Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190716


Dossier : A-259-18

Référence : 2019 CAF 204

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

 

SPORT MASKA INC. s/n CCM HOCKEY

 

 

appelante

 

 

et

 

 

BAUER HOCKEY LTD.

 

 

intimée

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 1er mai 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 juillet 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20190716


Dossier : A-259-18

Référence : 2019 CAF 204

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

 

SPORT MASKA INC. s/n CCM HOCKEY

 

 

appelante

 

 

et

 

 

BAUER HOCKEY LTD.

 

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]  L'appelante interjette appel de la décision de la Cour fédérale Bauer Hockey Ltd. c. Sport Maska Inc. s/n CCM Hockey, 2018 CF 832 (le juge Locke), rejetant l'appel interjeté par l'appelante à l'encontre de la décision du protonotaire, 2017 CF 1174 (le protonotaire Morneau). Le protonotaire a rejeté les requêtes de l'appelante visant à obtenir le rejet des actions en contrefaçon de brevet et de marque de commerce au motif que l'intimée n'avait pas respecté la règle 117 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, à la suite de la restructuration des activités de sa prédécesseur, Bauer Hockey Corp. (l'ancienne société Bauer), selon les termes de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, ch. C‑36 (la LACC).

[2]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le présent appel avec des dépens forfaitaires de 25 000 $ à l'intimée.

I.  Résumé des faits

[3]  Il est utile en commençant de passer en revue les faits pertinents au présent appel.

[4]  L'ancienne société Bauer a intenté deux actions en contrefaçon de brevet et une action en contrefaçon de marque de commerce contre l'appelante devant la Cour fédérale. Après avoir intenté ces actions, l'ancienne société Bauer s'est placée sous la protection de la LACC et a fait l'objet de la supervision de la Cour supérieure de l'Ontario, qui a suspendu toutes les instances en lien avec l'ancienne société Bauer. L'ancienne société Bauer a cédé ses brevets, ses marques de commerce et ses intérêts dans les actions à l'intimée selon les termes de conventions d'acquisition des actifs et de cession générale approuvées par la Cour supérieure en février 2017. L'intimée a ensuite enregistré ses brevets et ses marques de commerce en application de l'article 50 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, et de l'article 48 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13.

[5]  Le 16 juin 2017, l'intimée a demandé la réactivation des actions en contrefaçon déposées devant la Cour fédérale (auxquelles la suspension imposée antérieurement par la Cour supérieure ne s'appliquait plus). Elle a également acheminé des ébauches de lettres à la Cour, des ébauches d'ordonnances fixant l'échéancier et des ébauches d'actes de procédure modifiés à l'appelante en lui demandant de fournir ses commentaires. En réponse, le 12 juillet 2017, l'appelante a soutenu que les cessions étaient sans effet et que l'intimée n'avait aucunement le droit de la poursuivre en contrefaçon, que ce soit à l'égard de faits passés ou de faits futurs. Malgré cette affirmation, l'appelante a demandé à l'intimée de lui fournir plus de renseignements au sujet des cessions.

[6]  L'intimée a répondu le 31 juillet 2017 et a fourni à l'appelante la convention d'acquisition des actifs, la convention de cession générale et les cessions. Le 10 août 2017, l'appelante a répondu en soutenant que les renseignements fournis par l'intimée étaient insuffisants. Elle a alors demandé d'autres renseignements. L'appelante a également souligné à l'intimée qu'elle avait omis de signifier et de déposer un avis et un affidavit énonçant les motifs de la cession des actions selon les termes de la règle 117 des Règles des Cours fédérales.

[7]  L'intimée n'a pas répondu directement aux lettres du 10 août 2017 de l'appelante, et a plutôt demandé de nouveau des commentaires sur les ébauches des lettres à la Cour, des ordonnances fixant l'échéancier et des actes de procédure modifiés le 11 septembre 2017. Le 4 octobre 2017, plutôt que de répondre, l'appelante a déposé des avis de requête en vue d'obtenir le débouté des actions de l'intimée selon les termes de la règle 118 des Règles des Cours fédérales pour défaut de conformité à la règle 117. En réponse aux requêtes, l'intimée a déposé un affidavit comportant les renseignements nécessaires selon les termes du paragraphe 117(1) des Règles des Cours fédérales. Elle répétait principalement les renseignements fournis auparavant à l'appelante.

