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Date : 20191011


Dossier : A-394-18

Référence : 2019 CAF 252

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD

appelant

et

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

Mise en cause

Audience tenue à Québec (Québec), le 30 septembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20191011


Dossier : A-394-18

Référence : 2019 CAF 252

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD

appelant

et

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

Mise en cause

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L’honorable juge Michel Girouard (l’appelant) en appelle d’un jugement de la Cour fédérale (la Cour) rendu le 26 novembre 2018, au terme duquel il a été déterminé que le Conseil canadien de la magistrature (l’intimé ou le Conseil) n’était pas tenu de remettre à l’appelant 10 documents du fait qu’ils étaient protégés par le secret professionnel avocat-client, par le secret du délibéré et par le privilège d’intérêt public. L’appelant avait demandé ces documents en se prévalant de la Règle 317 des Règles des Cours fédérales, laquelle prévoit qu’une partie peut demander à un office fédéral la transmission des documents pertinents quant à sa demande de contrôle judiciaire.

[2]  Cette demande de l’appelant s’inscrivait dans le contexte plus large de sa demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la recommandation de révocation dont il fait l’objet formulée par l’intimé le 20 février 2018. L’audition de cette demande a eu lieu devant la Cour fédérale le 22 mai 2019, mais au moment d’écrire ces lignes la décision n’avait pas encore été rendue. Le Conseil a par ailleurs contesté la juridiction de la Cour fédérale et de cette Cour au motif qu’il ne constituait pas un « office fédéral » au sens de la Loi sur les Cours fédérales; cette prétention a été rejetée par les deux Cours et une demande d’autorisation d’en appeler de la décision de cette Cour est présentement pendante devant la Cour suprême.

[3]  Le présent appel soulève des questions importantes quant à la procédure à suivre pour déterminer si un document est bel et bien protégé par un privilège, à tout le moins dans le contexte d’une demande de production de documents présentée sous l’autorité de la Règle 317. L’appelant fait également valoir un certain nombre d’arguments au soutien de sa prétention que la Cour avait erré dans son application des privilèges revendiqués aux documents en cause.

I.  Les faits

[4]  L’appelant, nommé juge à la Cour supérieure du Québec en 2010, a fait l’objet de deux enquêtes devant le Conseil et ses comités d’enquête. Au terme de la deuxième enquête, en 2017, le Conseil (à la majorité) a adopté les constatations du Comité d’enquête selon lesquelles l’appelant avait manqué à l’honneur et à la dignité et a recommandé qu’il soit révoqué au motif qu’il était inapte à remplir utilement ses fonctions. L’appelant a logé de multiples demandes de contrôle judiciaire à l’encontre des décisions rendues par les comités d’enquête ainsi que de la décision du Conseil de recommander sa révocation, invoquant notamment plusieurs atteintes à l’équité procédurale. L’appelant s’est subséquemment désisté de plusieurs de ses demandes, tandis que les autres ont été consolidées dans un seul dossier (T-409-18) en Cour fédérale.

[5]  Tel que mentionné précédemment, le Conseil a déposé une requête en radiation de ces demandes de contrôle judiciaire, en invoquant l’absence de compétence de la Cour fédérale. Le jour même où le juge Noël rejetait cette requête (2018 CF 865), il enjoignait au Conseil dans une ordonnance distincte de signifier dans les vingt jours une « liste certifiée de tous les documents publics référés au Conseil lors de l’étude du rapport du [Comité d’enquête] », ainsi qu’une « liste certifiée de tous les documents soumis au Conseil en y indiquant un sommaire de chacun des documents, le nombre de pages ainsi que la langue du document (anglais-français ou bilingue), et s’il y a lieu indiquer si un privilège est revendiqué » : Dossier d’appel, p. 447 (DA).

