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Date : 20200107


Dossier : A-383-18

Référence : 2020 CAF 1

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

 

 

744185 ONTARIO INCORPORATED faisant affaire sous le nom

d’AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS

 

 

appelants

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (TRANSPORTS CANADA)

et

LA MUNICIPALITÉ DE DISTRICT DE MUSKOKA

 

 

intimés

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 octobre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

 


Date : 20200107


Dossier : A-383-18

Référence : 2020 CAF 1

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

 

 

744185 ONTARIO INCORPORATED faisant affaire sous le nom

d’AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS

 

 

appelants

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (TRANSPORTS CANADA)

et

LA MUNICIPALITÉ DE DISTRICT DE MUSKOKA

 

 

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]  Les appelants (nommées collectivement Air Muskoka) interjettent appel du jugement rendu par la Cour fédérale dans la décision 744185 Ontario Incorporated c. Canada (Transports), 2018 CF 1024 (sous la plume du juge Ahmed), dans laquelle le juge de la Cour fédérale a accueilli un appel interjeté à l’encontre de la décision du protonotaire publiée sous la référence 2017 CF 764 (sous la plume du protonotaire Aalto). Le juge de la Cour fédérale a conclu que l’intimée, Sa Majesté la reine du chef du Canada (Transports Canada) (que je nomme, tout simplement, la Couronne), avait le droit de solliciter la suspension de l’action des appelants aux termes du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, étant donné que la Cour fédérale n’avait pas compétence à l’égard d’une demande de mise en cause qui avait été engagée par la Couronne.

[2]  Je souscris à la conclusion du juge de la Cour fédérale et, pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel avec dépens.

I.  Résumé des faits

[3]  Afin de mettre en contexte les questions soulevées dans le présent appel, il est nécessaire de passer en revue les faits pertinents avancés par les parties dans leurs actes de procédure et les documents qu’ils citent dont était saisie la Cour fédérale.

[4]  Air Muskoka exploite une entreprise de ravitaillement en carburant et d’activités connexes depuis des locaux situés à l’aéroport de Muskoka, lequel est situé sur des terres de la Couronne qui faisaient initialement l’objet d’une concession à bail. Le bail renferme une clause d’élection du for, qui dispose que tout contentieux concernant les conditions du bail doit être tranché devant la Cour fédérale.

[5]  En 1996, la Couronne a privatisé l’aéroport de Muskoka et l’a vendu à la municipalité régionale de district de Muskoka (la municipalité). En conformité avec les ententes signées pour mettre en application l’acte de cession, la municipalité s’est acquittée des obligations de la Couronne aux termes du bail visant les locaux d’Air Muskoka. En outre, la municipalité a signé une convention d’indemnisation, dans laquelle elle s’engageait à indemniser la Couronne à l’égard des dommages qu’elle pourrait subir en raison de l’incapacité de la municipalité à respecter les clauses restrictives, les conditions et les actes de cession envers lesquels elle s’est engagée dans le contexte de toute entente prise en charge à la suite de la cession.

[6]  Dans sa déclaration, dans laquelle elle nomme la Couronne unique défenderesse, Air Muskoka décrit le contexte du bail conclu avec la Couronne. La société allègue avoir accepté de conclure une convention de bail supplémentaire sur la foi des déclarations faites par les employés de Transports Canada, selon lesquelles la durée du bail serait prolongée de 20 ans une fois qu’il arriverait à échéance en 2023. En se fondant sur ces déclarations, Air Muskoka affirme qu’elle a effectué des améliorations substantielles aux locaux loués, y compris un agrandissement des bureaux, l’asphaltage d’une rampe d’aéronef, la construction d’un nouveau hangar et la construction d’installations d’avitaillement en carburant pour aéronef.

[7]  Air Muskoka allègue que la municipalité a volontairement nui aux relations économiques qu’elle entretenait avec un fournisseur de carburant pour aéronef, provoquant ainsi la résiliation de l’entente d’approvisionnement avec Air Muskoka. En outre, elle allègue que la municipalité a manqué à ses obligations en affirmant qu’elle ne renouvellerait pas le bail en 2023, en ayant pris part à une saisie-gagerie illégale et en ayant facturé à Air Muskoka des frais supplémentaires qu’elle n’était pas autorisée à exiger. Air Muskoka prétend également que les employés de la municipalité ont volontairement tenté d’acculer la société à la faillite en vue de permettre à la municipalité de prendre possession de l’entreprise de concession de carburant d’Air Muskoka ainsi que des améliorations apportées par Air Muskoka aux locaux loués. De plus, la société soutient que la municipalité n’a pas géré l’aéroport de manière adéquate, n’a pas respecté ses obligations fiduciaires et contractuelles envers elle et qu’elle a fait fi des droits d’Air Muskoka en sa qualité de locataire.

[8]  Par conséquent, Air Muskoka réclame des dommages-intérêts à la Couronne pour les actes précités commis par la municipalité, en alléguant que le bail est considéré comme un document d’aviation aux termes de la Loi sur l’aéronautique, L.R.C. 1985, ch. A-2, et que la Couronne n’a pas respecté ses obligations aux termes de cette loi, car la procédure judiciaire visant le traitement d’un document d’aviation n’a pas été suivie dans la cession de bail. La société fait valoir que la municipalité n’a ni l’autorisation ni la compétence de s’acquitter des obligations de la Couronne aux termes du bail.

[9]  Elle affirme en outre que la Couronne a manqué à ses obligations découlant du bail à l’égard desquelles elle s’était engagée auprès d’Air Muskoka jusqu’en 2043. Qui plus est, Air Muskoka allègue que la Couronne n’a pas pris des mesures raisonnables pour sommer la municipalité à remplir ses obligations de bailleur aux termes du bail et a permis à la municipalité de prendre part à une saisie-gagerie illégale et de refuser de consentir à la location de terrains contigus, cela allant à l’encontre des assurances données par Transports Canada.