II.  Les dispositions des Règles

[8]  Il convient de citer les règles 117 et 118 des Règles des Cours fédérales. Ils disposent ce qui suit :

117(1) Sous réserve du paragraphe (2), en cas de cession, de transmission ou de dévolution de droits ou d'obligations d'une partie à une instance à une autre personne, cette dernière peut poursuivre l'instance après avoir signifié et déposé un avis et un affidavit énonçant les motifs de la cession, de la transmission ou de la dévolution.

117(1) Subject to subsection (2), where an interest of a party in, or the liability of a party under, a proceeding is assigned or transmitted to, or devolves upon, another person, the other person may, after serving and filing a notice and affidavit setting out the basis for the assignment, transmission or devolution, carry on the proceeding.

(2) Si une partie à l'instance s'oppose à ce que la personne visée au paragraphe (1) poursuive l'instance, cette dernière est tenue de présenter une requête demandant à la Cour d'ordonner qu'elle soit substituée à la partie qui a cédé, transmis ou dévolu ses droits ou obligations.

(2) If a party to a proceeding objects to its continuance by a person referred to in subsection (1), the person seeking to continue the proceeding shall bring a motion for an order to be substituted for the original party.

(3) Dans l'ordonnance visée au paragraphe (2), la Cour peut donner des directives sur le déroulement futur de l'instance.

(3) In an order given under subsection (2), the Court may give directions as to the further conduct of the proceeding.

118 Si la cession, la transmission ou la dévolution de droits ou d'obligations d'une partie à l'instance à une autre personne a eu lieu, mais que cette dernière n'a pas, dans les 30 jours, signifié l'avis et l'affidavit visés au paragraphe 117(1) ni obtenu l'ordonnance prévue au paragraphe 117(2), toute autre partie à l'instance peut, par voie de requête, demander un jugement par défaut ou demander le débouté.

118 Where an interest of a party in, or the liability of a party under, a proceeding has been assigned or transmitted to, or devolves upon, a person and that person has not, within 30 days, served a notice and affidavit referred to in subsection 117(1) or obtained an order under subsection 117(2), any other party to the proceeding may bring a motion for default judgment or to have the proceeding dismissed.

III.  Les décisions des instances inférieures

[9]  Je résumerai maintenant les décisions des instances inférieures.

A.  Le protonotaire

[10]  L'appelante a présenté essentiellement les mêmes arguments devant le protonotaire que ceux qu'elle a fait valoir devant nous. L'appelante soutient principalement que la règle 118 des Règles exige le rejet de l'instance si la partie dont les intérêts ont été transmis omet de signifier l'avis et l'affidavit exigés par le paragraphe 117(1) des Règles dans un délai de 30 jours suivant la date de la cession, de la transmission ou de la dévolution des intérêts et que la partie adverse dépose une requête en rejet selon les termes de la règle 118 des Règles. L'appelante a ainsi soutenu que le protonotaire était tenu d'accueillir ses requêtes en rejet et qu'il ne possédait aucun pouvoir discrétionnaire sur cette question.

