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Date : 20190612


Dossier : A-206-18

Référence : 2019 CAF 178

PRÉSENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LÉOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE

MARLYSE MBAKOP

défendeurs

Audience tenue à Québec (Québec), le 16 mai 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 juin 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20190612


Dossier : A-206-18

Référence : 2019 CAF 178

PRÉSENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LÉOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE

MARLYSE MBAKOP

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Le Procureur général du Canada (le demandeur, ou le Procureur général) demande que les défendeurs Léopold Camille Yodjeu Ntemde et Marlyse Mbakop soient déclarés plaideurs vexatoires, conformément à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 (Loi sur les Cours fédérales), ainsi qu’un certain nombre de réparations connexes. Une demande similaire est également pendante devant la Cour fédérale (T-1323-18). Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

[2]  Il appert du dossier déposé par le demandeur devant cette Cour que les défendeurs ont introduit trois litiges devant la Cour fédérale et douze appels devant cette Cour depuis le mois de juillet 2014. Ces instances ont donné lieu à une multitude de requêtes (au moins 83 au moment du dépôt de la présente demande par le Procureur général), demandes de directives, et lettres de toutes sortes, et la lecture des plumitifs afférents à ces dossiers permet de saisir l’ampleur des ressources qu’a nécessité le traitement de toutes ces procédures, tant de la part du demandeur, que du greffe, que des juges des deux Cours. Bien que je ne sois saisi que de la demande visant à faire déclarer les défendeurs plaideurs vexatoires devant la Cour d’appel fédérale, je ne peux faire abstraction du contexte plus général dans lequel cette demande est présentée.

[3]  Toutes ces procédures prennent leur source dans le rejet initial de la demande de parrainage de M. Yodjeu au bénéfice des demandes de résidence permanente de sa conjointe, Mme Mbakop, et de leur fille, ainsi que de ces demandes elles-mêmes. La demande de parrainage de M. Yodjeu a été rejetée en août 2012, du fait qu’il n’avait pas démontré avoir rencontré les exigences de résidence permanente prévues aux articles 130 et 133 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-117. Cette demande de parrainage ayant été rejetée, et en l’absence de motifs humanitaires, les demandes de résidence permanentes de Mme Mbakop et de sa fille ont aussi été refusées en mai 2013.

[4]  Les défendeurs étant convaincus que le refus des demandes de résidence permanente et de parrainage résultait d’un complot entre l’ancien superviseur de M. Yodjeu et des agents de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), M. Yodjeu a déposé un appel à l’encontre de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration le 11 juin 2013. Une plainte pour discrimination a également été déposée devant la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) en septembre 2013. L’épouse et la fille de M. Yodjeu ont néanmoins obtenu un visa de résidence temporaire leur permettant de venir au Canada en septembre 2013. Leurs demandes de résidence permanente ont ultimement été approuvées le 21 juillet 2014 après que de nouvelles informations relatives au statut de M. Yodjeu aient été transmises à CIC (Dossier du demandeur, à la p. 57).

[5]  Les demandeurs estiment avoir été lésés dans leurs droits et avoir fait l’objet d’un traitement injustifié, et réclament des dommages compensatoires pour le préjudice qu’ils allèguent avoir subi. Malgré que la très grande majorité de leurs demandes et requêtes aient été rejetées, notamment les trois recours devant la Cour fédérale, les défendeurs persistent à se pourvoir devant cette Cour à l’encontre de décisions interlocutoires de la Cour fédérale.

[6]  Il n’est nul besoin d’examiner dans le détail les diverses procédures déposées par les défendeurs. Qu’il suffise de mentionner que les trois recours devant la Cour fédérale, soit la demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la CCDP de ne pas statuer sur la plainte déposée par M. Yodjeu (T-1617-14), l’action en dommages contre Sa Majesté la Reine (T-1813-14), et la requête préalable à l’introduction d’un recours en révision en vertu de l’article 41 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21 (17-T-38), ont tous été rejetés. Il a été jugé que la première demande était devenue théorique et que la troisième était prématurée et injustifiée. L’action en dommages a quant à elle été rejetée par voie de jugement sommaire.

[7]  Quant aux douze appels formés par M. Yodjeu devant cette Cour, il convient de noter que plusieurs d’entre eux sont à l’encontre de décisions interlocutoires et qu’aucun dossier d’appel n’a encore été déposé. Il suffit de consulter les plumitifs de chacun de ces dossiers et le nombre d’entrées qu’ils comportent pour prendre la mesure de l’activité qu’ils génèrent.

