevet 540.

[4]  TearLab fabrique, commercialise et vend au Canada des produits servant à l’établissement de diagnostics destinés aux professionnels des soins oculaires, notamment le système TearLab Osmolarity, qu’elle qualifie de premier osmomètre utilisé au point d’intervention clinique pour le diagnostic et le traitement du syndrome de l’œil sec (SOS).

[5]  I-MED est une entreprise basée au Québec qui se spécialise dans les soins oculaires pour les humains et les animaux. Elle commercialise du matériel médical, dont le système i-Pen Osmolarity (le système i-Pen), par l’intermédiaire d’un distributeur au Canada.

B.  Le brevet

[6]  Le brevet 540, intitulé « Osmométrie du film lacrymal », a été déposé le 25 mars 2003 et délivré le 3 juin 2014. Ce brevet expire le 25 mars 2023. Ce brevet accorde au breveté le droit exclusif de fabriquer, d’utiliser et de vendre l’invention visée au Canada.

[7]  Lors du procès, les parties ont déposé un exposé scientifique conjoint portant sur la technologie et les principes pertinents, dont ils ont convenu conjointement et dont le juge a fait mention de façon générale dans la section « Contexte » de ses motifs. En résumé, cet exposé explique que la SOS est une maladie touchant le fluide lacrymal et la surface oculaire, qui entraîne un inconfort, des troubles visuels et une instabilité du film lacrymal et peut entraîner des lésions à la surface oculaire. Il existe deux formes de SOS, toutes deux caractérisées par une augmentation de l’osmolarité du fluide lacrymal.

[8]  Le lien entre l’osmolarité lacrymale et la SOS a été exploré entre les années 1970 et les années 1990. Toutefois, la mesure de l’osmolarité lacrymale à cette époque reposait principalement sur l’utilisation de techniques d’abaissement du point de congélation et d’abaissement la pression de vapeur, qui posaient toutes deux de nombreuses difficultés et restreignaient l’utilisation de l’osmolarité comme outil diagnostique dans le contexte clinique.

[9]  De façon générale, le brevet 540 revendique une invention utilisée pour mesurer l’osmolarité de fluides corporels comme le film lacrymal. Le mot « osmolarité » désigne la concentration de l’ensemble des particules dissoutes, ou solutés, dans une solution. On peut estimer l’osmolarité en mesurant les propriétés physiques qui sont affectées par la concentration de solutés. En 2002, les outils couramment utilisés pour estimer l’osmolarité comprenaient l’abaissement du point de congélation, l’élévation du point d’ébullition, l’abaissement de la pression de vapeur, la pression osmotique et l’impédance électrique.

[10]  L’invention visée par le brevet 540 fonctionne comme suit. Un échantillon du liquide à mesurer est déposé sur une puce, de façon à recouvrir fonctionnellement la zone d’échantillonnage et à assurer un lien avec les électrodes qui sont installées sur cette puce. L’énergie est ensuite transférée au liquide afin de rendre détectables ses propriétés énergétiques (comme la connectivité). Le matériel de traitement reçoit ensuite les propriétés électriques mesurées et les convertit en osmolarité. L’objet de l’invention visée, comme le définit le brevet, est de produire une mesure précise de l’osmolarité tout en réduisant les inconvénients et le niveau de compétence requise et en assurant une grande répétitivité. Les méthodes utilisées antérieurement étaient compliquées et coûteuses.

[11]  Le brevet 540 comporte quatre revendications indépendantes, dont seulement deux sont en cause en l’espèce. La première revendication concerne la « puce destinée à recevoir les échantillons », qui est exposée comme suit [TRADUCTION] :

1. Une puce destinée à recevoir les échantillons, composée des éléments suivants :

un substrat destiné à recevoir un volume d’aliquote d’un échantillon de liquide;

une zone d’échantillonnage sur le substrat, dont la dimension est telle que le volume de l’échantillon de liquide est suffisant pour recouvrir fonctionnellement la partie de la zone d’échantillonnage, après quoi les propriétés énergétiques de l’échantillon de liquide peuvent être détectées à partir de la zone d’échantillonnage pour produire un signal électrique comportant une mesure de l’échantillon de liquide, mesure qui est reliée aux propriétés énergétiques de l’échantillon et en indique l’osmolarité.

(Dossier d’appel, Vol. 1, page 127.)

[12]  La deuxième revendication en cause concerne le système de mesure de l’osmolarité constitué d’un équipement destiné à recevoir l’échantillon de liquide et d’une plateforme de communication de données. L’équipement de réception peut être très simple (une série d’électrodes fixées à une puce, par exemple) ou plus complexe (un microprocesseur à commande logique capable d’appliquer la dynamique de mesure). La plateforme de communication de données reçoit la sortie du dispositif de réception, l’interprète et affiche l’osmolarité. Cette deuxième revendication est rédigée ainsi

[TRADUCTION] :

16. Un système de mesure de l’osmolarité servant à mesurer l’osmolarité d’un échantillon de liquide, comportant les éléments suivants :

un dispositif de mesure composé d’une puce destinée à recevoir les échantillons, sur un substrat offrant une zone d’échantillonnage configurée pour produire, au contact de l’échantillon de liquide, un signal électrique lié aux propriétés énergétiques de l’échantillon, et dont la taille permet d’être largement recouverte par un volume d’aliquote de l’échantillon; et

un dispositif de traitement relié au dispositif de mesure, configuré pour recevoir les propriétés énergétiques mesurées et pour traiter et estimer l’osmolarité de l’échantillon de liquide à partir des propriétés énergétiques traitées.

(Dossier d’appel, Vol. 1, page 128.)

[13]  Le système TearLab, qui, selon l’appelante, est revendiqué par le brevet 540, comporte trois composants : un poste de lecture de base, un stylo à main et une carte d’analyse à usage unique. La carte d’analyse est fixée par l’utilisateur à l’extrémité du stylo et le stylo est mis en contact avec le coin de l’œil. Le système extrait ensuite par capillarité un échantillon de liquide lacrymal de l’œil, qui est déposé sur la zone d’échantillonnage. Lorsqu’une énergie électrique est appliquée au liquide lacrymal ex vivo, un signal de sortie est produit et stocké pour fournir une mesure de l’osmolarité.

[14]  Quant à l’équipement i-Pen, il est conçu pour mesurer la conductivité de l’humidité dans la conjonctive de la paupière et le film lacrymal, mesure qui peut être mise en corrélation avec l’osmolarité. Cette mesure est produite par un capteur à usage unique composé de deux électrodes montées sur un substrat non conductif. Ce capteur in vivo est placé contre le tissu humide sur la surface intérieure de la paupière. Le stylo produit ensuite un courant électrique, qui traverse le capteur à usage unique et pénètre dans le tissu de la paupière. Le courant complète un circuit entre les électrodes et la conductivité est mesurée par le dispositif i-Pen. Un capteur à usage unique différent est utilisé pour chaque mesure, puis est jeté.

[15]  Le 18 février 2016, TearLab a déposé une demande introductive d’instance contre I-MED, dans laquelle elle alléguait que l’équipement i-Pen contrevenait à la revendication 16 (et aux revendications dépendantes) du brevet 540. Elle soutenait également que le capteur à usage unique associé contrevenait à la revendication 1 (et aux revendications dépendantes) du brevet.

