Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20191023


Dossier : A-159-18

Référence : 2019 CAF 265

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

PIERRE FOURNIER

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 16 octobre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20191023


Dossier : A-159-18

Référence : 2019 CAF 265

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

PIERRE FOURNIER

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L’appelant se pourvoit à l’encontre d’une décision rendue par la juge St-Louis, de la Cour fédérale (Pierre Fournier (Ancien combattant) c Procureur général du Canada 2018 CF 464 (Décision)). Bien qu’il ait eu gain de cause devant la Cour fédérale et que sa demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision du Comité d’appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le TACRA) ait été accueillie, M. Fournier a interjeté un appel devant cette Cour parce qu’il est insatisfait des motifs sur la base desquels le jugement a été rendu. Il craint que ces motifs lui causent préjudice lors du réexamen de son dossier par le TACRA.

[2]  Après avoir soigneusement examiné le dossier et considéré les représentations des parties, je suis d’avis que la Cour ne peut accorder le remède demandé par l’appelant. Ce faisant, je ne souhaite exprimer aucune opinion quant aux motifs retenus par la Cour fédérale pour en arriver à sa décision.

I.  Les faits

[3]  M. Fournier a servi dans les Forces armées canadiennes de 1981 à 2014.

[4]  En juin 2006, il a consulté un médecin rattaché à l’Institut de cardiologie de Montréal en lien avec un problème de santé personnel (syndrome des jambes sans repos); il n’est pas contesté que sa condition médicale n’avait rien à voir avec son service dans les Forces. Ce médecin lui a prescrit du sulfate de quinine (quinine), prescription acceptée et approuvée le lendemain par le médecin militaire à la base de Bagotville où était affecté l’appelant.

[5]  Une dizaine de jours après avoir commencé ce traitement, M. Fournier éprouve de sérieux problèmes de santé et se rend à plusieurs reprises à l’hôpital de la base militaire. On le réfère finalement à l’hôpital de Chicoutimi, où l’urgentologue constate que les problèmes de l’appelant sont consécutifs à la prise de quinine. On lui ordonne de cesser immédiatement la prise de ce médicament. Cette recommandation est confirmée le même jour par une dermatologue du même hôpital, et un diagnostic de vasculite médicamenteuse est émis le 22 juillet 2006; deux jours plus tard, un médecin militaire confirme que la quinine était responsable de ce diagnostic. Il en est résulté pour l’appelant des séquelles permanentes, notamment l’incapacité de rester longtemps debout, des maux de jambes persistants, ainsi que beaucoup de fatigue et de stress.

II.  Contexte législatif

[6]  C’est l’article 45 de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, c. 21, renommée le 1er avril 2018 Loi sur le bien-être des vétérans (la « Loi »), qui prévoit la possibilité pour un membre des Forces de recevoir une indemnité d’invalidité. Cette disposition se lit comme suit:

[…]

[…]

Indemnité pour douleur et souffrance

Pain and Suffering Compensation

Admissibilité

Eligibility

45 (1) Le ministre peut, sur demande, verser une indemnité pour douleur et souffrance au militaire ou vétéran qui démontre qu’il souffre d’une invalidité causée:

45 (1) The Minister may, on application, pay pain and suffering compensation to a member or a veteran who establishes that they are suffering from a disability resulting from

a) soit par une blessure ou maladie liée au service;

(a) a service-related injury or disease; or

b) soit par une blessure ou maladie non liée au service dont l’aggravation est due au service.

(b) a non-service-related injury or disease that was aggravated by service.

[…]

[…]

[7]  Dans la présente affaire, les parties s’entendent pour dire que la vasculaire médicamenteuse dont souffre l’appelant ne résulte pas de l’aggravation du syndrome des jambes sans repos, mais constitue plutôt une maladie distincte et indépendante de la première. Par voie de conséquence, c’est l’alinéa 45(1)(a) qui trouve application.

[8]  Quant à l’expression « liée au service », elle est définie à l’article 2 de la Loi:

[…]

[…]

Définitions et interprétation

Interpretation

Définitions

Definitions

2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2 (1) The following definitions apply in this Act.

