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Date : 20200110


Dossier : A-333-18

Référence : 2020 CAF 4

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

CBS CANADA HOLDINGS CO.

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario) le 17 septembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 10 janvier 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20200110


Dossier : A-333-18

Référence : 2020 CAF 4

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

CBS CANADA HOLDINGS CO.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE WOODS

[1]  La Cour canadienne de l’impôt a accueilli la requête déposée par CBS Canada Holdings Co. (CBS) en vue d’obtenir une ordonnance accueillant son appel à l’égard de nouvelles cotisations établies aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (LIR) (2018 CCI 188). La Couronne a interjeté appel.

[2]  La requête concernait une entente de règlement, signée par les parties au début de l’année 2015, selon laquelle le ministre du Revenu national devait établir de nouvelles cotisations pour certaines années d’imposition. Après la signature de l’entente, mais avant l’établissement de nouvelles cotisations, la Couronne a informé CBS qu’elle avait récemment décelé que l’une des nouvelles cotisations proposées n’était pas justifiée par les faits. La Couronne a affirmé qu’il n’était pas possible d’établir la nouvelle cotisation dans ces circonstances.

[3]  CBS a répondu en soutenant que la Couronne devait honorer l’entente de règlement et a rapidement présenté à la Cour canadienne de l’impôt une requête visant à accueillir son appel conformément à l’entente. Après audience orale, la Cour canadienne de l’impôt a souscrit à l’opinion de CBS et accordé la mesure de redressement demandée.

I.  Contexte

[4]  Bien que le dossier de preuve soit maigre, le contexte ci-dessous n’est pas contesté, à ce que je sache.

[5]  CBS, une filiale indirecte en propriété exclusive de CBS Corporation, est le successeur, à la suite d’une fusion, de plusieurs autres sociétés. Certaines de ces sociétés ont subi d’importantes pertes autres que des pertes en capital entre l’année 1999 et le 30 juin 2002. Une partie de ces pertes découle de déductions demandées par les prédécesseurs de CBS pour des obligations locatives à l’égard de salles de cinéma qu’ils louaient.

[6]  Les pertes autres que des pertes en capital ont été reportées à des années d’imposition subséquentes, notamment aux années d’imposition de CBS se terminant le 7 mars 2007 et le 31 décembre 2007 (les années d’imposition 2007). Les déductions reportées aux années en cause sont respectivement de 25 751 078 $ et de 7 557 852 $.

[7]  En 2011, le ministre a établi de nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2007 et a ramené les sommes à reporter prospectivement à 893 260 $ et à 382 594 $, respectivement. Le ministre a estimé que les prédécesseurs de CBS avaient déduit leurs obligations locatives de manière inexacte et que les pertes autres que des pertes en capital pouvant être reportées prospectivement étaient, par conséquent, beaucoup moins élevées que les sommes établies par CBS dans ses déclarations de revenus des années d’imposition 2007. En lien avec ces nouvelles cotisations, le ministre a également admis des pertes indirectes en capital dont une partie a été reportée prospectivement aux années d’imposition 2007, à la demande de CBS.

[8]  En 2013, CBS a porté ces nouvelles cotisations en appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt. CBS a soutenu que ses prédécesseurs ont correctement déduit leurs obligations locatives et, par conséquent, que le ministre a fait erreur en refusant le report prospectif de la perte autre qu’une perte en capital que CBS a établie dans ses déclarations de revenus des années d’imposition 2007.

[9]  Dans une lettre datée du 24 avril 2014, CBS a fait une offre de règlement de l’appel. L’offre ne proposait aucun compromis quant aux déductions pour le loyer, la question en litige soulevée dans l’avis d’appel. CBS y proposait plutôt une manière différente d’obtenir un résultat similaire.

[10]  CBS a proposé d’accepter que soient refusées les déductions pour le loyer ainsi que les pertes autres que des pertes en capital pouvant être reportées prospectivement qui en découlent, et d’appliquer les sommes à reporter prospectivement aux années d’imposition 2002 à 2007 de sorte qu’un montant supplémentaire de 24 millions de dollars puisse être reporté prospectivement à l’année d’imposition se terminant le 7 mars 2007.