[10]  Dans sa demande de redressement, Air Muskoka réclame 5 millions de dollars en dommages-intérêts à la Couronne pour violation du bail ou, à titre subsidiaire, le même montant d’argent pour fausses déclarations par les employés de Transports Canada, qui ont incité la société à investir des fonds, du temps et des efforts dans son entreprise à l’aéroport de Muskoka.

[11]  La Couronne a demandé des précisions à Air Muskoka à l’égard d’un grand nombre de revendications formulées dans sa déclaration, et Air Muskoka lui a répondu par la suite. Si l’on s’en tient à ce qui s’applique au présent appel, Air Muskoka précise dans sa réponse aux précisions demandées qu’elle s’appuie sur les paragraphes 3(1), 4(1), 4.2(1) et sur l’alinéa 7.3(1)f) de la Loi sur l’aéronautique. Le paragraphe 3(1) fournit des définitions qui s’appliquent à la Loi, comme celles des termes « aérodrome », « aéroport » et « document d’aviation canadien ». Les autres dispositions se trouvent dans la partie I de la Loi, qui s’applique à l’aéronautique dans son ensemble. Le paragraphe 4(1) dispose que la partie I s’applique généralement à toutes les personnes et à tous les produits en lien avec l’aéronautique au Canada. Le paragraphe 4.2(1) présente les moyens par lesquels le ministre des Transports peut s’acquitter de ses responsabilités vis-à-vis du développement et de la réglementation de l’industrie aéronautique. Enfin, l’alinéa 7.3(1)f) interdit à quiconque d’accomplir délibérément un acte devant être autorisé par un document d’aviation canadien, sauf dans les cas prescrits par le document exigé et conformément à celui-ci.

[12]  Dans sa réponse aux précisions demandées, Air Muskoka a également affirmé que [traduction] « les distributeurs et les réservoirs d’essence destinés au carburant d’aviation, les hangars et les bureaux construits sur les terrains de l’aérodrome relèvent tous de la compétence fédérale ». La société ajoute que la municipalité avait besoin du consentement du ministre des Transports pour toutes les obligations qu’elle voulait imposer à Air Muskoka. Elle affirme en outre que l’aéroport de Muskoka a continué de relever de la compétence fédérale malgré l’acte de cession, et que la municipalité n’était donc pas habilitée, en vertu de la Constitution, à établir en application d’un règlement municipal, des augmentations de loyer ni à prélever de tels loyers. Air Muskoka soutient également que le ministre des Transports détient le droit exclusif, aux termes de la Loi sur l’aéronautique, de superviser tous les aspects de l’aéronautique, y compris l’approbation de toutes les améliorations apportées aux terrains loués par Air Muskoka, que le ministre des Transports était toujours responsable d’autoriser toute modification au bail, toute demande de permis et toute approbation demandée par Air Muskoka, et que ces obligations ne pouvaient pas être déléguées à la municipalité.

[13]  Air Muskoka a aussi fourni des détails sur les allégations d’incompétence en matière de gestion de l’aéroport qui pesaient sur la municipalité. Dans le présent appel, il est pertinent de noter que ces allégations portent notamment sur le défaut de réparer et d’entretenir la piste d’atterrissage et les structures de drainage, ce qui a entraîné la fermeture temporaire de l’aéroport pour des raisons de sécurité et a nui aux activités d’Air Muskoka, selon ses allégations.

[14]  Dans sa défense, la Couronne nie que les actes dénoncés se soient produits et, subsidiairement, elle plaide que, si de tels événements sont survenus, la municipalité en est la seule responsable. Dans sa demande de mise en cause, la Couronne sollicite la contribution de la municipalité et lui demande de l’exonérer aux termes de la convention d’indemnisation et de la Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario), L.R.O. 1990, ch. N.1 pour toute somme qu’elle pourrait être tenue de verser à Air Muskoka.

[15]  Après avoir déposé sa demande de mise en cause, la Couronne a présenté une requête en vue d’obtenir la suspension des procédures intentées par Air Muskoka aux termes du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Ce paragraphe prescrit que « [s]ur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence ».

II.  Les décisions des instances inférieures

A.  La décision du protonotaire

[16]  Le protonotaire a commencé son analyse en déterminant si la Couronne répondait aux critères pour accorder une suspension, tels que présentés dans l’arrêt Dobbie c. Canada (Procureur général), 2006 CF 552, au paragraphe 11, 291 F.T.R. 271, à savoir : 1) la preuve de l’intention de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause; 2) les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause projetée sont clairs; et 3) il est vraisemblable que la procédure de mise en cause sera accueillie. Le protonotaire a conclu que la demande de mise en cause déposée par la Couronne à l’égard de la municipalité répondait à chacun des critères susmentionnés. Il a ensuite voulu déterminer si la Cour fédérale avait compétence vis-à-vis de la demande de mise en cause.

[17]  En examinant cette question, le protonotaire a appliqué le critère énoncé dans l’arrêt ITO-International Terminal Operators c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766, 28 D.L.R. (4th) 641 (CSC) [ITO], qui, a-t-il noté, a récemment été approuvé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617 [Pont de Windsor]. Ce critère exige que les conditions suivantes soient respectées pour établir la compétence de la Cour fédérale :

1.  Il doit y avoir une attribution de compétence sur l’objet de la demande de mise en cause à la Cour fédérale par une loi du Parlement fédéral;

2.  Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du contentieux et constitue le fondement de l’attribution de compétence par une loi; et

3.  La loi invoquée dans le contentieux doit figurer parmi les « lois du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Royaume-Uni), ch. 3.

[18]  Le protonotaire a conclu qu’il y avait bel et bien une attribution de compétence sur la demande de mise en cause par une loi du Parlement, soit aux termes de l’alinéa 17(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui attribue la compétence à la Cour fédérale dans les cas où la Couronne et l’autre partie ont convenu, par écrit, qu’il incombe à la Cour fédérale de trancher la question, soit aux termes de l’alinéa 23b) de la Loi sur les Cours fédérales, qui attribue la compétence concomitante à la Cour fédérale et aux cours provinciales dans les cas où une demande de réparation ou de recours est présentée pour des motifs en lien avec le secteur de l’aéronautique.

[19]  En ce qui concerne le deuxième volet du critère, le protonotaire a distingué le jugement R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd. et autre, [1980] 1 R.C.S. 695, 30 N.R. 249 (CSC) [Fuller], sur lequel s’appuie la Couronne, des circonstances de la présente affaire. Il a conclu qu’en l’espèce, contrairement à la situation dans l’affaire Fuller – où aucune loi fédérale ne régissait l’entente conclue entre la Couronne et le demandeur – le bail, l’acte de cession et la convention d’indemnisation concernaient tous l’entretien, l’exploitation et la gestion des aéroports conformément aux lois fédérales. L’argument de la Couronne selon lequel les actions de la municipalité n’étaient pas liées à la Loi sur l’aéronautique ou au pouvoir fédéral de réglementer l’aéronautique a été rejeté : au paragraphe 54, le protonotaire déclare que la municipalité a « essentiellement pris en charge les obligations de la Couronne. Il existe un lien évident entre la conduite de [la municipalité] dans le cadre de l’exploitation de l’aéroport et l’indemnité. »

[20]  Le protonotaire a également souligné la clause d’élection du for dans la convention de bail conclue entre Air Muskoka et la Couronne. Bien que la clause ne soit pas déterminante, le protonotaire a conclu qu’elle était suffisamment convaincante pour trancher en faveur de la compétence de la Cour fédérale, tout comme le fait que la municipalité a choisi de ne pas participer à l’audience devant la Cour fédérale ou de ne rien faire pour réfuter la clause d’élection du for.

[21]  Le protonotaire a ensuite tenté de déterminer si la Loi sur l’aéronautique constituait la « nature essentielle de la demande », en citant les paragraphes 25 et 26 du jugement rendu par la Cour suprême dans l’arrêt Pont de Windsor. Il a conclu que la clause d’élection du for, le fait que la municipalité était un agent de facto de la Couronne au moment d’exercer les fonctions relatives à la gestion et à l’exploitation de l’aéroport et le fait que la municipalité a accepté tous les contrats de la Couronne suffisaient pour répondre aux exigences des deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO, permettant ainsi de déterminer que la nature essentielle de la réclamation à l’égard de la Couronne et de la demande de mise en cause était liée à l’exploitation, à l’entretien et à la gestion de l’aéroport. Il a conclu ceci au paragraphe 68 :

En l’espèce, [la municipalité] exploite l’aéroport et a pris en charge toutes les obligations de la Couronne en ce qui a trait à la gestion, à l’exploitation et à l’entretien de l’aéroport, un engagement fédéral. En outre et qui plus est, [la municipalité] a également pris en charge tous les contrats de la Couronne qui comprend le bail conclu entre la Couronne et Air Muskoka. Il existe un lien contractuel direct entre les parties découlant de l’exploitation d’un aéroport qui est régi, en partie, en vertu de la Loi sur l’aéronautique. Même si Air Muskoka ne l’a pas fait valoir expressément, on peut certes soutenir que tout ce qui s’est produit en l’espèce est sous forme de délégation contractuelle des responsabilités de la Couronne à [la municipalité]. Si la Cour a compétence entre la Couronne et Air Muskoka, elle a également compétence entre la Couronne et [la municipalité]. Tous les faits et toutes les questions découlent du bail et des obligations de [la municipalité] en vertu des accords de transfert de l’aéroport. Peu importe la négligence ou la violation du contrat dont est responsable [la municipalité], elles découlent toutes des accords de transfert de l’aéroport et de la conduite de [la municipalité] en ce qui concerne l’entretien, l’exploitation et la gestion de l’aéroport.

[22]  Par conséquent, le protonotaire a conclu que les deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO ont été satisfaits et a ainsi rejeté la requête en suspension de la Couronne.

B.  Décision du juge de la Cour fédérale

[23]  En ce qui concerne la décision du juge de la Cour fédérale, ses motifs s’appuyaient principalement sur l’application du critère de l’arrêt ITO par le protonotaire.

[24]  Après avoir examiné la première exigence, le juge de la Cour fédérale a conclu que le protonotaire a commis une erreur en concluant à une attribution de compétence à l’égard de la demande de mise en cause aux termes de l’alinéa 17(3)b) ou 23b) de la Loi sur les Cours fédérales. Cependant, il a conclu que l’alinéa 17(5)a) de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait, lequel attribue la compétence à la Cour fédérale dans les instances civiles où la Couronne demande réparation.

[25]  Quant à la deuxième exigence, le juge de la Cour fédérale a déterminé qu’il n’existait pas d’ensemble de règles de droit fédérales qui était essentiel au règlement de la demande de mise en cause. En rejetant l’analyse du protonotaire, le juge de la Cour fédérale a conclu que le protonotaire avait confondu l’action principale avec la demande de mise en cause. Selon le juge de la Cour fédérale, le droit fédéral, loin d’être essentiel, est plutôt accessoire à la réclamation à l’égard de la municipalité; autrement dit, il est insuffisant pour conclure à l’attribution de la compétence à la Cour fédérale (au paragraphe 32 de ses motifs).

[26]  Par conséquent, le juge de la Cour fédérale a accueilli l’appel de la Couronne, a conclu que la Cour fédérale n’avait pas compétence à l’égard de la demande de mise en cause et a accueilli la requête en demande de suspension des procédures aux termes du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

III.  Principes généraux régissant la compétence de la Cour fédérale

[27]  Avant de discuter des questions qui sont soulevées dans le présent appel, il convient de souligner les principes régissant la compétence de la Cour fédérale.