[16]  Pour sa défense, I-MED a rejeté l’allégation de contrefaçon et soutenu que la revendication en cause était invalide pour cause d’antériorité, d’évidence, d’absence d’utilité et de divulgation insuffisante, ainsi que pour cause de portée excessive et d’ambiguïté. Au procès, elle a renoncé à ses moyens de défense tirés de la portée excessive et de l’ambiguïté.

II.  La décision frappée d’appel

[17]  La Cour fédérale a rendu sa décision le 12 février 2018. Après avoir fourni un aperçu de l’affaire et des preuves dont il disposait, le juge s’est penché sur la qualité pour agir de TearLab. Elle a conclu que TearLab avait le droit de demander des mesures aux termes du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4 [la Loi sur les brevets], à titre de titulaire de droits accordés par un breveté pour utiliser une invention brevetée au Canada.

[18]  Après avoir défini la personne moyennement versée dans l’art à laquelle le brevet 540 s’adresse, le juge a analysé les connaissances générales courantes de cette personne aux dates pertinentes. À cette fin, il s’est fondé principalement sur l’exposé scientifique conjoint soumis par les parties, que j’ai déjà mentionné aux paragraphes 7 et 8 des présents motifs. Il a conclu que les articles universitaires, ainsi que les brevets dans le domaine de la mesure de la conductivité des liquides corporels, font partie des connaissances générales courantes dans la mesure où ces références [TRADUCTION] « ne sont pas des références à des articles obscurs peu ou pas accessibles par la personne moyennement versée dans l’art aux dates visées » (motifs au paragraphe 104). Il a également examiné l’état de l’art antérieur aux dates visées, soit le 26 février 2004 pour l’interprétation des revendications du brevet 540, le 25 mars 2003 pour l’évaluation du caractère suffisant de la divulgation et de l’utilité et le 6 août 2002 pour l’évaluation de l’antériorité et de l’évidence.

[19]  En ce qui concerne la revendication 1, selon l’interprétation du juge, elle englobait ce qui suit : « (1) un substrat destiné à recevoir un volume d’aliquote d’un échantillon de liquide; et (2) la zone d’échantillonnage sur le substrat, où les propriétés énergétiques de l’échantillon de liquide peuvent être détectées » (au paragraphe 137). Il est « inutile », a-t-il conclu, « d’interpréter le terme ‘puce destinée à recevoir les échantillons’ autrement que littéralement » (au paragraphe 134). Plus particulièrement, il a conclu que cette expression ne devait pas être restreinte aux propriétés avancées par l’expert de TearLab (soit la rigidité, la planéité, les électrodes intégrées et l’indépendance du volume) ni limitée aux applications ex vivo, comme l’a fait valoir l’expert d’I-MED.

[20]  De même, il a conclu que les mots « échantillon de liquide » dans l’expression « un substrat destiné à recevoir un volume d’aliquote d’un échantillon de liquide » ne désignent pas uniquement le film lacrymal (au paragraphe 139), malgré le fait que la divulgation mentionne uniquement ce liquide corporel. Il a également conclu que les mots « volume d’aliquote » ne restreint pas l’invention aux applications ex vivo, puisque le mot « aliquote » signifie simplement une partie d’une plus grande part (au paragraphe 140). Quant au mot « substrat », le juge a conclu qu’à la lumière du deuxième élément de la revendication (c.-à-d. la zone d’échantillonnage où les propriétés énergétiques de l’échantillon de liquide peuvent être détectées), il doit s’agir nécessairement d’un matériau non conducteur (au paragraphe 141).

[21]  Quant à l’expression « la zone d’échantillonnage où les propriétés énergétiques de l’échantillon de liquide peuvent être détectées », le juge a conclu qu’elle désigne une partie du substrat qui comporte d’autres éléments, soit les électrodes qui font partie d’un circuit électrique (au paragraphe 142). Ce circuit électrique peut être simple (deux électrodes) ou complexe (faisceau d’électrodes). Ces électrodes peuvent être fixées à une unité de traitement distincte, possiblement sur la puce destinée à recevoir les échantillons, qui est capable d’assurer une corrélation automatique de la conductivité mesurée avec une valeur d’osmolarité au moyen d’un algorithme (au paragraphe 143).

[22]  Le juge a ensuite examiné la question à savoir si I-MED a contrefait ou non le brevet 540. En premier lieu, il a écarté la distinction opérée par I-MED entre le capteur à usage unique et la « puce » dont il est question dans la revendication 1 du brevet. Ayant retenu une interprétation large de ce mot, selon laquelle la puce elle-même n’exécute pas de calculs intégrés (sauf dans la revendication 6), le juge a conclu que le capteur à usage unique contrevenait à la revendication 1 et aux revendications dépendantes (au paragraphe 155). En deuxième lieu, il a rejeté la thèse d’I-MED portant que le dispositif i-Pen était distinct de l’invention visée en ce sens qu’il est utilisé in vivo et non ex vivo (au paragraphe 154). Il a conclu qu’aucune limite de ce type n’était précisée dans le brevet 540 (au paragraphe 154).

[23]  Passant à la question de la validité, le juge a d’abord cherché à déterminer si les revendications visées avaient été antériorisées. À la lumière de sa conclusion préalable selon laquelle [TRADUCTION] « les revendications invoquées du brevet 540 ne sont pas restreintes à un dispositif ex vivo composé d’une puce rigide et plane dotée d’électrodes intégrées » (au paragraphe 174), il a conclu que la revendication 1 et ses revendications dépendantes ont été antériorisées par le brevet York, le brevet Davis, les articles d’Ogasawara et l’article de Fouke (au paragraphe 177). Compte tenu de cette conclusion, il a retenu le moyen de la défense d’I-MED fondé sur la jurisprudence Gillette (au paragraphe 182). Il a néanmoins rejeté la thèse d’I-MED selon laquelle le brevet Josefsen ou Hill avait antériorisé les revendications du brevet (au paragraphe 178). Ces brevets, a-t-il écrit, portent sur l’hématocrite, et non sur l’osmolarité, et n’auraient donc pas permis de diriger la personne moyennement versée dans l’art « directement et sans difficulté » jusqu’à l’invention revendiquée (au paragraphe 178).

[24]  Le juge s’est ensuite penché sur les allégations d’évidence d’I-MED. Encore une fois, à la lumière de l’interprétation large des revendications en cause, le juge a conclu qu’il aurait été [TRADUCTION] « évident pour la personne moyennement versée dans l’art, à la date pertinente, de combiner le brevet Josefsen ou Hill avec le brevet Davis, le brevet York ou l’article d’Ogasawara pour créer un dispositif pouvant être utilisé à la fois in vivo et ex vivo, et comportant une unité de traitement distincte ou intégrée pour mesurer l’osmolarité du film lacrymal » (au paragraphe 193).

[25]  Finalement, le juge a rejeté les observations d’I-MED concernant l’inutilité (aux paragraphes 195 à 200) et l’insuffisance (aux paragraphes 201 à 206). Ces conclusions n’ont pas été portées en appel.

III.  Questions en litige

[26]  Le présent appel soulève les trois questions suivantes :

  1. Le juge a-t-il commis une erreur dans son interprétation du brevet 540?

  2. Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les revendications étaient évidentes?

  3. Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les revendications ont été antériorisées?