[11]  Après avoir réfléchi à l’offre pendant plusieurs mois, la Couronne l’a acceptée en y apportant seulement une modification mineure qui n’est pas pertinente aux fins du présent appel. Le règlement amiable signé le 7 janvier 2015 inclut les modalités suivantes :

  • Les obligations locatives ne sont pas déductibles dans les années d’imposition pour lesquelles CBS les a déclarées.

  • Le montant révisé des pertes autres que des pertes en capital pouvant être reportées prospectivement doit être appliqué aux années d’imposition 2002 à 2007 de la manière établie dans une annexe de l’entente.

  • Le ministre doit établir, pour l’année d’imposition se terminant le 7 mars 2007, une nouvelle cotisation permettant le report prospectif d’une perte supplémentaire autre qu’une perte en capital de 24 366 301 $ et refusant le report prospectif d’une perte en capital déductible de 1 540 380 $.

  • Le ministre doit établir, pour l’année d’imposition se terminant le 31 décembre 2007, une nouvelle cotisation dans laquelle il refusera le report prospectif d’une perte en capital déductible de 14 356 044 $.

  • Le ministre doit établir, pour les années d’imposition 2008 à 2010, de nouvelles cotisations dans lesquelles il refusera le report des pertes en capital résultantes qui ont été déduites.

[12]  Avant d’établir toute nouvelle cotisation, la Couronne a informé CBS que « contrairement à ce qu’elle a cru comprendre, l’ARC a récemment découvert qu’il n’y avait pas de pertes autres que des pertes en capital pouvant être reportées prospectivement aux années d’imposition visées dans l’appel ». La Couronne a également affirmé que le ministre n’est pas en mesure d’établir une nouvelle cotisation qui contreviendrait aux dispositions de la LIR et a invité CBS à étayer sa thèse selon laquelle la perte de 24 millions de dollars pouvait être reportée.

[13]  CBS a refusé de fournir l’information demandée et a dit à la Couronne que le temps des discussions était terminé. CBS a également déposé une requête à la Cour canadienne de l’impôt en vue d’être autorisée à interjeter appel des années d’imposition 2007 aux termes de l’entente de règlement.

II.  Décision de la Cour canadienne de l’impôt

[14]  Devant la Cour canadienne de l’impôt, la Couronne a prétendu que l’entente de règlement était « indéfendable au regard des faits, ne s’accordait pas avec la réalité et, par conséquent, était illégale et non opposable au ministre » (motifs de la Cour canadienne de l’impôt, au paragraphe 38). Pour étayer sa thèse, la Couronne a déposé un affidavit de l’agent des appels ayant examiné l’avis d’opposition de CBS. L’agent des appels a affirmé que seul un montant de 893 260 $ pouvait être reporté prospectivement comme perte autre qu’une perte en capital à l’année d’imposition se terminant le 7 mars 2007 et qu’une annexe montrant ce calcul était jointe à l’affidavit. Il a ajouté que la Couronne avait commis une erreur en concluant que CBS pouvait reporter prospectivement 24 millions de dollars, sans autrement décrire la nature de l’erreur. L’affidavit ne mentionne pas spécifiquement l’application des sommes réduites reportées aux années d’imposition 2002 à 2007 qui avaient été établies dans l’entente de règlement.

[15]  CBS a soutenu devant la Cour canadienne de l’impôt que la perte supplémentaire de 24 millions de dollars pouvait être reportée à l’année d’imposition se terminant le 7 mars 2007 et que les parties en avaient convenu dans l’entente de règlement lorsqu’elles ont accepté d’appliquer les pertes réduites à reporter d’une manière particulière.

[16]  La Cour canadienne de l’impôt a souscrit à la thèse de CBS. La Cour s’est montrée particulièrement critique envers l’affidavit de l’agent des appels et elle n’a pu conclure que l’agent était suffisamment informé des négociations entourant le règlement. La Cour n’a pas été convaincue par la déclaration contenue dans l’affidavit selon laquelle la Couronne avait commis une erreur, et la Cour a conclu que l’entente des parties était centrée sur l’application de pertes réduites à reporter prospectivement comme l’indiquait l’annexe de l’entente. La Cour a également conclu qu’une perte supplémentaire de 24 millions de dollars « existait et pouvait être reportée à l’année d’imposition se terminant en mars 2007 » (motifs de la Cour canadienne de l’impôt, au paragraphe 77).

