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Date : 20190613


Dossier : A-180-18

Référence : 2019 CAF 177

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

 

ALEXANDRE POPOV

 

demandeur

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 juin 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NEAR

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20190613


Dossier : A-180-18

Référence : 2019 CAF 177

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

 

 

ALEXANDRE POPOV

 

 

demandeur

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NEAR

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Alexandre Popov, présente une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission) en date du 31 mai 2018 (2018 CRTESPF 49), laquelle avait rejeté sa demande de prorogation de délai pour renvoyer un grief à la Commission en vue d’une décision en application de l’alinéa 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79) [le Règlement].

II. Contexte général

[2] Cette affaire concerne le congédiement du demandeur de son poste d’ingénieur au sein de l’Agence spatiale canadienne (ASC) à compter du 28 avril 2014 et son grief subséquent, qui a été entendu au dernier palier par M. Luc Brûlé, vice-président de l’Agence spatiale canadienne, le 9 juin 2014. Le plaignant n’était pas représenté lors de l’audition du grief puisqu’il croyait qu’en tant qu’ingénieur, il était suffisamment compétent pour agir pour son propre compte et n’avait pas besoin d’un agent négociateur.

[3] M. Brûlé a rejeté le grief pour congédiement du demandeur le 30 juin 2014. Ce faisant, il a indiqué au demandeur qu’en cas de désaccord avec le rejet, il pouvait renvoyer le grief à l’arbitrage devant la Commission au plus tard 40 jours après la réception, comme le prévoit le paragraphe 90(1) du Règlement. Les parties ont convenu que le demandeur n’a pas reçu la décision de M. Brûlé avant le 6 août 2014, puisqu’il était à l’extérieur du pays pour rendre visite à sa mère malade. Par conséquent, le demandeur aurait dû renvoyer sa demande à l’arbitrage avant le 16 septembre 2014. Toutefois, le demandeur l’a fait le 21 octobre 2015, soit près de 13 mois après l’expiration du délai réglementaire de 40 jours.

[4] Entre temps, le demandeur a tenté à plusieurs reprises de convaincre l’Agence spatiale canadienne que la décision de le congédier était erronée. Le 6 août 2014, il a répondu à la décision finale de M. Brûlé concernant le grief par un long courriel détaillé dans lequel il affirmait de nouveau ne pas comprendre la décision et réitérait les raisons pour lesquelles il estimait qu’il n’aurait pas dû être congédié. De décembre 2014 à mars 2015, le demandeur a demandé des lettres de recommandation et de soutien d’autres scientifiques et a rédigé une lettre d’intention sur la recherche scientifique concernant la Station spatiale internationale. Le 31 juillet 2015, le demandeur a communiqué avec le nouveau président de l’Agence spatiale canadienne, M. Sylvain Laporte, pour lui demander un réexamen du rejet de son grief. Le demandeur a entamé ces procédures informelles puisque, selon lui, elles étaient préférables au processus d’arbitrage formel auquel il avait droit devant la Commission.

[5] Après avoir reçu un avis d’audience devant la Commission, le demandeur a demandé à la Commission d’examiner simultanément son grief pour congédiement et sa demande de prorogation. La Commission a refusé d’examiner cette demande, concluant que trancher la question du respect du délai constituerait une utilisation plus efficace des ressources. Le demandeur a également demandé que les assignations des cinq témoins soient délivrées avant l’audience. La Commission a initialement délivré quatre de ces assignations le 20 mars 2018, mais a annulé les assignations le 23 mars 2018 après que l’Agence spatiale canadienne ait fait valoir avec succès que les témoins appelés ignoraient les faits entourant les motifs ayant mené le demandeur à retarder la présentation de son grief devant la Commission.

[6] Devant la Commission, le demandeur a produit des éléments de preuve montrant que le retard à soumettre son grief à l’arbitrage était attribuable à un récent diagnostic de maladie virale et au fait que sa mère était gravement malade. Sa mère est décédée en 2016. Le demandeur a également affirmé qu’il n’avait pas suivi le processus d’arbitrage de grief formel puisqu’il préférait résoudre ce conflit de manière informelle.