[11]  Subsidiairement, l'appelante a soutenu que si la Cour avait le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai pour signifier et déposer l'avis et l'affidavit prévus au paragraphe 117(1), la partie qui n'a pas respecté le délai devait déposer une requête pour obtenir une prorogation du délai de 30 jours. Le cas échéant, la Cour chargée de l'examen de la requête en prorogation devait appliquer les facteurs pertinents à une prorogation de délai selon les termes de la règle 8 des Règles des Cours fédérales. Ces facteurs sont de savoir : i) si la partie qui demande la prorogation a démontré une intention constante de poursuivre son action; ii) si la demande est bien fondée; iii) si le défendeur a subi un préjudice; iv) s'il existe une explication raisonnable justifiant le retard : Canada (Procureur Général) c. Hennelly, 1999 CanLII 8190 (C.A.F.), au paragraphe 3. L'appelante soutient qu'en l'absence d'une requête incidente en vue d'obtenir une prorogation du délai pour signifier et déposer l'avis et l'affidavit exigés selon le paragraphe 117(1) des Règles, la Cour fédérale ne peut pas accorder une prorogation de délai et devait rejeter les actions de l'intimée.

[12]  Toujours à titre subsidiaire, l'appelante a affirmé que même si la Cour fédérale avait un pouvoir discrétionnaire en application de la règle 118 des Règles en l'absence d'une requête de l'intimée, elle ne devrait pas exercer ce pouvoir en faveur de l'intimée, car cette dernière n'a pas fourni une explication raisonnable justifiant le retard.

[13]  L'appelante a affirmé avoir tenté de faire valoir au protonotaire que l'ancienne société Bauer ne pouvait céder à l'intimée ses droits découlant de contrefaçons antérieures, à titre de question de droit, mais que le protonotaire l'a empêchée d'invoquer de tels arguments. Cette prétention ne figurait pas dans les documents qu'elle avait déposés devant le protonotaire.

[14]  Le protonotaire, qui était également chargé de la gestion de l'instance, a rejeté les requêtes de l'appelante avec des dépens de 2 000 $.

[15]  Dans ses motifs, le protonotaire a conclu que l'appelante avait tort de soutenir que la règle 118 des Règles exigeait le rejet d'une action lorsque l'avis et l'affidavit exigés par le paragraphe 117(1) n'avaient pas été signifiés et déposés dans un délai de 30 jours et il a conclu que la règle 118 permettait seulement à une partie de demander le rejet d'une action et que la Cour fédérale disposait d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard. Le protonotaire a également rejeté la prétention de l'appelante voulant que sa contestation de l'effet des cessions puisse être tranchée en vertu des règles 117 et 118 des Règles, car celle‑ci n'a pas présenté une opposition formelle, comme le prévoit le paragraphe 117(2), ce qui lui permettrait de soulever ces arguments. De plus, même si l'appelante s'était opposée formellement, le protonotaire a déterminé qu'une telle contestation sur le fond de l'intérêt de l'intimée dans les actions excédait la portée des règles 117 et 118. En conséquence, il fallait faire cette contestation par la voie d'une requête en jugement sommaire ou lors du procès. Le protonotaire a remarqué que l'appelante pouvait encore recourir à ces deux moyens. Il a également souligné le fait que l'intimée avait clairement manifesté son intention de poursuivre les actions en contrefaçon dès juin 2017 et que, considérant la correspondance entre les parties, l'intimée avait été surprise par les requêtes en rejet de l'appelante. Le protonotaire a ainsi conclu que les requêtes devaient être rejetées. Dans son ordonnance, il a validé l'avis et l'affidavit de l'intimée pour les besoins des règles 117 et 118 et a autorisé la réactivation des actions de l'intimée.

B.  Le juge de la Cour fédérale

[16]  Le juge de la Cour fédérale a confirmé l'ordonnance du protonotaire et a conclu que celui‑ci n'avait commis aucune erreur de droit, d'erreur de fait ou d'erreur mixte de fait et de droit justifiant son intervention. Ce faisant, le juge de la Cour fédérale a expliqué que les règles 117 et 118 des Règles avaient pour objectif d'assurer qu'une partie connaisse l'identité de la partie adverse et qu'elle ait la possibilité de s'opposer au transfert de l'intérêt d'une partie à une autre. Il a conclu que les règles 117 et 118 des Règles étaient des dispositions procédurales et non des dispositions de fond, et il a confirmé la conclusion du protonotaire voulant que les contestations de fond sur le droit d'une partie de transmettre un intérêt ne devaient pas être soulevées au moyen de requêtes déposées en application de ces règles. Le juge de la Cour fédérale a également rejeté la prétention de l'appelante voulant que la règle 118 des Règles oblige la Cour à accueillir une requête en rejet fondée sur le défaut de donner un avis selon les termes de la règle 117. Selon le juge de la Cour fédérale, le libellé de la règle 118 des Règles n'exige pas un tel résultat et on ne pourrait pas en déduire une telle exigence pour les motifs suivants : « i) les conséquences potentiellement importantes d'un rejet d'une instance; ii) les conséquences relativement mineures associées au non‑respect d'un délai; iii) la facilité avec laquelle la règle 118 aurait pu être rédigé pour prévoir explicitement un débouté automatique » (décision de la C.F., paragraphe 16).

