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Date : 20191004


Dossier : A-248-18

Référence : 2019 CAF 248

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

EKARINA SANTAWIRYA

défenderesse

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 septembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

 

LE JUGE LASKIN

 

 

 


Date : 20191004


Dossier : A-248-18

Référence : 2019 CAF 248

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

EKARINA SANTAWIRYA

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

I.  Aperçu

[1]  Le procureur général du Canada demande le contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission) en date du 18 juillet 2017 (Santawirya c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2017 CRTESPF 10). Dans cette décision, la Commission a conclu que Mme Santawirya était une fonctionnaire au sens de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (LRTSPF) et de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13 (LEFP). La Commission a conclu que les faits substantiels à l’origine du grief s’étaient produits « pendant qu’elle était encore une fonctionnaire » (au para. 198). Partant, la Commission a conclu que Mme Santawirya avait le droit de déposer un grief à l’encontre de la décision de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui l’avait écartée d’un processus d’embauche et qu’elle pouvait connaître du grief.

[2]  Le procureur général soutient que la décision interlocutoire de la Commission est déraisonnable et en sollicite l’annulation par voie de contrôle judiciaire. S’il obtient gain de cause, il demande également l’annulation de la dernière décision rendue par la Commission sur le grief, concernant la réparation, à l’égard de laquelle elle s’estimait compétente (Santawirya c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2018 CRTESPF 58). Pour les motifs exposés ci‑après, j’accueillerais la demande.

II.  Le contexte factuel

[3]  Mme Santawirya a été embauchée par Industrie Canada en 2000. En avril 2012, Mme Santawirya a été informée qu’elle était touchée par les mesures de contrôle des dépenses du gouvernement fédéral. Conformément à la Directive sur le réaménagement des effectifs, elle est devenue une fonctionnaire excédentaire. Pendant un an, du 24 octobre 2012 au 24 octobre 2013, Mme Santawirya est demeurée sur son lieu de travail et avait une priorité de nomination, ce qui lui donnait le droit d’être nommée à un autre poste au sein de l’administration publique centrale avant tout autre candidat, si elle possédait les qualifications essentielles du poste.

[4]  Mme Santawirya n’a pas obtenu de poste dans la fonction publique au cours de l’année pendant laquelle elle avait la priorité. À compter du 24 octobre 2013, elle a été mise à pied aux termes de la LEFP. À compter de cette date, elle a cessé d’être « fonctionnaire » aux termes du paragraphe 64(4) de la LEFP, qui est rédigé ainsi :

Effet de la mise en disponibilité

(4) Le fonctionnaire mis en disponibilité perd sa qualité de fonctionnaire.

Effect of lay-off

(4) An employee ceases to be an employee when the employee is laid off.

[5]  Sous le régime des paragraphes 41(4) et 64(1) de la LEFP, Mme Santawirya avait encore droit à une priorité de nomination pendant 12 mois, cette fois au titre de la priorité de mise en disponibilité, qui offre les mêmes avantages que celui de fonctionnaire excédentaire ayant droit à une priorité de nomination. Cette période de 12 mois allait du 25 octobre 2013 au 24 octobre 2014.

[6]  Le 23 septembre 2014, pendant qu’elle avait droit à une priorité de mise en disponibilité, mais après qu’elle a cessé d’être fonctionnaire suivant le paragraphe 64(4) de la LEFP, Mme Santawirya a postulé à un emploi à l’ASFC.

[7]  L’ASFC a écarté Mme Santawirya du processus d’embauche puisqu’elle n’avait pas démontré qu’elle possédait les qualifications essentielles pour le poste. Mme Santawirya a ensuite de nouveau postulé le même emploi. Cette fois, l’ASFC a écarté sa candidature au motif qu’elle n’avait pas fourni les renseignements demandés dans les délais fixés.

[8]  Mme Santawirya est une personne atteinte d’un handicap et s’est désignée ainsi dans sa demande. Le 12 février 2015, Mme Santawirya a présenté un grief à l’encontre de la décision de l’ASFC, affirmant avoir subi de la discrimination dans le cadre du processus de dotation en raison de son handicap. Le grief a ensuite été renvoyé à la Commission aux fins de règlement.

[9]  La Commission a tenu une audience afin de répondre aux objections préliminaires soulevées par l’employeur. L’employeur affirmait, entre autres, que Mme Santawirya n’était pas fonctionnaire au moment du dépôt du grief et que la Commission ne pouvait donc connaître du grief. La Commission estimait que les faits à l’origine du grief avaient eu lieu pendant que la défenderesse était fonctionnaire (voir les para. 196 à 198) et a donc conclu qu’elle avait compétence pour entendre le grief (voir les para. 248 et 249).