[6]  Le Conseil s’est conformé à cette ordonnance, mais suite à un échange de correspondance entre les parties, le juge Noël a cru bon de préciser son ordonnance initiale par une nouvelle ordonnance en date du 26 septembre 2018, dans laquelle il ordonnait au Conseil de déposer deux autres listes de documents au plus tard le 1er octobre, à savoir « une liste de tous les documents publics que le décideur avait pour prendre la décision », et une « liste de tous les documents que le décideur avait pour prendre la décision ». Chaque document devait être décrit par son titre, et être accompagné d’une « explication soumise décrivant adéquatement le document, le nombre de pages et la langue dudit document (anglais, français ou bilingue) » : DA, p. 310.

[7]  Le Conseil s’est de nouveau conformé à cette ordonnance, tout en invoquant le secret professionnel de l’avocat-client et/ou le secret du délibéré et/ou le privilège d’intérêt public eu égard à plus de 70 documents (l’appelant n’en a ultimement réclamé que 12). S’en est suivi un échange de lettres et de courriels entre les parties, dans lesquels les procureurs expriment des points de vue divergents sur un certain nombre de sujets, notamment quant à la portée des privilèges revendiqués. Étant donné ces désaccords et l’impossibilité pour les parties de s’entendre sur un processus pour les résoudre, le juge Noël a émis une autre ordonnance le 25 octobre 2018 dans laquelle il a établi que la cour procéderait en trois étapes pour déterminer la validité des privilèges revendiqués par le Conseil quant aux dix documents faisant l’objet du présent litige (le Conseil a renoncé à revendiquer un privilège pour deux des documents que réclamaient l’appelant). Ces trois étapes peuvent se résumer ainsi :

  • 1) La Cour prendra connaissance des raisons sérieuses soumises par l’appelant pour justifier la levée de l’un ou l’autre des privilèges, et décidera si celles-ci justifient ou non de procéder à la deuxième étape;

  • 2) Dans l’hypothèse où la Cour sera satisfaite que les raisons soumises sont sérieuses, elle prendra connaissance de l’affidavit confidentiel et des représentations confidentielles du Conseil;

  • 3) Si la Cour n’est pas satisfaite des explications données et s’estime incapable de faire les déterminations appropriées sur la seule base des représentations des parties, elle examinera les documents confidentiels (ou certains d’entre eux) avant de prendre sa décision.

[8]  Suite à cette ordonnance, la Cour fédérale a reçu les représentations du Conseil, un affidavit confidentiel du directeur exécutif et avocat général principal du Conseil, les représentations confidentielles du Conseil, une réponse de l’appelant aux représentations caviardées du Conseil et à l’affidavit caviardé de son directeur exécutif, ainsi que de brèves lettres de la Procureure générale du Canada et de la Procureure générale du Québec informant la Cour, d’une part, que l’on s’en remettait à sa décision et, d’autre part, qu’aucun commentaire ne serait formulé. Le Conseil a également déposé à la Cour fédérale 12 enveloppes scellées contenant chacun des documents alors en litige.

II.  La décision en litige

[9]  Dans une décision étoffée rendue le 26 novembre 2018, la Cour fédérale a suivi le processus qu’elle avait elle-même mis en place dans son ordonnance précédente et a confirmé pour l’essentiel les privilèges revendiqués par le Conseil.

[10]  Après avoir examiné les motifs soulevés par l’appelant dans sa demande de contrôle judiciaire ainsi que ses représentations ainsi que celles du Conseil, et tenu compte de la dissidence de certains membres du Conseil dans la décision contestée, la Cour a conclu que l’argumentation de l’appelant rencontrait le test des « raisons sérieuses » puisqu’elle soulevait des préoccupations légitimes et importantes. Elle est donc passée à la deuxième étape de l’approche qu’il avait retenue.

[11]  À ce chapitre, la Cour a d’abord exposé les fondements des trois privilèges revendiqués et leur justification dans le contexte particulier des responsabilités qu’assume le Conseil relativement à la conduite des juges. Puis, elle a procédé à l’application des privilèges aux documents litigieux, après avoir indiqué qu’elle n’estimait pas nécessaire de passer à la troisième étape et d’examiner les documents eux-mêmes (sauf pour l’un d’entre eux) pour prendre sa décision. Voici comment la Cour s’exprime à ce sujet :

[21] J’ai pris connaissance de l’affidavit confidentiel de Me Sabourin ainsi que des soumissions confidentielles des procureurs du [Conseil]. Elles m’ont été fort utiles. J’ai une bonne compréhension du contenu des documents et, mis à part pour le document (7), il ne me sera pas nécessaire de procéder à la troisième étape. Pour les neuf (9) autres documents, je crois que les renseignements fournis par le [Conseil] me suffisent pour faire les déterminations appropriées. La simple curiosité n’est pas une justification pour consulter ces documents.