IV.  Discussion

A.  Le juge a-t-il commis une erreur dans son interprétation du brevet 540?

1)  Norme de contrôle

[27]  Lorsqu’une décision de la Cour fédérale sur une action en contrefaçon est portée en appel, les normes de contrôle propres aux appels jouent, soit la norme de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait ou mélangées de fait et de droit, et la norme de la décision correcte pour les questions de droit isolables (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited’s c. SNF Inc., 2017 CAF 225, au paragraphe 26 [Ciba]).

[28]  L’interprétation d’un brevet est une question de droit qu’il appartient au juge de trancher (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, au paragraphe 76 [Whirlpool]; Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada Inc., 2012 CAF 109, au paragraphe 20). Comme l’a observé la Cour dans la décision Cobalt Pharmaceuticals Company c. Bayer Inc., 2015 CAF 116 [Cobalt], cette thèse découle de ce que les lettres patentes délivrées constituent un « règlement » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, et qu’il s’agit donc « de textes de loi dont l’interprétation doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte » (au paragraphe 13, voir aussi Whirlpool, à l’alinéa 49e) et au paragraphe 61.

[29]  Cela dit, l’appréciation de la preuve d’expert quant à l’interprétation des revendications par la personne versée dans l’art et quant aux connaissances générales courantes dont cette personne disposait à la date de la publication est une question de fait susceptible d’examen selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Bombardier Produits Récréatifs Inc. c Arctic Cat Sales Inc.,2018 CAF 172, au paragraphe 16; AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140, aux paragraphes 38 à 41 [Frac Shack]; Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc., 2017 CAF 9, aux paragraphes 29 et 30). Comme il a été observé dans la décision Cobalt :

[14] …lors de l’interprétation, les brevets doivent être lus du point de vue du lecteur versé dans l’art : arrêt Whirlpool, précité, au paragraphe 45. Ce lecteur aborde le brevet en possédant les connaissances générales usuelles qui s’appliquent à l’art auquel se rapporte le brevet en question. Comme cela n’est pas du ressort des juges, les parties produisent presque toujours une preuve d’expert pour expliquer de quelle façon le lecteur versé dans l’art lirait et comprendrait le brevet...

[15] L’évaluation que fait la Cour fédérale de la preuve d’expert — par exemple, la preuve concernant l’état des connaissances scientifiques à l’époque pertinente ou la façon dont une personne raisonnable versée dans l’art comprendrait le brevet — est susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante...

2)  Loi applicable

[30]  Les principes généraux d’interprétation des revendications sont maintenant fixés et ont été consacrées par la Cour suprême du Canada dans trois arrêts (Whirlpool aux paragraphes 49 à 55; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, aux paragraphes 31 à 67 [Free World Trust]; Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la page 520 [Consolboard]). Ces principes peuvent se résumer ainsi.

[31]  La Loi sur les brevets favorise le respect de la teneur des revendications, qui favorise à son tour tant l’équité que la prévisibilité (Free World Trust aux alinéas 31a) et b) et au paragraphe 41). La teneur d’une revendication doit toutefois être interprétée de façon éclairée et en fonction de l’objet (à l’alinéa 31c)), et par un esprit désireux de comprendre (au paragraphe 44). Suivant une interprétation téléologique, il ressort de la teneur des revendications que certains éléments de l’invention sont essentiels, alors que d’autres ne le sont pas (à l’alinéa 31e)). Il incombe au juge appelé à interpréter des revendications de distinguer les cas les uns des autres, de départager l’essentiel et le non-essentiel et d’accorder au « champ » délimité dans un cas appartenant à la première catégorie la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d’un brevet valide (au paragraphe 15).

[32]  Pour déterminer ces éléments, la teneur des revendications doit être interprétée du point de vue du lecteur versé dans l’art, à la lumière des connaissances générales courantes de ce dernier (Free World Trust, aux paragraphes 44 et 45; voir aussi Frac Shack, au paragraphe 60; Whirlpool, au paragraphe 53). Comme il a été observé dans la décision Free World Trust :

[51]...Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée. [Souligné dans l’original.]

[33]  L’interprétation des revendications appelle l’examen de l’ensemble de la divulgation et des revendications « pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement, … sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public » (Consolboard, à la page 520; voir également Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, au paragraphe 50). On peut alors tenir compte des spécifications du brevet pour comprendre la signification des termes utilisés dans les revendications. Il faut veiller, cependant, à ne pas interpréter ces termes de façon à « élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle était écrite et,... interprétée » (Whirlpool, au paragraphe 52; voir aussi Free World Trust, au paragraphe 32). La Cour suprême du Canada a récemment souligné que l’analyse de la validité est principalement axée sur les revendications; les spécifications seront pertinentes lorsque les revendications sont ambiguës (AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 R.C.S. 943, au paragraphe 31; voir aussi Ciba, aux paragraphes 74 et 75).

[34]  Finalement, il est important de souligner que l’interprétation des revendications doit être la même qu’il soit question de validité ou de contrefaçon (Whirlpool, au paragraphe 49b)).

3)  Discussion

[35]  L’appelante soutient que le juge a commis une erreur dans son interprétation de l’élément essentiel, la « puce destinée à recevoir les échantillons », qui est explicitement revendiqué dans les revendications 1 et 16. Plus précisément, elle soutient que le juge a commis une erreur en concluant que ces mots ne seraient pas nécessairement interprétés par une personne moyennement versée dans l’art comme désignant une « micropuce », qui est dotée de ce que l’appelante qualifie de propriétés inhérentes des micropuces, notamment la planéité et la rigidité. L’appelante soutient qu’en concluant qu’une « puce » désigne tout élément comportant un substrat et une zone d’échantillonnage, le juge n’a pas tenu compte de l’idée originale de l’indépendance substantielle du volume et en est venu à considérer la « puce destinée à recevoir les échantillons » comme élément non essentiel des revendications.

[36]  Selon l’appelante, cette interprétation doit être écartée puisqu’elle fait entièrement abstraction de la preuve d’expert et de la divulgation; de plus, elle est contraire aux principes d’interprétation des revendications consacrés par la Cour suprême dans l’arrêt Free World Trust. L’appelante affirme que l’idée originale du brevet 540 est un système de mesure de l’osmolarité qui permet de prendre les mesures de l’osmolarité d’une « manière essentiellement indépendante du volume » et que ce n’est qu’en utilisant la micropuce dotée des « propriétés inhérentes » mentionnées ci-dessus que l’idée originale sera réalisée.

[37]  À mon avis, ces arguments ne sont pas fondés et doivent être rejetés. Bien que les motifs du juge sur ces questions soient laconiques, je ne suis pas convaincu qu’il a commis une erreur en concluant que la définition de la « micropuce destinée à recevoir les échantillons » n’englobe que ce qui suit : « (1) un substrat destiné à recevoir un volume d’aliquote d’un échantillon de liquide; et (2) une zone d’échantillonnage sur le substrat, où les propriétés énergétiques de l’échantillon de liquide peuvent être détectées ».

[38]  Premièrement, il convient de souligner que l’appelante n’attaque pas les principes généraux d’interprétation des revendications consacrées par le juge aux paragraphes 85 à 87 de ses motifs. C’est dans l’application de ces principes à l’interprétation des revendications visées que l’appelante lui fait grief.

