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Date : 20191104


Dossier : A-301-18

Référence : 2019 CAF 273

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC., JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG et JANSSEN PHARMACEUTICA NV

appelantes

et

TEVA CANADA LIMITÉE et LES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE REPRÉSENTÉS PAR LE DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), les 9 et 10 septembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20191104


Dossier : A-301-18

Référence : 2019 CAF 273

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC., JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG et JANSSEN PHARMACEUTICA NV

appelantes

et

TEVA CANADA LIMITÉE et LES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE REPRÉSENTÉS PAR LE DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  Les appelantes interjettent appel du jugement rendu le 18 juillet 2018 par le juge Locke de la Cour fédérale : 2018 CF 754. Dans son jugement, la Cour fédérale a accueilli la demande d'indemnisation de l'intimée pour les pertes subies au cours de la période où sa version du médicament anticancéreux dont l'ingrédient actif est le bortézomib a été exclue du marché. La Cour fédérale a conclu que deux des brevets des appelantes étaient invalides pour cause d'évidence.

[2]  Dans le présent appel, les appelantes contestent la conclusion d'évidence. Elles soutiennent que la Cour fédérale n'a pas suivi les principes énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265.

[3]  Je rejette la thèse des appelantes. Une lecture équitable des motifs de la Cour fédérale, du début à la fin, au vu du dossier dont elle était saisie, démontre qu'elle a correctement appliqué le bon critère juridique relatif à l'évidence.

[4]  Dans son application du critère juridique relatif à l'évidence aux éléments de preuve dont elle était saisie, la Cour fédérale a tiré la conclusion suivante (au paragraphe 203) :

Ayant maintenant considéré chacune des composantes caractéristiques du bortézomib individuellement, je dois maintenant examiner s'il était inventif d'avoir choisi toutes ces composantes en combinaison. Selon moi, ce n'était pas le cas. J'ai déjà conclu que la sélection de chacune des composantes individuellement n'était pas inventive, et il n'y a rien dans la combinaison de celles-ci qui me pousse à conclure que la sélection des composantes toutes ensemble était moins évidente. Il y a un nombre déterminé de combinaisons pratiques possibles qui peut faire l'objet d'un essai, et on se serait attendu à ce que n'importe laquelle d'entre elles ait offert une certaine puissance. Les essais en cause auraient été courants et il n'y avait rien d'inventif dans la décision d'effectuer de tels essais.

[5]  Il s'agit d'une conclusion mixte de fait et de droit qui ne comporte aucune erreur de droit. Les appelantes ne peuvent avoir gain de cause dans leur appel que si elles sont en mesure d'établir l'existence d'une erreur manifeste et dominante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

[6]  Le critère de l'erreur manifeste et dominante est un critère difficile à satisfaire. Notre Cour a expliqué que, lorsque l'on invoque une erreur manifeste et dominante, « on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l'arbre debout. On doit faire tomber l'arbre tout entier » : R. c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, au paragraphe 46, affirmation approuvée dans l'arrêt Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, au paragraphe 38. Dans un autre arrêt, la Cour a expliqué le critère de la façon suivante :

Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente. Bien des choses peuvent être qualifiées de « manifestes ». À titre d'exemples, mentionnons l'illogisme évident dans les motifs (notamment les conclusions de fait qui ne vont pas ensemble), les conclusions tirées sans éléments de preuve admissibles ou éléments de preuve reçus conformément à la doctrine de la connaissance d'office, les conclusions fondées sur des inférences erronées ou une erreur de logique, et le fait de ne pas tirer de conclusions en raison d'une ignorance complète ou quasi complète des éléments de preuve.

[...]

Par erreur « dominante », on entend une erreur qui a une incidence déterminante sur l'issue de l'affaire. Il se peut qu'un fait donné n'aurait pas dû être tenu comme avéré parce qu'il n'existe aucun élément de preuve pour l'étayer. Si ce fait manifestement erroné est exclu, mais que la décision tient toujours sans ce fait, l'erreur n'est pas « dominante ». Le jugement du tribunal de première instance demeure.