[12]  Se fondant sur les renseignements mis à sa disposition par le Conseil, la Cour a conclu que le secret professionnel avocat-client et le secret du délibéré s’appliquaient aux documents (1) et (3), que les documents (4), (5), (6), (8), (9) et (10) étaient protégés par le secret du délibéré, et que le privilège d’intérêt public protège le document (2).

[13]  Finalement, la Cour a cru nécessaire de regarder le document (7) parce que la lecture de la description de ce document fournie par le Conseil dans ses représentations confidentielles et dans l’affidavit confidentiel ne lui permettait pas de rassurer le demandeur quant à savoir s’il avait bel et bien reçu tous les documents soumis aux membres du Conseil. Suite à la lecture du document, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas lieu de divulguer ce document dans la mesure où les liens mis à la disposition des décideurs sont protégés par le secret du délibéré; ce même document permettait par ailleurs à la Cour de confirmer au demandeur que le Conseil avait inclus dans les listes qu’il lui avait fournies tous les documents auxquels les membres avaient eu accès pour prendre leur décision.

III.  Questions en litige

[14]  L’appelant soulève essentiellement deux questions devant cette Cour. Il soutient tout d’abord que la procédure suivie par la Cour fédérale, et plus particulièrement sa décision de ne pas consulter les documents revendiqués (à l’exception du document (7)) avant de se prononcer sur l’application des privilèges, n’était pas appropriée dans les circonstances et contrevient au principe fondamental de la publicité des débats. D’autre part, il prétend que la Cour fédérale n’a pas correctement appliqué les privilèges revendiqués aux documents en litige.

IV.  Analyse

[15]  Il ne fait aucun doute que la question de savoir si un document est protégé par un privilège fait intervenir des considérations mixtes de faits et de droit, et que la détermination d’un juge de première instance à cet égard doit faire l’objet de déférence en appel. En l’absence d’une erreur de principe isolable, c’est donc la norme de l’erreur manifeste et dominante qu’il faut appliquer : voir Redhead Equipment v. Canada (Attorney General), 2016 SKCA 115, au para 21; R v. Ragnanan, 2014 MBCA 1, au para 37; Goodswimmer v. Canada (Attorney General), 2015 ABCA 253, au para 8; Sable Offshore Energy Project v. Ameron International Corporation, 2015 NSCA 8, au para 43; Revcon Oilfield Constructors Incorporated c. Canada (National Revenue), 2017 CAF 22, au para 2. Dans la mesure où l’appelant lui-même admet que la Cour fédérale a correctement exposé la règle applicable pour chacun des privilèges revendiqués et n’allègue aucune erreur de droit sur ce plan, il m’apparaît donc clair que cette Cour devrait faire preuve de retenue dans l’examen de ses conclusions.

[16]  Il en va autrement, cependant, de l’identification des principes applicables eu égard à la détermination par la Cour fédérale de la procédure à suivre pour décider si un document est privilégié. Il s’agit précisément là d’une question strictement juridique qui ne fait intervenir aucune considération factuelle, et à ce titre elle doit être évaluée avec rigueur et à l’aulne de la norme de la décision correcte. À l’inverse, l’application de cette méthode aux documents contestés peut être assimilée à une question mixte de faits et de droit soumise à la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[17]  Les Règles 317 et 318 ne précisent pas la démarche qui doit être suivie lorsqu’une partie s’oppose à la transmission d’un document. La Règle 317 précise tout au plus qu’une partie peut demander « la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande ». Il va de soi, comme l’a souligné avec justesse la Cour fédérale, que cette Règle n’oblige pas l’office fédéral à déposer tous les documents dont elle dispose, mais uniquement les documents « pertinents » que le demandeur n’a pas. Quant à la Règle 318, elle prévoit qu’un office fédéral ou une partie peut s’opposer à la demande de transmission en informant par écrit toutes les parties des motifs de leur opposition. La Règle 318 est silencieuse quant à la marche à suivre dans un tel cas; tout au plus son paragraphe (3) précise-t-il que la Cour « peut donner aux parties et à l’office fédéral des directives sur la façon de procéder pour présenter des observations au sujet d’une opposition à la demande de transmission ».