[17]  La Cour fédérale a également rejeté l'argument subsidiaire de l'appelante voulant que si la Cour détient un pouvoir discrétionnaire aux termes des règles 117 et 118, il faut présenter une requête distincte pour que la Cour l'exerce. Elle a également rejeté l'affirmation voulant que les critères dont il faut tenir compte sont les mêmes que ceux utilisés pour accueillir une requête en prorogation de délai déposée en application de la règle 8 des Règles des Cours fédérales. En supposant que ces facteurs sont pertinents lors de l'examen de la règle 118, comme le soutenait l'appelante, le juge de la Cour fédérale a conclu que le protonotaire avait non seulement tenu compte de ceux‑ci, mais qu'il n'avait commis aucune erreur manifeste et dominante en adoptant la position avancée par l'intimée. Plus précisément, le juge de la Cour fédérale a souligné l'intention continue de l'intimée de poursuivre les actions sous‑jacentes, l'absence de préjudice subi par l'appelante, le défaut de l'appelante de s'opposer en application du paragraphe 117(2) des Règles et le caractère généralement raisonnable de la conduite de l'intimée par rapport à celle de l'appelante.

[18]  Le juge de la Cour fédérale a également rejeté la prétention de l'appelante voulant qu'elle n'avait pas eu l'occasion de contester le transfert des intérêts de l'ancienne société Bauer dans les actions à l'intimée. Le juge a expliqué que l'appelante aurait pu contre‑interroger l'auteur de l'affidavit de l'intimée selon les termes de la règle 83 des Règles des Cours fédérales et demander l'autorisation de produire des éléments de preuve supplémentaires ou de formuler des observations supplémentaires, ce qu'elle n'a pas fait.

[19]  Le juge de la Cour fédérale a ainsi rejeté l'appel et adjugé des dépens de 5 000 $ à l'intimée.

IV.  Discussion

[20]  Notre Cour a déterminé dans la décision Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, que la norme de contrôle établie dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, s'appliquait aux appels interjetés à l'encontre d'une décision rendue par un juge de la Cour fédérale lors d'un appel d'une décision du protonotaire. En conséquence, les erreurs de droit, si elles influent sur le résultat, s'apprécient selon la norme de la décision correcte, tandis que les erreurs de fait et les erreurs mixtes de fait et de droit ne comportant pas de question de droit isolable sont susceptibles de révision en présence d'une erreur manifeste et dominante. La question à trancher dans le présent appel est de savoir si le juge de la Cour fédérale a commis une erreur de droit ou une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit manifeste et dominante en refusant d'intervenir dans la décision du protonotaire.

[21]  Je ne crois pas que le juge de la Cour fédérale ait commis une telle erreur. Toutefois, je ne suis pas d'accord avec l'un des points soulevés par le protonotaire et le juge de la Cour fédérale.

A.  La règle 118 confère un pouvoir discrétionnaire à la Cour

[22]  J'aborderai d'abord les points avec lesquels je suis complètement d'accord : je conviens que la règle 118 confère un pouvoir discrétionnaire à la Cour. En conséquence, et pour essentiellement les mêmes motifs que le juge de la Cour fédérale, je conclus que le principal argument de l'appelante est non fondé.

