Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date: 20200124


Dossier : A-46-19

Référence : 2020 CAF 22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

BANQUE DE MONTRÉAL

appelante

et

YANPING (KATE) LI

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario) le 2 décembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE LASKIN

 


Date: 20200124


Dossier : A-46-19

Référence : 2020 CAF 22

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

BANQUE DE MONTRÉAL

appelante

et

YANPING (KATE) LI

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Mme Yanping (Kate) Li (l’intimée) a travaillé pour la Banque de Montréal (BMO, ou l’appelante) pendant près de six ans. Lorsqu’elle a été licenciée, elle s’est vu offrir la possibilité de demeurer sur la liste de paie pendant une période maximale de 18 semaines ou d’accepter un paiement forfaitaire. Elle a confirmé par lettre qu’elle avait choisi l’option de la somme forfaitaire et elle a également signé une entente de règlement aux termes de laquelle elle a libéré l’appelante de toute réclamation découlant de son congédiement.

[2]  Néanmoins, peu de temps après avoir signé cette entente, Mme Li a déposé une plainte pour congédiement injuste aux termes de l’article 240 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code).

[3]  Dans une décision préliminaire, l’arbitre nommée par le ministre du Travail (le ministre) a rejeté l’objection de l’appelante relativement à sa compétence. Elle a conclu qu’elle devait se conformer la décision Banque Nationale du Canada c. Canada (Ministre du Travail), [1997] 3 C.F. 727, 133 F.T.R. 142 [décision Banque Nationale], conf. par [1998] A.C.F. no 872 (QL), 151 F.T.R. 302, 229 N.R. 1 (C.A.) [arrêt Banque Nationale], selon laquelle une entente de règlement et de renonciation ne fait pas obstacle à une plainte aux termes de l’article 240 du Code. La demande de contrôle judiciaire de la BMO devant la Cour fédérale a été rejetée par la suite (Banque de Montréal c. Li, 2018 CF 1298, 2019 C.L.L.C. 210-024).

[4]  Dans le présent appel, la BMO soutient que la décision Banque Nationale ne devrait plus être respectée, essentiellement pour des raisons de politique générale, et que l’appel devrait, par conséquent, être accueilli.

[5]  Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis que le présent appel devrait être rejeté. Je n’ai pas été convaincu par les arguments de la BMO selon lesquels nous devrions nous écarter de la décision Banque Nationale ou selon lesquels cette décision était erronée.

I.  Contexte factuel

[6]   L’intimée a commencé à travailler pour la BMO en mai 2011. Le 29 mars 2017, la BMO a congédié Mme Li, apparemment parce qu’elle n’était pas en mesure de satisfaire aux exigences de rendement liées à son poste de planificatrice financière. Le même jour, la BMO a fourni à Mme Li un ensemble de documents qui contenaient des renseignements sur deux options d’indemnités de départ différentes, l’une prévoyant le maintien du salaire et des avantages sociaux, et l’autre prévoyant un paiement forfaitaire ainsi que d’autres services de soutien à la transition. La BMO a informé Mme Li qu’elle devait examiner les options et aviser la BMO de son choix avant le 25 avril 2017.

[7]  Le 18 avril 2017, la BMO a confirmé par courriel que Mme Li avait choisi le paiement forfaitaire (24 546,00 $ plus le maintien du salaire de 2 608,00 $) et lui a fait parvenir l’entente et la renonciation. Le 20 avril 2017, Mme Li a signé l’entente et la renonciation, qui contenait plusieurs conditions, y compris une renonciation à toutes les réclamations découlant de l’emploi. La section 10 de ce document est rédigée comme suit :

[traduction]

… [L]’employée libère et dégage, de façon définitive, la BMO, ses filiales, sociétés affiliées et successeurs, ainsi que ses dirigeants, administrateurs, employés et mandataires, de la responsabilité relative à toute action, cause d’action, réclamation, demande et poursuite en responsabilité civile, pour dédommagements, frais engagés et indemnités, et à tout autre recours dont l’employé ou ses héritiers, administrateurs ou ayants droit peuvent se prévaloir à présent ou à l’avenir, découlant de l’emploi de l’employée ou de la cessation d’emploi.

