Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20191104


Dossier : A-145-18

Référence : 2019 CAF 274

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

GERALD BRAKE

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LA FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE-NEUVE

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 18 mars 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20191104


Dossier : A-145-18

Référence : 2019 CAF 274

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

GERALD BRAKE

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LA FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE-NEUVE

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1] Dans le présent appel, M. Brake demande à la Cour d’annuler l’ordonnance rendue le 8 mai 2018 par la Cour fédérale (2018 CF 484). La Cour fédérale a refusé de convertir la demande de contrôle judiciaire de M. Brake en une action au titre du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, et à autoriser cette action comme recours collectif en application du paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[2] De façon générale, M. Brake conteste la décision du Canada de resserrer les conditions d’appartenance à la Première Nation Qalipu Mi’kmaq et d’obtention du statut d’Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais en partie l’appel et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, j’autoriserais la présente instance comme recours collectif.

A. Les faits

[4] Dans un accord conclu en 2008, le Canada et la Fédération des Indiens de Terre‑Neuve ont reconnu à titre de bande la Première Nation Qalipu Mi’kmaq et ses membres comme Indiens sous le régime de la Loi sur les Indiens. L’Accord de 2008 prévoyait notamment l’établissement de critères d’appartenance à la bande, la mise sur pied d’un Comité d’inscription chargé d’évaluer les demandes d’inscription et la nomination d’un responsable des appels, chargé de se prononcer sur les décisions du Comité d’inscription.

[5] Un nombre étonnamment élevé de personnes ont demandé l’appartenance à la bande, affirmant qu’elles répondaient aux critères d’appartenance énoncés dans l’Accord de 2008. En réponse, le Canada et la Fédération, préoccupés par le nombre élevé de demandes, ont resserré les critères d’appartenance à la bande. Ils ont également supprimé le droit d’appel.

[6] Le Canada et la Fédération ont apporté ces changements dans le cadre de l’Accord supplémentaire de 2013. Ils ont fait valoir qu’ils étaient autorisés à le faire par l’Accord de 2008, plus précisément l’alinéa 2.15b), qui leur permet [traduction] « [d’]apporter des corrections ou des modifications » afin de corriger « une erreur, une erreur manifeste ou une ambiguïté ».

[7] Par la suite, les demandes d’inscription à la bande ont été évaluées à l’aide des nouveaux critères, plus stricts, adoptés dans l’Accord supplémentaire de 2013, et non des critères prévus dans l’Accord de 2008, moins exigeants. Comme on pouvait s’y attendre, un grand nombre des personnes qui étaient ou auraient été admissibles aux termes de l’Accord de 2008 ne l’étaient plus.

[8] C’était le cas de l’appelant, M. Brake. Il a demandé le contrôle judiciaire du rejet de sa demande et des autres demandes d’inscription à la bande, qui, selon lui, avaient été rejetées en application des critères de l’Accord supplémentaire de 2013. Il conteste la décision de conclure cet accord. Il invoque un manquement à l’équité procédurale et l’absence de bonne foi et prétend que la décision est déraisonnable au fond. Il cherche à obtenir, entre autres choses, une nouvelle décision concernant sa demande et les autres demandes sous le régime de l’Accord de 2008 au lieu de l’Accord supplémentaire de 2013 qui, selon lui, ne saurait être maintenu.

[9] Devant la Cour fédérale, M. Brake a cherché à faire autoriser son instance individuelle comme recours collectif. Son objectif était d’obtenir à la fois des réparations relevant du droit administratif à l’encontre de la décision et des dommages-intérêts pour le préjudice causé par la décision. Sur le plan de la procédure, il a décidé de suivre une filière que je qualifie ci-après de filière Tihomirovs : Tihomirovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 308, [2006] 2 R.C.F. 531.

[10] Selon cette filière, M. Brake a sollicité une ordonnance [traduction] « visant à faire convertir sa demande de contrôle judiciaire en action » au titre de l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales. Comme nous l’expliquons ci-après, ce n’est pas exactement la réparation accordée par ce paragraphe, en ce sens qu’il n’y a pas de « conversion ». Dans la même requête, M. Brake a demandé l’autorisation de son action à titre de recours collectif. À l’appui de sa requête, il a déposé une déclaration envisagée suivie d’une déclaration envisagée modifiée. Il a déposé ces documents pour donner une idée de la teneur des actes de procédure à la Cour fédérale si sa requête de « conversion » était accueillie.

B. La décision de la Cour fédérale

[11] La Cour fédérale a refusé d’examiner les déclarations envisagées, estimant que M. Brake les avait présentées à la Cour à un stade trop avancé dans l’instruction de la requête.

[12] La Cour fédérale a ensuite examiné la requête visant à faire autoriser l’action de M. Brake à titre de recours collectif. Elle a énoncé correctement les cinq conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles.

[13] La Cour fédérale a refusé d’autoriser l’action de M. Brake à titre de recours collectif. À son avis, deux des cinq conditions n’étaient pas remplies :

  • La condition prévue à l’alinéa 334.16(1)b) relativement à l’existence d’un groupe identifiable n’était pas remplie puisque le groupe proposé par M. Brake n’était pas vérifiable. Selon la Cour fédérale (par. 65 à 68), le groupe ne pouvait l’être qu’après le contrôle judiciaire.

  • La condition prévue à l’alinéa 334.16(1)d), à savoir que le recours collectif soit le meilleur moyen de régler le litige, n’était pas remplie. La Cour fédérale estimait (par. 73 et 74) qu’il était préférable que les questions soulevées dans le recours collectif envisagé soient tranchées dans le cadre d’une cause type. Selon la Cour fédérale, la cause type était Wells c. Canada (Procureur général), 2018 CF 483. La Cour fédérale (sous la plume du même juge) a rendu la décision Wells le même jour où elle a rendu sa décision étayée de motifs dans l’affaire faisant l’objet du présent appel.

[14] Quant aux autres conditions d’autorisation, la Cour fédérale était disposée à accepter qu’elles fussent remplies. Selon elle, les réclamations de M. Brake fondées sur le droit privé étaient prématurées, mais il y avait « au moins une cause d’action valable » parmi ses réclamations de droit public (par. 56 à 58). Certaines des questions communes étaient acceptables (par. 69 et 70), et M. Brake et une autre personne, M. Collins, étaient considérés comme des représentants demandeurs convenables (par. 75 à 77).

[15] La Cour fédérale a rejeté la requête de « conversion » présentée au titre du paragraphe 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales. Elle a invoqué l’arrêt Tihomirovs au soutien du principe selon lequel, si le motif de la conversion était d’étayer une demande d’autorisation d’un recours collectif et que l’autorisation était refusée, la conversion devrait aussi être refusée (par. 48 à 51).

C. Analyse

1) Introduction

[16] Les décisions en matière d’autorisation rendues par la Cour fédérale sont souvent simples. Généralement, l’instance que l’on cherche à faire autoriser à titre de recours collectif est une seule action ou demande. La requête en autorisation vise à transformer l’action ou la demande en un recours collectif, rien de plus.