[28]  Il est bien établi qu’en sa qualité de tribunal créé par la loi, la Cour fédérale ne jouit que de la compétence qui lui a été conférée par la loi (ainsi que tous les pouvoirs inhérents d’une cour supérieure d’archives qui sont requis pour prendre en charge efficacement et trancher des questions devant la Cour, comme le précise l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, aux paragraphes 35 à 38, 157 D.L.R. (4th) 385, ainsi que des décisions subséquentes de notre Cour, comme l’arrêt Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50, aux paragraphes 34 à 36, 443 N.R. 378). Bien souvent, la source de la compétence que la loi confère à la Cour fédérale se trouve dans la Loi sur les Cours fédérales elle-même.

[29]  Il existe toutefois des limites constitutionnelles à une telle compétence. Aux termes de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement fédéral détient la compétence d’établir des tribunaux additionnels « pour la meilleure administration des lois du Canada ». En raison de cette limitation, les dispositions attributives de compétence de la Loi sur les Cours fédérales ont été interprétées en conformité avec les exigences de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans une trilogie d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada il y a plusieurs décennies.

[30]  Dans l’arrêt ITO, la Cour suprême du Canada a établi ce qui est aujourd’hui considéré comme étant le critère appliqué universellement pour déterminer la compétence de la Cour fédérale en s’appuyant sur les principes énoncés dans ses décisions antérieures, qui ont été rendues dans les jugements Quebec North Shore Paper Co. c. C.P. Ltée, 1976, [1977] 2 R.C.S. 1054, 9 N.R. 471, et McNamara Construction (Western) Ltd. et autre c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, 13 N.R. 181 [McNamara Construction]. Comme l’a fait remarquer le protonotaire, selon le critère de l’arrêt ITO, une partie cherchant à établir qu’une affaire relève de la compétence de la Cour doit établir les trois éléments suivants :

1.  Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2.  Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du contentieux et constitue le fondement de l’attribution de compétence par une loi du Parlement; et

3.  La loi invoquée dans le contentieux doit figurer parmi les « lois du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Royaume-Uni), ch. 3.

[31]  Afin d’établir si une demande satisfait à ces exigences, il est impératif d’apprécier la demande pour en déterminer la nature essentielle ou, pour employer une terminologie parfois utilisée en jurisprudence, d’en valider le « caractère véritable ». La juge Karakatsanis a décrit cette partie de l’analyse aux paragraphes 26 et 27 des motifs de la majorité dans l’arrêt Pont de Windsor :

26. Il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » (Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218, par. 28 (CanLII), la juge Sharlow). La « déclaration [du demandeur] ne doit pas être prise au pied de la lettre » (Roitman c. Canada, 2006 CAF 266, par. 16 (CanLII), le juge Décary). Le tribunal doit plutôt « aller au‑delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » (ibid., voir aussi Canadian Pacific Railway c. R., 2013 CF 161, [2014] 1 C.T.C. 223, par. 36; Verdicchio c. Canada, 2010 CF 117, par. 24 (CanLII)).

27. Par ailleurs, de véritables choix stratégiques ne devraient pas être dénigrés sous prétexte qu’ils constituent d’astucieux arguments. La question consiste à se demander si la cour a compétence à l’égard de la demande précise que le demandeur a choisi d’introduire, et non pas à l’égard d’une demande similaire que, de l’avis du défendeur, le demandeur aurait plutôt dû présenter, pour une raison ou une autre.

[32]  Si cette analyse est appliquée à une demande de mise en cause, cette dernière doit être appréciée séparément de la réclamation principale. Comme le note le juge Evans, écrivant pour notre Cour, au paragraphe 56 de l’arrêt Peter G. White Management Ltd. c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2006 CAF 190, [2007] 2 R.C.F. 475 [Peter G. White], « […] une demande non fondée par ailleurs sur le droit fédéral ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale simplement parce qu’elle découle essentiellement des mêmes faits que ceux d’une demande connexe qui, elle, relève de la compétence fédérale […] ». (Voir aussi, dans le même sens, l’arrêt Fuller, à la page 711, et l’arrêt Produits forestiers du Canada ltée c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 220, aux paragraphes 50 à 52 (sub nom. Bande indienne de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [2006] 1 R.C.F. 570 [Bande indienne de Stoney]). Cela étant dit, il faudrait peut-être tenir compte de la réclamation principale pour déterminer la nature essentielle de la demande de mise en cause, comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Gottfriedson, 2014 CAF 55, au paragraphe 34, 456 N.R. 391 [Gottfriedson].

[33]  Bien souvent, comme c’est le cas en l’espèce, le premier élément du critère de l’arrêt ITO est facilement satisfait. Par conséquent, le débat est souvent orienté sur les deuxième et troisième éléments de l’analyse, qui soulèvent des questions de nature similaire, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, aux pages 330 et 331, 92 N.R. 241 [Roberts].

[34]  Pour les deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO, l’analyse requise est contextuelle et repose sur les détails de chaque demande ainsi que sur le droit sur lequel il faut s’appuyer pour trancher les questions. Ainsi, il est difficile de dégager des principes des litiges tranchés qui s’appliquent généralement à la diversité de demandes qui sont portées devant la Cour fédérale. Dans les cas où l’on pourrait relever des principes généraux applicables à une affaire telle que la présente, l’arrêt Peter G. White présente un résumé utile de ces principes.

[35]  Dans cet arrêt, le juge Evans a abordé ces principes au paragraphe 55 en notant que, dans les cas où il s’agit d’une réclamation en responsabilité civile délictuelle visant des défendeurs autres que la Couronne, « […] seule la législation fédérale peut être considérée comme une « loi du Canada » ou comme « un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige » […] ». Ce principe s’applique également lorsqu’il s’agit d’une réclamation de nature contractuelle.