[8]  C’est dans ce contexte que la Cour doit se pencher sur la question de savoir si les défendeurs doivent être déclarés plaideurs vexatoires, avec les conséquences qu’une telle déclaration emporte.

[9]  Conformément à une Ordonnance du juge en chef en date du 3 mai 2019, l’audition de la présente demande avait été fixée au 16 mai 2019 devant le soussigné. L’Ordonnance précisait que les parties pourraient demander permission de déposer tout document qu’elles considèrent utile au débat lors de l’audition de la demande. Sur cette base, le défendeur M. Yodjeu a présenté deux requêtes préliminaires le matin de l’audition, la première demandant la récusation du soussigné et la seconde visant à contester la juridiction d’un juge seul pour entendre la requête du demandeur.

[10]  Après avoir entendu les représentations de M. Yodjeu et du demandeur sur ces deux requêtes, je me suis retiré quelques minutes avant d’informer les parties de ma décision de rejeter ces dernières. À cette occasion, j’ai brièvement fait état des raisons qui m’avaient amené à me prononcer ainsi, en indiquant que des motifs plus élaborés seraient fournis dans le cadre de ma décision au fond relative à la présente demande. Les paragraphes qui suivent constituent ces motifs.

[11]  S’agissant tout d’abord de la demande de récusation, le défendeur a soutenu qu’il ne me croyait pas capable d’impartialité à son endroit du fait que j’avais émis des directives et des ordonnances qui lui étaient défavorables dans le passé, seul ou avec certains de mes collègues, et qu’il avait en conséquence porté plainte contre moi et ces mêmes collègues auprès du Conseil canadien de la magistrature.

[12]  Il ne fait aucun doute que l’impartialité est le fondement même de la confiance qu’éprouvent les citoyens canadiens dans notre système de justice, et qu’il est pour cette raison de la plus haute importance d’en assurer le respect et le maintien. Elle représente la clé de voute et le socle non seulement de nos institutions judiciaires, mais également de notre système démocratique et constitutionnel. Ceci dit, les juges sont présumés remplir leurs fonctions sans parti pris et se conformer à leurs obligations déontologiques. Celles-ci incluent notamment le devoir imposé aux juges d’« être impartiaux et [de] se montrer impartiaux dans leurs décisions et tout au long du processus décisionnel » (Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, Ottawa, 2004, à la p. 27). Voilà pourquoi c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances justifient la récusation du juge (Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259 au para. 59; Collins c. Canada, 2011 CAF 123 au para. 3).

[13]  Il est maintenant bien établi qu’un juge doit se récuser s’il estime ne pas être en mesure de se prononcer en toute équité et impartialité eu égard au dossier qui lui est soumis. Il ne suffit cependant pas que justice soit rendue; la perception est également importante, et c’est la raison pour laquelle il faut que justice paraisse être rendue. C’est pourquoi la norme de la crainte raisonnable de partialité, élaborée par la Cour suprême dans l’affaire Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, s’impose en droit canadien. Cette norme a ainsi été formulée:

. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet.  Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique.  Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » (p. 394)

[14]  En l’occurrence, j’ai dit à M. Yodjeu lors de l’audition, et je réitère dans les présents motifs, que je n’entretiens aucun préjugé à son endroit, et que les décisions que j’ai prises dans le passé eu égard à des demandes ou des requêtes qu’il avait présentées à la Cour l’ont été en toute bonne foi et en ne tenant compte que des faits portés à ma connaissance et des arguments formulés par les parties. Chaque dossier doit s’analyser en fonction des éléments qui lui sont propres, et c’est donc avec un esprit totalement ouvert que j’aborde la présente demande.

[15]  Quant à l’apparence de partialité, j’en suis venu à la conclusion qu’une personne raisonnable et bien renseignée n’en arriverait pas à la conclusion que je ne rendrai vraisemblablement pas une décision juste, consciemment ou non. Le fait qu’un juge ait pu rendre des décisions défavorables à l’une des parties ne peut objectivement suffire à étayer une crainte raisonnable de partialité. Il arrive d’ailleurs fréquemment qu’un juge doive se prononcer, par voie de directive ou d’ordonnance, sur des demandes formulées par une partie avant que l’instance ne soit instruite sans pour autant que son impartialité soit remise en question. Comme l’affirmait la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick dans l’arrêt Roy c. Cyr (1996), 171 N.B.R. (2d) 280, à la p. 285 (N.B.C.A.):

Il serait bien dangereux de conclure qu'une partie qui a été déboutée peut soulever automatiquement la crainte de partialité lorsqu'elle est appelée à comparaître de nouveau devant le même juge. De fait, la jurisprudence ancienne et récente indique que les tribunaux sont très réticents à accepter l'argument de crainte de partialité dans de tels cas. [Références omises.]