[17] Les principes de droit relatifs à l’autorisation des recours collectifs par les Cours fédérales sont raisonnablement simples. Les Règles des Cours fédérales énoncent cinq conditions d’autorisation au paragraphe 334.16(1). Ces conditions sont comparables à celles qui ont cours dans les provinces et ont récemment été examinées par la Cour dans l’arrêt Wenham c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 199.

[18] L’arrêt Wenham a été rendu après la décision de la Cour fédérale en l’espèce. Il résume les jugements rendus par la Cour suprême du Canada qui font autorité en matière d’autorisation, notamment Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184, AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949, et Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3. Les parties ont convenu que l’arrêt Wenham résumait de manière précise l’état actuel du droit devant les Cours fédérales.

[19] De même, les appels à l’encontre des décisions en matière d’autorisation sont souvent relativement simples. La cour d’appel cherche une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante dans l’application du droit par la cour de première instance aux faits en l’espèce, rien de plus.

[20] Toutefois, l’affaire dont nous sommes saisis est plus complexe puisque M. Brake sollicite une réparation pour une décision administrative invalide et des dommages-intérêts en même temps, comme il est en droit de le faire. Il cherche à obtenir notamment l’annulation de la décision du Canada de conclure l’Accord supplémentaire de 2013 (une réparation en cas de décision administrative invalide) et à être indemnisé pour le préjudice causé par cette décision (dommages-intérêts). Une demande de contrôle judiciaire visant la décision du Canada et une déclaration envisagée en vue de l’indemnisation avaient été déposées devant la Cour fédérale.

[21] Les règles de droit applicables au contrôle judiciaire doublé d’une action sont inutilement complexes sur le plan procédural et engendrent de l’incertitude, non seulement au sein des Cours fédérales, mais aussi dans d’autres juridictions canadiennes. À mon avis, cette complexité et cette incertitude ont fait déraper l’analyse en matière d’autorisation de la Cour fédérale, qui a alors commis une erreur de droit.

[22] La présente affaire nous offre l’occasion d’aider les parties, tant demanderesses que défenderesses, en cas de contrôle judiciaire doublé d’une action (qu’il s’agisse de recours individuels ou collectifs) et de prévenir la situation survenue en l’espèce en réduisant la complexité et les incertitudes dans ce domaine du droit. Ces complexités et incertitudes découlent de la jurisprudence établie en réaction à certains principes juridiques fondamentaux. Une légère modification permettra de les réduire à l’avenir.

2) Contrôle judiciaire doublé d’une action : principes juridiques fondamentaux

[23] Nous commençons notre analyse par deux principes fondamentaux. Normalement, les dommages-intérêts ne sont pas accordés à l’issue d’un contrôle judiciaire. Les réparations relevant du droit administratif à l’encontre des décideurs administratifs, comme le certiorari et le mandamus, ne sont normalement pas ordonnées à l’issue d’une action.

[24] Ces principes découlent de notre histoire juridique. À une époque relativement ancienne, les ancêtres de ce qui sont devenus l’action et le contrôle judiciaire et des formes de tels recours relevaient de deux juridictions distinctes, soit les tribunaux de droit et les tribunaux d’equity. Il y a près d’un siècle et demi, ces juridictions ont été réunies, mais les échos de leur séparation résonnent encore aujourd’hui.

[25] Devant les Cours fédérales, comme devant la plupart, voire la totalité, des juridictions au Canada, l’action en dommages-intérêts et la demande de contrôle judiciaire sont encore assujetties à une procédure distincte : la partie 4 des Règles des Cours fédérales énonce les règles applicables aux actions, alors que la partie 5 établit les règles relatives aux demandes de contrôle judiciaire. De même, comme devant la plupart, sinon la totalité des juridictions canadiennes, des distinctions demeurent sur les plans du fond et des réparations entre les actions et les demandes de contrôle judiciaire.

[26] Dans le cas des Cours fédérales, l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales et la jurisprudence qui porte sur cette disposition établissent les distinctions sur les plans du fond et des réparations :

  • On ne peut obtenir de dommages-intérêts à l’issue du contrôle judiciaire d’une décision administrative. Les réparations dans ce cas se limitent aux réparations de droit administratif prévues au paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, comme l’injonction, le bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto et le jugement déclaratoire. Voir, par exemple, les arrêts Al-Mhamad c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), 2003 CAF 45; Bouchard c. Canada (Ministre de la défense nationale), 1998 CanLII 8626, conf. par 1999 CanLII 9105 (C.A.F.).

  • Les réparations de droit administratif comme le certiorari et le mandamus ne sont accordées qu’à l’issue du contrôle judiciaire : Loi sur les Cours fédérales, paragraphe 18(3).

  • Si aucune réparation de droit administratif n’est demandée, il est possible de solliciter, par voie d’action, des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par une décision administrative. Dans de telles circonstances, il n’est pas toujours nécessaire de présenter une demande de contrôle judiciaire distincte. Voir l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585.

[27] À la Cour fédérale, comme devant la plupart, voire la totalité, des autres tribunaux au Canada, pour solliciter à la fois une réparation de droit administratif et des dommages-intérêts, il faut intenter deux instances distinctes : une demande de contrôle judiciaire introduite par voie d’avis de demande et une action en dommages-intérêts introduite par voie de déclaration.

[28] Évidemment, la situation a une incidence sur l’accès à la justice. Il est déjà assez difficile pour un plaideur de mener une instance jusqu’au prononcé du jugement; en mener deux de front l’est deux fois plus. En outre, le risque de gaspillage des ressources judiciaires et de résultats contradictoires est réel.

[29] Heureusement, les Cours fédérales disposent d’outils qui permettent de remédier à la situation dans une certaine mesure. L’article 105 des Règles, qui porte sur la faculté de réunir des instances, est utile à cet égard. Il permet d’instruire plusieurs instances comme s’il s’agissait d’une seule sur le plan de la procédure. Toutefois, en droit, chacune demeure une instance distincte, visant à obtenir une réparation distincte et assujettie à des règles de droit distinctes en fonction de la réparation sollicitée. Voir 3488063 Canada Inc. c. Canada, 2016 CAF 233, aux par. 50 à 53, et Venngo Inc. c. Concierge Connection Inc. (Perkopolis), 2016 CAF 209, au par. 9. Afin d’assurer le bon déroulement efficace des instances, la Cour peut ordonner la réunion de son propre chef : Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143; Bande indienne de Montana c. Canada [1999] A.C.F. no 1631 (C.A.F.).

[30] L’article 105 des Règles permet la réunion d’instances en tous genres. Une demande de contrôle judiciaire et une action en dommages-intérêts peuvent donc être réunies. Dans ce cas, l’ordonnance de réunion définit un seul jeu de règles de procédure auxquelles sera assujettie l’instruction des deux instances réunies. À l’issue de l’instance réunie, la Cour rend deux jugements : un pour la demande de contrôle judiciaire et un autre pour l’action. S’il y a lieu, chaque jugement ordonne la réparation prévue pour chaque type d’instance. Ainsi, le jugement rendu à l’issue du contrôle judiciaire accordera s’il y a lieu une réparation de droit administratif, alors que le jugement dans l’action adjugera s’il y a lieu des dommages-intérêts.