III.  Questions en litige

[10]  Je suis d’accord avec les parties selon qui la norme de contrôle applicable à la question que soulève la présente demande est celle de la décision raisonnable (Bahniuk c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 127 au para. 14). La Cour n’est donc saisie que d’une seule question : la décision de la Commission selon laquelle elle avait compétence était-elle raisonnable? Comme il est indiqué, je suis d’avis que ce n’était pas le cas.

IV.  Analyse

[11]  L’article 208 de la LRTSPF habilite un « fonctionnaire » à déposer un grief. Il ressort cependant de la jurisprudence que le champ du terme « fonctionnaire » est plus large que la définition énoncée au paragraphe 206(1) de cette loi, laquelle restreint le terme « fonctionnaire » à une « personne employée dans la fonction publique ». Si les faits à l’origine du grief se sont produits pendant qu’une personne était fonctionnaire, cette personne a le droit de déposer un grief, même si son emploi s’est terminé par la suite. Il existe de nombreux exemples de l’application de ce principe dans la jurisprudence, qui remonte à près d’une cinquantaine d’années (La Reine c. Lavoie, [1978] 1 CF 778 (C.A.), p. 783; Salie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 122 aux para. 60 et 61; Price c. Canada (Procureur général), 2016 CF 649 au para. 24).

[12]  L’argument central du demandeur est le suivant : les faits à l’origine du grief en l’espèce découlent d’une situation qui a eu lieu une fois que Mme Santawirya avait perdu la qualité de fonctionnaire en application du paragraphe 64(4) de la LEFP. La Commission s’est reportée une fois au paragraphe 64(4) de la LEFP lorsqu’elle a résumé les observations des parties. Autrement, la Commission n’a pas tenu compte de cette disposition dans son analyse. En conséquence, selon le demandeur, la décision de la Commission est déraisonnable.

[13]  La défenderesse invoque le même courant jurisprudentiel que le demandeur pour soutenir que les anciens fonctionnaires maintiennent le droit de présenter des griefs à l’égard de faits survenus dans le cadre d’une relation d’emploi (Lavoie, p. 783; Salie au para. 61; Price au para. 24; Cawley c. Conseil du Trésor (ministère des Pêches et Océans), 2013 CRTFP 135 au para. 44). La défenderesse soutient que, bien que les faits à l’origine du grief se soient produits après que la défenderesse avait perdu la qualité de fonctionnaire, la question faisant l’objet du grief concernait la « relation d’emploi », puisque la défenderesse avait seulement droit à la priorité de mise en disponibilité car elle avait déjà été fonctionnaire. Selon la défenderesse, le paragraphe 64(4) de la LEFP ne permet pas de déterminer qui est un « fonctionnaire » ayant droit de déposer un grief sous le régime de la LRTSPF.

[14]  La Cour suprême du Canada enseigne que, concernant certaines questions, « [i]l est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para. 47, [2008] 1 R.C.S. 190). L’échelle des différentes issues raisonnables varie en fonction notamment de l’importance relative des considérations politiques à l’égard desquelles le tribunal possède une expertise ayant joué dans la décision. Pour certaines questions, cependant, il peut y avoir une seule issue raisonnable (McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au para. 38, [2013] 3 R.C.S. 895). Les décisions de la Commission sont assujetties à la norme de la décision raisonnable.

[15]  Le paragraphe 64(4) énonce clairement l’intention du législateur pour ce qui est de déterminer si une personne qui avait droit à une priorité de mise en disponibilité est un fonctionnaire. Il n’y a aucun doute quant au sens ou à la portée de son application. Le législateur a décidé qu’une personne qui est mise en disponibilité au titre du paragraphe 64(1) de la LEFP cesse d’être fonctionnaire. Le législateur expose également clairement au paragraphe 206(2) de la LRTSFP que les « anciens fonctionnaires » peuvent déposer un grief dans des circonstances limitées, aucune n’intervenant en l’espèce. Aucune des dispositions ne permet complètement de déterminer qui peut déposer un grief. Comme il est indiqué, des griefs peuvent être déposés même si la relation d’emploi s’est terminée, dans le cas où les faits à l’origine du grief se sont produits pendant la relation d’emploi.