[8]  Mme Li n’a pas retenu les services d’un avocat avant de signer la renonciation, mais a reçu des conseils juridiques d’un ami qui pratique le droit du travail en Ontario. Après avoir reçu l’entente et la renonciation dûment signées, la BMO a versé à Mme Li la somme indiquée dans l’entente.

[9]  Le 22 mai 2017, Mme Li a déposé une plainte pour congédiement injuste aux termes de l’article 240 du Code. Le ministre a ensuite nommé l’arbitre Jennifer Webster, en application du paragraphe 242(2) du Code, pour entendre la plainte pour congédiement injuste.

[10]  Le 18 janvier 2018, la BMO a demandé une audience préliminaire pour déterminer si l’arbitre était compétente pour entendre la plainte pour congédiement injuste déposée malgré la renonciation. Citant une série de décisions arbitrales, la BMO a fait valoir que les arbitres n’ont pas compétence pour entendre les plaintes pour congédiement injuste lorsque les parties signent une entente de renonciation. Dans une décision préliminaire modifiée rendue le 20 avril 2018, l’arbitre Webster a conclu qu’elle était liée par la décision Banque Nationale de la Cour fédérale et qu’elle avait donc compétence pour entendre la plainte pour congédiement injuste. La BMO a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale.

II.  Décision de la Cour fédérale

[11]  Le 21 décembre 2018, le juge Fothergill de la Cour fédérale a donné raison à Mme Li. Tout d’abord, il a rejeté l’argument de la BMO selon lequel la décision de l’arbitre soulevait une véritable question de compétence et était donc soumise à la norme de la décision correcte. Il s’est fondé sur l’arrêt Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770 [arrêt Wilson], qui concerne également l’interprétation par un arbitre des dispositions du Code relativement à un congédiement injuste, dans lequel la Cour suprême a reconnu que les décisions des arbitres du travail interprétant leur loi constitutive sont soumises à la norme de la décision raisonnable. Citant l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 [arrêt Alberta Teachers], le juge Fothergill a souligné que les véritables questions de compétence sont exceptionnelles et que la Cour n’a pas été saisie de telles questions depuis le prononcé de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [arrêt Dunsmuir]. Le juge Fothergill a ensuite affirmé qu’il était lié par la décision Banque Nationale et a cité les motifs de notre Cour en appel (au paragraphe 24 de ses motifs, citant l’arrêt Banque Nationale, au paragraphe 4) :

[...] nous sommes tous d’avis que le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur dans son interprétation des articles 168 et 240 du Code et des incidences de ces articles sur le règlement intervenu entre un employeur et un employé à la suite du congédiement. L’article 168 protège le droit de tout employé de se plaindre d’un congédiement injuste même si cet employé a signé un contrat prévoyant la cessation de son emploi. D’ailleurs, il n’est pas difficile d’envisager une situation dans laquelle un employé pourrait, après avoir signé un tel contrat, se rendre compte que la cessation de son emploi n’est pas, contrairement à ce qu’il a été amené à croire, le résultat d’une restructuration légitime de l’entreprise, mais qu’elle constitue plutôt une tentative indirecte ou déguisée de congédiement illicite. Ces dispositions témoignent de la sagesse dont le législateur a fait preuve dans le Code en permettant à l’employé qui a été congédié injustement d’obtenir réparation malgré la signature d’un contrat de cessation d’emploi avec son employeur.

[12]  Le juge Fothergill a reconnu l’argument de politique générale de la BMO selon lequel la décision Banque Nationale dissuade les employeurs d’en arriver à un règlement avec leurs employés. Cependant, il a affirmé que les arguments de politique générale seuls ne suffisent pas à infirmer la décision Banque Nationale.

[13]  Le juge Fothergill a également reconnu que la jurisprudence émanant des décisions arbitrales est divergente en ce qui concerne la décision Banque Nationale. