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Date : 20190930


Dossier : A-175-18

Référence : 2019 CAF 240

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

TIMOTHY PHILPS

défendeur

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 17 septembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

 


Date : 20190930


Dossier : A-175-18

Référence : 2019 CAF 240

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

TIMOTHY PHILPS

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

[1]  Plusieurs témoins ont comparu dans le cadre des procédures disciplinaires intentées contre le défendeur, Timothy Philps, devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique. La question en cause soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la Commission a commis une erreur en refusant de faire référence à certains des témoins qui ont témoigné contre M. Philps par leurs initiales dans la version publique de la décision de la Commission, ainsi qu’à d’autres personnes qui n’ont pas témoigné, mais dont le nom figure dans la décision de la Commission.

[2]  Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Commission a commis des erreurs susceptibles de contrôle dans sa décision rendue le 16 mai 2018. Par conséquent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et j’annulerais la décision de la Commission. Vu les circonstances inhabituelles de cette affaire, j’ordonnerais également à la Commission d’expurger les noms des employés non-cadres de l’Agence du revenu du Canada de la version publique de la décision rendue par la Commission le 24 novembre 2016 et de faire référence à ces personnes par leurs initiales dans cette décision.

I.  Première décision de la Commission

[3]  M. Philps, qui occupait le poste de gestionnaire à l’Agence du revenu du Canada (Agence), a reçu une suspension de 30 jours en raison d’actes inappropriés mettant en cause un certain nombre d’employés subalternes. Il a présenté un grief concernant sa suspension et son grief a été renvoyé à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique aux fins de règlement. Dans une décision portant le numéro de référence 2016 CRTEFP 110 (la première décision), la Commission a rejeté le grief de M. Philps, concluant qu’il avait effectivement commis des gestes inappropriés auprès d’employées subalternes.

[4]  Plusieurs employés non-cadres ont témoigné lors de l’audience de M. Philps pour le compte de l’employeur. Avant leur témoignage, les témoins ont été assurés par les représentants de l’employeur que leurs noms complets ne seraient pas utilisés dans la décision de la Commission.

[5]  Il y a une controverse concernant ce qui s’est produit devant la Commission relativement à la demande d’expurgation de noms des employés non-cadres de la décision de la Commission. Le directeur adjoint des relations de travail de l’Agence a affirmé, dans son affidavit, que l’avocat de l’employeur avait demandé que tous les employés non‑cadres cités comme témoins soient uniquement désignés par leurs initiales dans la décision et que M. Philps n’avait pas contesté cette demande. Toutefois, M. Philps a déclaré, dans son affidavit, que la demande d’utilisation des seules initiales visait une ancienne employée de l’Agence et qu’il avait accepté uniquement cette demande de caviardage de l’identité de cette personne dans la décision de la Commission.

[6]  Bien qu’on ne sache pas clairement ce qui s’est passé devant la Commission en ce qui concerne la question de l’expurgation, les noms complets de tous les témoins qui ont témoigné contre M. Philps figuraient dans la première décision de la Commission. La décision comprenait également le nom complet de l’ancienne employée de l’Agence, ainsi que celui d’une employée actuelle de l’Agence qui était concernée par les événements en cause dans le grief de M. Philps, mais qui n’a pas témoigné lors de l’audience.

[7]  Après avoir reçu la décision de la Commission, l’avocat de l’employeur a écrit à la Commission et a demandé que cette dernière expurge le nom de quatre employés non‑cadres identifiés dans sa décision et de l’ancienne employée de l’Agence et qu’elle les désigne plutôt leurs initiales dans sa décision. La Commission a refusé de le faire, affirmant que l’employeur avait demandé que seul le nom de l’ancienne employée soit retiré et que la Commission ne pouvait expurger le nom des autres personnes, puisqu’elle était dessaisie et n’avait donc pas compétence de se prononcer sur cette question après que la sentence eut été rendue.

[8]  La Commission a toutefois accepté d’accéder à la demande de l’employeur de ne pas publier la décision sur son site Web, et la décision n’a pas encore été publiée dans l’attente d’une décision concernant la gestion de l’expurgation.

II.  La décision de la Cour d’appel fédérale

[9]  L’employeur a demandé le contrôle judiciaire de la première décision de la Commission rejetant l’expurgation demandée. Cette demande a été accordée : Canada (Procureur général) c. Philps, 2017 CAF 178, 23 Admin. L.R. (6th) 185 (Philps no 1).