[36]  Le juge Evans a poursuivi ses observations au paragraphe 58 de l’arrêt Peter G. White en affirmant ce qui suit :

[...] la Cour fédérale a compétence sur une affaire qui « de par son caractère véritable » est fondée sur une loi fédérale et, dans un tel cas, elle peut appliquer accessoirement une loi provinciale dans le cadre de la solution du litige : ITO—International Terminal Operators, aux pages 781 et 782; à l’inverse, lorsqu’une affaire, « de par son caractère véritable », est fondée sur la common law provinciale, elle ne relève pas de la compétence fédérale, même si elle exige accessoirement que l’on tranche une question relevant du droit fédéral : Bande de Stoney, au paragraphe 57.

[37]  Il a poursuivi en déclarant ce qui suit au paragraphe 59:

[...] le fait qu’une cause d’action d’une partie demanderesse soit une faute délictuelle ou contractuelle ne soustrait pas forcément l’affaire à la compétence fédérale. Les contrats et les délits civils, a déclaré le juge en chef Laskin dans Rhine c. La Reine; Prytula c. La Reine, 1980 CanLII 220 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 442, à la page 447, ne peuvent pas être invariablement considérés, à l’instar de la common law, « comme des matières ressortissant exclusivement au droit provincial ».

[38]  Enfin, il a conclu au paragraphe 60 de l’arrêt Peter G. White par ce qui suit :

[...] lorsque les droits d’une partie prennent naissance en vertu d’un « cadre législatif détaillé » et sont régis en grande partie par ce dernier, les litiges peuvent être tranchés devant la Cour fédérale : Rhine et Prytula. La difficulté que pose l’application de ce principe est de savoir à quel point la législation fédérale doit être exhaustive pour pouvoir constituer un cadre « détaillé ».

IV.  Les questions soulevées dans le présent appel

[39]  Dans ce contexte, il est désormais possible de préciser les questions soulevées dans le présent appel. Il convient de commencer par l’examen des questions sur lesquelles les parties se sont entendues.

[40]  Les parties conviennent que la Cour fédérale a compétence sur la réclamation principale d’Air Muskoka contre la Couronne, et que la demande de mise en cause de la Couronne satisfait au premier élément du critère de l’arrêt ITO. Ces affirmations sont correctes.

[41]  En ce qui concerne la réclamation principale contre la Couronne, les parties pertinentes des paragraphes 17(1) et 17(2) de la Loi sur les Cours fédérales prescrivent que, sauf disposition contraire dans cette loi ou dans une autre loi du Parlement, la Cour fédérale a compétence concomitante dans les cas de demande de mesure de redressement contre la Couronne, y compris lorsque la demande est motivée par un contrat conclu par ou pour la Couronne, ou lorsqu’il s’agit d’une demande de dommages-intérêts aux termes de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50. Les dispositions susmentionnées répondent au premier élément du critère de l’arrêt ITO, et les paragraphes prévoient l’attribution de la compétence par une loi sur les réclamations à l’égard de la Couronne formulées dans la déclaration d’Air Muskoka.

[42]  En l’espèce, les deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO sont également satisfaits en ce qui concerne la principale réclamation à l’encontre de la Couronne en l’espèce, car il existe un ensemble de règles de droit fédérales relativement à la responsabilité de la Couronne et des dispositions de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, dûment adoptée, qui sont essentiels au règlement des réclamations à l’égard de la Couronne : arrêt McNamara Construction, à la page 662; arrêt Stephens (succession) c. Canada, [1982] A.C.F. no 114 (QL), au paragraphe 19, (CAF).

[43]  Ainsi, les réclamations à l’encontre de la Couronne relèvent de la compétence de la Cour fédérale.

[44]  Si j’examine maintenant la demande de mise en cause, il est clair que l’alinéa 17(5)a) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit l’attribution de la compétence de la Cour fédérale à son égard, ce qui satisfait au premier élément du critère de l’arrêt ITO. Comme cela a déjà été mentionné, ce paragraphe dispose que la Cour fédérale a compétence concomitante dans les instances civiles où la Couronne, ou le procureur général du Canada, demande réparation.

[45]  Le premier élément du critère de l’arrêt ITO est donc satisfait en ce qui concerne la demande de mise en cause. Cependant, les deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO doivent également être satisfaits pour que la Cour fédérale ait compétence sur la demande de mise en cause de la Couronne. C’est ici que les parties ne partagent plus le même avis.

[46]  Pour sa part, Air Muskoka soutient que la nature essentielle de la réclamation principale et de la demande de mise en cause porte sur l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport de Muskoka, et elle fait valoir que la conclusion du protonotaire selon laquelle il s’agit effectivement de la nature essentielle de la demande de mise en cause est déterminante et ne peut être annulée en l’absence d’une erreur manifeste et dominante.

[47]  Air Muskoka déclare subsidiairement que, même s’il était loisible au juge de la Cour fédérale et à notre Cour d’apprécier autrement la nature essentielle de la demande de mise en cause, elle a déjà été correctement appréciée comme portant sur l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport de Muskoka. Air Muskoka soutient également qu’une telle appréciation suffit pour satisfaire aux deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO, étant donné que les aéroports relèvent de la compétence fédérale, que le Parlement a compétence sur le secteur de l’aéronautique et que la Loi sur l’aéronautique contient des dispositions qui régissent l’exploitation, l’entretien et la gestion des aéroports. Air Muskoka déclare en outre que la compétence fédérale est validée par la clause d’élection du for du bail, comme l’a conclu à juste titre le protonotaire.