[23]  L'interprétation des Règles est essentiellement un exercice d'interprétation des lois auquel s'applique « un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur » : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21.

[24]  Le passage final de la version anglaise de la règle 118 est rédigé ainsi : « any other party to the proceeding may bring a motion for default judgment or to have the proceeding dismissed » [voir le texte français au paragraphe suivant]. Le terme « requête » est défini à la règle 2 des Règles : « document par lequel une personne demande à la Cour de se prévaloir des présents règles ou de les faire appliquer ». Par définition, donc, la requête déposée par l'appelante selon les termes de la règle 118 est une demande en vue d'obtenir de la Cour fédérale qu'elle rejette les actions sous‑jacentes.

[25]  La version française de la règle 118 mène à la même conclusion. Elle prévoit que « toute autre partie à l'instance peut, par voie de requête, demander un jugement par défaut ou demander le débouté » (non souligné dans l'original). Une « requête » est non seulement, par définition, un « document par lequel une personne demande », mais, de plus, la règle 118 lui‑même utilise le verbe « demander ».

[26]  « Demander » ne signifie pas « chercher un résultat inévitable ». Le comité des Règles a défini une requête comme étant un document par lequel une personne demande; on doit supposer qu'il voulait donner au mot « demander » son sens ordinaire et grammatical.

[27]  De plus, ni la version française ni la version anglaise de la règle 118 n'indique une obligation (en utilisant l'indicatif présent) qui ferait que la Cour fédérale n'a d'autre choix que de rejeter l'action lorsqu'une partie établit, lors d'une requête en application de la règle 118, que l'autre partie n'a pas suivi la règle 117. Il est vrai que la règle 118 n'octroie pas expressément de pouvoir ou de droit (en utilisant le verbe « pouvoir ») tel qu'il est utilisé ailleurs dans des Règles, mais, comme l'a expliqué le juge de la Cour fédérale, le contexte et l'objet des règles 117 et 118 étayent tous deux une interprétation laissant place au pouvoir discrétionnaire des juges.

[28]  Plus précisément, la règle 56 des Règles des Cours fédérales établit le principe général suivant : « L'inobservation d'une disposition des présentes règles n'entache pas de nullité l'instance, une mesure prise dans l'instance ou l'ordonnance en cause. Elle constitue une irrégularité régie par les règles 58 à 60. » Selon la règle 56, normalement, l'irrégularité « n'est pas déterminante quant à l'issue de l'affaire » : (Canada (Gouverneur général en conseil) c. Première nation crie Mikisew, 2016 CAF 311, [2017] 3 R.C.F. 298, au paragraphe 79 (le juge Pelletier, motifs concordants)).

[29]  L'appelante a déposé une requête selon les termes de la règle 118 plutôt que de la règle 58; néanmoins, l'alinéa 59b) et la règle 60 établissent tous deux que la Cour peut remédier aux irrégularités. La règle 58 dispose qu'une partie peut, « par requête, contester toute mesure prise par une autre partie en invoquant l'inobservation d'une disposition des présentes règles ». On peut supposer que l'inobservation d'une règle peut comprendre une omission. La règle 58 dispose également que la « partie doit présenter sa requête [...] le plus tôt possible après avoir pris connaissance de l'irrégularité ». La règle 59 dispose que la Cour saisie d'une requête au titre de la règle 58 qui conclut à l'inobservation des Règles peut : « a) rejeter la requête dans le cas où le requérant ne l'a pas présentée dans un délai suffisant [...] pour éviter tout préjudice à l'intimé; b) autoriser les modifications nécessaires pour corriger l'irrégularité; c) annuler l'instance en tout ou en partie ». De façon similaire, la règle 60 des Règles dispose que la Cour peut « signaler à une partie [...] les règles qui n'ont pas été observées [...] et lui permettre d'y remédier selon les modalités qu'elle juge équitables ».