3) Une demande de contrôle judiciaire et une action réunies peuvent-elles être converties en recours collectif?

[31] Le paragraphe 334.16(1) des Règles prévoit qu’une « instance » peut être autorisée comme un « recours collectif ». Une demande de contrôle judiciaire réunie à une action constitue-t-elle une « instance » susceptible d’être convertie en recours collectif au titre du paragraphe 334.16(1)? Oui.

[32] Il s’agit d’une question d’interprétation qui nous oblige à examiner le texte, le contexte et l’objet des Règles des Cours fédérales : voir Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174, aux par. 41 à 52, Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, aux par. 18 à 29 et Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328, aux par. 73 à 75.

[33] Les Règles des Cours fédérales ne définissent pas le mot « instance ». Toutefois, le sens ordinaire de ce mot est suffisamment large pour englober une demande, une action et la réunion des deux. Littéralement, le mot « instance » est singulier, mais comme le singulier englobe le pluriel, « instance » pourrait désigner plusieurs types d’instances : Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, par. 33(2).

[34] Suivant l’article 334.1 des Règles, le recours collectif « s’applique aux actions et aux demandes, à l’exclusion des demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de l’article 28 de la Loi ». L’article 334.11 précise également que, généralement, « [l]es règles applicables aux actions ou aux demandes [...] s’appliquent aux recours collectifs [...] ». Comme je le signale plus haut, l’alinéa 105a) des Règles permet à la Cour de réunir une action et une demande, de sorte que les deux ne fassent qu’une pour l’application des Règles. Étant donné qu’une action et une demande réunies sont traitées comme une seule instance pour l’application de l’article 334.16 des Règles, il ressort de l’analyse du texte et du contexte de cette disposition qu’une instance réunie peut être autorisée comme un recours collectif.

[35] Quant à l’analyse téléologique, l’interprétation selon laquelle la réunion d’une action et d’une demande constitue une « instance » au sens où il faut l’entendre pour l’application du paragraphe 334.16(1) des Règles est conforme aux objectifs reconnus du recours collectif : la modification des comportements, l’économie des ressources judiciaires et l’accès à la justice (Wenham, par. 78). Restreindre l’interprétation du mot « instance » aurait pour effet de compliquer indûment les choses, en érigeant des obstacles procéduraux inutiles à l’exercice de droits substantiels, ce qui serait contraire à ces objectifs (voir Fischer, au par. 34).

[36] J’ajoute que la jurisprudence sur la réunion d’instances prévue à l’article 105 des Règles ne fait pas obstacle à la réunion d’un recours collectif introduit par voie de demande de contrôle judiciaire et d’un recours collectif introduit par voie d’action, ce qui est essentiellement pareil.

4) Autorisation comme recours collectif d’une instance réunie (demande de contrôle judiciaire et action) : trois filières reconnues dans la jurisprudence

[37] Au fil des ans, les Cours fédérales ont établi trois filières pour permettre aux plaideurs de solliciter simultanément des réparations de droit administratif à l’encontre d’une décision administrative et d’obtenir des dommages-intérêts pour les pertes causées par cette dernière. Un recours collectif est possible dans tous les cas :

  • La filière Hinton. Une demande de contrôle judiciaire visant à obtenir une réparation de droit administratif est introduite. Une action distincte en dommages-intérêts à l’encontre de la faute administrative est également intentée. Les deux instances sont réunies. Si on le désire, l’autorisation de l’instance réunie en tant que recours collectif peut être demandée aux termes du paragraphe 334.16(1) des Règles. Voir Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 215, [2009] 1 R.C.F. 476, et Meggeson c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 175, aux par. 36 à 40; voir également Del Zotto c. Canada (ministre du Revenu national – M.R.N.), [1995] A.C.F. no 1359 (1re inst.).

  • La filière Paradis Honey. Une action est intentée. La déclaration introductive d’instance énumère à la fois des réparations de droit administratif et des dommages-intérêts sollicités en réparation de la faute administrative. Toutefois, ces derniers sont sollicités comme recours de droit public pour décision déraisonnable ou invalide. Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446; voir également les décisions de la Cour suprême mentionnées au paragraphe 131 de l’arrêt Paradis Honey, selon lesquelles cette filière a été autorisée dans d’autres contextes. Le raisonnement qui sous-tend cette filière est que l’acte de procédure agit comme une action et une demande réunies dès le départ, de sorte qu’il n’y a pas dérogation au paragraphe 18(3) de la Loi sur les Cours fédérales. Si on le désire, l’autorisation de l’instance en tant que recours collectif peut être demandée sous le régime du paragraphe 334.16(1) des Règles.

  • La filière Tihomirovs. Une demande de contrôle judiciaire visant à obtenir des réparations de droit administratif est introduite. Une requête en vue de faire instruire la demande de contrôle judiciaire comme une action au titre du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales est déposée. Le plaideur présente ensuite une requête en vue d’obtenir l’autorisation du recours collectif en application du paragraphe 334.16(1) des Règles. À l’appui de la requête en autorisation, une déclaration envisagée est déposée, qui énumère à la fois les réparations de droit administratif et les dommages-intérêts sollicités. La Cour tranche les requêtes simultanément.

[38] En l’espèce, M. Brake a opté pour la filière Tihomirovs. Cette décision explique la nature inhabituelle des actes de procédure déposés à la Cour fédérale dans le cadre de la requête en autorisation : une demande de contrôle judiciaire, une déclaration envisagée et une déclaration envisagée modifiée.

[39] La filière Tihomirovs comporte deux inconvénients : une méconnaissance de l’effet d’une ordonnance rendue aux termes de l’article 18.4 et le fait que la décision de la Cour fédérale est fondée sur une déclaration envisagée.

[40] Premièrement, la filière Tihomirovs semble incarner l’idée erronée selon laquelle, si une ordonnance est rendue aux termes du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales afin qu’une demande de contrôle judiciaire « soit instruite comme s’il s’agissait d’une action », le demandeur doit déposer une déclaration comme acte introductif d’instance pour la « nouvelle » instance convertie. Cependant, cette obligation n’existe pas puisqu’un acte introductif d’instance a déjà été déposé : l’avis de demande.

[41] Cette confusion quant aux documents traduit la préoccupation fondamentale que suscite la filière Tihomirovs : si l’action finit par être autorisée, qu’advient-il de la demande? Il semblerait que, suivant cette filière, seule l’action est autorisée. Toutefois, la demande ne peut traîner éternellement : Sharif c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 205, par. 55; Keremelevski c. Église ukrainienne orthodoxe de Sainte-Marie, 2018 CAF 218, par. 9. Il faut qu’il lui arrive quelque chose. La filière Tihomirovs, telle qu’elle est formulée actuellement, n’aborde pas cette question.

[42] La filière Tihomirovs repose sur une méprise quant à l’effet du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales. En l’espèce, la Cour fédérale et les parties agissaient en fonction de cette méprise. Elles ont parlé de la requête de M. Brake visant à faire « convertir la demande en action ». Or, le paragraphe 18.4(2) n’a pas pour effet de convertir quoi que ce soit. Tout ce qu’il emporte, c’est que les règles applicables aux actions peuvent alors être appliquées à la demande. Voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Nation crie de Saddle Lake, 2018 CAF 228, aux paragraphes 23 à 26.