[17]  Finalement, la Cour canadienne de l’impôt a conclu que « les faits convenus dans le procès-verbal (c’est­à-dire que 24 366 301 $ étaient déductibles) reposent sur une réalité objective […] défendable au regard des faits (et du droit); l’entente est donc valide, exécutoire et opposable [au] ministre. Si l’appel avait fait l’objet d’un procès, la Cour aurait pu rendre un jugement qui aurait été compatible [avec] une ordonnance enjoignant au ministre d’établir une nouvelle cotisation sur le fondement de l’entente » (motifs de la Cour canadienne de l’impôt, au paragraphe 78).

III.  Questions en litige

[18]  Le présent appel soulève les trois questions litigieuses qui suivent :

  • La Cour canadienne de l’impôt a-t-elle commis une erreur en concluant que l’appel devrait être accueilli aux termes de l’entente de règlement?

  • Les nouvelles cotisations précisées dans l’entente de règlement entraînent-elles une augmentation inadmissible de l’impôt exigible? Cette question a été soulevée par la Cour après cette audience, et des observations écrites ont été déposées subséquemment.

  • La Cour canadienne de l’impôt a-t-elle compétence pour entendre la requête? Cette question a été soulevée par la Couronne dans ses observations subséquentes.

IV.  Les thèses des parties

[19]  Je présente ici les thèses des parties à l’égard de la première question en litige.

[20]  Les observations faites par la Couronne devant notre Cour ont pour fondement que l’entente de règlement est indéfendable au regard des faits et du droit, ce qui empêche le ministre d’établir les nouvelles cotisations proposées. Elles reposent sur le principe suivant, énoncé dans l’arrêt Galway c. M.R.N., [1974] 1 C.F. 600 (page 602), 1974 D.T.C. 6355 (C.A.F.) :

[7] […] le Ministre a l’obligation, aux termes de la Loi, de fixer le montant de l’impôt exigible d’après les faits qu’il établit et en conformité de son interprétation de la loi. Il s’ensuit qu’il ne peut établir une cotisation pour un certain montant fixé afin de donner effet à un compromis et que, lorsque la Division de première instance ou la présente cour d’appel défère une cotisation au Ministre pour nouvelle cotisation, cela ne peut s’effectuer que d’après les faits et en conformité de la loi, et non pour donner effet à un compromis.

[21]  La Couronne prétend que la Cour canadienne de l’impôt a commis des erreurs susceptibles de révision sur des questions mixtes de fait et de droit lorsqu’elle a conclu que l’entente était défendable au regard des faits et du droit. Elle affirme que la norme de contrôle qui s’applique appelle un degré élevé de retenue, c’est-à-dire la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235), et fait valoir que cette norme est satisfaite en l’espèce.

[22]  La Couronne allègue que la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve fournis par la Couronne par l’intermédiaire de l’agent des appels à l’égard des pertes pouvant être reportées. La Couronne fait également valoir que la Cour canadienne de l’impôt a commis deux erreurs de droit. Premièrement, la Cour canadienne de l’impôt n’a pas tenu compte du fait qu’en application du paragraphe 111(3) de la LIR, une perte autre qu’une perte en capital déjà déduite pour une année d’imposition donnée ne peut pas être déclarée pour une année ultérieure. Deuxièmement, la Cour canadienne de l’impôt a omis de tenir compte du fait que [traduction] « le ministre n’est pas autorisé à modifier le revenu imposable [d’une année antérieure] d’un contribuable sans établir une nouvelle cotisation […] ». Aucune jurisprudence n’a été fournie à l’appui de cet argument. À ma connaissance, c’est devant notre Cour que ces arguments juridiques ont été présentés pour la première fois.

[23]  CBS affirme que la Cour canadienne de l’impôt avait le droit de se baser sur les modalités explicites de l’entente de règlement pour conclure que le report prospectif de la perte supplémentaire de 24 millions de dollars « repos[ait] sur une réalité objective ». CBS prétend également que la Couronne ne devrait pas pouvoir alléguer des erreurs de droit à ce stade avancé. Toutefois, elle soutient qu’une telle erreur n’a aucunement été commise, étant donné que la LIR n’interdit pas la réaffectation de pertes reportées prospectivement. Pour étayer la possibilité de réaffectation, trois décisions ont été invoquées : CCLI (1994) Inc. c. Canada, 2007 CAF 185, 2007 D.T.C. 5372; Leola Purdy Sons Ltd. c. La Reine, 2009 CCI 21, 2009 D.T.C. 1042; et Trom Electric Co. Ltd. c. La Reine, 2004 CCI 727, 2005 D.T.C. 62. À ce que je sache, la Cour canadienne de l’impôt n’a pas été renvoyée à ces décisions.