(Voir, au même effet, West v. Wilbur (2002), 255 N.B.R. (2d) 227; D.M.M. v. T.B.M., 2011 YKCA 8 au para. 39; L.N. v. S.M., 2007 ABCA 258 au para. 92.)

[16]  La deuxième requête du défendeur, portant sur la composition de la Cour pour entendre une demande fondée sur l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, doit également être rejetée. L’article 16 de cette loi prévoit que les décisions définitives concernant les demandes d’autorisation d’appel, les demandes de contrôle judiciaire, les appels et les renvois, doivent être entendues par une formation de trois juges. En revanche, il précise que « les autres travaux de la Cour d’appel fédérale sont assignés à un ou plusieurs juges par le juge en chef de celle-ci ». La jurisprudence de cette Cour ne laisse d’ailleurs aucun doute à ce sujet (voir Canada c. Olumide, 2017 CAF 42 au para. 5 [Olumide]; Keremelevski c. Église ukrainienne orthodoxe de Sainte-Marie, 2018 CAF 218 au para. 6; Simon c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 28 au para. 3 [Simon]).

[17]  Lorsque j’ai fait part aux parties de mes décisions eu égard aux deux requêtes du défendeur, ce dernier a avisé la Cour qu’il n’entendait pas faire de représentations concernant la demande du Procureur général, et qu’il exercerait plutôt son « droit au silence » comme le lui avaient recommandé ses conseillers juridiques camerounais. C’est donc sur la base du Dossier du demandeur, ainsi que de ses représentations écrites et orales, que la présente décision a été prise. Je précise que le consentement du demandeur a été déposé au soutien de la demande, conformément au paragraphe 40(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[18]  Le demandeur fait valoir que les défendeurs abusent du système de justice, comme en témoignent les nombreux recours qu’ils ont entrepris au cours des dernières années tant en Cour fédérale qu’en Cour d’appel fédérale. Le demandeur allègue également que les défendeurs présentent toutes les caractéristiques des plaideurs vexatoires: dépôt de procédures frivoles et incohérentes, demandes de réparations ou remèdes hors de la juridiction de cette Cour, allégations non fondées de comportements inappropriés contre la partie opposée, ses procureurs et la Cour, non-respect des échéanciers et des règles des Cours, remise en cause de questions déjà tranchées, et non-paiement des dépens adjugés contre eux.

[19]  Ces comportements, à n’en pas douter, sont la marque d’un plaideur vexatoire (voir Olumide c. Canada, 2016 CF 1106 au para. 10; voir aussi Antoun c. Montréal (Ville de), 2016 QCCA 1731 au para. 39; Yves-Marie Morissette, « Abus de droit, quérulence et parties non représentées », (2003) 49 R.D. McGill 23). Compte tenu des ressources limitées dont disposent les tribunaux pour traiter des litiges qui leur sont soumis, il est de la plus haute importance que de tels comportements ne soient pas tolérés et que des limites soient imposées à ceux et celles qui abusent du système judiciaire. Après tout, les cours de justice constituent un bien collectif au même titre que d’autres biens publics comme les soins de santé, l’éducation et le transport en commun. L’abus de ces ressources par certains ne peut que se traduire par un accès plus restreint pour l’ensemble de la population. Comme le rappelait mon collègue le juge Stratas dans l’arrêt Olumide, au paragraphe 19:

Les Cours fédérales disposent de ressources limitées qui ne peuvent pas être dilapidées. Chaque moment consacré à un plaideur quérulent n’est pas consacré à un plaideur méritant. L’accès illimité aux tribunaux par ceux qui devraient se voir imposer des restrictions compromet l’accès d’autres personnes qui ont besoin de cet accès et qui le méritent. L’inaction à l’égard des premiers porte préjudice aux seconds.

[20]  Avant d’aller plus loin, il importe de rappeler que le fait de déclarer une personne « plaideur vexatoire » n’emporte pas l’interdiction de se présenter devant la Cour qui a émis cette déclaration. Une telle déclaration ne vise qu’à permettre à la Cour d’encadrer l’utilisation qui est faite de ses ressources par certaines personnes qui ont une propension à en abuser, en exigeant de telles personnes qu’elles obtiennent l’autorisation de la Cour avant de pouvoir engager une instance devant elle ou en poursuivre une déjà engagée.