[30]  L'ensemble des règles indiquent que le comité des Règles n'avait pas l'intention de faire en sorte que les irrégularités mènent nécessairement au rejet de l'instance. Les Règles prévoient plutôt que les irrégularités peuvent être rectifiées, lorsque c'est possible, et qu'elles ne devraient pas empêcher que l'on tranche l'instance sur le fond.

[31]  De plus, comme le juge de la Cour fédérale l'a souligné dans ses motifs, le rejet automatique porterait un préjudice excessif à la partie qui était même légèrement en retard lors de la signification de l'avis visé aux règles 117 et 118 ou à la partie qui, comme l'intimée, a respecté l'esprit des exigences sur l'avis énoncées à la règle 117, si ce n'est le texte. Bien que la partie pourrait alors déposer une nouvelle action, sauf en cas de prescription, elle subirait des retards et des coûts inutiles. Il est peut‑être encore plus important qu'une telle interprétation des règles 117 et 118 mènerait à un gaspillage des maigres ressources judiciaires.

[32]  Il faut éviter un tel résultat, car il contredirait la démarche contemporaine nécessaire aux litiges comme l'a clairement établi la Cour suprême dans l'arrêt Hryniak c. Mauldin, [2014] 1 R.C.S. 87, 2014 CSC 7 (Hryniak), les Cours et les parties doivent faire un virage culturel propice à la proportionnalité et à un règlement expéditif et juste. La juge Karakatsanis, s'exprimant au nom de la Cour dans l'arrêt Hryniak, a tenu les propos suivants au paragraphe 32 : « Ce virage culturel oblige les juges à gérer activement le processus judiciaire dans le respect du principe de la proportionnalité. » Cette directive s'applique aux instances devant les Cours fédérales. Les litiges complexes en matière de propriété intellectuelle n'y font pas exception.

[33]  La reconnaissance de cette préoccupation générale, ainsi que l'examen du texte, du contexte et de l'objet des règles 117 et 118, mène à la conclusion voulant que l'interprétation suggérée par l'appelante ne peut être retenue.

B.  Aucune requête n'est nécessaire pour que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire aux termes de la règle 118 des Règles, qui ne se limite pas aux questions à examiner lors d'une demande de prorogation de délai

[34]  Pour essentiellement les mêmes motifs, les thèses subsidiaires de l'appelante quant à la nécessité de déposer une requête pour obtenir une prorogation du délai de 30 jours prévu aux règles 117 et 118 ne sont pas fondées.

[35]  De plus, il est important de souligner que le protonotaire agissait à titre de juge chargé de la gestion de l'instance en l'espèce. Les alinéas 385(1)a) et b) prévoient que le juge chargé de la gestion de l'instance peut « a) donner toute directive ou rendre toute ordonnance nécessaires pour permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible; b) sans égard aux délais prévus par les présentes règles, fixer les délais applicables aux mesures à entreprendre subséquemment dans l'instance ». Le paragraphe 385(1) n'exige pas du juge chargé de la gestion de l'instance qu'il exerce ces pouvoirs discrétionnaires à la suite d'une requête ou à un moment précis.

[36]  Les pouvoirs du juge chargé de la gestion de l'instance sont encore plus vastes en raison de la règle  55 des Règles, lequel dispose que « la Cour [notamment un protonotaire, selon la définition du terme « Cour »] peut, dans une instance, modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application ». La règle  55 des Règles exprime textuellement le principe général voulant que la Cour fédérale dispose des pleins pouvoirs pour diriger ses instances et ses procédures : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, aux paragraphes 35 à 38; Lee c.Canada (Service Correctionnel), 2017 CAF 228, aux paragraphes 6 à 8; Canada (Commission des droits de la personne) c. Nation crie de Saddle Lake, 2018 CAF 228, au paragraphe 42 (« pourvu que la Cour respecte les droits que l'équité procédurale garantit aux parties, elle peut régler des instances qui sont contraires au droit, intentées à tort ou chaotiques »). On peut invoquer la règle 55 pour demander une prorogation de délai sans devoir présenter de requête : voir Mazhero c. Fox, 2011 CF 392, au paragraphe 11.