III. Décision de la Commission

[7] La Commission a rejeté la demande de prorogation de délai du demandeur. Elle n’a pas évalué le bien-fondé de la décision de congédiement sous-jacente et le grief correspondant. Pour en arriver à cette décision, la Commission a examiné les éléments de preuve à la lumière de cinq critères recensés dans le contexte d’une décision sur la prorogation intitulée Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services Gouvernementaux Canada), 2004 CRFTP 1, au paragraphe 75 [décision Schenkman] : 1) le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes; 2) la durée du retard; 3) la diligence raisonnable du fonctionnaire s’estimant lésé; 4) l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice que subit l’employeur si la prorogation est accordée; et 5) les chances de succès du grief.

[8] La Commission a examiné chacun de ces critères. Elle a d’abord déterminé que le retard du demandeur n’était pas motivé par des raisons claires, logiques et convaincantes. La Commission a fait remarquer qu’il n’avait pas déposé de preuve médicale pour soutenir son diagnostic de maladie virale et que, quoi qu’il en soit [traduction] « aucun élément de preuve ne démontrait que la maladie l’empêchait de remplir un formulaire pour soumettre le grief à l’arbitrage » (au paragraphe 63). De même, la Commission a également souligné le fait que malgré sa maladie, le demandeur a été en mesure de demander le soutien de sa réintégration auprès d’autres scientifiques et de mener des projets de recherche scientifique. Elle a également indiqué que, bien que le règlement informel des différends soit encouragé à tous les niveaux dans les relations de travail, la préférence du demandeur pour ces processus ne le dégageait pas de son obligation d’utiliser le processus d’arbitrage de grief formel pour renvoyer le grief à la Commission en temps opportun.

[9] La Commission a conclu que ces 13 mois constituent [traduction] « un très long retard » avant que le demandeur renvoie son grief à la Commission [traduction] « sans raison convaincante » (au paragraphe 70). Bien que le demandeur ait fait preuve de diligence dans ses tentatives informelles pour être réintégré, la Commission a déterminé qu’il [traduction] « n’a pas fait preuve de diligence » dans le cadre du processus d’arbitrage de grief proprement dit (au paragraphe 72). La Commission a également souligné que les employeurs ont le droit d’invoquer les délais prescrits en matière de règlement des différends et qu’il serait injuste de soumettre l’Agence spatiale canadienne à une procédure d’arbitrage de grief à laquelle elle ne s’attend plus. La Commission n’a pas tenu compte des chances de succès du demandeur puisqu’elle a déterminé qu’il serait impossible de prédire ces chances sans procéder à une évaluation complète du bien-fondé de la décision de congédiement.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[10] La seule question dont la Cour est saisie est celle de savoir si la Commission a été raisonnable en décidant de rejeter la demande de prorogation du demandeur en application de l’alinéa 61b) du Règlement. La norme de contrôle qui doit s’appliquer à l’examen du pouvoir discrétionnaire de la Commission d’autoriser une prorogation en application de l’alinéa 61b) du Règlement est celle de la décision raisonnable (Van Duyvenbode c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 66, au paragraphe 11). Dans la mesure où le demandeur conteste l’équité procédurale de la décision de la Commission d’annuler les assignations des témoins, la question à trancher consiste à déterminer si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54).

V. Analyse

[11] Dans ses observations soumises à la Cour, le demandeur réitère son opinion qu’il a été congédié injustement et que l’Agence spatiale canadienne n’aurait pas dû rejeter son grief. En ce qui concerne la question de la prorogation du délai, le demandeur affirme qu’il avait des raisons valides et valables pour ce retard, plus particulièrement son diagnostic de maladie virale et la maladie de sa mère. Il soutient que la Commission n’a pas évalué adéquatement les répercussions de ces facteurs sur sa capacité à suivre le processus juridique requis pour demander un arbitrage et qu’en outre, la Commission a refusé à tort de tenir compte des chances de succès de son grief. Il affirme également que la décision de la Commission d’annuler les assignations de ses témoins était injuste et minait la capacité de la Commission d’effectuer un examen honnête des faits. J’examinerai chacun de ces arguments à tour de rôle.

[12] À mon avis, le demandeur n’a pas établi que la Commission a commis une erreur en rejetant sa demande de prorogation relativement à la présentation de son grief à l’arbitrage. Selon la jurisprudence, la Commission a établi que les demandes de prorogation en application de l’alinéa 61b) du Règlement sont autorisées avec modération seulement (Cloutier c. Canada (Conseil du Trésor - Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CRTFP 31, au paragraphe 13). En l’espèce, la Commission a tenu compte de chacun des critères énoncés dans la décision Schenkman et déterminé que les intérêts liés à l’équité ne militaient pas en faveur du demandeur. Essentiellement, je suis d’accord avec les motifs de la Commission et je n’interviendrais pas.