Il peut également y avoir des situations où une erreur manifeste en soi n'est pas dominante, mais lorsqu'on la prend en considération avec d'autres erreurs manifestes, la décision ne peut plus être maintenue. Pour ainsi dire, l'arbre est tombé non pas après un seul coup de hache déterminant, mais après plusieurs bons coups.

(Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344, aux paragraphes 62, 64 et 65.)

[7]  Les appelantes n'ont pas satisfait à ce critère. Elles ont tiré sur les feuilles et les branches, mais l'arbre reste debout.

[8]  Les appelantes ont tenté d'établir l'existence d'une erreur manifeste et dominante en analysant en détail des paragraphes précis des motifs de la Cour fédérale pour y repérer de prétendues erreurs. Dans une certaine mesure, elles ont adopté la même approche lorsqu'elles ont tenté d'établir que la Cour avait utilisé le mauvais critère juridique relatif à l'évidence. Les appelants suivent souvent cette approche. Il est pertinent d'ajouter quelques mots à ce sujet.

[9]  Certaines erreurs dans les motifs — lacunes, libellé imprécis ou expressions qui peuvent sembler incorrectes lorsqu'on les interprète littéralement et isolément — peuvent faire penser qu'il y a une erreur manifeste et dominante. Cependant, les cours d'appel tirent rarement une telle conclusion. Le plus souvent, les cours d'appel considèrent plutôt que ces erreurs sont des sous‑produits ou des imperfections qui découlent de l'examen minutieux et de la synthèse de données complexes par les tribunaux de première instance en motifs brefs et compréhensibles. Les cours d'appel ne concluent pas automatiquement qu'il y a eu une mauvaise compréhension des principes juridiques ou une application erronée du droit aux faits : South Yukon, au paragraphe 49; Mahjoub, au paragraphe 69.

[10]  Ainsi, l'arrêt South Yukon, au paragraphe 51, affirme que les cours d'appel doivent « bien faire la différence entre l'erreur manifeste et dominante véritable, d'une part, et le sous‑produit légitime de l'examen minutieux et de la synthèse ou les formulations inadéquates innocentes, d'autre part ». L'examen de l'erreur manifeste et dominante ne tient pas compte des questions de forme et va au cœur de ce que le tribunal de première instance a fait.

[11]  Pour ce faire, la cour d'appel doit aller au‑delà du libellé des motifs du tribunal de première instance en l'interprétant et en le comprenant dans son ensemble et dans son contexte global, « y compris les éléments de preuve versés au dossier, les observations des parties, les questions en litige devant la juridiction et le fait que les juges sont censés connaître les principes fondamentaux du droit » : R. c. Première nation de Long Plain, 2015 CAF 177, au paragraphe 143; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 35 et 55. La cour d'appel doit également garder à l'esprit la présomption réfutable selon laquelle le tribunal de première instance a examiné et pris en compte l'ensemble des éléments de preuve : Housen, au paragraphe 46. Il arrive que les motifs ne mentionnent pas une question ou une partie des éléments de preuve, qu'ils traitent une question de manière superficielle ou qu'ils soient rédigés de façon maladroite ou malheureuse. Toutefois, l'examen du contexte général révèle souvent ce que le tribunal de première instance a examiné et décidé et ses motifs.

[12]  Certes, la distinction entre l'erreur manifeste et dominante d'une part et les simples formulations malheureuses d'autre part peut être subtile et indistincte. Les meilleurs avocats en appel le savent et ont recours à leurs meilleurs moyens de persuasion pour faire en sorte que la cour d'appel se range d'un côté ou d'un autre de la démarcation.

[13]  En l'espèce, les appelantes ne m'ont pas convaincu de la présence d'une erreur manifeste et dominante dans la décision de la Cour fédérale. Quelques exemples suffiront; les autres exemples invoqués par les appelantes sont très loin du critère de l'erreur « manifeste et dominante ».