[…]

[…]

liée au service Se dit de la blessure ou maladie :

service-related injury or disease means an injury or a disease that

a) soit survenue au cours du service spécial ou attribuable à celui-ci;

(a) was attributable to or was incurred during special duty service; or

b) soit consécutive ou rattachée directement au service dans les Forces canadiennes. (service-related injury or disease)

(b) arose out of or was directly connected with service in the Canadian Forces. (liée au service)

[…]

[…]

[9]  Par ailleurs, l’article 2.1 de la Loi précise qu’elle a pour objet de rendre hommage aux militaires et vétérans pour leur dévouement envers le Canada, et qu’elle doit par conséquent s’interpréter de façon libérale pour donner effet à cette obligation. L’article 3 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18 est au même effet. Enfin, l’article 39 de cette même Loi prévoit que le Tribunal doit tirer de la preuve les conclusions qui sont les plus favorables possible au demandeur, et trancher en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

[10]  En 1978, le Conseil de révision des pensions a rendu une décision (la Décision I-25) suite à une demande formulée par la Commission canadienne des pensions relativement à l’interprétation de l’article 12 de la Loi sur les pensions, S.R.C. 1970, ch. P-7 (subséquemment abrogé et remplacé par l’article 21 de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6). Cette disposition prévoyait, de la même façon que les dispositions de la Loi en cause dans la présente affaire, que le membre des Forces eût droit à une pension lorsqu’il était touché par une invalidité occasionnée par une maladie ou une blessure, ou son aggravation, consécutive ou directement rattachée au service militaire.

[11]  Dans cette décision, le Conseil a bien pris soin de distinguer entre une invalidité liée au service et une invalidité qui ne l’est pas. Dans le premier cas, toute complication fera partie intégrante de l’invalidité liée au service. Dans le deuxième, la négligence pourra engendrer une nouvelle invalidité ou contribuer à l’aggravation de l’invalidité à l’égard de laquelle des soins sont prodigués et ouvrir droit à une pension. Il semble donc, comme l’a conclu la Cour fédérale, que la négligence n’entrera en ligne de compte que dans l’hypothèse où la maladie ou l’invalidité initiale n’était pas liée au service. Le Conseil a par ailleurs bien pris soin de préciser qu’une simple erreur médicale n’était pas suffisante, et qu’un élément de négligence doit être démontré (qui pourra prendre la forme de soins médicaux inadéquats, d’une attention médicale insuffisante, de mauvaise administration médicale ou de l’omission d’un traitement curatif).

[12]  En 1983, la Cour suprême a également eu à se prononcer sur le sens de l’expression « consécutive ou rattachée directement à » utilisée dans la Loi sur les pensions et la Loi en cause ici: Mérineau c La Reine, [1983] 2 R.C.S. 362 (Mérineau). Dans cette affaire, un membre des Forces avait été admis dans un établissement médical militaire pour y poursuivre sa convalescence après une chirurgie cardiaque requise pour corriger une situation personnelle. Dans le cadre de cette convalescence, un préposé des Forces lui donna une transfusion du mauvais groupe sanguin, ce qui entraîna une incapacité permanente de l’ordre de 80%.

[13]  Il est intéressant de constater que dans cette affaire, le demandeur ne demandait pas une pension pour invalidité, mais avait plutôt intenté une action en responsabilité contre la Couronne. Or, le paragraphe 4(1) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne et l’article 88 de la Loi sur les pensions prévoyaient l’immunité de poursuite civile de la Couronne lorsque les circonstances ayant causé l’invalidité ouvraient droit à une pension. C’est donc le militaire qui soutenait que l’erreur médicale n’avait pas de lien avec son service militaire, contrairement à la situation qui prévaut dans le présent dossier.

[14]  Dans un jugement laconique, la Cour suprême se contenta d’adopter le raisonnement du juge Pratte, dissident en Cour d’appel fédérale, et se dit d’accord avec le passage suivant de ses motifs:

Il y a certainement un lien entre le dommage dont l’appelant demande réparation et son statut de militaire, mais ce lien me paraît trop éloigné pour que l’on puisse dire que le dommage se rattache directement à son service militaire.