[39]  Il est vrai que les spécifications du brevet 540 font mention de micropuces (dossier d’appel, vol. 1, pages 103, 104 et 114). Les revendications, toutefois, ne font nullement référence à des micropuces, mais bien à une « puce ».

[40]  L’appelante accorde une grande importance aux déclarations de l’expert d’I-MED, le Dr Manfred Franke, concernant la signification du mot « puce ». Il convient de reproduire les extraits pertinents de son témoignage :

DR FRANKE : …En 2002, la personne versée dans l’art comprendrait que le terme « puce » est une abréviation du mot « micropuce ». Une micropuce est un dispositif doté d’un circuit intégré. Une micropuce, parfois appelée puce, est aussi souvent appelée CI, ou circuit intégré. Le circuit intégré est appelé ainsi puisqu’il est doté d’élément électroniques intégrés[,] comme des transistors, des résistances, des condensateurs, etc. sur un substrat de silicone.

…La puce décrite dans la revendication 1 est dotée d’un substrat, est formée sur le substrat, qui est généralement considéré comme non conducteur. Et la puce destinée à recevoir les échantillons, telle qu’elle est décrite dans la revendication 1, comprend également une zone d’échantillonnage sur ce substrat, qui reçoit l’échantillon de liquide à analyser…

(Dossier d’appel, vol. 11, aux pages 2424 et 2425.)

[41]  Il ressort bel et bien de ces extraits du témoignage du Dr Franke qu’à son avis, le mot « puce » utilisé dans les revendications du brevet sera interprété par la personne moyennement versée dans l’art comme désignant une « micropuce ». Toutefois, il ne ressort pas de ces extraits que les propriétés précises qui, selon le Dr Franke, seront attribuées à cette « micropuce » par une personne moyennement versée dans l’art. Bien que l’expert d’I-MED ait souligné que cette puce sera dotée d’un « circuit intégré » (dossier d’appel, vol. 6, à la page 1151, et vol. 11, à la page 2508), il n’est pas allé jusqu’à dire qu’elle devait présenter une « hiérarchie précise concernant le substrat et la zone d’échantillonnage » ou qu’elle devait être plane, pseudo-plane, rigide ou semi-rigide. En fait, les autres éléments du dossier semblent indiquer que, selon le Dr Franke, la personne moyennement versée dans l’art n’aurait pas forcément compris que la puce présentait ces caractéristiques particulières.

[42]  En fait, lorsqu’on examine les références d’antériorité suivantes dans la section de son rapport sur la validité portant sur le moyen de défense fondé sur la jurisprudence Gillette, le Dr Franke observe clairement que [TRADUCTION] « la revendication 1 du brevet 540 ne précise pas si la puce est flexible » (dossier d’appel, vol. 6, pages 1232 et 1233, paragraphes 353 et 365). Il déclare également qu’il n’existe [TRADUCTION] « aucune différence fondamentale entre la puce décrite dans le brevet 540 et le capteur décrit dans [l’article de] Fouke », qu’il définit de « capteur flexible doté d’électrodes miniatures » (dossier d’appel, vol. 6, pages 1193 et 1194, paragraphe 242 et alinéa 243b)). Il est même allé jusqu’à dire, au cours de son interrogatoire principal, que l’article de Fouke [TRADUCTION] « décrit un capteur qui a été fabriqué au moyen d’une technologie de microsystème… des approches comparables à mon interprétation des techniques utilisées pour fabriquer la puce... dans le brevet 540 » (dossier d’appel, vol. 12, à la page 2962).

[43]  Il est également intéressant de noter que ni les spécifications ni les revendications du brevet 540 ne mentionnent le facteur rigidité, comme l’a reconnu l’expert de l’appelante lui-même (voir le contre-interrogatoire du Dr Kirby, dossier d’appel, vol. 12, aux pages 3084 et 3085, et vol. 13, aux pages 3132 et 3133). De même, la planéité n’est mentionnée qu’au cours de la discussion entourant les façons de déterminer la taille d’une gouttelette, en référence aux figures 2 et 3, qui sont décrites comme des représentations supplémentaires et ne font pas partie d’une revendication invoquée (voir le brevet 540, dossier d’appel, vol. 1, aux pages 110 et 111).

[44]  En outre, je retiens la thèse de l’intimée I-MED portant qu’il semble y avoir une certaine divergence entre certaines parties des rapports de validité et de contrefaçon du Dr Kirby concernant la mesure dans laquelle le terme « substrat » doit être interprété au sens large (comparer le dossier d’appel, vol. 3, à la page 308 et vol. 4, aux pages 582 et 583 avec le dossier d’appel, vol. 4, à la page 597). L’ambiguïté observée dans ces rapports illustre le dilemme devant lequel l’appelante est placée. Si la revendication est interprétée de manière large et sans limite quant à la propriété de la micropuce, il est plus facile de soutenir que le système i-Pen contrefait la revendication, comme le juge l’a conclu. Cela dit, selon une interprétation plus large, il est plus difficile d’éviter une conclusion d’invalidité.

[45]  L’appelante suggère une autre limite concernant la revendication 1, soit que la puce doit présenter une « hiérarchie précise concernant le substrat et la zone d’échantillonnage » (voir le mémoire des faits et du droit de l’appelante, au paragraphe 31). Encore une fois, cette formule n’est utilisée nulle part dans le brevet 540. Le juge avait clairement raison d’écarter cette limite, qui semble avoir été conçue ici dans le but d’éviter l’art antérieur.

[46]  En ce qui concerne l’argument de l’appelante selon lequel le juge a commis une erreur en interprétant les revendications sans tenir compte de ce qu’il considère comme l’idée originale, c.-à-d. la manière essentiellement indépendante du volume dans laquelle l’osmolarité peut être mesurée, il est également infondé. Comme l’a souligné à juste titre le juge, la seule revendication qui fait mention de l’indépendance du volume est une revendication de méthode dépendante, la revendication 56, qui n’est pas en cause en l’espèce (motifs au paragraphe 135). La seule autre référence à l’indépendance du volume dans le brevet 540 est limitée à une représentation unique décrite à la figure 1 (dossier d’appel, vol. 1, à la page 108). Ainsi, il était loisible au juge était justifié de conclure que [TRADUCTION] « les revendications invoquées du brevet ne sont pas restreintes par des concepts comme l’indépendance du volume ou la rigidité, la planéité, etc. Ces revendications suggèrent que le dispositif sera fonctionnel tant que l’échantillon de liquide recouvre fonctionnellement la zone d’échantillonnage, de façon à combler l’écart entre les électrodes » (motifs au paragraphe 192).

[47]  En résumé, je suis d’avis que l’on ne peut faire grief au juge d’avoir commis une erreur en s’en tenant à la formulation des revendications et en refusant d’ajouter des limites qui n’étaient pas expressément incluses. Au lieu de suivre aveuglément l’interprétation des revendications avancée par l’un ou l’autre des experts, il s’est concentré sur les revendications sans les remanier. Conformément aux enseignements professés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Whirlpool, au paragraphe 52, il a fait référence à la divulgation, au besoin, mais a pris soin de ne pas utiliser les spécifications du brevet de manière à élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle était rédigée (voir aussi Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au paragraphe 77 [Sanofi]).