[43] Une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 18.4(2) ne « convertit » pas une demande en action, ne remplace pas un avis de demande par une déclaration ou n’exige pas qu’une partie dépose une déclaration avec l’avis de demande. L’avis de demande demeure, en tout temps, l’acte introductif d’instance. La Cour, aux paragraphes 23 à 26 de l’arrêt Saddle Lake, s’exprime ainsi :

Le paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la demande de contrôle judiciaire doit être « instruite comme s’il s’agissait d’une action ». Elle n’est pas suspendue. Elle n’est pas remplacée par une nouvelle action. L’avis de demande ne doit pas être remplacé par une déclaration. Après tout, les recours que permet le contrôle judiciaire ne peuvent être exercés que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Loi sur les Cours fédérales, paragraphe 18(3)).

Le paragraphe 18.4(2) a un effet purement procédural et n’agit pas sur le fond du litige. L’acte introductif d’instance demeure l’avis de demande. Le droit applicable concerne toujours le contrôle judiciaire. Une fois rendue l’ordonnance prévue au paragraphe 18.4(2), les règles relatives aux actions peuvent s’appliquer à l’instruction de la demande.

L’ordonnance rendue en vertu du paragraphe 18.4(2) devrait préciser en quoi la demande sera instruite comme une action. Elle pourrait permettre des interrogatoires préalables, prévoir des requêtes en jugement sommaire et préciser la date de l’audience. Elle pourrait autoriser la modification des motifs de contrôle dans l’avis de demande. Comme la procédure relative aux actions s’applique, des modifications étayant une réclamation pour dommages-intérêts en droit public pourraient être autorisées (Paradis Honey c Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446).

En l’espèce, la Cour fédérale n’aurait jamais dû suspendre la demande de contrôle judiciaire. Elle n’aurait jamais dû autoriser une nouvelle action. Saddle Lake n’aurait jamais dû intenter une nouvelle action.

[44] Deuxièmement, il est problématique que la décision de la Cour soit fondée sur une déclaration envisagée non délivrée déposée au soutien d’une requête en autorisation présentée en application du paragraphe 334.16(1) des Règles. Dans un tel cas, la déclaration envisagée non délivrée est nulle tant qu’elle n’est pas délivrée. Pourtant, suivant la filière Tihomirovs, la requête en autorisation porte sur la déclaration envisagée non délivrée. C’est contraire au texte du paragraphe 334.16(1) des Règles, qui prévoit l’autorisation d’une instance existante, et non d’une instance envisagée.

[45] Dans l’affaire Tihomirovs, l’analyse de la Cour semble avoir porté sur la question de savoir si la déclaration envisagée et la demande satisfaisaient ensemble aux conditions d’autorisation, comme si la première avait été délivrée et que les deux avaient été réunies. Toutefois, la déclaration envisagée ne constitue pas un acte introductif d’instance délivré et, même si elle l’était, aucune requête en réunion d’instances n’avait été présentée.

[46] Devant nous, les parties n’ont pas suggéré de s’écarter de l’arrêt Tihomirovs. À défaut d’un argument précis à cet effet, l’arrêt Tihomirovs demeure fondé en droit : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370. Pourtant, comme l’illustrent les réserves exprimées plus haut, l’arrêt Tihomirovs cadre mal avec la Loi sur les Cours fédérales, les Règles des Cours fédérales et la jurisprudence qui porte sur ces dernières. La filière Tihomirovs doit être modifiée à la lumière de ces réserves pour mieux cadrer avec les Règles des Cours fédérales.

[47] Suit la filière Tihomirovs révisée cadrant mieux avec les Règles des Cours fédérales :

  • La Cour devrait considérer la déclaration envisagée comme finale et déposée.

  • La Cour devrait décider si l’action et la demande de contrôle judiciaire, une fois réunies, rempliraient les conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16 des Règles.

  • Si oui, l’ordonnance d’autorisation de la Cour devrait commencer par régulariser et simplifier les choses : elle devrait exiger qu’à bref délai, la déclaration envisagée soit déposée en bonne et due forme, que l’action soit réunie avec la demande et que l’instance réunie soit instruite comme s’il s’agissait d’une action.

  • L’ordonnance d’autorisation devrait alors énoncer les éléments prévus à l’article 334.17 des Règles.

[48] Selon cette filière révisée, la demande n’est pas convertie en action par le jeu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, ce qui est conforme à la jurisprudence de la Cour : voir Saddle Lake. La Cour assortit plutôt son ordonnance d’autorisation d’une condition permettant l’instruction de l’instance réunie comme s’il s’agissait d’une action. Ainsi, sur le plan de la procédure, la requête en conversion de la demande en action en application du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales devrait être rejetée en l’espèce.

[49] En fin de compte, la filière Tihomirovs révisée place les plaideurs dans la même position, essentiellement, que si les filières Hinton ou Paradis Honey avaient été suivies.

[50] À l’avenir, pour les parties comme M. Brake (qui cherchent à faire autoriser un recours collectif en demandant à la fois l’invalidation d’une décision administrative et des dommages-intérêts pour une décision administrative fautive), il pourrait être avisé de suivre soit la filière Hinton, soit la filière Paradis Honey. Elles semblent plus commodes et plus faciles à gérer sous le régime des Règles. La filière Paradis Honey est la plus simple des deux.

5) Requête en autorisation de M. Brake

[51] À la lumière de la filière Tihomirovs révisée, passons à l’évaluation de la décision de la Cour fédérale. Notre Cour doit déterminer si l’action et la demande de contrôle judiciaire envisagées, une fois réunies, rempliraient les conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16 des Règles. La Cour fédérale a-t-elle commis des erreurs susceptibles de révision en répondant par la négative à cette question?

[52] Je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur en rejetant la requête en autorisation de M. Brake présentée en application de l’article 334.16 des Règles. La Cour fédérale a eu tort de considérer sa décision dans l’affaire Wells comme déterminante pour la demande de contrôle judiciaire de M. Brake et de supposer que toutes les réclamations de droit privé présentées dans l’action de M. Brake étaient prématurées. En raison de ces erreurs, la Cour fédérale n’a pas appliqué le bon critère à plusieurs étapes de l’analyse d’autorisation.

[53] La Cour peut intervenir et décider si l’instance de M. Brake doit être autorisée : Loi sur les Cours fédérales, al. 52b)(i). C’est ce qu’elle fera.

a) Cause d’action valable (alinéa 334.16(1)a) des Règles)

[54] Conformément à ce critère, la partie qui demande l’autorisation n’a qu’à démontrer que la cause d’action n’est pas vouée à l’échec. En d’autres termes, il ne doit pas être « manifeste et évident » que la cause d’action invoquée échouera : voir Wenham, aux par. 22 à 31, et les arrêts de la Cour suprême qui y sont mentionnés.

[55] La Cour fédérale a divisé les questions en deux catégories : les questions de droit public et les questions de droit privé. La première concernait le contrôle judiciaire; la seconde, les dommages-intérêts sollicités.