[21]  La question qui se pose, par conséquent, est celle de savoir s’il est justifié d’assujettir les défendeurs à l’autorisation de cette Cour pour introduire de nouvelles procédures, compte tenu de leur comportement et de l’utilisation passée qu’ils ont faite des ressources de la Cour. Il va sans dire que le fardeau d’établir que ce seuil a été franchi repose sur la partie qui demande une telle déclaration (Simon au para. 20).

[22]  Ayant pris connaissance des différents dossiers introduits par les défendeurs tant en Cour fédérale que devant cette Cour, je n’ai aucune hésitation à conclure que ceux-ci présentent toutes les caractéristiques de plaideurs vexatoires. Cette conclusion s’appuie non seulement sur la multiplicité des requêtes et demandes de directives déposées par les défendeurs, de même que sur leur libellé, mais également sur les ordonnances qui ont été rendues à ce jour par de nombreux juges et protonotaires de la Cour fédérale ainsi que par des juges de cette Cour.

[23]  Il suffit pour s’en convaincre de considérer le jugement sommaire rendu par le juge Roy le 16 avril 2018, rejetant l’action en dommage de M. Yodjeu résultant du traitement de sa demande de parrainage et de la demande de résidence de son épouse et de leur fille (Yodjeu Ntemde c. Canada, 2018 CF 410). Dans un jugement étoffé de soixante pages, le juge Roy dresse l’historique de ce dossier, et note qu’il n’a « pas été simple » de tenir une audience afin d’entendre la requête en jugement sommaire (au para. 2). Il souligne que M. Yodjeu a eu trois années, en raison des divers délais ayant ralenti la procédure, pour étoffer sa théorie de la cause et présenter ses meilleurs arguments au soutien de son action en dommages (au para. 59). Or, d’écrire le juge Roy, M. Yodjeu n’a en aucune manière présenté la preuve qui pourrait étayer son argumentation (au para. 65). Citant divers extraits des procédures devant lui, le juge Roy en résume ainsi la teneur :

[64] C’est à partir [d’] « accusations » que M. Yodjeu élabore dans sa déclaration une théorie du « conflit d’intérêt [sic] en bande organisée avec ramifications à l’internationale [sic] », comprenant le « harcèlement et acharnement en bande organisée contre ma famille » et la « divulgation d’informations personnelles et confidentielles dans le but de nuire et d’atteindre à la sécurité de ma famille ».

[24]  Sur cette base, le juge Roy n’hésite pas à conclure qu’ « [e]n fin de compte, il s’agit d’une affaire simple rendue inutilement complexe par des allégations sans fondement » (au para. 65) et « les diversions dans lesquelles le [défendeur] s’est trop souvent perdu » (au para. 60).

[25]  S’agissant plus particulièrement du rôle qu’aurait joué une employée locale de l’ambassade à Dakar dans l’examen du dossier de M. Yodjeu, le juge Roy écrit, au paragraphe 91 de ses motifs:

Ce qui importe, c’est que la théorie du complot mise de l’avant par le demandeur est non seulement une diversion par rapport à son incapacité à démontrer sa résidence au Canada au temps prescrit, mais elle n’est pas soutenue par de la preuve. Elle n’est que spéculations invraisemblables non avérées. […]

[26]  Loin de démontrer que les employés de CIC ayant refusé sa demande de parrainage avaient été fautifs au point d’engager la responsabilité civile de la Couronne (au para. 105), le juge Roy constate plutôt que la preuve est à l’effet que M. Yodjeu n’a pas établi sa résidence au moment où il a déposé sa demande de parrainage. Par voie de conséquence, il n’a pu qu’en venir à la conclusion que l’action intentée par celui-ci est « tellement boiteuse » que l’instruction d’un procès n’était pas justifiée (au para. 131). L’extrait suivant de ses remarques finales m’apparaît on ne peut plus pertinent dans le cadre de la présente demande:

[128] […] [M. Yodjeu] devait démontrer que [les employés de la Couronne] ont commis une faute civile […]. Il ne l’a jamais fait, cherchant plutôt à relever des anicroches ou mettre de l’avant une théorie du complot mythique, où les co-conspirateurs sont tous Sénégalais, qui procèdent plus de la diversion qu’autre chose. [M. Yodjeu] a même insinué que du vandalisme sur son automobile aurait pu avoir un lien avec « sa plainte en cours contre certains agents de CIC ». Les prétendues anicroches se terminent en cul-de-sac. Je le répète: les décisions de refuser le parrainage et la résidence permanente procédaient de la documentation fournie par M. Yodjeu qui donnait à penser qu’il résidait ailleurs qu’au Canada durant une partie de la période prescrite, soit du dépôt de sa demande jusqu’à la décision.