[10]  La Cour a conclu qu’il était peu vraisemblable que l’avocat de l’employeur ait demandé que seul le nom de l’ancienne employée de l’Agence fût expurgé. Selon la Cour, une telle demande aurait été illogique, puisque les employés actuels de l’Agence ont un bien plus grand intérêt au respect de leur vie privée par la protection de leur identité que les anciens employés.

[11]  La Cour a donc conclu qu’il y avait vraisemblablement eu un malentendu quant à la nature de la demande d’expurgation lors de l’audience devant la Commission. La Cour estime que, si tel était le cas, l’arbitre de grief aurait pu modifier sa décision puisque la règle du dessaisissement de la common law permet de corriger de telles erreurs. La Cour a également conclu que, même s’il n’y avait pas eu de malentendu quant à la portée de la demande d’expurgation, la Commission possédait la compétence nécessaire de modifier sa décision aux termes de l’article 43 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2. (maintenant la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral).

[12]  La Cour a donc conclu que la décision de la Commission selon laquelle elle n’avait pas la compétence d’effectuer les expurgations demandées était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire a été accueillie et la demande d’expurgation de l’employeur a été renvoyée à la même arbitre afin qu’elle puisse examiner la requête sur le bien-fondé. La Cour a demandé à l’arbitre de « pondérer à nouveau les intérêts relatifs à la vie privée des personnes en question en tenant compte de tout besoin possible de publier leur nom ». Comme M. Philps a affirmé qu’il n’avait pas eu la possibilité d’exprimer sa position sur la demande d’expurgation de l’employeur, la Cour a demandé à l’arbitre de donner aux parties la possibilité de présenter des observations sur la question avant de rendre une décision.

III.  Deuxième décision de la Commission

[13]  Conformément à la décision de notre Cour dans l’affaire Philps no 1, la question a été renvoyée devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (qui a succédé à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique) pour nouvel examen.

[14]  Dans le cadre de l’audience tenue, deux des subalternes de M. Philps ont fait part de leurs préoccupations à l’idée que leurs noms soient rendus publics dans la décision de la Commission. Bien que les autres personnes concernées n’aient pas témoigné devant la Commission relativement à cette question, il est clair, à l’examen du dossier, qu’au moins une de ces personnes était très contrariée par le fait que son nom complet figurait dans la décision de la Commission, et il est raisonnable de penser que l’autre employé de l’Agence avait les mêmes réserves.

[15]  Dans une décision portant le numéro de référence 2018 CRTEFP 43 (la deuxième décision), la Commission a, une fois de plus, refusé d’expurger les noms des employés non-cadres de l’Agence de sa décision.

[16]  La Commission a amorcé sa deuxième décision en notant que le nom de l’ancienne employée de l’Agence avait été indiqué dans la première décision par inadvertance, contrairement à l’ordonnance qui avait été rendue lors de l’audience. Par conséquent, la Commission a accepté de modifier sa décision d’identifier l’ancienne employée par la première lettre de son nom.

[17]  Après avoir examiné les éléments de preuve de deux des employés non-cadres ayant témoigné et les arguments des parties, la Commission a observé qu’elle n’avait aucun doute que les représentants de l’employeur avaient promis aux témoins que leurs noms ne seraient pas indiqués dans la décision de la Commission. La Commission a ensuite conclu que ces promesses avaient été faites afin d’inciter les témoins à témoigner et que l’assurance que les noms des personnes concernées ne seraient pas indiqués dans la décision de la Commission avait permis à ces personnes de rendre un témoignage plus exhaustif.

[18]  La Commission a soutenu que la justice exigeait que les meilleurs éléments de preuve soient présentés au décideur, que le plaignant connaisse les moyens qui lui étaient opposés et qu’il soit en mesure de faire face à ses accusateurs. Selon la Commission, l’employeur [traduction] « ne doit pas être autorisé à obtenir de ‘meilleurs’ éléments de preuve par des promesses qu’il ne peut tenir », et [traduction] « les éléments de preuve obtenus par des promesses soulèvent une question de partialité dans le cadre du processus ». Si l’employeur croyait réellement que l’identification des témoins présentait un risque sérieux pour un intérêt important, la Commission a indiqué qu’il incombait à l’employeur de soulever la question pendant que les témoins étaient examinés et non une fois la décision rendue.