[48]  Pour des raisons similaires, je ne peux retenir l’argument de l’appelante selon lequel le juge a commis une erreur en concluant que la « puce destinée à recevoir les échantillons » est un « élément non essentiel des revendications » (mémoire des faits et du droit de l’appelant, aux paragraphes 11 à 13). À mon avis, bien qu’il considérait la « puce » comme un élément essentiel des revendications, il n’a simplement pas retenu, à la lumière des éléments de preuve produits, la définition donnée à ce mot par l’appelante.

[49]  En ce qui concerne l’idée originale que l’appelante nous pressait de retenir, le juge l’a rejetée à bon droit. Comme je l’ai mentionné précédemment, la notion d’« indépendance du volume » ne figure nulle part dans les revendications en cause. Si cette notion était incluse dans l’interprétation de la revendication 1, cela rendrait redondante la seule revendication qui en fait mention (revendication 56). Comme le juge l’a observé, l’inventeur peu très bien avoir prévu d’intégrer la propriété d’indépendance du volume dans une représentation, mais cela n’est pas suffisant pour en faire une partie intégrante de la revendication en l’absence d’une formulation claire dans ce sens (motifs au paragraphe 135). Cela est conforme à la mise en garde de la Cour portant que l’accent doit être mis sur la revendication et sur l’idée originale qui peut être tirée du texte de la revendication, par opposition à l’idée amorphe et mal définie qui pourrait être tirée des spécifications dans leur ensemble (voir Ciba aux paragraphes 74 et 75, citant Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37, [2007] EWCA Civ. 588 et Whirlpool, au paragraphe 45).

[50]  Pour tous ces motifs, je suis d’avis que le juge n’a pas commis d’erreur dans son interprétation du brevet 540.

B.  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les revendications étaient évidentes?

1)  Loi applicable

[51]  L’article 28.3 de la Loi sur les brevets dispose que l’objet d’une revendication ne doit pas être évident pour la personne moyennement versée dans l’art à la date de la revendication, à la lumière des connaissances générales courantes de cette personne. Les principes de droit pertinents pour déterminer si la revendication est évidente ne sont pas controversés et l’appelante admet que le juge a formulé correctement les critères juridiques aux paragraphes 184 à 186 de ses motifs. S’appuyant sur la jurisprudence Sanofi, au paragraphe 67, le juge a déterminé correctement la démarche en quatre volets d’abord consacrée par la jurisprudence anglaise et retenue par la Cour suprême du Canada, comme suit :

1) a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[52]  L’appelante soutient que le juge a commis une erreur dans l’application de ce critère à quatre volets aux faits de l’espèce et affirme que son analyse de l’évidence a été faussée par des renseignements reçus a posteriori. Par conséquent, les questions soulevées sont des questions mélangées de fait et de droit qui doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Alcon Canada Inc. c. Altavis Pharma Company, 2015 CAF 191, au paragraphe 11; Wenzel Downhole Tools Ltd. c. National-Oilwell Canada Ltd., 2012 CAF 333, au paragraphe 44).

2)  Discussion

[53]  On se rappellera que le juge a retenu le témoignage de l’expert d’I-MED et affirmait qu’il sera évident pour la personne moyennement versée dans l’art de combiner l’une ou l’autre des références d’antériorité sur l’hématocrite du sang (brevet Josefsen ou Hill) avec l’une des références du brevet Davis, du brevet York ou des articles d’Ogasawara pour créer un dispositif capable de mesurer l’osmolarité in vivo et ex vivo (motifs au paragraphe 193). Cette conclusion, selon l’appelante, pèche sous plusieurs aspects, que je discuterai successivement.

a)  Élément d’antériorité pouvant être invoqué

[54]  Premièrement, l’appelante soutient que le juge a commis une erreur en ne se prononçant pas sur la question de savoir si l’art antérieur en cause pouvait être invoqué, c’est-à-dire s’il aurait été repéré à la suite d’une recherche raisonnablement diligente. À cet égard, l’appelante accorde une grande importance au fait que le propre expert d’I-MED, le Dr Franke, a affirmé en contre-interrogatoire qu’il avait mené une recherche approfondie de la littérature spécialisée de nombreuses années après la date pertinente et qu’il n’avait pu trouver aucune des antériorités en cause. Il a aussi été avancé que l’avocat d’I-MED a d’abord trouvé les antériorités, puis a demandé à l’expert s’il pouvait les trouver, ce qui a entaché de manière rétrospective la recherche. En effet, il est soutenu que le Dr Franke a produit une opinion sur l’évidence portant uniquement sur les revendications sur la conductivité puisqu’il s’agit de l’information divulguée par le brevet 540, au lieu d’examiner les autres techniques, d’usage plus courant à la date pertinente pour mesurer l’osmolarité du film lacrymal, comme les techniques d’abaissement du point de congélation et de la pression de vapeur.

[55]  Je ne puis retenir ni l’un ni l’autre de ces deux arguments. Les extraits du témoignage du Dr Franke invoqués par l’appelante à l’appui de son argument sont cités hors contexte. Ils portent sur des études antérieures qu’il a menées alors qu’il travaillait dans le secteur privé, dans le but de concevoir une étude clinique pour un dispositif mis au point par son employeur (dossier d’appel, vol. 11, aux pages 2412 et 2413, 2450 à 2452). Ils n’ont rien a voir avec une recherche diligente des références citées à l’art antérieur se rapportant au brevet 540.

[56]  En outre, j’estime que le Dr Franke a suivi la méthodologie appropriée de recherche de l’art antérieur. Avant qu’on lui remette une copie du brevet 540, il a été demandé au Dr Franke quels étaient les techniques et les équipements connus pour mesurer l’osmolarité. Au début du paragraphe 59 de son rapport sur la validité, il a expliqué les différentes techniques qui auraient été utilisées et a conclu, au paragraphe 66, que la mesure de l’impédance pour déterminer l’osmolarité serait avantageuse par rapport aux autres méthodes possibles (dossier d’appel, vol. 6, aux pages 1138 à 1140). C’est dans ce contexte qu’il a identifié, au paragraphe 80 de son rapport sur la validité, l’art antérieur pertinent que la personne moyennement versée dans l’art cherchant à mesurer l’osmolarité du film lacrymal aurait trouvé (dossier d’appel, vol. 6, aux pages 1146 à 1148). Il apparaît clairement, dans la section du mandat de son rapport sur la validité, que le Dr Franke ne disposait pas encore du brevet 540 à cette étape (dossier d’appel, vol. 6, aux pages 1119 et 1120).

[57]  Le Dr Franke a confirmé que toutes les références à l’art antérieur indiquées au paragraphe 80 de son rapport sur la validité, sur lequel il s’est fondé pour donner sur avis sur l’évidence et l’antériorité, étaient le résultat de sa propre recherche. Il a déclaré, de façon particulièrement explicite, que « [p]endant ses propres recherches de la littérature, [il] a découvert les brevets et articles scientifiques suivants, qu’une personne versée dans l’art aurait été en mesure de trouver à l’aide de bases de données et de méthodes de recherche disponibles avant 2002 » (dossier d’appel, vol. 6, à la page 1146). Il n’existe tout simplement aucun élément allant dans le sens de la thèse de l’appelante portant que ces références ont été trouvées avec l’aide de l’avocat.