V.  Analyse

A.  La Cour canadienne de l’impôt a-t-elle commis une erreur en concluant que l’appel devrait être accueilli aux termes de l’entente de règlement?

[24]  Pour les motifs suivants, je conclus que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en déterminant que l’appel devrait être accueilli aux termes de l’entente de règlement, mais j’arrive à cette conclusion pour différents motifs.

[25]  Dans la présente requête, la Couronne cherche à revenir sur une entente de règlement qu’elle a librement conclue pour l’avoir crue juste à ce moment. La Couronne invoque l’arrêt Galway, mais je suis d’avis que celui-ci ne prévoit pas le recours que la Couronne recherche.

[26]  Dans l’arrêt Galway, la Cour d’appel fédérale était saisie d’une demande de jugement sur consentement qui avait été présentée dans le contexte d’un appel interjeté à la Cour après que la Cour fédérale a rejeté l’appel du contribuable. La question en litige consistait à savoir si les 200 500 $ reçus par le contribuable devaient être inclus dans son revenu. Les parties ont convenu d’un règlement selon lequel le ministre établirait pour le contribuable une nouvelle cotisation visant seulement une partie des 200 500 $, et elles ont demandé un jugement sur consentement sur ce fondement.

[27]  La Cour d’appel fédérale craignait que le règlement soit proposé comme un compromis, c’est-à-dire un règlement non conforme à l’application du droit aux faits : en l’espèce, soit la somme totale était considérée comme un revenu, soit elle ne l’était pas. La Cour a conclu qu’on ne pouvait pas donner effet au règlement dans ces circonstances parce que le ministre ne pouvait pas établir une nouvelle cotisation caractérisant comme un revenu seulement une partie du montant. Néanmoins, la Cour a reconnu l’argument des parties selon lequel les faits n’étaient peut-être pas ce qu’ils semblaient être. Par conséquent, la Cour a indiqué aux parties qu’elles pouvaient lui présenter une nouvelle demande exposant qu’elles avaient l’intention de donner effet à un règlement qui reflétait l’application du droit aux faits.

[28]  Dans l’arrêt Galway, la Cour a saisi l’occasion de préciser certains principes généraux à appliquer lorsqu’un tribunal révise une demande de jugement sur consentement dans un contexte fiscal. Fait important, la Cour a insisté sur le rôle restreint des tribunaux dans ces circonstances :

[4] […] lorsqu’on peut rendre un jugement sur consentement, ce dernier devrait, selon nous, se fonder exclusivement sur le consentement. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour, dans le cas d’une demande de jugement sur consentement, d’examiner les questions de fait ou de droit soulevées par l’appel sauf dans la mesure où il peut être nécessaire pour la Cour de s’assurer que le jugement recherché relève de sa compétence et qu’il peut être rendu. À cette fin, la preuve par affidavit peut être appropriée dans certains cas, mais, en règle générale, les documents devraient être rédigés de telle façon qu’on puisse s’en dispenser.

[…]

[8] […] Il existe cependant au moins une exception à l’admission inconditionnelle des jugements sur consentement, quelles que soient les parties, à savoir que la Cour ne peut accueillir sur consentement un jugement qu’elle ne serait pas habilitée à accorder après le procès ou l’audition de l’appel. Il s’ensuit que, dans la mesure où la Cour ne peut, après le procès ou l’audience, déférer une affaire pour cotisation excepté dans les formes prévues par la Loi et ne peut, à un tel stade, déférer une affaire pour qu’on procède à une nouvelle cotisation pour donner effet à un compromis. La Cour ne peut donc déférer une affaire au moyen d’un jugement sur consentement pour nouvelle cotisation à cette fin.

[29]  L’arrêt Galway a maintenant près de 50 ans et demeure valable en droit, bien qu’il ait été critiqué au fil des ans. Toutefois, les commentaires que l’on trouve dans l’arrêt Galway ont été faits dans un contexte très différent des circonstances du présent appel.