[37]  Ces dispositions permettent à la Cour de mettre en pratique le principe de la proportionnalité comme l'exige la Cour suprême dans l'arrêt Hryniak et mènent à la conclusion voulant que la thèse subsidiaire de l'appelante quant au besoin de déposer une requête pour que la Cour valide la signification tardive ou la communication irrégulière des renseignements exigés par le paragraphe 117(1) n'est pas fondée.

[38]  De façon similaire, l'autre thèse subsidiaire de l'appelante ne peut être admise. Considérant le vaste pouvoir discrétionnaire accordé à la Cour par la règle 118, il s'ensuit que la Cour peut prendre en compte des éléments autres que ceux qui seraient pertinents lors d'une requête déposée selon les termes de la règle 8.

C.  La véritable portée de l'examen lors d'une requête aux termes de la règle 117 ou 118

[39]  J'aborderai maintenant l'élément sur lequel je suis en désaccord avec les instances inférieures, c'est‑à‑dire la véritable portée de l'examen lors d'une requête aux termes de la règle 117 ou 118. Cette question ne semble pas avoir été examinée auparavant par notre Cour, mais la Cour fédérale a, au moins deux fois, tranché des questions liées au droit d'une partie de transmettre un intérêt dans un litige lors de requêtes déposées en application des règles 117 et 118.

[40]  Dans la décision Tacan c. La Reine, 2003 CF 915, [2004] 1 R.C.F. F‑17, la Cour fédérale a conclu, en vertu du paragraphe 117(2) des Règles, que les demandeurs ne pouvaient pas céder leurs intérêts dans une action intentée contre la Couronne fédérale à la Première nation Sioux Valley, bande no 290, car l'entente de cession équivalait à de l'immixtion dans un litige (maintenance), ce qui est illégal en common law. De façon similaire, la Cour fédérale a conclu dans la décision Conseil national des femmes métisses c. Canada (Procureur général), 2005 CF 230, [2005] 4 R.C.F. 272, aux paragraphes 17, 18 et 23, en vertu du paragraphe 117(2), que la succession d'une personne ne pouvait pas poursuivre une action pour un manquement à la règle 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.).

[41]  La Cour fédérale a adopté la démarche appropriée dans ces instances, car il serait contraire au principe de la proportionnalité de toujours exiger la présentation d'une requête en jugement sommaire pour examiner avant le procès le droit d'une partie de transmettre son intérêt dans un litige. Il se peut que les documents nécessaires lors d'une requête aux termes de la règle 117 ou 118 pour déterminer le droit d'une partie de transmettre son intérêt dans un litige soient pour l'essentiel les mêmes que ceux lors d'une requête en jugement sommaire, mais je ne vois aucune raison justifiant qu'une partie contestant une telle transmission soit nécessairement tenue de déposer une requête distincte ou d'attendre le procès pour que la question soit tranchée.

[42]  De plus, le fait d'autoriser l'examen de ces questions lors d'une requête aux termes de la règle 117 ou 118 permettrait à un protonotaire de les régler. Les protonotaires sont souvent nommés à titre de juges chargés de la gestion de l'instance dans des procédures complexes comme les actions sous-jacentes en l'espèce. Ainsi, le fait d'autoriser un protonotaire à trancher les questions de transmission pourrait être le moyen le plus rapide pour que la Cour tranche ces questions.

[43]  D'autre part, si ces questions devaient être soulevées lors d'une requête en jugement sommaire, elles ne pourraient pas être tranchées par un protonotaire, car l'alinéa 50(1)c) des Règles des Cours fédérales prévoit que les protonotaires ne peuvent habituellement pas entendre les requêtes en jugement sommaire.