[58]  En fait, dans les cas où le Dr Franke n’a pas trouvé les références à l’art antérieur figurant dans la défense et la demande reconventionnelle initiale au cours de ses propres recherches, les références manquantes ont été retirées de la procédure par des modifications. De même, lorsque le Dr Franke a trouvé des références qui ne figuraient pas dans la défense et la demande reconventionnelle initiale, des modifications ont été apportées à ces références dans la procédure (voir Défense et demande reconventionnelle remodifiées, dossier d’appel, vol. 1, onglet 4, à la page 163). Il n’y a rien d’inapproprié dans cette façon de procéder.

b)  Le critère tiré de la jurisprudence Sanofi

[59]  L’appelante soutient que, bien que le juge ait identifié le critère d’évidence approprié, il n’a pas suivi le critère à quatre volets tiré de la jurisprudence Sanofi dans son analyse. Plus précisément, l’appelante soutient qu’il a commis une erreur en ne cernant pas les différences entre l’état de la technique et l’objet des revendications et en ne déterminant pas si ces différences constituent les étapes qui auraient été évidentes pour la personne moyennement versée dans l’art. Elle soutient également que le juge n’a produit nulle justification pour expliquer ce qui motiverait une personne moyennement versée dans l’art à combiner les références sur l’hématocrite et l’osmolarité.

[60]  Selon moi, ces arguments doivent être rejetés.

[61]  Il ressort clairement des motifs du juge qu’il a retenu le témoignage du Dr Franke relativement aux troisième et quatrième volets du critère tiré de la décision Sanofi (motifs aux paragraphes 188 à 194).

[62]  Concernant le troisième volet du critère tiré de la jurisprudence Sanofi, le Dr Franke a opiné, dans son rapport sur la validité, que les brevets Hill et Josefsen diffèrent de l’invention visée par le brevet 540 en ce sens qu’ils [TRADUCTION] « ne portent pas sur l’osmolarité, mais sur la conductivité » (dossier d’appel, vol. 6, pages 1161 et 1166, alinéa 134f) et paragraphe 138). Il a également déclaré que chaque élément de la revendication en cause dans le brevet 540 est présent dans le brevet Davis, le brevet York et les articles d’Ogasawara, outre l’aspect ex vivo (dossier d’appel, vol. 6, pages 1175, 1181 et 1188, paragraphes 175, 195 et 220).

[63]  Quant au quatrième volet du critère tiré de la jurisprudence Sanofi, le Dr Franke a écrit, dans les sections de son rapport sur la validité consacrées aux brevets York et Davis et aux articles d’Ogasawara, que la personne moyennement versée dans l’art [TRADUCTION] « qui aurait souhaité élaborer une méthode ex vivo pour mesurer la conductivité aurait trouvé les [brevets Josefsen et Hill] » (dossier d’appel, vol. 6, page 1175, paragraphe 173; voir aussi le dossier d’appel, page 1183, paragraphe 198, et page 1189, paragraphe 222). Une fois de plus, selon le Dr Franke, la personne moyennement versée dans l’art [TRADUCTION] « aurait été motivée à combiner » le brevet Josefsen ou Hill avec le brevet Davis, le brevet York ou les articles d’Ogasawara (dossier d’appel, vol. 6, pages 1175, 1183 et 1189, paragraphes 175, 200 et 224).

[64]  Le juge a explicitement souscrit à cette opinion au paragraphe 193 de ses motifs. Il avait assurément droit de préférer l’opinion du Dr Franke à celle du Dr Kirby et de s’appuyer sur ses éléments de preuve sans avoir à répéter entièrement sa justification dans ses motifs. En l’absence d’une erreur manifeste et dominante dans l’examen visant à déterminer s’il existait des différences entre les références à l’art antérieur et l’idée originale des revendications en cause et si ces différences étaient inventives à la lumière des connaissances générales courantes pertinentes, la conclusion du juge à cet égard s’impose (Arctic cat, Inc. c. Bombardier produits récréatifs Inc., 2018 CAF 125, au paragraphe 6, demande d’autorisation d’interjeter appel devant la C.S.C. refusée le 16 mai 2019 (38416)).

[65]  L’appelante soutient également que le juge n’a pas expliqué pourquoi il a rejeté l’opinion du Dr Kirby, selon laquelle il n’y avait aucune motivation pour combiner les diverses références à l’art antérieur, ni pourquoi une personne moyennement versée dans l’art aurait été dirigée directement et sans difficulté à la combinaison des références sur l’hématocrite et les références sur l’osmolarité du film lacrymal. L’appelante soutient également qu’à cet égard, l’expert d’I-MED ne s’est pas exprimé sur ce point.

[66]  Une lecture attentive du rapport sur la validité du Dr Franke vient toutefois contredire cette affirmation. En fait, il explique de manière très détaillée pourquoi les revendications du brevet 540 seraient évidentes à la lumière de chaque référence à l’art antérieur et indique pourquoi les différences seraient facilement comblées par la personne moyennement versée dans l’art sans avoir à faire preuve d’inventivité (dossier d’appel, vol. 6, aux pages 1125 à 1127 et 1169 à 1207). En procédant ainsi, le Dr Franke a appliqué adéquatement l’approche dictée par la jurisprudence Sanofi et le juge était en droit de se fonder sur son opinion.

c)  Indices secondaires d’évidence

[67]  L’appelante soutient également que le juge n’a pas pris en compte les indices secondaires d’évidence pertinents, comme le « besoin de longue date » à l’égard d’un osmomètre adaptable dans le contexte clinique et l’accueil enthousiaste de l’industrie à l’annonce de la commercialisation du système TearLab (mémoire des faits et du droit de l’appelant, à la page 29). Pour diverses raisons, cet argument n’est pas fondé.

[68]  Premièrement, le succès commercial d’un produit breveté n’est jamais concluant en soi et n’est clairement pas suffisant pour valider une revendication évidente (voir, par exemple, Pollard Banknote Ltd. c. BABN Technologies Corp., 2016 CF 883, aux paragraphes 221 à 230). Notre Cour enseigne clairement, par la décision Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Imperial Tobacco Ltd. (1993), 152 NR 292 (ACF), qu’il s’agit [TRADUCTION] « d’une seule des nombreuses considérations de fait dont l’importance doit être évaluée pour déterminer l’inventivité » (à la page 308). En outre, comme l’a soutenu le juge Hughes dans la décision Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2006 CF 1234, confirmée par 2007 CAF 217 et 2007 CAF 269, demande d’autorisation d’interjeter appel devant la C.S.C. refusée le 6 décembre 2007 (32200), le succès commercial peut refléter le fait que de nombreuses personnes ont été motivées à combler des lacunes dans le marché commercial, ce qui peut suggérer une ingéniosité inventive (au paragraphe 113). Toutefois, cela peut également être le résultat d’efforts de commercialisation et de facteurs autres que l’invention (Ibid.).