[19]  La Commission a conclu qu’accueillir la demande d’expurgation [traduction] « aurait pour effet d’encourager une pratique hautement indésirable et offensante consistant à obtenir des éléments de preuve par une incitation donnant lieu à un témoignage partial », ce qui ne sert l’intérêt de la justice. Par conséquent, la demande d’expurgation de l’employeur a été rejetée.

IV.  Norme de contrôle

[20]  La présente requête soulève deux questions : quelle est la norme de contrôle à appliquer en matière de demande d’expurgation, et comment cette norme de contrôle est-elle appliquée aux faits en cause. Comme le soutient correctement le demandeur, la première question soulève une question de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte : Canada (Procureur général) c. Bodnar, 2017 CAF 171, au paragraphe 22, [2017] ACF no 819.

[21]  À l’opposé, une décision administrative qui appelle l’application d’un critère juridique aux faits soulève une question mélangée de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

V.  Analyse

[22]  Comme il est expliqué ci-dessous, je suis d’avis que la Commission n’a pas respecté la directive de la Cour de « pondérer à nouveau les intérêts relatifs à la vie privée des personnes en question en tenant compte de tout besoin possible de publier leur nom ». Elle n’a également pas établi un équilibre raisonnable entre les intérêts pertinents conformément à ce qu’exige la jurisprudence, choisissant de se concentrer plutôt sur l’assurance donnée aux témoins qui témoignaient pour le compte de l’employeur.

[23]  Le critère à appliquer en matière d’expurgation des noms des décisions est celui consacré par l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 SCS 41, aux paragraphes 48 et 53, [2002] 2 R.C.S. 522. La Cour suprême du Canada a alors tenu compte de sa jurisprudence concernant les interdictions de publication dans le cadre du droit pénal, notamment Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, [1994] S.C.J. no 104 et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442. Cette jurisprudence enseigne que, lorsque la restriction de la liberté d’expression est demandée pour préserver ou promouvoir un intérêt engagé par des poursuites, la question fondamentale consiste à rechercher si, dans les circonstances, le droit à la liberté d’expression doit être circonscrit. Ce processus oblige les juridictions à établir un équilibre entre la liberté d’expression, d’une part, et le droit à un procès équitable détenu par l’accusé, d’autre part.

[24]  Depuis, la Cour suprême du Canada a décidé que l’approche analytique construite par les arrêts Dagenais et Mentuck vaut pour toutes les décisions discrétionnaires ayant un effet sur la publicité des procédures judiciaires : Société Radio-Canada c. La Reine, 2011 CSC 3, au paragraphe 13, [2011] 1 R.C.S. 65. Cela dit, les affaires Dagenais et Mentuck étaient de nature pénale, alors que l’arrêt Sierra Club portait sur une demande d’ordonnance de confidentialité dans le cadre d’une procédure de droit administratif. La Cour suprême du Canada a conclu que, les affaires de ce genre, des ordonnances de confidentialité ne doivent pas être rendues à moins qu’elles ne soient nécessaires pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important dans le cadre d’un contentieux en l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque.

[25]  La Cour a également conclu, dans l’arrêt Sierra Club, que le risque en question doit être « réel et important », c’est-à-dire, un risque bien étayé par la preuve et menaçant gravement l’intérêt en question. En outre, les effets avantageux de l’ordonnance de confidentialité, y compris les effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, doivent l’emportent sur les conséquences préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression : Sierra Club, précitée aux paragraphes 53 et 54.

[26]  En l’espèce, la Commission a identifié le critère appliqué dans les arrêts Dagenais/Mentuck comme le critère encadrant la deuxième décision. Toutefois, tel n’est pas le critère qui a été appliqué par la Commission dans le cadre de son examen de la demande d’expurgation. La Commission était plutôt préoccupée par la promesse faite aux employés témoins par l’employeur; selon elle, l’employeur n’avait aucune autorité pour les faire.

[27]  Cela est évident à la lecture du paragraphe 36 de la deuxième décision de la Commission, où elle formule ainsi la question à laquelle elle devait répondre : [traduction] « s’il est dans l’intérêt de la justice que la Commission donne suite aux promesses faites aux témoins par l’employeur et son avocat à ce moment et occulte les noms des témoins, tel que promis, ou si le principe de la publicité des débats et de l’intérêt du public pour un processus judiciaire équitable et ouvert exige que cette mesure extraordinaire soit refusée ».