[30]  Dans l’arrêt Galway, la Cour voulait conseiller les parties quant aux circonstances dans lesquelles un tribunal devrait intervenir de son propre chef dans le cas d’une demande de jugement sur consentement dont les deux parties conviennent. Habituellement, une telle demande est présentée sans que les parties argumentent sur son bien-fondé. Dans l’arrêt Galway, la Cour avertit les parties que les tribunaux ne doivent généralement pas intervenir dans les questions en litige dans ces circonstances. L’objet de l’arrêt Galway était de faire intervenir les tribunaux seulement dans des circonstances très limitées où il était évident, compte tenu du peu d’éléments portés à la connaissance de la Cour, que le règlement posait un problème de fait ou de droit.

[31]  Je suis d’avis que les principes énoncés dans l’arrêt Galway ne prévoient pas le recours que la Couronne cherche à obtenir en l’espèce. Premièrement, l’une des parties à la présente requête cherche à revenir sur une entente de règlement qu’elle a librement conclue. En revanche, les parties dans l’arrêt Galway cherchaient à confirmer leur entente et la Cour, de son propre chef, a conclu que l’entente ne pouvait pas être mise en application. Dans l’arrêt Galway, la Cour ne traite pas des circonstances dans lesquelles une partie cherche à se rétracter d’une entente.

[32]  Deuxièmement, les parties en l’espèce avaient l’intention de conclure une entente qui appliquerait le droit aux faits. Leur intention n’était pas de s’entendre sur un compromis du type dont il est question dans l’arrêt Galway.

[33]  Troisièmement, la Couronne ne soutient pas que le vice de forme que présente l’entente de règlement va de soi pour la Cour, comme c’était le cas dans l’arrêt Galway. La Couronne demande plutôt que la Cour tranche des questions de droit et de fait après avoir entendu les éléments de preuve et les arguments juridiques. L’arrêt Galway ne s’applique pas dans les circonstances.

[34]  À mon avis, il n’est pas justifié que la Couronne invoque l’arrêt Galway en l’espèce. De plus, la Couronne ne fait valoir aucun autre moyen que l’arrêt Galway pour obtenir un recours.

[35]  La règle générale veut que les parties soient liées par les ententes qu’elles ont conclues. Il n’y a aucune bonne raison d’y faire exception en l’espèce. Comme le fait valoir la Cour canadienne de l’impôt dans la décision 1390758 Ontario Corporation c. La Reine, 2010 CCI 572, 2010 D.T.C. 1385, cela serait très injuste pour CBS : « [l]es deux parties à un litige ont le droit de savoir que, si elles investissent le temps et les efforts nécessaires en vue de négocier une transaction, l’entente les liera » (au paragraphe 37).

[36]  La Couronne a conclu l’entente de règlement en croyant qu’il était dans son intérêt de le faire. Elle devrait être tenue de respecter ses engagements. À mon avis, il ne serait pas approprié que la Cour intervienne dans le bien-fondé de l’entente.

[37]  Sous réserve des questions abordées ci-dessous, je conclurais que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en concluant que l’appel devrait être accueilli conformément à l’entente de règlement.

B.  Les nouvelles cotisations précisées dans l’entente de règlement entraînent-elles une augmentation inadmissible de l’impôt exigible?

[38]  L’ordonnance de la Cour canadienne de l’impôt accueille l’appel de CBS pour les années d’imposition 2007 et défère les cotisations au ministre pour nouvel examen et établissement de nouvelles cotisations en application de l’alinéa 171(1)b) de la LIR, selon les modalités de l’entente de règlement.

[39]  L’ordonnance semble avoir pour effet probable de réduire l’impôt exigible de CBS pour l’année d’imposition se terminant le 7 mars 2007 et de l’augmenter pour l’année d’imposition se terminant le 31 décembre 2007. L’impôt exigible augmente parce qu’on a refusé le report prospectif d’une perte en capital déductible de 14 356 044 $.

[40]  Après l’audience, la Cour a demandé aux parties de fournir d’autres observations écrites portant sur la question de savoir si l’ordonnance allait entraîner une augmentation de l’impôt exigible pour l’une des années d’imposition et, le cas échéant, si cela est admissible aux termes de la LIR.