[48]  En revanche, la Couronne soutient que l’appréciation de la nature de la demande de mise en cause est une question de droit et donc que la décision du protonotaire à l’égard de ce point est susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. La Couronne allègue que la nature essentielle de la demande de mise en cause est tout simplement contractuelle et délictuelle, et que le droit de l’aéronautique n’est pas essentiel à son règlement. Elle ajoute également qu’il n’existe aucune loi du Canada, au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui est essentielle à la demande de mise en cause, car son règlement ne dépend pas de la Loi sur l’aéronautique.

V.  Analyse

[49]  J’examinerai d’abord l’argument d’Air Muskoka sur la norme de contrôle. Contrairement à ce que la société allègue, l’appréciation de la nature essentielle d’une demande dans une affaire comme celle en l’espèce est une question de droit susceptible de révision d’après la norme de la décision correcte : arrêt Bande de Stoney, au paragraphe 21. Dans l’arrêt Pont de Windsor, notre Cour et la Cour suprême du Canada ont appliqué la norme de la décision correcte à cette question (à cet égard, voir les arrêts Canadian Transit Company c. Windsor (Corporation de la ville), 2015 CAF 88, aux paragraphes 25 à 46, 472 N.R. 361, et Pont de Windsor, aux paragraphes 34 à 69). Telle est l’approche cohérente adoptée vis-à-vis des questions de cette nature (voir, par exemple, le traitement de ces questions par la Cour suprême du Canada dans les arrêts ITO et Roberts, et leur traitement par notre Cour dans les arrêts Alberta c. Canada, 2018 CAF 83, au paragraphe 13, 425 D.L.R. (4th) 366 et Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2009 CAF 187, au paragraphe 68, [2010] 2 R.C.F. 389).

[50]  À certains égards, l’appréciation du « caractère véritable » d’une demande dans une affaire comme celle en l’espèce est comparable à l’appréciation du « caractère véritable » d’une loi dans une instance remettant en question sa validité constitutionnelle. Dans ce contentieux, tout comme en l’espèce, l’examen de la question en litige par la cour de première instance est entièrement susceptible de révision en appel selon la norme de la décision correcte; voir, par exemple, les arrêts Global Securities Corp. c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21, aux paragraphes 21 à 44, [2000] 1 R.C.S. 494; Canada (Superintendent of Bankruptcy) v. 407 ETR Concession Company Limited, 2013 ONCA 769, aux paragraphes 17, 18 et 46, 118 O.R. (3d) 161 (conf. par 2015 CSC 52, [2015] 3 R.C.S. 397); et Canadian Western Bank v. Alberta, 2005 ABCA 12, aux paragraphes 38 et 39, 361 A.R. 112 (conf. par 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3).

[51]  Par conséquent, notre Cour doit décider si le protonotaire a correctement apprécié la nature essentielle de la demande de mise en cause.

[52]  Je me pencherai maintenant sur les divers arguments formulés par Air Muskoka en vue d’appuyer l’affirmation selon laquelle la demande de mise en cause satisfait aux deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO. Plusieurs d’entre eux peuvent être rejetés sommairement.

[53]  Le premier de ces arguments serait l’invocation de la clause d’élection du for du bail pour appuyer la conclusion selon laquelle le droit fédéral est essentiel au règlement de la demande de mise en cause. Cette affirmation n’est pas justifiée, car il est bien établi que les parties ne peuvent conférer compétence à la Cour fédérale aux termes d’une entente lorsque la Cour n’a pas compétence ratione materiæ sur la demande (voir, par exemple, les arrêts Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, aux paragraphes 37 et 38, 469 N.R. 258; Thomas c. Peace Hills Trust Co., 2001 CF 1re inst. 443, aux paragraphes 29 et 30, 204 F.T.R. 274; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Commission canadienne des transports (1987), [1988] 2 C.F. 437, aux pages 13 à 15, 13 F.T.R. 52 (C.F. 1re inst.)). Comme l’a conclu notre Cour dans l’arrêt Canada c. Peigan, 2016 CAF 133, aux paragraphes 82 à 84, 483 N.R. 63 (autorisation de pourvoi refusée [2016] C.S.C.R. no 283), il se peut qu’une clause d’élection de for satisfasse au premier élément du critère de l’arrêt ITO aux termes de l’alinéa 17(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, mais une telle clause ne permet pas de déterminer si les deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO sont également satisfaits. Ainsi, la présence de la clause d’élection du for dans le bail n’est d’aucune utilité à Air Muskoka.

[54]  De même, le fait que le Parlement ait compétence exclusive sur le secteur de l’aéronautique n’est d’aucune aide à Air Muskoka. La question pertinente à trancher relativement aux deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO dans une affaire comme celle en l’espèce ne vise pas à déterminer si les activités des parties relèvent de la compétence fédérale. En fait, elle vise plutôt à déterminer si la demande présentée relève substantiellement du champ d’application du droit fédéral. C’est la nature de la demande, et non des engagements concernés, qui importe. Ainsi, les décisions invoquées par Air Muskoka, à savoir les jugements Voss v. Garda Canada Security Corporation, 2013 HRTO 188, Syndicat des agents de sécurité Garda, Section CPI-CSN c. Garda Canada Security Corporation, 2011 CAF 302, 430 N.R. 84, et Lacombe c. Sacré-Cœur (Municipalité de), 2008 QCCA 426, [2008] R.J.Q. 598, ne sont d’aucune utilité, car elles ne permettent pas de trancher la question en litige pertinente.

[55]  De même, le fait que la municipalité n’ait pas la compétence constitutionnelle pour prélever des augmentations de loyer ou imposer des frais d’aménagement en application d’un règlement municipal, comme l’a conclu la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Greater Toronto Airports Authority v. Mississauga (City) (2000), 50 O.R. (3d) 641, 192 D.L.R. (4th) 443 (C.A.), est hors propos. La question en litige est une question de droit constitutionnel qui ne relève donc pas du droit fédéral aux fins de détermination du critère de l’arrêt ITO, comme l’a établi récemment la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Pont de Windsor. En outre, les affirmations concernant l’autorité dont fait preuve la municipalité à l’égard des augmentations de loyer en application d’un règlement municipal n’ont rien à voir avec la demande de mise en cause.