[18]  C’est précisément ce que la Cour fédérale a fait ici dans son ordonnance du 25 octobre 2018. A priori, la Cour semble jouir d’une grande discrétion à cet égard. Comme l’écrivait mon collègue le juge Stratas dans Lukács c. Canada (Office des transports), 2016 CAF 103 (Lukács), la Cour devra veiller à trouver une solution qui concilie, autant que faire se peut, trois objectifs : 1) l’examen valable de la décision administrative qui fait l’objet d’un contrôle, auquel la Cour de révision ne pourra se livrer sans être satisfaite que le dossier dont elle dispose est suffisant pour procéder à cet examen; 2) l’équité procédurale; et 3) la protection de tout intérêt légitime à l’égard de la confidentialité tout en garantissant la plus grande publicité possible des procédures judiciaires (Lukacs, au para 15).

[19]  Les avocats de l’appelant soutiennent que la Cour fédérale a erré en ne prenant pas connaissance de tous les documents à propos desquels le Conseil réclame un privilège. À leur avis, il aurait été « de beaucoup préférable » que la Cour examine ces documents avant de se prononcer, par souci d’équité procédurale.

[20]  De leur côté, les avocats du Conseil s’appuient sur la grande souplesse dont bénéficie la Cour en matière de redressement lorsqu’un décideur administratif s’objecte à la transmission de documents sur la base d’un privilège. À leurs yeux, la Cour était en mesure de se satisfaire que tel ou tel document appartient à une catégorie de documents privilégiés sans avoir à examiner les documents en question, en prenant connaissance d’un affidavit qui décrivait la nature et le contenu de chacun des documents.

[21]  De façon un peu surprenante, la jurisprudence en la matière est peu développée. Même si le Procureur général du Canada n’a pas voulu prendre position sur le fond du litige, il a néanmoins attiré l’attention de la Cour sur une décision de la Cour suprême fort pertinente relativement à la procédure à suivre pour vérifier l’existence d’un privilège. Dans cet arrêt, rapporté sous l’intitulé M.(A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, 143 D.L.R. (4th) 1 (Ryan), la Cour enseigne que : 1) le juge saisi de l’affaire a la possibilité d’examiner chaque document, mais il n’en a pas l’obligation; 2) il peut procéder au moyen d’affidavits indiquant la nature des renseignements et leur pertinence, mais 3) il pourrait s’avérer nécessaire que la Cour prenne connaissance des documents, lorsque cela est nécessaire pour bien trancher la revendication de privilège. Bref, le juge n’a pas à examiner chaque document, s’il est convaincu qu’il est possible de soupeser les droits des parties sans procéder à un tel examen, et l’omission d’étudier les documents ne constitue pas une erreur de droit. Compte tenu de l’importance de cette question pour les fins du présent appel, j’estime opportun de reproduire intégralement le paragraphe 39 de cette décision :

Pour déterminer si un privilège devrait être accordé relativement à un document ou à une catégorie de documents et, le cas échéant, à quelles conditions, le juge doit examiner les circonstances dans lesquelles le privilège est invoqué, les documents en cause et l’ensemble de l’affaire. Bien que, dans une affaire civile comme en l’espèce, il ne soit pas essentiel que le juge examine chaque document, il peut le faire si cela est nécessaire à la recherche des renseignements. Par ailleurs, un juge ne commet pas nécessairement une erreur en procédant au moyen d’affidavits indiquant la nature de l’information et sa pertinence escomptée, sans examiner chaque document individuellement. L’exigence que la cour examine minutieusement des documents longs et nombreux peut s’avérer coûteuse en temps et en argent et retarder le règlement du litige. Il faut y satisfaire si cela est nécessaire pour bien trancher la revendication du privilège. Cependant, je ne poserais pas comme règle absolue que, sur le plan du droit, le juge doit examiner personnellement tous les documents en cause dans chaque affaire. Lorsque le juge est convaincu, pour des motifs raisonnables, qu’il est possible de bien soupeser les droits en jeu sans examiner chaque document en cause, l’omission de le faire ne constitue pas une erreur de droit.