[56] La Cour fédérale a conclu que la demande de contrôle judiciaire déposée par M. Brake était semblable sur le plan factuel à l’affaire Wells et soulevait « les mêmes questions juridiques » (par. 3). De l’avis de la Cour fédérale, la demande de M. Brake était essentiellement réglée au fond et il n’était pas nécessaire d’examiner ses réclamations (par. 57). Selon elle, la décision Wells constituait la cause type qui liait M. Brake. Elle a donc procédé sur ce fondement pour déterminer laquelle des réclamations de M. Brake avait une « chance d’être accueillie ». Elle a ainsi commis une erreur de droit.

[57] La décision de la Cour fédérale dans l’affaire Wells a un caractère persuasif et non exécutoire : Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308; Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 R.C.F. 107, par. 33 à 35, conf. par 2007 CAF 199, [2008] 1 R.C.F. 156. Elle ne lie aucunement notre Cour ou la Cour suprême : R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S 342, par. 26; Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250, par. 114. M. Brake n’a pas consenti à ce que ses réclamations soient tranchées par la décision Wells en tant que « cause type ». Il n’a pas non plus eu l’occasion de présenter des observations ou des éléments de preuve dans l’affaire Wells. La Cour fédérale aurait dû se demander si les actes de procédure de M. Brake révélaient une cause d’action valable.

[58] La décision Wells est fondée sur le dossier de preuve déposé et sur les réparations sollicitées dans cette affaire. En l’espèce, le groupe prévoit présenter un dossier de preuve différent à la Cour pour étayer des réparations différentes. Par exemple, il souhaite examiner la question de la fin illégitime à l’aide des outils que lui offre l’action, en particulier l’interrogatoire préalable. Pendant la plaidoirie, en réponse à une question de la Cour, le procureur général a admis que l’argument de la fin illégitime était valable et que la question ne serait pas interdite au motif qu’elle constitue une recherche à l’aveuglette comme dans des arrêts comme Merchant Law Group c. Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184, et Administration portuaire de St. John’s c. Adventure Tours Inc., 2011 CAF 198. Si un dossier de preuve différent est présenté à la Cour, un résultat différent de celui de l’affaire Wells est possible : Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025, par. 62.

[59] On ne peut dire que la demande de contrôle judiciaire, telle qu’elle a été plaidée, est vouée à l’échec. Il n’est pas évident et manifeste que M. Brake est irrecevable en sa demande en raison de la doctrine de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou d’un abus de procédure ou que sa demande ne fait état d’aucune cause d’action valable. Elle est conforme à la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles.

[60] La Cour fédérale a jugé qu’il était prématuré de demander des dommages-intérêts et n’a pas déterminé s’il y avait une cause d’action valable (par. 58). Ailleurs, elle a conclu « qu’une décision doit être rendue à l’égard des réparations de droit public qui ont été demandées avant l’examen des réclamations fondées sur le droit privé, car c’est à ce moment-là seulement que le groupe de membres ayant une réclamation fondée sur le droit privé sera identifiable » (par. 68).

[61] Il s’agit d’une erreur de droit. L’action en dommages-intérêts ne saurait être considérée comme prématurée. Comme on peut le constater dans les arrêts Tihomirovs, Hinton, Del Zotto, Paradis Honey et de nombreux autres, les réclamations de droit public et les réclamations de droit privé peuvent être instruites simultanément. De plus, la Cour suprême a mentionné qu’il n’était pas toujours nécessaire de présenter une demande de contrôle judiciaire avant d’intenter une action en dommages-intérêts : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, par. 23, 30, 76 et 78.

[62] Étant donné que l’action en dommages-intérêts était à son avis prématurée, la Cour fédérale a conclu qu’elle était subordonnée au rejet des demandes d’inscription des membres du groupe en application des dispositions invalides de l’Accord supplémentaire de 2013 qui n’auraient pas été rejetées aux termes des dispositions de l’Accord de 2008 (par. 71). La Cour fédérale a conclu que la décision Wells permettait de trancher au fond la question de l’invalidité de l’Accord supplémentaire de 2013.

[63] Elle a ainsi commis une erreur de droit. La Cour fédérale a porté son attention sur le fond de l’affaire et sur les circonstances individuelles de chaque membre du groupe, contrairement à la démarche adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Rumley (par. 31 et 32) et par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Cloud v. Canada (Attorney General) (2004), 73 O.R. (3d) 401, 247 D.L.R. (4th) 667, au paragraphe 61. Dans ces affaires, la question de savoir si des délits avaient été commis avait été autorisée comme question commune, même si les questions de causalité et de préjudice devaient quand même être tranchées sur une base individuelle.

[64] Quant au fond, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur une requête en autorisation, la Cour se limite à décider s’il est évident et manifeste que la cause d’action est vouée à l’échec. Elle n’est pas autorisée à aller plus loin.

[65] Dans sa déclaration envisagée modifiée, M. Brake invoque un manquement à une obligation fiduciaire. Il affirme que l’honneur de la Couronne obligeait le Canada à agir dans l’intérêt supérieur des bénéficiaires présumés au moment de négocier les conditions d’appartenance à la bande étant donné qu’il savait que la Fédération des Indiens de Terre-Neuve ne représentait pas tous ceux qui seraient admissibles et que l’Accord de 2008 n’exigeait aucune ratification autre que celle des membres de la Fédération des Indiens de Terre-Neuve. M. Brake fait valoir que le Canada avait dès lors alors l’obligation fiduciaire de veiller à ce que les intérêts qu’il avait cernés lors de la négociation de l’Accord de 2008 n’étaient pas considérablement érodés par l’Accord supplémentaire de 2013, qui n’exigeait aucune ratification. Selon lui, des intérêts importants étaient en jeu pour les intéressés : l’acceptation et la reconnaissance de leur patrimoine culturel et de leurs racines autochtones par le gouvernement fédéral et le droit aux programmes et aux avantages offerts par le Canada aux termes de l’Accord de 2008 ou de la Loi sur les Indiens.

[66] Étant donné que l’obligation fiduciaire dans ce contexte constitue un domaine du droit qui évolue très rapidement et que, [traduction] « lorsque les domaines de l’obligation fiduciaire et du droit autochtone se recoupent, le fardeau est particulièrement lourd pour le défendeur qui cherche à faire radier un acte de procédure », on ne peut affirmer qu’il est évident et manifeste que la réclamation portant sur l’obligation fiduciaire est vouée à l’échec : Davis v. Canada (Attorney General), 2004 NLSCTD 153, 240 Nfld. & P.E.I.R. 21, par. 10 et 11; Canada (Procureur général) c. Bande indienne de Shubenacadie, [2001] A.C.F. no 347 (T.D.), par. 5 et 6, conf. par 2002 CAF 249; Canada (Attorney General) v. The Virginia Fontaine Memorial Treatment Centre Inc. et al., 2006 MBQB 85, 265 D.L.R. (4th) 577, par. 44 à 46.