[15]  Un an plus tard, le Conseil de révision des pensions a été invité à préciser l’impact de l’arrêt Mérineau sur sa décision I-25. Dans sa décision I-31, le Conseil s’est dit d’avis que l’arrêt Mérineau ne pouvait avoir pour effet d’écarter l’interprétation retenue dans sa décision I-25, notamment parce que rien n’indique que cette décision avait été portée à l’attention de la Cour suprême. Le Conseil note par ailleurs qu’aucun indice dans le jugement dissident du juge Pratte ou dans les motifs de la Cour suprême ne porte à croire que l’on ait eu l’intention d’énoncer un principe d’application générale. Il faut comprendre qu’au moment où la Cour fédérale avait rendu sa décision et rejeté l’action de M. Mérineau, la Commission canadienne des pensions n’avait pas encore statué sur son admissibilité à une pension. Au moment où l’affaire s’est retrouvée en Cour suprême, la Commission avait rejeté la demande de pension de M. Mérineau. Il est donc « probable », selon le Conseil, que la Cour suprême ait uniquement voulu régler équitablement une situation particulière, et donner à une victime de négligence le droit d’intenter une action en responsabilité contre la Couronne. La Cour suprême a d’ailleurs elle-même octroyé des dommages-intérêts au montant de 120 975$ à M. Mérineau.

[16]  C’est sur la base de ces considérations que le Conseil a conclu sa décision I-31 dans les termes suivants:

Le Conseil est convaincu que la Cour suprême a fait sa déclaration hâtivement, car le cas exigeait une décision immédiate et qu’elle n’a pas eu l’occasion de prendre en considération les pouvoirs et obligations des organismes chargés d’appliquer la Loi sur les pensions.

Le Conseil n’en est pas moins lié par la déclaration d’un tribunal d’examiner une de ses décisions. Le Conseil affirme cependant que, dans les circonstances du cas Mérineau, la déclaration concernant l’admissibilité à une pension était accessoire à la véritable question, a été faite sans qu’il soit tenu compte de son importance au-delà des questions immédiates du cas, et n’a été faite, vraisemblablement, que per incuriam. Dans ces circonstances, le Conseil est d’avis que la décision de la Cour suprême du Canada n’avait pas pour objet d’infirmer sa propre décision d’interprétation I-25 et qu’elle n’a pas eu cet effet.

Dossier d’appel, p. 353

III.  Historique des procédures

[17]  L’appelant s’est d’abord adressé au Ministère des Anciens combattants pour obtenir une pension aux termes de l’article 45 de la Loi. Cette demande fut refusée le 2 mai 2007, au motif que la vasculite médicamenteuse n’était pas liée au service :

Bien que la documentation présentée établisse le diagnostic de vasculite médicamenteuse, elle ne fournit aucune information permettant d’établir un lien de cause à effet entre l’affection réclamée et vos fonctions militaires. Vos documents de service établissent que votre vasculite résulte de la prise de quinine et ne permettent pas d’établir qu’un facteur de service a causé ou aggravé l’affection à l’étude.

Dossier d’appel, p. 171

[18]  Insatisfait de cette décision, M. Fournier s’est alors adressé au Tribunal, où son dossier a d’abord été entendu par un comité de révision et ensuite par un comité d’appel. L’appelant a comparu devant le comité de révision, et y a fait valoir que le personnel médical des Forces avait fait preuve de négligence à son endroit. Il s’est notamment appuyé sur la lettre d’un médecin en date du 6 novembre 2013, dans laquelle ce dernier confirme que les problèmes du demandeur ont été causés par la quinine, et que même en 2006 cette substance n’aurait pas dû être prescrite pour le traitement du syndrome des jambes sans repos compte tenu des contre-indications et des effets néfastes qui y étaient associés. En revanche, le médecin soutient que l’absence de test sanguin préalable à la prise de la quinine n’était pas en cause dans la survenance de la vasculite médicamenteuse. M. Fournier a également déposé d’autres éléments de preuve documentaire au soutien de ses allégations de négligence.