[44]  En conséquence, j'estime que le protonotaire et le juge de la Cour fédérale ont commis une erreur en concluant que le droit de l'intimée de poursuivre les actions intentées par l'ancienne société Bauer ne pouvait être déterminé lors d'une requête en application de la règle 117 ou 118. Ceci dit, je n'interpréterais pas les règles 117 et 118 comme exigeant qu'une opposition à la transmission d'un intérêt fasse l'objet d'une requête aux termes de ces règles, faute de quoi la partie s'y opposant ne pourrait pas soulever cette question. Dans de nombreux cas, il sera plus approprié de régler les oppositions au droit d'une partie de transmettre ses intérêts dans une instance à un autre moment, incluant au procès. En conséquence, la Cour, de son propre chef ou lors d'une requête déposée en application de la règle 117 ou 118, peut déterminer si le droit d'une partie de transmettre son intérêt dans un litige devrait être établi à un autre moment.

D.  Les instances inférieures n'ont commis aucune erreur susceptible de révision

[45]  Malgré l'erreur quant à la portée des questions qui peuvent être examinées en vertu des règles 117 et 118, rien ne justifie l'intervention de notre Cour dans la décision rendue par le juge de la Cour fédérale puisque, dans les circonstances de l'espèce, l'erreur ne change rien.

[46]  Comme l'a bien souligné le juge de la Cour fédérale, l'appelante aurait pu, si elle le voulait, soulever ses questions quant au droit de l'intimée de se substituer à l'ancienne société Bauer dans son dossier de requête, mais elle ne l'a pas fait. De plus, elle pouvait soulever les questions lors d'une requête en jugement sommaire ou au procès, ce qui, comme nous l'avons déjà mentionné, aurait été une décision que le protonotaire aurait pu rendre.

[47]  En conséquence, l'appelante n'a été nullement privée de ses droits à l'équité procédurale et aucune erreur susceptible de révision n'a été commise en l'espèce. L'appel doit donc être rejeté.

E.  Les dépens

[48]  J'aborderai maintenant la question des dépens. L'intimée demande que lui soient adjugés des dépens forfaitaires de 25 000 $, ce qui équivaut, dit‑elle, environ au tiers de ses frais avocat‑client pour le présent appel. L'intimée soutient que les Cours adjugent souvent des dépens forfaitaires, particulièrement en présence de parties averties, comme c'est le cas dans le présent appel. L'intimée soutient également que la question soulevée dans le présent appel était si infondée, particulièrement considérant le fait que son droit de poursuivre les actions a été contesté par l'appelante dans sa défense modifiée dans les actions sous-jacentes, qu'elle devrait obtenir les dépens qu'elle demande.

[49]  Je suis d'accord.

[50]  Comme notre Cour l'a expliqué dans la décision Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2017 CAF 25, au paragraphe 16 (Nova), il « [e]st bien établie dans la jurisprudence la pratique consistant à adjuger au titre des dépens une somme globale calculée selon un pourcentage des frais qui ont été raisonnablement engagés », particulièrement « dans le cas de parties commerciales averties », en renvoyant à Philip Morris Products S.A. c. Marlboro Canada limitée, 2015 CAF 9, au paragraphe 4. Dans ces cas, les dépens « correspondent généralement à un pourcentage allant de 25 à 50 % des frais effectivement engagés » (Nova, au paragraphe 17).

[51]  Les parties au présent appel sont indéniablement des parties commerciales averties et les dépens demandés par l'intimée se situent tout à fait dans la gamme identifiée par notre Cour dans la décision Nova.

[52]  Pour ce motif, ainsi que pour l'absence totale de fondement des thèses de l'appelante, j'adjugerai à l'intimée les dépens qu'elle demande.

V.  Décision proposée

[53]  Considérant ce qui précède, je rejetterais donc le présent appel avec des dépens forfaitaires de 25 000 $.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-259-18

 

INTITULÉ :

SPORT MASKA INC. s/n CCM HOCKEY c. BAUER HOCKEY LTD.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 1er mai 2019

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

LE 16 juillet 2019

COMPARUTIONS :

Jay Zakaïb

Erin Creber

Cole Meagher

Pour l'appelante

François Guay

Jean-Sébastien Dupont

Pour l'intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour l'appelante

 

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

Pour l'intimée

 

 

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