[67] M. Brake affirme que les critères d’appartenance différents prévus par l’Accord supplémentaire de 2013 vont au-delà d’une simple distinction temporelle et entraînent une discrimination fondée sur une caractéristique arbitraire, ce qu’interdisent les principes qui sous-tendent le paragraphe 15(1) de la Charte. L’égalité réelle peut être niée par l’imposition d’un désavantage injuste ou répréhensible : Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 180 et 201. M. Brake fait valoir que les distinctions créées par l’Accord supplémentaire de 2013 perpétuent le désavantage historique subi par de nombreux peuples autochtones, en particulier ceux qui sont moins bien informés ou ne suivent pas de près les progrès des négociations menées par le gouvernement concernant leur patrimoine. Selon lui, deux groupes distincts ont été créés chez les Mi’kmaq : ceux dont la déclaration volontaire a été acceptée simplement parce qu’ils ont présenté une demande, et ceux qui ont été obligés de se conformer à des critères plus stricts et arbitraires qui ont dévalué leurs revendications d’ascendance autochtone et perpétué le désavantage historique dont ils ont été victimes. Il ajoute que la distinction entre résidents et non-résidents dans l’Accord supplémentaire de 2013, qui est fondée sur l’« autochtonité‑lieu de résidence » d’une personne, est discriminatoire et contraire à l’article 15(1) de la Charte : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, 1999 CanLII 687. Je ne suis pas persuadé qu’il est évident et manifeste que ces allégations sont vouées à l’échec.

[68] M. Brake fait également valoir un droit aux dommages-intérêts en indemnisation des atteintes aux droits garantis par l’article 15 de la Charte et invoque à cet effet l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28. Compte tenu des décisions de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Québec (Procureur général) c. A, Corbiere et Ward, et compte tenu de l’évolution constante de la jurisprudence sur l’article 15 et sur les dommages-intérêts en réparation de violations des droits garantis par la Charte, on ne peut dire que l’action en dommages-intérêts fondée sur cette disposition est vouée à l’échec.

[69] Enfin, M. Brake a invoqué les éléments constitutifs de l’enrichissement sans cause, et on ne saurait dire que cette cause d’action est vouée à l’échec. Selon sa thèse, le Canada a profité du rejet injustifié de milliers de demandes d’inscription à la bande, les membres du groupe ont été privés de l’appartenance et des avantages connexes et – à supposer l’invalidité de l’Accord supplémentaire de 2013 il n’existe aucun motif juridique justifiant l’enrichissement et la perte correspondante.

[70] À mon avis, la cause d’action valable exigée aux termes de l’alinéa 334.16(1)a) des Règles a été démontrée. Je n’exprime aucune opinion sur le bien-fondé des allégations de M. Brake. Le critère prévu à l’alinéa 334.16(1)a) des Règles est un critère peu exigeant et il y a été satisfait.

b) Groupe identifiable (alinéa 334.16(1)b) des Règles)

[71] Pour ce volet du critère, tout ce qu’il faut, c’est « un certain fondement factuel » à l’appui d’une définition objective du groupe qui a un lien rationnel avec les questions communes et qui ne dépend pas de l’issue du litige : Wenham, par. 69, citant Dutton, au paragraphe 38 et Hollick, aux paragraphes 19 et 25.

[72] La Cour fédérale a conclu que le groupe, en ce qui a trait à l’action en dommages-intérêts, ne pouvait être défini avec précision puisque les personnes ne pouvaient savoir si leur demande d’inscription avait été rejetée en vertu d’une disposition de l’Accord supplémentaire qui a été annulée par suite de la décision Wells avant que chaque demande ait été réévaluée aux termes de l’Accord original et des modalités de l’Accord supplémentaire toujours en vigueur (par. 67). Ce n’est qu’à l’issue du contrôle judiciaire et une fois que le Comité d’inscription aura examiné les demandes que la Cour sera en mesure de déterminer qui pourrait avoir la qualité pour agir.

[73] Le raisonnement de la Cour fédérale semble être sous-tendu par le point de vue selon lequel le groupe était formé seulement de ceux dont la demande serait acceptée ou avait de fortes chances de l’être. La Cour fédérale a également présumé que la probabilité de succès des membres dépendait du règlement des réclamations de droit public dans la décision Wells. Autrement dit, contrairement à la jurisprudence mentionnée plus haut, la définition du groupe dépendait en quelque sorte de l’issue du litige. Cette erreur a été aggravée par l’opinion de la Cour fédérale selon laquelle l’issue du litige dépendait elle-même de l’issue de l’affaire Wells.

[74] L’appelant propose un groupe défini comme étant [traduction] « toutes les personnes dont la demande d’inscription à la bande Qalipu a été rejetée en application de l’Accord supplémentaire de 2013 ». J’estime que cette définition du groupe possède un lien rationnel avec les questions communes. Elle ne dépend pas de l’issue du litige. La condition relative à l’existence d’un groupe identifiable prévue à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles est remplie.

c) Questions communes de droit et de fait (alinéa 334.16(1)c) des Règles)

[75] L’alinéa 334.16(1)c) des Règles exige que « les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre ».

[76] La Cour suprême a fourni les directives suivantes sur cet élément du critère d’autorisation :

Il faut aborder le sujet de la communauté en fonction de l’objet. La question sous-jacente est de savoir si le fait d’autoriser le recours collectif permettra d’éviter la répétition de l’appréciation des faits ou de l’analyse juridique. Une question ne sera donc « commune » que lorsque sa résolution est nécessaire pour le règlement des demandes de chaque membre du groupe. Il n’est pas essentiel que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport à la partie adverse. Il n’est pas nécessaire non plus que les questions communes prédominent sur les questions non communes ni que leur résolution règle les demandes de chaque membre du groupe. Les demandes des membres du groupe doivent toutefois partager un élément commun important afin de justifier le recours collectif. Pour décider si des questions communes motivent un recours collectif, le tribunal peut avoir à évaluer l’importance des questions communes par rapport aux questions individuelles. Dans ce cas, le tribunal doit se rappeler qu’il n’est pas toujours possible pour le représentant de plaider les demandes de chaque membre du groupe avec un degré de spécificité équivalant à ce qui est exigé dans une poursuite individuelle.

(Dutton, par. 39; voir également Vivendi et Wenham, au par. 72.)

[77] Il est également important de noter que point n’est besoin que l’issue des questions communes soit la même pour tous les membres du groupe. Plus précisément :

  • a) pour qu’une question soit commune, il n’est pas nécessaire que le succès d’un membre du groupe entraîne nécessairement celui de tous les membres du groupe;

  • b) une question commune peut exister même si la réponse qu’on lui donne peut différer d’un membre à l’autre du groupe, et la question commune peut exiger des réponses nuancées et diverses selon la situation de chaque membre;

  • c) le critère de la communauté de questions n’exige pas une réponse identique pour tous les membres du groupe, ni même que la réponse bénéficie dans la même mesure à chacun d’entre eux. Il suffit que la réponse à la question ne crée pas de conflits d’intérêts entre les membres du groupe. Par exemple, le succès d’un membre ne doit pas provoquer l’échec d’un autre membre.

(Voir Vivendi, aux par. 44 à 46; Rumley, par. 36; Hodge v. Neinstein, 2017 ONCA 494, 136 O.R. (3d) 81, par. 114.)