[19]  Bien que le comité de révision ait accepté les faits mis en preuve par l’appelant (notamment que la prescription de quinine a été acceptée par le médecin militaire sans test sanguin, comme l’avait recommandé la pharmacienne), il a néanmoins conclu que l’appelant n’avait pas fait la preuve d’une négligence médicale. À son avis, ce n’est qu’en 2010 que l’on aurait reconnu les effets négatifs de la quinine dans le traitement du syndrome des jambes sans repos. Conformément à la décision d’interprétation I-25, qui porte sur la question de savoir si une invalidité occasionnée par des soins médicaux inadéquats ouvre droit à une pension, le comité a donc conclu que M. Fournier n’avait pas établi « que le traitement médical militaire a dérogé ou s’est révélé inférieur à la norme des soins en vigueur à l’époque où les traitements ont été prodigués » (Dossier d’appel, p. 181).

[20]  Devant le comité d’appel, l’appelant a soutenu que la Loi n’exigeait pas la preuve d’une négligence médicale pour avoir droit à une indemnité, et qu’en tout état de cause la preuve au dossier révélait une telle négligence. Au terme d’une analyse détaillée des prétentions de l’appelant et de la jurisprudence pertinente, le comité d’appel a rejeté ses prétentions et a conclu qu’une compensation ne pouvait être accordée que « si des éléments de preuve établissent qu’une invalidité résulte des soins médicaux qui n’ont pas rencontré la norme de soins lors de la période pertinente » (Dossier d’appel, p. 55). Appliquant cette norme aux faits de l’espèce, le comité écrit :

Dans le présent dossier, le comité d’appel a noté qu’il n’y a pas d’éléments de preuve crédible que les soins médicaux, en l’occurrence la prescription d’un certain médicament (la quinine) ne rencontrait pas la norme de diligence requise d’un médecin raisonnablement diligent et prudent à l’époque où celui-ci fut prescrit. Le médicament peut avoir causé la vasculite médicamenteuse de l’appelant, mais cela en soi ne permet pas de conclure que cette maladie est consécutive ou rattachée directement à son service dans les Forces canadiennes comme l’exige la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes. Le fait que la quinine ne serait plus prescrite aujourd’hui dans des circonstances similaires ne permet pas non plus de conclure que la décision de prescrire ce médicament à l’époque s’écartait de la norme de diligence durant la période pertinente.

Dossier d’appel, p. 55 (Les soulignés sont dans l’original)

[21]  C’est à l’encontre de cette décision du comité d’appel du Tribunal que l’appelant a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

IV.  La décision contestée

[22]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, l’appelant a repris les arguments qu’il avait fait valoir devant le comité d’appel du Tribunal, à savoir qu’il n’était pas tenu d’établir une faute médicale comme s’il s’agissait d’un dossier de responsabilité civile, et qu’en tout état de cause la preuve lui permettait de satisfaire à ce fardeau de preuve. Tout comme les deux instances du Tribunal, la Cour a rejeté la thèse de l’appelant selon laquelle la seule implication de membres du personnel médical des Forces dans le traitement d’une condition personnelle est suffisante pour établir un lien entre les conséquences de ce traitement et le service militaire. Voici comment la Cour s’exprime à ce sujet:

[103] …la position de M. Fournier qui demande à la Cour d’éliminer l’exigence de la preuve de soins inadéquats pour ouvrir le droit à l’indemnité prévue à la Décision I-25 paraît intenable. En effet, l’adoption d’une telle position aurait pour effet d’accorder à TOUS les membres des Forces atteints d’une invalidité le droit à une indemnité, alors même que le législateur a restreint le droit à une indemnité aux cas prévus à l’article 45 de la Loi.

[23]  La Cour a néanmoins accueilli la demande de contrôle judiciaire, se disant d’avis que la décision du comité d’appel était inintelligible et incorrecte. Aux yeux de la Cour, le comité d’appel ne pouvait à la fois déterminer que l’invalidité de M. Fournier n’est pas liée à son service dans les Forces de façon à pouvoir se prévaloir de la Décision I-25, pour ensuite conclure que M. Fournier n’avait pas établi que son invalidité est liée à son service du fait qu’aucune négligence médicale n’a été prouvée. La Cour écrit:

[105] De plus, la décision est inintelligible. En effet, le Comité d’appel détermine d’abord que la maladie de M. Fournier n’est pas liée à son service militaire afin d’examiner la possibilité d’indemnisation offerte par la Décision I-25, à savoir si M. Fournier a démontré que son invalidité résulte d’une négligence médicale commise par le personnel médical des Forces.