[28]  Non seulement cette formulation est-elle contraire au critère consacré par la jurisprudence pertinente, mais elle est également contraire à l’enseignement professé par notre Cour dans l’arrêt Philps no 1, où la Cour a ordonné à la Commission de « pondérer à nouveau les intérêts relatifs à la vie privée des personnes en question en tenant compte de tout besoin possible de publier leur nom ».

[29]  Outre le fait que la Commission n’a pas appliqué le critère juridique approprié, le caractère déraisonnable de la décision est fondé sur plusieurs autres motifs.

[30]  Premièrement, la Commission était prête à expurger le nom d’une ancienne employée de l’Agence, vraisemblablement parce qu’elle était convaincue que les intérêts relatifs à la vie privée de cette personne l’emportaient sur l’intérêt du public à un régime juste et équitable. Toutefois, la Commission n’était pas prête à expurger les noms des employés actuels de l’Agence, même si notre Cour avait déjà conclu que ces personnes avaient un bien plus grand intérêt au respect de leur vie privée par la protection de leur identité : Philps no 1, précitée au paragraphe 7.

[31]  Il était également déraisonnable de la part de la Commission d’écarter les préoccupations soulevées par Mme R.A. (une des employées actuelles de l’Agence) relativement aux effets défavorables potentiels de la divulgation de son nom sur sa carrière comme étant [traduction] « purement conjecturales », au motif qu’elle avait eu plusieurs promotions depuis les événements à l’origine du grief de M. Philps. Bien qu’il soit vrai que Mme R.A. a atteint un niveau de réussite considérable au cours de sa carrière depuis que les événements en cause se sont produits, ce succès a été atteint au cours d’une période où son nom et son lien avec cette affaire n’avaient pas encore été rendus publics.

[32]  Les deux employés qui ont témoigné lors de la deuxième audience de la Commission ont également soulevé des préoccupations quant à la possibilité que leur implication dans cette affaire pourrait être découverte par des recherches sur le Web, ce qui pourrait avoir des répercussions défavorables, tant pour eux-mêmes que pour leurs familles. La Commission a conclu que cette préoccupation n’était pas fondée puisque la Commission utilise [traduction] un « protocole d’exclusion des robots informatiques » qui empêcherait la divulgation des noms des témoins lors de recherches sur le Web. Bien que cela soit possible, les décisions de la Commission sont publiées dans d’autres bases de données juridiques comme CanLII, qui pourraient ne pas employer le même logiciel. Des recherches des noms des témoins à l’aide de ces bases de données pourraient révéler leur implication dans cette affaire.

[33]  Le dénigrement par la Commission de l’intérêt des employés témoins en matière de vie privée était également déraisonnable à la lumière de la conclusion de notre Cour dans la décision Philps no 1, selon laquelle la préoccupation du témoin quant à divulgation publique de son nom était légitime, et de sa conclusion que l’identification de ces personnes au moyen de leurs initiales dérogerait peu, sinon pas du tout, au principe de la publicité des débats puisque l’identité des témoins n’était pas pertinente à la décision de la Commission : Philps no 1, précitée au paragraphe 10.

[34]  Finalement, la Commission n’a accordé aucun intérêt au bien public au sens large relativement aux droits à la vie privée en cause dans cette instance. En d’autres termes, la Commission a omis de déterminer si la publication des noms des personnes concernées pourrait dissuader d’autres plaignantes de se manifester et de présenter leurs plaintes relativement au comportement inapproprié de leurs supérieurs.

[35]  Comme la Cour suprême du Canada l’a observé dans l’arrêt Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, au paragraphe 42, [1996] S.C.J. no 38, la société a un intérêt légitime à encourager le dépôt de plaintes d’agressions sexuelles et que cet intérêt est favorisé par la protection de la vie privée des plaignantes. Bien que la présente affaire porte sur des comportements inappropriés et non des agressions sexuelles, les mêmes politiques doivent être prises en compte, mais elles ne l’ont pas été par la Commission.

[36]  Pour les raisons qui précèdent, je conclus que la décision de la Commission était déraisonnable.

VI.  Mesures

[37]  Après avoir conclu que la décision de la Commission était déraisonnable, la question restante consiste à savoir quelles mesures doivent être accordées en l’espèce.