[69]  Je retiens également la thèse de l’intimée I-MED portant que, dans la mesure où les preuves de succès commercial et de louanges de l’industrie invoquées par l’appelante ne se rapportaient pas à l’invention divulguée dans le brevet lui-même, mais plutôt au système TearLab, et qu’aucun lien n’a été clairement démontré entre ces deux éléments, ce point n’était pas pertinent dans le cadre de l’examen de l’évidence. En effet, il n’existe aucun élément de preuve (et TearLab n’a formulé aucune allégation à cet effet) dont il ressort que son produit commercial était visé par une revendication du brevet 540, ou que l’on célébrait la commercialisation imminente de la technologie du Dr Sullivan.

d)  Conclusions contradictoires

[70]  L’appelante Soutient également que le juge a commis une erreur en formulant des conclusions de fait contradictoires dans son analyse de l’antériorité et de l’évidence. Plus précisément, il affirme que le juge a commis une erreur en ne prenant pas en compte, dans le cadre de son analyse de l’évidence, de sa conclusion antérieure selon laquelle les brevets Hill et Josefsen n’ont pas antériorisé le brevet 540 au motif [TRADUCTION] « [qu’]ils ne portent pas spécifiquement sur l’osmolarité et que la personne moyennement versée dans l’art sera dirigée directement et sans difficulté à l’invention revendiquée » au moyen de ces références (motifs au paragraphe 178). Selon l’appelante, cette contradiction serait suffisante que pour soit infirmée la décision. Une fois de plus, je trouve cette observation peu convaincante.

[71]  Il ressort clairement de la lecture loyale du paragraphe 178 de la décision qu’il était question d’antériorité et non d’évidence. Bien que le juge ait utilisé à tort le libellé du critère d’évidence pour ce faire, c’est-à-dire l’expression « directement et sans difficulté » tirée de la décision Beloit Canada Ltée. c. Valmet Oy (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 [Beloit], le sens de ses observations est néanmoins clair à la lecture du paragraphe complet au regard du contexte :

[TRADUCTION] [178] Finalement, je rejette l’idée que le brevet Josefsen ou Hill antériorise les revendications du brevet 540. … Bien que les brevets Josefsen et Hill fassent tous deux référence à la mesure des propriétés électriques de fluides corporels en général, outre le sang, ils ne portent pas spécifiquement sur l’osmolarité et la personne moyennement versée dans l’art ne serait pas dirigée directement et sans difficulté à l’invention revendiquée, qu’il s’agisse du brevet Josefsen ou Hill, à la date pertinente.

[72]  La confusion dans la terminologie pourrait s’expliquer par le fait que les mots utilisés dans la décision Beloit pour décrire les critères d’antériorité et d’évidence présentent certaines similarités. En fait, en exposant le établir le critère d’antériorité, le juge Hugessen a bel et bien observé que « [l]es instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée » (Beloit, au paragraphe 297). L’on est très proche de l’expression « directement et sans difficulté » utilisée dans le critère d’évidence.

[73]  Une fois que l’on a compris clairement qu’elle se rapporte au critère d’antériorité, la conclusion du juge au paragraphe 178 des présents motifs est clairement cohérente avec son analyse de l’évidence. Il n’y a rien de « contradictoire » dans la conclusion selon laquelle une référence à l’art antérieur, lorsqu’elle est examinée seule, n’est pas antérieure, mais qu’elle peut néanmoins rendre une revendication évidente lorsqu’elle est combinée à une autre référence. Comme l’a souligné Donald MacOdrum dans Fox on the Canadian Law of Patents, 5e éd., feuilles mobiles (Toronto, Ont. : Thomson Reuters Canada, 2019), aux pages 4-6 et 4-7 [MacOdrum] :

[TRADUCTION] Il existe une différence importante dans l’évaluation de l’effet des documents antérieurs sur la question de l’antériorité et de l’évidence. Lorsque l’on tente de déterminer le caractère nouveau d’une invention, l’antériorité doit être déterminée dans un seul document. En d’autres termes, il n’est pas légitime de lire plusieurs documents simultanément et, comme les cas décrits, de composer une mosaïque d’extraits. En outre, ce document unique doit divulguer l’invention précise revendiquée par le brevet en litige. Toutefois, lorsque l’on compare l’invention à l’évidence, l’art antérieur doit être examiné et ses effets cumulatifs doivent être pris en compte.  [Références omises.]

[74]  Finalement, l’appelante constate des erreurs dans l’analyse de l’évidence effectuée par le juge car elle serait disjointe de l’idée originale (« indépendance du volume ») et de la teneur des revendications (hiérarchie concernant le substrat et la zone d’échantillonnage de la « micropuce »). Pour les motifs suivants, je conclus que ces deux arguments sont voués à l’échec.

e)  Concept inventif

[75]  En ce qui concerne la notion d’une « idée originale », le point de départ de l’analyse doit être l’arrêt de principe Sanofi, où la Cour suprême du Canada a observé :

[76] L’interprétation des revendications du brevet 777 n’est pas en cause. Il est entendu que celles-ci visent l’isomère dextrogyre du racémate, ses sels pharmaceutiquement acceptables et leurs procédés d’obtention.

[77] Il n’est pas facile de saisir l’idée originale à partir ses seules revendications. La seule présence d’une formule chimique ne permet pas de déterminer l’inventivité de la revendication. J’estime donc que l’on doit pouvoir se fonder sur le mémoire descriptif pour définir l’idée originale qui sous-tend les revendications. On ne saurait cependant s’appuyer sur le mémoire descriptif pour interpréter le texte des revendications de façon plus restrictive ou plus extensive.

[78] En l’espèce, il est clair que l’idée originale à la base des revendications du brevet 777 est un antiplaquettaire à l’effet thérapeutique supérieur et à la toxicité moindre comparativement aux autres composés couverts par le brevet 875, et les méthodes permettant de l’obtenir.

[76]  Au cours des années qui ont suivi l’arrêt Sanofi, de nombreuses questions ont été soulevées quant à la signification et au sens de l’idée originale (voir Joshua Sealy-Harrington, « The Inventive Concept in Patent Law: Not So Obvious », (2015) 27 I.P.J. 385). L’arrêt Sanofi fournit des indices selon lesquels l’interprétation des revendications et l’idée originale appelent des analyses distinctes. En effet, la Cour suprême semblait dire, dans cette affaire, que bien que l’interprétation des revendications ait abouti à un composé, à ses sels et aux processus exécutés pour les obtenir, l’idée originale était plus large et englobait le composé, ses usages précis, ses propriétés préférées à celles des autres composés et les méthodes exécutées pour l’obtenir (Sanofi, aux paragraphes 76 et 77). Quoi qu’il en soit, la Cour suprême n’a donné aucune description ou explication pour définir réellement l’idée originale, ce qui a mené de nombreuses personnes à se demander si, en pratique, l’idée originale est réellement différente de l’interprétation de la revendication en cause (voir, par exemple, la discussion du juge Hughes dans la décision Allergan Inc. c. Canada [Ministre de la Santé], 2012 CF 767, au paragraphe 135, confirmé pour des motifs autres dans 2012 CAF 308, demande d’autorisation d’interjeter appel devant la C.S.C. refusée le 9 mai 2013 [35184]).

[77]  Notre Cour, tentant de réduire la confusion, a observé, dans l’arrêt Ciba, que jusqu’à ce qu’elle soit en mesure « d’élaborer une définition pratique de l ’idée originale’ », il est préférable « [d’éviter] … tout simplement l’idée originale et [d’interpréter] plutôt la revendication » (au paragraphe 77). Dans Société Bristol-Myers Squibb Canada v. Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76, une formation différente de la Cour a observé que « l’analyse de l’évidence vise à vérifier si la personne versée dans l’art peut rapprocher deux points dans le perfectionnement de la technique en se fondant uniquement sur ses connaissances générales courantes » et que les mentions, dans la jurisprudence, de « l’idée originale », de « la solution enseignée par le brevet » ou, simplement, de « l’invention », sont de simples tentatives pour définir le deuxième point et sont considérées comme synonymes de « ce qui est revendiqué » dans le brevet (au paragraphe 65).