[27]  Suite à ce jugement sommaire rejetant leur action, on aurait pu s’attendre à ce que les défendeurs mettent un terme à leur guérilla judiciaire. Cela est d’autant plus vrai que les défendeurs n’en ont pas appelé de cette décision, et ce bien que M. Yodjeu ait déposé une requête en annulation de celle-ci. Tant s’en faut. Les défendeurs ont plutôt multiplié les procédures et communications sur la base d’allégations de plus en plus invraisemblables. M. Yodjeu a notamment demandé à la Cour fédérale, dans sa requête en annulation, de sanctionner le demandeur en vertu du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, et de radier sa défense en totalité. Il a également déposé, le 25 mai 2018, une requête visant à suspendre le dossier d’action, pourtant terminé, et demandant que la Cour fédérale donne des instructions particulières aux enquêteurs des corps policiers du Québec et éventuellement de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) relativement à des fautes pénales des agents de CIC contre lui et sa famille.

[28]  Parallèlement, Mme Mbakop a déposé, le 2 mai 2018, une requête demandant que la Cour fédérale ordonne une enquête ou un procès criminel basé sur la dénonciation des fautes pénales prétendument commises par les agents de CIC et les procureurs du demandeur. Elle a aussi demandé à être ajoutée à titre de partie, avec sa fille, au dossier d’action T-1813-14, et que M. Yodjeu soit nommé comme leur représentant. Or, cette requête s’inscrit dans le cadre d’une autre requête elle-même rejetée le 2 octobre 2017.

[29]  M. Yodjeu a également déposé une « Note d’accompagnement de la plainte déposée […] à la Police de Limoilou comme requis par la [GRC] » (la Note) dans quatre dossiers de cette Cour et deux dossiers de la Cour fédérale. Il y reprend ses accusations contre les divers agents de CIC et les procureurs du demandeur. Cette Note a, de plus, été envoyée en copie conforme aux juges en chef des deux Cours, au Conseil canadien de la magistrature, au Barreau du Québec, aux procureurs du demandeur, ainsi qu’à certains médias.

[30]  En date du 18 octobre 2018, le plumitif de la Cour fédérale répertoriait 598 entrées dans le dossier T-1813-14, dont plusieurs sont postérieures au jugement du 16 avril 2018 par le juge Roy. L’examen des requêtes, lettres et autres types de communication révèlent une propension chez les défendeurs à formuler des allégations non fondées, frivoles et vexatoires, à remettre en question des décisions finales, à impliquer des tiers qui ne sont ni directement ni indirectement touchés par leurs allégations, et à multiplier les procédures. Ce constat s’applique non seulement aux dossiers qui ont été ouverts en Cour fédérale, mais également aux dossiers qui sont encore pendants devant cette Cour, lesquels impliquent, pour la plupart, des appels formés à l’encontre de décisions interlocutoires de la Cour fédérale.

[31]  Loin d’avoir mis un terme aux agissements des défendeurs, il appert du dossier de la Cour que la présente demande du Procureur général a donné lieu à 124 inscriptions, dont un certain nombre sont même postérieures à l’audition tenue le 16 mai 2019. M. Yodjeu a notamment envoyé une lettre en réponse à cette audition, à laquelle sont annexées ses représentations dans le cadre de sa demande devant la Commission d’accès à l’information du Québec. Il a également cherché à déposer un dossier de requête pour « amender/annuler » l’ordonnance du 16 mai 2019 autorisant l’audition de la demande du Procureur général par un seul juge. Enfin, entre le 29 mai et le 5 juin 2019, le greffe a reçu de M. Yodjeu trois lettres, portant respectivement sur « la révision à la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC », la « Calomnie des agents de poste de Canada de manière permanente et continue depuis sept années dans l’unique but de persécuter la famille Yodjeu au Canada », et sa convocation à une « séance préparatoire à la section criminelle de la Cour supérieure du Québec en lien avec le présent litige ». Voilà qui démontre, si besoin était, que les défendeurs n’ont pas compris le message qu’ont tenté de leur passer les divers juges (et protonotaires) des deux Cours ayant été saisis de ses dossiers à un moment ou un autre au cours des dernières années.