[14]  Les appelantes soutiennent que la Cour fédérale a eu recours, à tort, à des connaissances postérieures lorsqu'elle a séparé le bortézomib en composantes lors de son analyse. Une lecture objective des motifs de la Cour fédérale, du début à la fin, ainsi que du dossier dont elle était saisie, démontre qu'elle était au courant de l'utilisation inappropriée des connaissances postérieures et qu'elle n'est pas tombée dans ce piège au moment d'appliquer le critère de l'arrêt Sanofi : voir, par exemple, les paragraphes 81, 86 et 180. La Cour fédérale disposait de nombreux éléments de preuve lui permettant de conclure, sans avoir recours aux connaissances postérieures, que la sélection des composantes du bortézomib n'exigeait pas d'esprit inventif.

[15]  Les appelantes soutiennent également que la Cour fédérale n'a tenu compte que des éléments de preuve qui étayaient sa conclusion, puisqu'elle n'a pas examiné les antériorités qui faisaient penser que l'invention revendiquée n'aurait pas l'effet voulu. Une lecture objective des motifs de la Cour fédérale, du début à la fin et dans leur contexte, révèle qu'elle a tiré des conclusions de fait sur les antériorités en se fondant sur la preuve d'expert dont elle disposait et qu'elle a évalué les inventions revendiquées par rapport aux antériorités comme l'exige l'arrêt Sanofi. Je ne constate aucune erreur de droit ni aucune erreur manifeste et dominante.

[16]  Les appelantes renvoient à des éléments de preuve qui auraient permis à la Cour fédérale de conclure en leur faveur. Cela n'établit toutefois pas la présence d'une erreur manifeste et dominante. Le fait de privilégier un élément de preuve par rapport à un autre est du ressort exclusif du tribunal de première instance. Cela est particulièrement vrai dans des cas comme l'espèce, où le tribunal de première instance a soulevé de sérieuses préoccupations quant à l'impartialité de certains témoins experts (aux paragraphes 119 à 133). En l'absence d'une erreur manifeste et dominante réelle, la cour d'appel doit maintenir l'appréciation des éléments de preuve faite par le tribunal de première instance.

[17]  De façon générale, l'intimée soutient que l'appelante tente de transformer des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit défavorables en erreurs de droit afin de se soustraire au critère exigeant de l'erreur manifeste et dominante. Je partage cet avis. Les appelantes n'ont soulevé aucune erreur de droit. En ce qui a trait aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit que les appelantes ont soulevées, elles n'ont relevé aucune erreur manifeste et dominante au sens juridique.

[18]  Par conséquent, je rejetterais l'appel avec dépens.

[19]  L'intitulé est incorrect, et je le modifierais. En application des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, les parties aux appels sont les appelants, les intimés et les intervenants. Les appelantes ont désigné les États‑Unis d'Amérique comme étant [TRADUCTION] « constitués partie au recours en application du paragraphe 55(3) de la Loi sur les brevets ». Ils doivent être désignés comme intimés. L'intitulé des présents motifs tient compte de la modification que je propose.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

  Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

  Yves de Montigny, j.c.a. »

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-301-18

APPEL DU JUGEMENT DU JUGE LOCKE DU 18 JUILLET 2018, DOSSIER NO T‑944‑15

INTITULÉ :

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC. ET AL. c. TEVA CANADA LIMITÉE ET AL.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LES 9 ET 10 SEPTEMBRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LES JUGES WEBB ET DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

James Mills

Chantal Saunders

 

POUR L'APPELANTE

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC.,

 

David Aitken

Bryan Norrie

 

POUR L'INTIMÉE

TEVA CANADA LIMITÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'APPELANTE

MILLENNIUM PHARMACEUTICALS INC.,

 

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES APPELANTES

JANSSEN INC., CILAG GMBH INTERNATIONAL, CILAG AG et JANSSEN PHARMACEUTICA NV

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'INTIMÉE TEVA CANADA LIMITÉE

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'INTIMÉ

LES ÉTATS‑UNIS D'AMÉRIQUE REPRÉSENTÉS PAR LE DEPARTMENT OF HEALTH AND HUMAN SERVICES

 

 

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