[106] Puis, paradoxalement, ayant déterminé que la preuve ne permettait pas de conclure à l’existence d’une telle négligence médicale, le Comité d’appel conclut que M. Fournier n’a donc pas prouvé que la maladie est consécutive ou directement rattachée au service, dont qu’elle n’y est pas liée.

[24]  C’est sur cette base que la Cour a fait droit à la demande de contrôle judiciaire. Là où le bât blesse, du point de vue de l’appelant, c’est que la Cour serait allée au-delà de ce qui avait été plaidé par les parties et aurait tiré deux conclusions qui lui paraissent erronées. La Cour semble d’abord considérer que la décision I-25 ne s’inscrit pas dans le cadre l’article 45 de la Loi, mais se veut plutôt une bonification du régime de pensions en permettant une pension même en l’absence d’un lien avec le service. D’autre part, la Cour opine également que la décision I-25 (de même que la décision I-31) irait à l’encontre de la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Mérineau et ne devrait donc pas être suivie.

[25]  Au terme de son analyse, la Cour a donc décidé de retourner le dossier au Comité d’appel en lui donnant les instructions suivantes:

[108] Le Comité d’appel doit clarifier la situation. Il doit notamment préciser si le droit à une indemnité prévu à la Décision I-25 se situe (1) dans le cadre de la Loi, en tenant compte de l’arrêt Mérineau, ou (2) à l’extérieur du cadre de la Loi, telle une bonification.

[109] La Cour retournera donc l’affaire au Comité d’appel afin que ce dernier réexamine la situation à la lumière des présents motifs et permette aux parties de présenter les arguments additionnels qui s’imposent.

V.  Question en litige

[26]  Dans son avis d’appel, l’appelant demande à cette Cour de maintenir le dispositif du jugement de première instance, soit d’accueillir la demande de contrôle judiciaire et de retourner le dossier au Comité d’appel du Tribunal, tout en intervenant au niveau des motifs de façon à ce que le réexamen se fasse « selon les bons principes ». L’appelant nous invite plus particulièrement à déclarer que la Cour fédérale a erré en concluant que la Décision I-25 accorde une indemnisation pour une maladie qui n’est pas liée au service, que la décision du Tribunal était incorrecte du fait qu’elle ne respecte pas l’arrêt Mérineau, et qu’il faut établir une faute médicale pour établir un lien avec le service militaire.

[27]  L’intimé fait cependant valoir que l’appelant ne peut en appeler des motifs de la décision rendue par la Cour fédérale, et que cette Cour ne peut donc accorder le remède que cherche à obtenir l’appelant. Je traiterai donc d’abord de cette première question.

VI.  Analyse

[28]  Il est bien établi que l’on ne peut interjeter appel devant cette Cour que d’un jugement, et non des motifs de ce jugement. Le paragraphe 27(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 est très clair à ce sujet, et la jurisprudence a donné effet à ce principe: voir notamment Ratiopharm Inc c Pfizer Inc., 2007 CAF 261, au para 6; Canada (Procureur général) c Dussault, 2003 CAF 5, au para 5; Breslaw c Canada (Procureur général), 2005 CAF 152, au para 3; Konecny c Ontario Power Generation, 2010 CAF 340, au para 7. L’appel devrait donc être rejeté pour ce seul motif.

[29]  Lors de l’audition, le procureur de l’appelant a fait valoir que le juge Boivin avait rejeté une requête en radiation fondée sur ce motif qu’avait présentée le Procureur général (ordonnance du Juge Boivin du 25 septembre 2018). Il est cependant bien établi qu’une décision rendue dans le cadre d’une requête préliminaire, surtout lorsqu’elle n’est pas motivée, ne lie pas la Cour lorsqu’elle est saisie du mérite de l’affaire.

[30]  Le procureur de l’appelant a également soutenu que les motifs de la décision ont en quelque sorte été incorporés dans le jugement, du fait que la Cour fédérale a statué que le dossier était retourné au Comité d’appel du Tribunal pour un nouvel examen « en tenant compte des présents motifs ». Une telle mention ne me paraît cependant pas suffisante pour constituer une « instruction » au sens de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Tel que cette Cour le mentionnait dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 (au para 25), il importe peu que la décision d’accueillir une demande de contrôle judiciaire et de retourner un dossier à un décideur administratif pour un nouvel examen comporte ou non cette précision, parce qu’ « il va de soi qu’un tribunal administratif auquel on renvoie un dossier doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente ».