[41]  Dans ses observations supplémentaires, la Couronne prétend que l’ordonnance fera probablement augmenter l’impôt exigible pour l’une des années d’imposition. Elle affirme que cela est inadmissible parce que la Cour canadienne de l’impôt ne peut pas rendre un jugement ayant pour effet d’augmenter l’impôt exigible pour l’année, et elle cite à l’appui de cette affirmation les arrêts Harris v. M.N.R., [1964] C.T.C. 562, 64 D.T.C. 5332 (Cour de l’Échiquier) et Canada c. Last, 2014 CAF 129, 2014 D.T.C. 5077.

[42]  L’arrêt Harris établit le principe général. Dans cette affaire, le ministre avait établi une nouvelle cotisation pour un contribuable en refusant une demande de déduction pour amortissement et en accordant une déduction importante de loyer d’un montant de 775 $. Le contribuable a interjeté appel et, à l’audience, la Couronne a demandé de modifier la réponse afin de demander une ordonnance pour ramener la déduction à 525 $.

[43]  La Cour a rejeté la demande de modification de la réponse et, ce faisant, elle a énoncé le principe suivant (D.T.C., à la page 5337) :

[TRADUCTION]

[…] La loi ne permet pas au ministre d’appeler de la cotisation devant la Cour et puisque, dans les circonstances en l’espèce, le refus de la déduction du montant de 775,02 $ et l’autorisation de la déduction du montant de 525 $ entraîneraient une augmentation de la cotisation, le renvoi de l’affaire au ministre à cette fin aurait pour effet d’augmenter la cotisation et donc essentiellement d’accueillir un appel interjeté devant la Cour par le ministre.

[44]  Il convient de signaler que, dans les arrêts Harris et Last, c’est la Couronne, et non le contribuable, qui demandait une augmentation de l’impôt exigible. Dans les faits, le ministre tentait d’interjeter appel de sa propre nouvelle cotisation.

[45]  Les faits du présent appel sont assez différents. C’est CBS, et non la Couronne, qui demande une ordonnance établissant une nouvelle cotisation qui pourrait entraîner une augmentation de l’impôt exigible. La Couronne ne tente pas d’interjeter appel de sa propre nouvelle cotisation. Par conséquent, le principe énoncé dans l’arrêt Harris ne s’applique aucunement aux faits en l’espèce et ne peut servir à empêcher que l’appel soit accueilli conformément à l’entente de règlement.

C.  La Cour canadienne de l’impôt a-t-elle compétence pour entendre la requête?

[46]  Dans ses observations supplémentaires, la Couronne a invoqué un nouvel argument selon lequel la Cour canadienne de l’impôt n’avait pas compétence pour entendre la requête. La Couronne a inclus cet argument dans ses observations supplémentaires sans demander l’autorisation de la Cour. Je traiterai d’abord de cette question préliminaire.

[47]  La Couronne reconnaît qu’il s’agit d’une nouvelle question litigieuse, mais fait valoir que les questions de compétence peuvent être soulevées à tout moment. Elle invoque le commentaire suivant, formulé dans l’arrêt Telus Communications Inc. c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 143, 337 N.R. 255 :

[10] Pour assurer la bonne administration de la justice, il est toujours possible de soulever une question sur la compétence de la Cour pour statuer.

[48]  La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Telus, nous enseigne qu’une question de compétence peut être soulevée à tout moment, mais cela ne signifie pas que la question peut être soulevée d’une manière qui pourrait causer un préjudice à l’autre partie. À ce stade avancé, il aurait fallu demander l’autorisation de la Cour, et si la Cour l’avait accordée, elle aurait prescrit des délais appropriés pour le dépôt d’observations sur cette question. Le préjudice potentiellement causé à CBS a été aggravé lorsque la Couronne a grandement développé ses observations dans sa réponse, à laquelle CBS n’avait plus le droit de répondre.

[49]  CBS n’a pas demandé de délai supplémentaire pour présenter des observations, mais elle a réclamé des dépens à la Couronne. À cet égard, les parties ont convenu que des frais de 15 000 $ liés à l’appel devraient être adjugés à CBS, quelle que soit l’issue.

[50]  J’examinerai maintenant le bien-fondé de la question de compétence.