[22]  Cette décision fait toujours autorité, et cette Cour n’a pas hésité à consulter les documents à propos desquels un privilège était réclamé lorsqu’un tel examen lui est apparu nécessaire pour déterminer si le privilège s’appliquait vraiment. Dans l’arrêt Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, par exemple, les trois juges de cette Cour (de même que le juge de première instance) ont pris connaissance du rapport que le Conseil alléguait être protégé par le privilège avocat client et le privilège d’intérêt public avant de se prononcer. De même, dans l’arrêt Canada (Information Commissioner) v. Canada (Minister of Environment), 187 DLR (4th) 127, [2000] ACF No 480 (QL), la Cour a établi qu’elle devait examiner les éléments matériels à propos desquels on réclamait la protection du secret des communications avocat-client pour en établir le bien-fondé. Et dans l’affaire 1185740 Ontario Ltd v. Minister of National Revenue [1999] F.C.J. No. 1432, 247 N.R. 287, cette Cour a infirmé une décision de la Cour fédérale au motif que cette dernière aurait dû examiner les déclarations pour lesquelles un privilège était invoqué de façon à s’assurer que le privilège existe vraiment et que la partie qui veut s’en prévaloir n’y a pas renoncé. La jurisprudence de la Cour fédérale et d’autres cours d’appel est au même effet : voir, par exemple, Stevens v. Conservative Party of Canada, 2004 FC 396; Calgary (Police Service) v. Alberta (Information and Privacy Commissioner), 2018 ABCA 114, 30 Admin LR (6th) 45; Blood Tribe v. Canada, 2010 ABCA 112, 317 DLR (4th) 634.

[23]  Par voie d’analogie, il n’est pas sans intérêt de constater que la Cour fédérale et cette Cour ont adopté une approche semblable dans le contexte de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5. Dans l’affaire Wang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 493, par exemple, la Cour fédérale a examiné les documents que le Procureur général voulait protéger pour déterminer s’ils étaient vraiment couverts par le privilège d’intérêt public établi par l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada. De la même façon, cette Cour a décidé dans l’arrêt Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33, qu’un juge de la Cour fédérale à qui est soumis une demande de rendre une ordonnance de divulgation de renseignements sensibles au terme de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada doit d’abord consulter les documents pour déterminer s’ils sont pertinents pour un accusé dans le cadre d’un procès criminel.

[24]  Je suis d’avis que la procédure établie par la Cour fédérale dans la présente affaire était tout à fait conforme à l’état du droit, et que le juge n’a pas commis d’erreur révisable en procédant comme il l’a fait en trois étapes. Il était tout à fait approprié, et conforme à la jurisprudence, d’établir que les documents eux-mêmes ne seraient consultés que dans l’hypothèse où la Cour ne s’estimerait pas capable de se prononcer sur les privilèges revendiqués sur la seule base des représentations des parties. Il importe d’ailleurs de souligner que l’ordonnance du 25 octobre 2018, dans laquelle ce processus a été développé, n’est pas en appel devant nous.

[25]  La question qui se pose est plutôt celle de savoir si la Cour fédérale pouvait raisonnablement conclure qu’il ne lui était pas nécessaire de prendre connaissance des documents (sauf un) dans les circonstances. J’en suis venu à la conclusion, non sans hésitation, que le juge se devait de consulter les documents avant de prendre sa décision, compte tenu des faits et des circonstances particulières de ce dossier.