[31]  Par conséquent, j’estime que l’ajout de cette précision dans le dispositif du jugement ne suffit pas pour y incorporer l’ensemble des motifs, et encore moins pour en faire une instruction stricte ou même un verdict dirigé. S’il en allait autrement, les motifs donneraient toujours ouverture à un appel.

[32]  J’ajouterais en terminant les brèves remarques suivantes. D’une part, l’inquiétude de l’appelant quant à la portée des commentaires formulés par la Cour fédérale eu égard à la portée de la Décision I-25 me paraît exagérée. Il est vrai que la Cour fédérale ne semble pas avoir retenu l’interprétation qu’en propose l’appelant, à savoir que l’invalidité résultant des soins prodigués par un préposé des Forces dans le traitement d’une première condition non liée au service pourra constituer une nouvelle invalidité liée au service en cas de négligence. La Cour fédérale semble plutôt avoir considéré qu’il s’agissait là d’une bonification du régime créé par l’alinéa 45(1)a) de la Loi, en s’appuyant sur un passage de la Décision I-25 (« dont la rédaction n’est pas des plus heureuses », concède l’appelant au paragraphe 47 de son mémoire) qui réfère à ce cas de figure comme une invalidité n’étant pas liée au service.

[33]  Même si l’interprétation proposée par l’appelant ne semble pas avoir été remise en question depuis qu’elle a été mise de l’avant par le Conseil en 1978 et n'avait pas été soulevée par les parties dans le cadre du présent dossier, et même si elle paraît a priori tout à fait défendable, il était néanmoins loisible à la Cour fédérale d’en questionner la validité. Il appartiendra néanmoins au Comité d’appel du Tribunal, à titre de tribunal spécialisé, de se prononcer sur cette question à la lumière des représentations que pourront faire les parties, comme l’y invite précisément la Cour fédérale en conclusion de ses motifs (Décision aux paras. 108, 109, cités supra au para. 25).

[34]  L’appelant s’inquiète également des propos qu’a tenus la Cour fédérale relativement à l’impact de l’arrêt Mérineau sur la Décision I-25. Encore une fois, les craintes de l’appelant me paraissent injustifiées et non fondées. En effet, la Cour fédérale s’est contentée de réitérer un principe bien établi en droit canadien, soit celui du stare decisis. Il m’est difficile de voir une erreur dans l’affirmation que l’arrêt Mérineau est un précédent incontournable et que le Conseil ne pouvait s’en écarter dans sa décision I-31 au motif que la Cour suprême avait rendu sa décision per incuriam.

[35]  Ceci dit, les propos de la Cour fédérale ne permettent pas de tirer des conclusions claires quant à l’impact qu’il faut donner à l’arrêt Mérineau relativement aux questions que visait à résoudre la Décision I-25. Ils ne permettent pas davantage de préjuger de la réponse qu’il faut donner à la question de savoir si l’implication du personnel médical militaire dans le traitement du syndrome des jambes sans repos dont souffrait M. Fournier était suffisante pour établir le lien requis entre l’invalidité découlant de ce traitement et le service militaire. Encore une fois, les paragraphes 108 et 109 laissent ces questions ouvertes, et il sera loisible à l’appelant de faire ses représentations sur les deux moyens qu’il a invoqués dans sa demande de contrôle judiciaire, à savoir que la négligence n’était pas requise et que les actes posés par les préposés des Forces rencontraient de toute façon ce standard.

VII.  Conclusion

[36]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais cet appel, sans dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Marianne Rivoalen j.c.a. »

« Je suis d’accord

George R. Locke j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE MARTINE ST-LOUIS DU 19 MAI 2018, N° DU DOSSIER T-2238-16.

DOSSIER :

A-159-18

 

INTITULÉ :

PIERRE FOURNIER c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 octobre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 octobre 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Mark Phillips

Me Julien Boudreault

 

Pour l'appelant

 

Me Véronique Forest

Me Marie-Ève Sirois-Vaillancourt

Pour l'intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'intimé

 

 

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