[78]  L’analyse du juge est cohérente avec la jurisprudence récente de notre Cour, qui a minimisé l’importance de « l’idée originale » comme outil analytique dans le cadre d’une analyse de l’évidence. Il a plutôt concentré son analyse sur les revendications elles-mêmes, en phase avec le principe notamment exprimé par Lord Hoffman dans l’arrêt Connor Medsystems Inc. v. Angiotech Pharmaceuticals Inc., [2008] UKHL 49, au paragraphe 19, cité par la Cour notamment dans Ciba, au paragraphe 74, et Apotex Inc. c. ADIR, 2009 CAF 222, aux paragraphes 68 à 69, que la question de l’évidence doit être tranchée « en fonction de sa revendication et non d’une vague paraphrase fondée sur l’étendue de sa divulgation dans la description ». C’est sans doute pourquoi le juge n’a pas senti le besoin de discuter en détail l’idée originale des revendications en cause, se bornant à rejeter l’opinion du Dr Kirby qu’elle englobe la notion « d’indépendance du volume » (motifs au paragraphe 192).

[79]  L’on peut utilement rappeler qu’à cet égard, la notion d’« indépendance du volume » ne figure nulle part dans les revendications en cause. En outre, le juge a correctement signalé que, bien que l’inventeur puisse très bien avoir prévu d’intégrer la propriété d’indépendance du volume dans une représentation, cela n’est pas suffisant pour en faire une partie intégrante de la revendication en l’absence d’une formulation claire en ce sens (motifs au paragraphe 135). En outre, il est généralement reconnu, particulièrement en droit anglais, que l’idée originale des revendications ne doit pas être restreinte au contenu d’une représentation précise (voir MacOdrum, à la page 4-103). N’oublions pas que, comme le juge l’a fait remarquer au paragraphe 136 de ses motifs, le brevet 540 indique clairement que l’invention revendiquée [TRADUCTION] « ne doit pas être considérée comme limitée par une représentation particulière décrite en l’espèce » (dossier d’appel, vol. 1, aux pages 125 et 126).

f)  Analyse de l’évidence séparée de l’interprétation

[80]  En ce qui concerne l’argument subsidiaire de l’appelante, selon lequel l’analyse de l’évidence du juge est erronée puisqu’elle est séparée du texte des revendications, elle est vouée à l’échec pour deux raisons.

[81]  Premièrement, l’appelante semble confondre les critères d’évidence et d’antériorité lorsqu’elle soutient que le juge aurait dû analyser chaque élément de l’art antérieur séparément et déterminer les différences entre chaque élément et les revendications telles qu’elles sont interprétées. Il n’est pas nécessaire que chaque élément d’une revendication figure dans un élément distinct de l’art antérieur; il s’agit là du critère d’antériorité. Le critère consiste plutôt à rechercher si la personne moyennement versée dans l’art peut combler l’écart entre l’état de la technique au moment visé et la revendication telle qu’elle est interprétée, sans montrer un esprit inventif. L’art antérieur est utilisé pour appliquer les critères d’antériorité et d’évidence, mais de manière différente; l’antériorité est établie si un seul document peut être repéré qui donne à la personne moyennement versée dans l’art tous les renseignements dont elle a besoin pour produire l’invention revendiquée sans avoir à faire preuve d’un esprit inventif, alors que pour l’évidence, c’est l’effet cumulatif de l’art antérieur qui doit être examiné pour déterminer si un technicien compétent, mais dépourvu d’imagination, serait directement et facilement arrivé à la solution qu’enseigne le brevet. Comme observe une éminente doctrine, Harold G. Fox, Canadian Patent Law and Practice, 4e éd. (Toronto, Ontario : Carswell, 1969), à la page 137 :

[TRADUCTION] …Les spécifications antérieures sont généralement utilisées pour démontrer l’antériorité si elles divulguent entièrement et de façon précise la revendication du breveté. Si cette divulgation n’est pas formulée avant la spécification antérieure et ne peut être utilisée pour démontrer l’antériorité, elle peut être utilisée pour indiquer l’état de l’art au moment où le breveté a créé l’invention alléguée et montrer que l’invention du breveté a contribué dans une mesure si insignifiante aux connaissances actuelles qu’il lui manque l’élément essentiel de l’invention et qu’elle est tout juste évidente…

[82]   Deuxièmement, la thèse de l’appelante selon laquelle le juge n’a pas apprécié l’évidence en fonction de la teneur des revendications est fondée sur son interprétation de ces revendications, notamment l’utilisation de micropuces présentant une hiérarchie précise concernant le substrat et la zone d’échantillonnage. Pourtant, le juge a rejeté cette interprétation des revendications, concluant qu’elles n’intègrent pas les quatre concepts invoqués par l’appelante, essentiellement l’indépendance du volume, la rigidité, la planéité et les électrodes intégrées (motifs aux paragraphes 134 à 137). Par conséquent, les observations de l’appelante sont vouées à l’échec puisqu’elles ne sont pas soutenues par l’interprétation des revendications en cause. L’analyse de l’évidence doit, par nécessité, être guidée par l’interprétation des revendications.

[83]  En fin de compte, je retiens la thèse de l’intimée I-MED portant que l’appelante se trouve devant un dilemme. Elle ne peut à la fois soutenir que les conclusions du juge sur la contrefaçon sont erronées et contester l’interprétation de revendications sur laquelle ces conclusions sont fondées. Si les revendications doivent être interprétées de manière large pour inclure les utilisations in vivo et le dispositif i-Pen aux fins de contrefaçon, elles ne peuvent être simultanément restreintes par les limites proposées par l’expert de l’appelante pour les préserver de l’invalidité en raison de l’évidence et de l’antériorité. Le juge a clairement reconnu ce dilemme lorsqu’il a observé, au paragraphe 158 de ses motifs :

Si le brevet 540 était interprété comme étant limité uniquement aux applications ex vivo, comme le fait valoir [l’intimée I-MED], je serais alors d’avis qu’aucune des revendications interprétées n’est contrefaite. Toutefois, en revendiquant de manière large les applications in vivo et ex vivo, pour tous les liquides corporels, sans les limitations exprimées dans la divulgation, l’[appellante a ] a introduit les problèmes de validité décrits ci-dessous, qui ne peuvent être évités.

[84]   Après avoir constaté que le juge n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant que les revendications en cause étaient évidentes, il n’est pas nécessaire de rechercher si le juge a commis une erreur en concluant que les revendications étaient également antériorisées.

V.  Conclusion

[85]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le présent appel devrait être rejeté avec dépens établis à 25 000 $, tout compris.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-86-18

 

 

INTITULÉ :

TEARLAB CORPORATION c. I-MED PHARMA INC. ET THE REGENTS OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 décembre 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Patrick Smith

Scott Foster

Emilie Feil-Fraser

 

Pour l’appelante

 

Brian Daley

Vanessa Rochester

Nikita Stepin

Jonathan Chong

 

Pour l’intimée

I-MED PHARMA INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’appelante

 

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’intimée

I-MED PHARMA INC.

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.