[78] La Cour fédérale n’a pas appliqué le critère énoncé à l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, ni aucun des arrêts mentionnés. Elle a omis de procéder à l’analyse requise des points communs. Il s’agit d’erreurs de droit qui permettent à notre Cour d’intervenir : Wenham, par. 58.

[79] M. Brake propose les questions communes suivantes :

  1. Le rejet de la demande d’inscription à la bande Qalipu sous le régime de l’Accord supplémentaire de 2013 et de ses annexes est-il illégal au sens où il faut l’entendre pour l’application du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales?

  2. La conduite du Canada dans l’établissement et la mise en œuvre de l’Accord supplémentaire de 2013 constituait-elle un manquement à son obligation fiduciaire auprès des membres du groupe?

  3. La conduite du Canada dans l’établissement et la mise en œuvre de l’Accord supplémentaire de 2013 portait-elle atteinte aux droits, garantis par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, aux membres du groupe à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur la race ou l’origine nationale ou ethnique?

  4. Si la réponse à la troisième question commune est « oui », les actions du Canada sont-elles justifiées au regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, et, dans l’affirmative, dans quelle mesure et pendant quelle période?

  5. Si la réponse à la troisième question commune est « oui », mais que la réponse à la quatrième question commune est « non », ces atteintes justifient-elles des dommages-intérêts comme réparation convenable et juste prévue à l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés?

  6. Si la réponse à l’une ou l’autre des questions communes 1, 2 et 5 est « oui », la Cour peut-elle procéder à l’évaluation globale, prévue à l’article 334.28 des Règles, des dommages subis par certains ou tous les membres du groupe dans le cadre de l’instance sur les questions communes et, dans l’affirmative, à quelle hauteur?

  7. La conduite du Canada a-t-elle mené à son enrichissement injustifié? Dans l’affirmative, le Canada est-il un fiduciaire par interprétation détenant des gains acquis de façon malhonnête pour le compte de [l’appelant] et des membres du groupe? Quel est le montant de la fiducie par interprétation détenue par le Canada?

  8. La conduite du Canada justifie-t-elle des dommages-intérêts punitifs et, dans l’affirmative, quelle serait la valeur indiquée de cette réparation?

[80] À la lumière du critère juridique applicable, les questions communes proposées par M. Brake satisfont à l’alinéa 334.16(1)c) des Règles. Il existe des questions communes de droit et de fait, dont le règlement fera progresser les réclamations individuelles des membres du groupe puisque ces réclamations individuelles partagent un élément commun important. Les questions communes sont importantes par rapport aux questions individuelles, et l’autorisation permettra de réduire le risque de répétition de la recherche de faits ou de l’analyse juridique. L’autorisation du recours collectif procurera des avantages considérables en permettant d’économiser les ressources limitées de la Cour et des plaideurs.

[81] Certes, la détermination des questions communes en l’espèce ne permettra pas forcément de trancher tous les aspects de la réclamation de chaque membre du groupe, mais elle les fera progresser considérablement. Dans ce cas, il faudra statuer sur les points individuels après l’instance portant sur les questions communes. Toutefois, l’alinéa 334.18a) des Règles énonce expressément que cela ne constitue pas un motif pour refuser l’autorisation, et les articles 334.26 et 334.27 des Règles établissent un processus visant précisément à traiter de telles décisions.

[82] Les questions communes ont généralement trait à la légalité des décisions administratives entourant l’Accord supplémentaire de 2013, à l’existence d’obligations juridiques envers le groupe, au manquement à ces obligations et aux réparations convenables, s’il en est. Ces questions ne sont pas différentes des questions communes dans les affaires Wenham, Rumley et Cloud, ainsi que dans d’autres instances comme Dolmage v. Ontario, 2010 ONSC 1726, 6 C.P.C. (7th) 168.

[83] M. Brake affirme que le Canada a manqué à son obligation fiduciaire envers le groupe au moment de négocier les modalités de l’Accord supplémentaire. Cette question doit être tranchée à la lumière d’un examen des mesures prises par le Canada, sans égard à la question de savoir si la réclamation de chaque demandeur est valide. La décision rendue sur cette question fera avancer considérablement les réclamations du groupe.

[84] Si le recours collectif était autorisé, le procès sur les questions communes permettrait de déterminer l’opportunité de la mise en œuvre de l’Accord supplémentaire de 2013. Une décision favorable à cette étape emporterait des déterminations individuelles de l’admissibilité selon la procédure prévue à l’article 334.26 des Règles.

d) Meilleur moyen (alinéa 334.16(1)d) et paragraphe 334.16(2) des Règles)

[85] Les principes régissant la question de savoir si un recours collectif constitue le meilleur moyen ont été énoncés au paragraphe 77 de l’arrêt Wenham (mentionnant l’arrêt Hollick, aux paragraphes 27 à 31) :

a) le critère du meilleur moyen comporte deux concepts fondamentaux :

(i) premièrement, la question de savoir si le recours collectif serait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance;

(ii) deuxièmement, la question de savoir si le recours collectif serait préférable à tous les autres moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe;

b) pour faire cette détermination, il faut examiner les questions communes dans leur contexte, en tenant compte de l’importance des questions communes par rapport à la demande dans son ensemble;

c) le critère du meilleur moyen peut être satisfait même lorsqu’il y a d’importantes questions individuelles; il n’est pas nécessaire que les questions communes prévalent sur les questions individuelles.

[86] L’analyse relative au meilleur moyen « s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif : l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice » : Fischer, au paragraphe 22, cité par Wenham au paragraphe 78.

[87] Dans l’analyse de ce volet du critère d’autorisation, la Cour fédérale n’a pas tenu compte de l’objet des recours collectifs. Elle a simplement accepté qu’il soit préférable que les réclamations des membres du groupe soient jugées à l’aune de l’arrêt Wells comme cause type. Cette conclusion ne tenait pas compte du critère applicable établi dans les arrêts Fischer et Wenham en raison de deux présomptions erronées que nous avons déjà abordées : premièrement, que toutes les réclamations de droit privé présentées dans l’action étaient prématurées et, deuxièmement, que l’arrêt Wells a permis de trancher à bon droit les réclamations de droit public présentées dans la demande. Il s’agit d’une erreur de droit.

[88] La Cour fédérale estimait qu’il serait préférable que M. Brake et les autres personnes se trouvant dans sa situation présentent de nouveau leur demande d’inscription afin qu’elle soit évaluée selon les modalités de l’Accord supplémentaire par suite de la décision Wells (par. 74). Toutefois, M. Brake et les autres membres du groupe seraient ainsi contraints à accepter que la décision Wells tranche leurs réclamations de droit public, ce qu’ils refusent. Comme je le mentionne plus haut, en droit, M. Brake n’est pas lié par la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Wells.

[89] Faire de la décision Wells une cause type ne serait pas le meilleur moyen de régler le litige, pour M. Brake et les autres membres du groupe, et ce pour plusieurs raisons :

  • Les questions tranchées dans la décision Wells n’étaient pas identiques à celles que soulève M. Brake.

  • M. Brake et le groupe qu’il souhaite représenter n’ont pas eu l’occasion de participer au contrôle judiciaire dans l’affaire Wells et n’ont pas qualité pour interjeter appel.