[13] La Commission a tenu compte des arguments et des éléments de preuve du demandeur selon lesquels la maladie virale dont il était atteint et la santé fragile de sa mère l’ont empêché de soumettre son grief à l’arbitrage. Cependant, la Commission a éventuellement conclu que ces circonstances n’avaient pas empêché le demandeur de remplir un formulaire de présentation d’un grief, soulignant que le demandeur était [traduction] « encore suffisamment actif pour communiquer avec d’autres scientifiques de l’espace pour obtenir des lettres de recommandation et mener des projets de recherche scientifiques » (aux paragraphes 80 et 81). De même, la Cour souligne que, malgré le fait que le demandeur a reçu son diagnostic initial en 2012, il a continué à travailler pour le défendeur pendant toute l’année 2013 et jusqu’en avril 2014, moment auquel il a été congédié. Ces faits indiquent que, malgré les limitations qu’aurait pu entraîner le diagnostic du demandeur, il a été en mesure d’exécuter les étapes nécessaires pour obtenir et remplir le formulaire nécessaire afin de présenter cette question à l’arbitrage.

[14] En outre, je suis d’accord avec la Commission qui a conclu que les inconvénients qu’une prorogation imposeraient à l’Agence spatiale canadienne l’emportaient sur les motifs invoqués par le demandeur pour justifier son retard. Comme la Commission l’a fait valoir avec raison, [traduction] « l’employeur est en droit de tourner la page lorsqu’il estime qu’une question a été tranchée une fois pour toutes » (au paragraphe 76). À mon avis, c’est particulièrement vrai à la lumière de la longue période de 13 mois qui s’est écoulée.

[15] De même, je ne suis pas d’accord avec la thèse du demandeur qu’il était inapproprié pour la Commission de refuser de tenir compte du cinquième critère énoncé dans la décision Schenkman concernant les chances de succès du demandeur. S’appuyant sur ses décisions Grouchy c. Administrateur général (ministère des Pêches et des Océans), 2009 CRTFP 92 et Cowie c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2012 CRTFP 14, la Commission a fait valoir (aux paragraphes 78 et 79) que le cinquième critère est rarement pris en compte à moins qu’il soit clair que les chances de succès de la partie plaignante soient minces ou nulles. La Commission ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve concernant les circonstances du congédiement pour pouvoir déterminer les chances de succès du demandeur. En effet, pour être en mesure de s’engager équitablement dans une évaluation aussi complexe, il faudrait s’appuyer sur le dossier complet concernant le congédiement, ce qui reviendrait essentiellement à rendre une décision sur le bien-fondé du grief et irait à l’encontre de l’intention de la Commission lorsqu’elle a décidé de scinder ces questions. Par conséquent, à mon avis, la Commission a refusé à bon droit de tenir compte des chances de succès du demandeur dans ces circonstances.

[16] De même, j’estime que la Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a acquiescé à la demande du défendeur d’annuler les assignations des quatre témoins. Dans ses motifs, la Commission a examiné les relations de ces témoins avec le demandeur, son congédiement et le processus de grief subséquent et a déterminé que leurs témoignages potentiels avaient peu de pertinence relativement à la question de la prorogation, sinon aucune; elle a donc annulé les assignations de ces témoins (aux paragraphes 13 à 16). Je ne suis pas convaincu que la décision d’annuler les assignations était injuste dans les circonstances, particulièrement parce qu’il semble que le demandeur a eu la possibilité de répondre à la demande d’annulation du défendeur et qu’il a effectivement présenté ses objections dans la série de courriels datés du 26 mars 2018 (dossier du défendeur, vol. 1, onglet 1C, aux pages 69 à 71).

VI. Conclusion

[17] Pour ces motifs, je rejetterais la demande. Le défendeur n’a pas demandé pas de dépens, et je n’en adjugerais aucuns.

« D. G. Near »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

Richard Boivin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UNE DÉCISION RENDUE PAR LA COMMISSION DES RELATIONS DE TRAVAIL ET DE L’EMPLOI DANS LE SECTEUR PUBLIC FÉDÉRAL EN DATE DU 31 MAI 2018, RÉFÉRENCE NO 2018 CRTESPF 49

DOSSIER :

A-180-18

 

INTITULÉ :

ALEXANDRE POPOV c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2019

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NEAR

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juin 2019

COMPARUTIONS :

Alexandre Popov

Pour son propre compte

Richard Fader

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le défendeur

 

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