[56]  Ainsi, ces trois arguments présentés par Air Muskoka sont sans fondement.

[57]  En ce qui a trait maintenant au fond de l’affaire et à l’appréciation de la demande de mise en cause, celle-ci semble être fondée sur la responsabilité contractuelle et la responsabilité délictuelle, contrairement à ce qu’a conclu le protonotaire. Même si le contexte factuel de la demande de mise en cause entoure l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport par la municipalité, il ne permet pas de définir l’essence de cette demande.

[58]  La demande de mise en cause est une demande de nature contractuelle ainsi qu’une demande de nature délictuelle de contribution et d’indemnité aux termes de la Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario). Les actes dénoncés par Air Muskoka dans ses allégations de saisie-gagerie illégale, d’ingérence intentionnelle dans les rapports contractuels et de présentation erronée des faits sont tous fondés sur la responsabilité délictuelle. Dans sa demande de nature délictuelle de contribution et d’indemnité, la Couronne invoque la responsabilité délictuelle en common law et la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario en vue de solliciter la contribution de la municipalité et de lui demander une indemnité à l’égard de ces délits.

[59]  Étant donné que les allégations contenues dans la demande de mise en cause sont fondées sur la responsabilité contractuelle et la responsabilité délictuelle, comme il est indiqué dans l’arrêt Peter G. White, la question centrale est de savoir si les droits des parties relativement à la demande de mise en cause prennent naissance dans un cadre législatif détaillé et sont régis en grande partie par ce dernier, de façon suffisante pour conclure à l’attribution de la compétence à la Cour fédérale.

[60]  Air Muskoka a omis de faire mention d’un tel cadre qui régit les paramètres des droits pertinents pour la demande de mise en cause. Les éléments relatifs à l’aéronautique présentés par l’appelante, à savoir le fait que le bail est un document d’aviation au sens de la Loi sur l’aéronautique, que le ministre des Transports a le pouvoir d’approuver les modifications aux installations d’avitaillement en carburant et que les activités de l’aéroport sont très fortement réglementées d’après les normes établies dans les règlements promulgués aux termes de la Loi sur l’aéronautique, ne sont pas des éléments essentiels aux allégations contenues dans la demande de mise en cause des appelants.

[61]  Les allégations contenues dans la demande sont de nature essentiellement commerciale et portent sur une violation de contrat, divers délits et un manque de compétence constitutionnelle pour prélever les augmentations imposées à Air Muskoka par la municipalité. Aucune de ces allégations n’est subordonnée à la Loi sur l’aéronautique ni aux règlements connexes. La seule allégation qui pourrait avoir rapport avec une exigence réglementaire est celle qui concerne le défaut d’entretenir la piste d’atterrissage de manière adéquate, car elle constitue un aspect tangentiel de la demande des appelants. De même, les allégations concernant les exigences de la Loi sur l’aéronautique en matière de documents d’aviation ne sont pas essentielles à la demande.

[62]  À bien des égards, la présente affaire ne saurait être distinguée de la décision Westerlee Development Ltd. c. Canada, [1996] A.C.F. no 910 (C.F. 1re inst., protonotaire) [Westerlee], dans laquelle la Cour fédérale a déterminé que la Loi sur l’aéronautique ne contenait pas un ensemble de règles de droit fédérales jugé essentiel à la résolution de la réclamation de la demanderesse. Cette affaire portait sur un contentieux concernant un bail à l’aéroport de Vancouver, qui est survenu après la privatisation de l’aéroport. La demanderesse a allégué une rupture de contrat à l’encontre de la Couronne, qui découle du défaut de la Couronne à consentir à la construction de nouveaux locaux sur le terrain loué, et un délit d’incitation à rompre le contrat à l’encontre de l’administration aéroportuaire. La question devant la Cour était de savoir si la Cour fédérale avait compétence sur l’administration aéroportuaire, et la décision reposait, en grande partie, sur le fait que la Loi sur l’aéronautique ou toute autre loi fédérale existante était essentielle ou non au règlement de la réclamation à l’égard de l’administration aéroportuaire. Le protonotaire Hargrave, ayant conclu qu’elle n’était pas essentielle, a déterminé, au paragraphe 20, que la réclamation n’était pas fondée sur la Loi sur l’aéronautique, car cette loi « […] ne porte pas sur les recours en matière contractuelle ou délictuelle comme le fait d’inciter une partie à violer un contrat ». Il a également déclaré ce qui suit au paragraphe 16 :

Il n'existe pas non plus un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du présent litige et qui constitue le fondement de l'attribution légale de compétence. Aucun élément de la demande n'exige l'application d'une loi fédérale particulière ou essentielle à la solution du litige qui est, en fait, une action en violation d'un bail commercial ou, à titre subsidiaire, en responsabilité civile délictuelle pour avoir incité la Couronne à violer un bail commercial, autant de questions qui ressortissent à la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

[63]  Dans la décision Westerlee, le protonotaire Hargrave s’est fondé sur plusieurs jugements, dont la décision Canadian Fur Co. c. KLM Lignes aériennes royales néerlandaises, [1974] 2 C.F. 944, 52 D.L.R. (3d) 128 (C.F. 1re inst.) [KLM] et l’arrêt Pacific Western Airlines Ltd. c. R. (1979), [1980] 1 C.F. 86, 105 D.L.R. (3d) 44 (C.A.F.) [PWA].