  • M. Brakeproduira probablement des éléments de preuve plus vastes que ceux qui ont été présentés à la Cour dans l’affaire Wells et ne sera pas limité par les règles régissant les demandes de contrôle judiciaire. Par exemple, dans l’affaire Wells, la Cour fédérale a rejeté les arguments, fondés sur la fin illégitime, invoqués contre les décisions prises relativement à l’Accord supplémentaire de 2013 en raison d’une preuve insuffisante. Dans son recours collectif, M. Brake a l’intention d’exercer le droit d’interrogatoire préalable pour trouver cette même preuve.

  • Habituellement, une cause type est désignée lors du processus de gestion de l’instance lorsque des instances multiples sont réunies ou suspendues sur requête des parties ou sur ordonnance de la Cour. Il est inhabituel et anormal de considérer l’affaire Wells, qui a été tranchée, comme cause type pour des litiges différents en cours.

[90] Dans une affaire comme celle qui nous occupe, un recours collectif favorise souvent mieux qu’une cause type l’économie des ressources judiciaires, la modification du comportement et l’accès à la justice. Bon nombre des facteurs examinés aux paragraphes 85 à 98 de l’arrêt Wenham – qui militent en faveur d’un recours collectif plutôt que de la désignation d’une cause type – s’appliquent tout autant en l’espèce.

[91] Dans le cas qui nous occupe, un recours collectif favorise l’économie des ressources judiciaires, la modification du comportement et l’accès à la justice. Ces objectifs sont bien servis en l’espèce par un recours collectif qui tranchera des questions communes importantes touchant plus de 80 000 personnes : le bien-fondé de l’Accord supplémentaire de 2013, l’existence d’une obligation fiduciaire et le manquement à celle-ci, l’application de la Charte et l’infraction à cette dernière, le recours pour enrichissement sans cause et l’action en dommages-intérêts.

[92] Il pourrait falloir résoudre certaines questions individuelles. Comme je le mentionne plus haut, les Règles des Cours fédérales prévoient expressément la procédure applicable dans ce cas. L’article 334.26 des Règles prévoit un processus d’évaluation individuelle supervisé par la Cour visant à traiter le réexamen des demandes individuelles d’inscription à la bande ou toute décision quant au lien de causalité susceptibles d’être nécessaires après le règlement des questions communes. Les alinéas 334.26(1)b) et c) des Règles permettent à la Cour de déterminer la procédure qui convient pour régler ces questions, notamment charger « une ou plusieurs personnes d’évaluer les points individuels ».

[93] M. Brake soutient que, sans recours collectif, l’accès à la justice pour les parties est entravé d’obstacles importants. Je partage cet avis. Ces obstacles comprennent les ressources insuffisantes à la rétention d’un avocat, la probabilité que les frais engagés pour faire valoir ses droits soient supérieurs au montant des réparations accordées, la réticence à poursuivre le gouvernement du Canada, qui est doté de ressources importantes et d’un pouvoir discrétionnaire sur les prestations, et les risques financiers.

e) Représentant demandeur adéquat (alinéa 334.16(1)e) des Règles)

[94] La question centrale en l’espèce est de savoir si le représentant demandeur proposé pourrait représenter équitablement et adéquatement les intérêts du groupe envisagé. En l’espèce, on a proposé M. Collins; sa qualité n’est pas contestée. J’estime que cette condition d’autorisation est remplie.

[95] M. Brake a d’abord été proposé à titre de représentant demandeur, ce qui a été considéré comme acceptable. Toutefois, en raison d’un fait nouveau dont il est question dans le post-scriptum des présents motifs, il ne peut plus agir à titre de représentant demandeur.

6) Requête en conversion de la demande en action

[96] Conformément au raisonnement énoncé au paragraphe 48, l’appel à l’encontre du rejet de cette requête par la Cour fédérale devrait être rejeté.

D. Post-scriptum

[97] Peu de temps avant que notre Cour ne rende sa décision, l’avocat de l’appelant a informé la Cour du décès de M. Brake. Sa demande de contrôle judiciaire se poursuit : article 116 des Règles. Sa succession souhaite qu’elle se poursuive. Aux termes de l’article 117 des Règles, il faut faire modifier les actes de procédure en conséquence sans délai.

E. Dispositif proposé

[98] J’accueillerais en partie l’appel, j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale dans la mesure où celle-ci rejette l’autorisation prévue au paragraphe 334.16(1) des Règles, j’accueillerais la requête en autorisation et je rendrais l’ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre.

[99] J’ordonnerais la modification sans délai de la déclaration envisagée la plus récente compte tenu de la situation expliquée dans le post-scriptum des présents motifs, la délivrance sans délai de cette déclaration, la réunion de l’action et de la demande et l’instruction de l’instance réunie comme s’il s’agissait d’une action, sur le fondement des questions communes énoncées au paragraphe 79 des présents motifs.

[100] Je définirais le groupe comme étant « toutes les personnes dont la demande d’inscription à la bande Qalipu a été rejetée en application de l’Accord supplémentaire de 2013 ».

[101] Je nommerais M. Collins à titre de représentant demandeur. J’approuverais le plan proposé par M. Brake pour poursuivre l’instance. J’ordonnerais qu’aucun autre recours collectif fondé sur les faits de l’espèce ne puisse être intenté sans autorisation. J’approuverais la forme, la teneur et la méthode de diffusion de l’avis au groupe.

[102] Le recours sera instruit et géré par la Cour fédérale; l’objet du recours et l’article 3 des Règles régiront le pouvoir discrétionnaire de la cour. L’article 3 dispose que les Règles sont interprétées et appliquées « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

[103] Il se peut qu’après avoir reçu les observations des parties, la Cour fédérale veuille réviser le plan de poursuite de l’instance, modifier les questions communes, apporter d’autres changements compte tenu de la situation décrite dans le post-scriptum des présents motifs, ou encore modifier d’autres aspects des questions traitées dans l’ordonnance de notre Cour. Par exemple, la Cour pourrait juger utile d’indiquer quelles questions devraient être traitées en premier et d’expliquer la marche à suivre. À cet égard, la Cour fédérale a carte blanche. Elle pourra s’adapter aux circonstances et ne doit pas considérer que l’ordonnance de notre Cour entrave sa gestion de cette instance.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord

J.B. Laskin, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Marianne Rivoalen, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-145-18

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE ZINN DATÉE DU 8 MAI 2018, DOSSIER NO T-300-17

INTITULÉ :

GERALD BRAKE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LA FÉDÉRATION DES INDIENS DE TERRE-NEUVE

 

 

LIEU DE L’AUDIence :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 mars 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Paul Vickery

David Roselfeld

Robert Alfieri

 

Pour l’appelant

 

Elizabeth Kikuchi

Sarah Sherhols

 

Pour l’intimé, le procureur général du Canada

 

Stephen J. May

Pour l’intimée, la Fédération des Indiens de Terre-Neuve

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé, le procureur général du Canada

 

Cox & Palmer

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

Pour l’intimée, la Fédération des Indiens de Terre-Neuve

 

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