[16]  Lorsque les tribunaux judiciaires et administratifs interprètent les lois connexes ou les lois traitant du même sujet, l’harmonie, la cohérence et l’uniformité doivent être présumées (R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56 au para. 52, [2001] 2 R.C.S. 867; Stoddard c. Watson, [1993] 2 R.C.S. 1069, p. 1079, 1993 CanLII 59). Le paragraphe 64(4) est pertinent, car il établit les limites temporelles ou les paramètres de la relation d’emploi à l’intérieur desquels les faits principaux ou indirects à l’origine du grief doivent être établis. Par conséquent, la définition, par le législateur, de fonctionnaire au sens de la LEFP, suivant l’arrêt Lavoie et le courant jurisprudentiel qu’il a engendré, éclaire forcément la question de savoir qui est un fonctionnaire ayant droit de déposer un grief sous le régime de la partie 2 de la LRTSPF.

[17]  L’argument de la défenderesse, accepté par la Commission, veut que la compétence découle du fait que Mme Santawirya avait déjà été fonctionnaire. Partant, sans la qualité d’ancienne fonctionnaire, elle n’aurait pas eu droit à la priorité de mise en disponibilité. En conséquence, le grief découle de faits survenus dans le cadre de la relation d’emploi.

[18]  Cet argument n’est pas conforme à la jurisprudence établie.

[19]  La jurisprudence concernant l’interprétation du terme « fonctionnaire » au sens de la LRTSPF exige l’existence d’un lien entre les faits à l’origine du grief et la qualité de fonctionnaire. Dans l’arrêt Lavoie, la Cour d’appel fédérale soutient que « toute personne se sentant lésée à titre d’“employé” » a le droit de déposer un grief (p. 783; souligné dans l’original). Il ressort du contexte que la Cour a formulé une telle affirmation pour éviter qu’une personne ayant un motif de grief au cours de son emploi soit privée du droit de déposer un grief par suite d’une mise en disponibilité ou d’un départ à la retraite (p. 783).

[20]  Suivant l’arrêt Lavoie, si les faits sont survenus pendant que la personne s’estimant lésée était fonctionnaire, la Commission est compétente, que la personne le fût toujours ou non lorsqu’elle a déposé un grief. Si les faits ne sont pas survenus pendant que la personne s’estimant lésée était fonctionnaire, alors la Commission n’est pas compétente. Le rôle de la Commission consiste à déterminer le fondement factuel du grief et à décider si les faits substantiels étaient suffisants au moment où la personne s’estimant lésée était fonctionnaire.

[21]  Par conséquent, dans certaines circonstances, il se peut qu’une personne ne soit plus fonctionnaire au moment où certains faits se font jour, mais que le lien nécessaire avec la relation d’emploi soit néanmoins établi. La décision de la Commission dans l’affaire Cawley en est un exemple. La situation qui a donné naissance au grief, à savoir un différend concernant la classification d’un poste, est survenue quand le plaignant était fonctionnaire, mais n’a été réglée qu’après son départ à la retraite (para. 44). Comme le mentionne la Cour fédérale dans la décision Price (au para. 26), l’arrêt Lavoie préserve le droit qu’ont les anciens fonctionnaires de déposer un grief dans le cas où les faits à l’origine de leur grief se sont produits quand ils étaient fonctionnaires.

[22]  Toute analyse visant à déterminer si Mme Santawirya était fonctionnaire aux fins du dépôt d’un grief, sous le régime du paragraphe 206(1) de la LRTSPF, doit nécessairement prendre en compte le paragraphe 64(4) de la LEFP, car il établit les paramètres à l’intérieur desquels la plupart des faits doivent être établis. Comme la décision de la Commission n’analyse pas cette disposition et ne mentionne pas les faits qui se sont produits pendant que la défenderesse était fonctionnaire, elle ne satisfait pas aux conditions d’une décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Dunsmuir.

V.  Conclusion

[23]  J’accueillerais la demande et j’annulerais les décisions de la Commission datées du 18 juillet 2017 et du 9 juillet 2018, avec dépens en faveur du demandeur. L’affaire est renvoyée à la Commission aux fins de nouvel examen conformément aux présents motifs.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Judith Woods, j.c.a. »

« Je suis d’accord

J.B. Laskin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DES DÉCISIONS DE LA COMMISSION DES RELATIONS DE TRAVAIL ET DE L’EMPLOI DANS LE SECTEUR PUBLIC FÉDÉRAL DATÉES DU 18 JUILLET 2017 ET DU 9 JUILLET 2018.

DOSSIER :

A-248-18

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. EKARINA SANTAWIRYA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 septembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

DATE DES MOTIFS :

Le 4 octobre 2019

COMPARUTIONS :

John Craig

 

Pour le demandeur

 

Jean-Michel Corbeil

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le demandeur

 

Goldblatt Partners LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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