[26]  Il m’apparaît en effet que les conséquences draconiennes qu’emportent pour l’appelant la recommandation du Conseil, si elle est suivie par le Ministre et ultimement par les deux chambres du Parlement et le Gouverneur-général, imposent le respect le plus strict des principes d’équité procédurale. Au surplus, la demande de contrôle judiciaire de l’appelant à l’encontre de la décision du Conseil allègue précisément que le processus a été vicié par un certain nombre de manquements à l’équité procédurale. Dans ce contexte, et avec égard, je vois mal comment le juge pouvait se satisfaire d’une preuve secondaire (les représentations des parties et l’affidavit de Me Sabourin) plutôt que d’examiner les documents qui font l’objet même de la revendication de privilèges. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute la bonne foi de l’une ou l’autre des parties, mais plutôt de s’assurer non seulement que justice a été faite mais également qu’elle paraisse avoir été faite.

[27]  J’ajouterais en terminant que l’examen des documents n’était pas susceptible de retarder indûment les procédures ou de porter autrement préjudice aux parties. Les dix documents sur lesquels porte le débat ne font que quelques pages chacun, et leur consultation n’aurait pas nécessité un temps considérable. Il ne s’agit donc pas de la situation évoquée dans l’arrêt Ryan où l’examen des documents aurait été coûteux en temps et en argent et aurait retardé le règlement du litige.

[28]  Suite à une directive de la Cour émise le 7 octobre 2019 invitant les parties à faire des représentations sur le remède approprié dans l’éventualité où l’on conclurait que la Cour fédérale a erré en ne prenant pas connaissance des documents, l’appelant et le Procureur général du Canada nous ont demandé d’examiner nous-mêmes ces documents tandis que l’intimé nous a priés de confier cette tâche à la Cour fédérale. Après mûre réflexion, nous en sommes venus à la conclusion qu’il était dans l’intérêt de la justice d’ouvrir les enveloppes scellées et de regarder nous-mêmes les documents, de façon à nous assurer que la description qui en est faite dans les représentations du Conseil et dans l’affidavit de son directeur exécutif reflète bel et bien leur contenu. L’article 52(b)(i) de la Loi sur les cours fédérales habilite cette Cour à procéder de la sorte, dans la mesure où il autorise cette Cour à rendre le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre.

[29]  Après avoir soigneusement examiné les documents faisant l’objet du présent appel, je suis satisfait qu’ils sont en tous points conformes aux représentations faites par le Conseil devant la Cour fédérale, et qu’ils sont effectivement couverts par les privilèges revendiqués. Ils ne constituent pas de la nouvelle preuve, ne portent pas sur le fond de la question que devaient décider les membres du Conseil, et ne contiennent pas de représentations auxquelles l’appelant aurait dû pouvoir répondre.

[30]  Ceci étant, je suis donc d’avis que l’appel devrait être rejeté, malgré l’erreur commise par la Cour fédérale dans l’application du processus qu’elle avait élaboré pour se prononcer sur le caractère privilégié ou non des documents contestés. Cette erreur s’est avérée sans conséquence, et je suis donc d’avis, comme le premier juge, que les privilèges revendiqués trouvaient application et justifiaient le conseil de ne pas produire les documents.

[31]  Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel. L’intimé n’ayant pas réclamé de frais, il n’en sera pas adjugé.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE SIMON NOËL DU 26 NOVEMBRE 2018, N° DU DOSSIER T-409-18.

DOSSIER :

A-394-18

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD c. LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 septembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT (A) SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 octobre 2019

 

COMPARUTIONS :

Le bâtonnier Gérald R. Tremblay, Ad. E.

Me Lisa-Anne Moisan

Le bâtonnier Louis Masson, Ad.E.

 

Pour l'appelant

Alyssa Tomkins

Gabriel Poliquin

Me James Plotkin

 

Pour l’intimé

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE ET

 

Me Pascale-Catherine Guay

Me Lindy Rouillard-Labbé

 

Pour l’intimé

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault

Montreal (Québec)

Joli-Coeur Lacasse

Québec (Québec)

 

Pour l'appelant

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD

 

Caza Saikaley S.R.L./LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimé

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE ET

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l’intimé

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Bernard, Roy (Justice-Québec)

Ministère de la Justice du Québec

Montréal (Québec)

Pour la tierce partie

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

 

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