[64]  Dans la décision KLM, la Cour fédérale a conclu que, même si la Loi sur l’aéronautique autorisait les règlements concernant les connaissements, elle ne permettait pas de transformer une réclamation à l’égard d’une compagnie aérienne pour la perte d’une cargaison de fourrures en une question portant sur le domaine de l’aéronautique qui relève de la compétence de la Cour fédérale.

[65]  Dans l’arrêt PWA, notre Cour a déterminé que la Cour fédérale n’avait pas compétence sur une réclamation à l’égard du bailleur d’un aéronef et des fonctionnaires de la Couronne pour les cas de négligence, de rupture de contrat et de manquement aux obligations légales découlant d’un écrasement. En rendant sa décision, le juge Pratte, écrivant pour notre Cour, a conclu au paragraphe 6 que les réclamations fondées sur les dispositions de la Loi sur l’aéronautique et les règlements connexes ne constituaient pas des causes d’action raisonnables, car ces dispositions « […] ne créent que des obligations publiques dont la violation n’ouvre aucune voie de recours directe aux particuliers qui pourraient en souffrir ». En ce qui concerne les réclamations pour négligence ou de nature contractuelle, il a conclu au paragraphe 7 que :

[…] Les lois relatives à la faute et aux obligations contractuelles relèvent, de toute évidence, du droit provincial. Cependant, l'avocat des appelantes soutient que les règles applicables en l'espèce relèvent d'un corps de droit distinct: le "droit aéronautique" qui, comme le "droit maritime canadien", relève du droit fédéral. Je saisis mal la logique de cet argument. Il n'existe aucune loi fédérale régissant la responsabilité des intimés en l'espèce. Le fait que le Parlement aurait pu légiférer dans ce domaine, ou encore que les faits de la cause peuvent avoir quelque rapport avec une loi fédérale en vigueur, ne change en rien la situation.

[66]  Les décisions susmentionnées permettent toutes de conclure que la Cour fédérale n’a pas compétence sur la demande de mise en cause de la Couronne. En revanche, la jurisprudence invoquée par les appelants, selon laquelle les réclamations sont considérées comme ayant satisfait aux deuxième et troisième éléments du critère de l’arrêt ITO, permet facilement d’opérer une distinction.

[67]  Dans les arrêts Rhine c. La Reine et Prytula c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442, 34 N.R. 290 (CSC), la Cour suprême a conclu que la Cour fédérale avait compétence sur les réclamations de la Couronne visant à recouvrer un paiement en avance versé à un appelant en application de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies, L.R.C. 1970, ch. P-18, et à recouvrer un prêt étudiant dû par un autre appelant ayant été accordé en application de la Loi canadienne sur les prêts aux étudiants, L.R.C. 1970, ch. S­17. Cela dit, dans ces affaires, contrairement à celle en l’espèce, des régimes législatifs détaillés régissaient les sommes dues, ce qui constituait l’essence des réclamations.

[68]  Dans l’arrêt Peter G. White, notre Cour a conclu que la Cour fédérale avait compétence sur une action intentée contre les fonctionnaires de la Couronne fédérale et les ministres de la Couronne fédérale dans le cadre de laquelle le demandeur avait réclamé des dommages-intérêts parce qu’il n’avait pas été autorisé à exploiter une télécabine pendant l’été dans un parc national. Il a été allégué que la décision contestée était délictuelle, qu’elle ne respectait pas les dispositions du bail et qu’elle allait à l’encontre des fondements législatifs applicables. Notre Cour a conclu que les réclamations à l’égard des défendeurs individuels, de par leur caractère véritable, visaient les actions des défendeurs qui allaient à l’encontre de l’attribution de compétence qui leur aurait été conférée aux termes de la Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32, et du Règlement sur les baux et les permis d’occupation dans les parcs nationaux du Canada y afférent, DORS/92-25. Une fois de plus, l’existence d’une telle réclamation dépendait du régime législatif applicable.

[69]  Le juge Evans a abordé la demande de nature délictuelle et a noté, aux paragraphes 68 à 72, que le Règlement sur les baux et les permis d’occupation dans les parcs nationaux du Canada traitait en profondeur des terrains loués dans un parc national et que le droit du demandeur d’exploiter une télécabine durant l’été dépendait de l’octroi discrétionnaire d’un permis aux termes des dispositions législatives et réglementaires applicables. Un tel lien entre la loi et le règlement n’existe pas en l’espèce.

[70]  Enfin, dans l’arrêt Gottfriedson, il a été conclu que la Cour fédérale avait compétence sur une demande de mise en cause présentée par la Couronne à l’encontre d’institutions religieuses dans le contexte d’un recours collectif à l’égard de dommages subis dans des pensionnats indiens. Le lien qui s’impose avec le droit fédéral a été relevé dans la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5 ainsi que dans la common law fédérale relativement à l’honneur de la Couronne, ce qui sert de fondement pour établir la compétence de la Cour fédérale. En l’espèce, il n’existe aucun élément de nature similaire.

[71]  Ainsi, la jurisprudence concernée appuie à la fois la décision rendue par la Cour fédérale et l’appréciation de la nature des allégations contenues dans la demande de mise en cause.

VI.  Règlement proposé

[72]  Je conclus, par conséquent, que le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en déclarant que la Cour fédérale n’avait pas compétence à l’égard de la demande de mise en cause de la Couronne et en accueillant à juste titre la requête en demande de suspension de l’action intentée par les appelants contre la Couronne aux termes du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Je suis donc d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D. G. Near j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-383-18

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

744185 ONTARIO INC. faisant affaire sous le nom d’AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (TRANSPORTS CANADA) ET AUTRE.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 octobre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Paul J. Daffern

 

Pour les appelants

 

Glynis Evans

Pour les INTIMÉS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul J. Daffern Law Firm

Avocats

Barrie (Ontario)

 

Pour les appelants

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour les INTIMÉS

 

 

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