[51]  Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour canadienne de l’impôt que la Cour a compétence pour ordonner l’exécution d’une entente de règlement en accueillant un appel et en ordonnant qu’une nouvelle cotisation soit établie conformément au paragraphe 171(1) de la LIR (par exemple, voir la décision Huppe c. La Reine, 2010 CCI 644, 2011 D.T.C. 1042).

[52]  Le paragraphe 171(1) est une disposition générale qui établit les recours que la Cour canadienne de l’impôt peut accorder lorsqu’elle statue sur un appel. Il est rédigé comme suit :

171. (1) La Cour canadienne de l’impôt peut statuer sur un appel :

171. (1) The Tax Court of Canada may dispose of an appeal by

a) en le rejetant;

(a) dismissing it; or

b) en l’admettant et en :

(b) allowing it and

(i) annulant la cotisation,

(i) vacating the assessment,

(ii) modifiant la cotisation,

(ii) varying the assessment, or

(iii) déférant la cotisation au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation.

(iii) referring the assessment back to the Minister for reconsideration and reassessment.

[53]  La Couronne ne conteste pas le principe énoncé dans la décision Huppe. Cependant, la Couronne soutient que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas compétence, dans les circonstances particulières de la présente requête, pour deux motifs. Au paragraphe 21 de ses observations supplémentaires, la Couronne fait valoir que [traduction] « la Cour canadienne de l’impôt n’avait pas compétence pour entendre la requête déposée par CBS en vue d’obtenir l’exécution d’un règlement conclu en application du paragraphe 169(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu parce que cette requête a fait augmenter l’impôt exigible et qu’elle concernait de nouvelles cotisations pour des années d’imposition dont les cotisations ne faisaient pas l’objet d’un appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt ».

[54]  À mon avis, aucun de ces motifs ne prive la Cour canadienne de l’impôt de sa compétence dans la présente requête.

[55]  Premièrement, aucune raison ne justifie qu’une augmentation de l’impôt exigible empêche la Cour canadienne de l’impôt d’accorder la mesure de redressement demandée. La Couronne soutient que cela est interdit parce que la Cour canadienne de l’impôt ne peut pas augmenter l’impôt exigible pour une année frappée de prescription. Toutefois, le principe contre l’augmentation de l’impôt dans un appel n’a rien à voir avec les dispositions de prescription. Selon ce principe, souligné dans l’arrêt Harris, la LIR ne donne pas au ministre le droit d’interjeter appel de ses propres cotisations auprès de la Cour canadienne de l’impôt. Ce principe ne concerne pas les règles de prescription. En outre, j’ai souligné précédemment que le principe énoncé dans l’arrêt Harris ne s’applique pas, vu les circonstances de la présente affaire.

[56]  Deuxièmement, la Couronne fait valoir que la requête vise de manière inacceptable des années d’imposition qui ne font l’objet d’aucun appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt. Elle fait ainsi référence à la partie de l’entente de règlement dans laquelle des pertes en capital déductibles pour des années d’imposition ultérieures doivent être refusées. Elle soutient que seule la Cour fédérale a compétence dans ces circonstances.

[57]  La Couronne soutient que la requête « vise » les années d’imposition ultérieures. Je ne suis pas d’accord. L’objet de la requête n’est pas d’obtenir une ordonnance d’exécution de l’entente de règlement en bloc. Les années d’imposition ultérieures ne sont pas « visées », car la requête sollicite seulement une ordonnance relative aux années d’imposition 2007 et la question soulevée dans la requête s’applique d’une manière isolée à l’égard de ces années. Les parties de l’entente de règlement qui portent sur les années d’imposition ultérieures ne sont pertinentes pour la requête que parce qu’elles fournissent un contexte général. Par conséquent, aucune question de compétence ne découle de la mention d’autres années d’imposition dans l’entente de règlement.

D.  Conclusion

[58]  Pour les motifs précités, je rejetterais l’appel avec dépens de 15 000 $ en faveur de l’intimée, débours compris.

« Judith Woods »

j.c.a.

« Je suis d’accord

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord

J.B. Laskin, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-333-18

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. CBS CANADA HOLDINGS CO.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 septembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Elizabeth Chasson

Samantha Hurst

 

Pour l’appelante

 

Edwin G. Kroft

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’appelante

 

Bennett Jones LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’intimée

 

 

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