[32]  Compte tenu de ce qui précède, le demandeur s’est déchargé de son fardeau de démontrer que les défendeurs peuvent être qualifiés de plaideurs vexatoires et ont fait preuve d’un comportement quérulent, résultant non seulement de la multiplicité des recours introduits devant cette Cour, mais également du caractère frivole et sans fondement de ces recours, des accusations gratuites portées à l’encontre des représentants du Procureur général et de plusieurs agents de l’État, ainsi que de leur refus répété de respecter les règles de procédure, les directives et les ordonnances de la Cour. L’abus que font les défendeurs des ressources de la Cour, de ses juges et de ses agents de greffe ne peut qu’avoir des répercussions négatives sur l’accès aux tribunaux d’autres justiciables dont les recours mériteraient par ailleurs d’être entendus, ce que vise précisément à garantir l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales. C’est donc sans hésitation que j’accueille la demande du Procureur général et que je déclare les défendeurs plaideurs vexatoires.

[33]  Il est vrai que M. Yodjeu est le principal protagoniste dans la plupart des recours intentés devant cette Cour et devant la Cour fédérale. Il n’en demeure pas moins que son épouse, Mme Mbakop, participe également de façon active à plusieurs recours de son mari. Elle a notamment déposé une requête pour être autorisée à intervenir ou à être nommée partie à l’instance dans l’action en dommages déposée par M. Yodjeu. Dans son ordonnance du 18 novembre 2016 rejetant cette requête, le juge LeBlanc a constaté que la requête a été déposée deux semaines avant la date d’audition pour la requête en jugement sommaire. Il a aussi noté que Mme Mbakop n’apportait pas une perspective différente de celle mise de l’avant par les parties, que son intervention portait essentiellement sur des questions nouvelles, et qu’elle ne s’était pas présentée à l’audition de sa requête malgré une directive claire à cet effet. Mme Mbakop a également déposé une requête avec son mari, en date du 30 avril 2018, dans laquelle elle remet en litige une question déjà tranchée par le juge Roy. Enfin, l’avis d’appel dans le dossier A-301-17 implique Mme Mbakop dans la mesure où celui-ci est dirigé contre un jugement interlocutoire ordonnant que sa requête en annulation de l’ordonnance du juge LeBlanc sur l’intervention soit traitée en vertu de la Règle 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Bref, il y a tout lieu de croire que tant M. Yodjeu que Mme Mbakop sont partie prenante dans la saga judiciaire qui se poursuit devant les Cours fédérales depuis maintenant plus de cinq ans, et que Mme Mbakop prendra le relais de M. Yodjeu si seul ce dernier devait être déclaré plaideur vexatoire.

[34]  Pour l’ensemble de ces motifs, les deux défendeurs sont déclarés plaideurs vexatoires, et ne pourront en conséquence introduire de nouvelles instances devant cette Cour sans autorisation à cet effet. Encore une fois, il ne s’agit pas d’interdire aux défendeurs l’accès à cette Cour, mais bien d’encadrer cet accès et de le soumettre à l’obtention d’une permission, de façon à s’assurer que les ressources limitées de la Cour ne soient pas consacrées à des demandes frivoles ou vexatoires. Quant aux instances déjà introduites par les défendeurs et dont la Cour est saisie, elles sont suspendues et cette suspension ne sera levée qu’avec l’autorisation de cette Cour. Enfin, le greffe n’acceptera ni ne déposera aux dossiers aucun document provenant des défendeurs, à moins qu’il ne s’agisse d’un dossier de requête en bonne et due forme conformément à la Règle 369 pour solliciter l’autorisation d’engager ou de poursuivre une instance devant cette Cour. Une copie du jugement et des présents motifs sera déposée dans chacun des dossiers impliquant les défendeurs en cette Cour, soit les dossiers A-269-16, A-398-16, A-402-16, A-120-17, A-298-17, A-299-17, A-301-17, A-297-17, A-177-18, A-236-18, A-3-19 et A-150-19. Le tout avec dépens en faveur du demandeur.

« Yves de Montigny »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-206-18

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. LEOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE, MARLYSE MBAKOP

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 mai 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Patricia Nobl

 

Pour le demandeur

 

Léopold Camille Yodjeu Ntemde

Marlyse Mbakop (Absente)

Pour les défendeurs

SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Pour le demandeur

 

 

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