[38]  Le Procureur général demande à la Cour d’autoriser la demande d’expurgation et d’ordonner que les employés non-cadres de l’Agence soient désignés par leurs initiales dans la décision de la Commission datée 24 novembre 2016. M. Philps ne s’est pas présenté à l’audience de la requête et il n’a pas pris position sur le caractère approprié de cette réparation dans son mémoire des faits et du droit.

[39]  Lorsque le tribunal administratif a pris une décision déraisonnable, la pratique habituelle consiste à lui renvoyer la question au tribunal pour nouvelle détermination, éventuellement selon les directives que la Cour estime appropriées. Les cours de contrôle ne substituent généralement pas leur propre jugement à celui du tribunal administratif, puisque le législateur a délégué ce type de pouvoir décisionnel aux tribunaux spécialisés plutôt qu’aux juridictions judiciaires : Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2017 CAF 45 au paragraphe 52, 411 D.L.R. (4th) 175.

[40]  Cela dit, les mesures qui peuvent être accordées dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire relèvent du pouvoir discrétionnaire du juge judiciaire : Maple Lodge, précité au paragraphe 48; Mines Alertes Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, au paragraphe 52, [2010] 1 R.C.S. 6. En outre, la jurisprudence a reconnu que, dans des circonstances exceptionnelles, elles peuvent rendre la décision qui aurait dû être rendue par le tribunal administratif.

[41]  Les circonstances exceptionnelles comprennent les situations où le tribunal administratif ne pourrait raisonnablement en venir à une autre décision au regard des faits et du droit : voir, par exemple, Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 52 et 53, 341 D.L.R. (4th) 710; Robbins c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 24, au paragraphe 17, [2017] A.C.F. no 182.

[42]  Les juridictions judiciaires ont également imposé une solution précise dans les cas où le renvoi de la question au tribunal administratif minerait la confiance dans l’administration de la justice : voir, par exemple, Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, au paragraphe 34, [2004] 1 R.C.S. 3; LeBon c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 55, 444 N.R. 93; D’Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, 459 N.R. 167. À mon avis, tel est le cas en l’espèce.

[43]  Les événements à l’origine du grief de M. Philps se sont produits il y a près de 10 ans et la Commission a rendu sa décision sur le fond du grief en 2016. La question de l’expurgation est maintenant en suspens depuis environ trois ans, ce qui constitue la période pendant laquelle les employées concernées ont vécu dans la crainte que leur implication dans cette affaire soit rendue publique.

[44]  En outre, comme c’était le cas dans l’affaire LeBon, la Commission avait déjà eu deux occasions de rendre une décision raisonnable. Notre Cour a conclu, dans la décision Philps no 1, que la Commission comprenait la nature de la demande d’expurgation soumise par l’employeur au cours de l’audience et que sa décision subséquente de refuser de caviarder les noms des employés non-cadres de l’Agence au motif qu’elle avait été dessaisie de l’affaire était déraisonnable. Après que la première décision de la Commission ait été annulée par la Cour, la Commission a ensuite omis de suivre les directives claires fournies dans la décision Philps no 1 de « pondérer à nouveau les intérêts relatifs à la vie privée des personnes en question en tenant compte de tout besoin possible de publier leur nom », choisissant de se concentrer plutôt sur les promesses faites à l’évidence aux employés par les représentants de l’Agence.

[45]  Finalement, la Cour a déjà conclu, dans la décision Philps no 1, que les employées concernées avaient des intérêts légitimes au respect de leur vie privée par la protection de leur identité et que l’identification de ces personnes au moyen de leurs initiales dérogerait peu, sinon pas du tout, au principe de la publicité des débats puisque l’identité des témoins n’était pas pertinente à la décision de la Commission.

[46]  Vu l’ensemble des circonstances, je conclus que le renvoi de la question à la Commission minerait la confiance en l’administration de la justice et qu’il est donc approprié de rendre la décision que la Commission aurait dû rendre.

VII.  Conclusion

[47]  Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la deuxième décision de la Commission et j’ordonnerais que les employés non-cadres de l’Agence mentionnés dans la première décision de la Commission soient désignés par leurs initiales.

[48]  Le demandeur ne demande pas les dépens et aucuns dépens ne seront adjugés.

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-175-18

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.

TIMOTHY PHILPS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 septembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 septembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Karl Chemsi

 

Pour le demandeur

 

Personne

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le demandeur

 

 

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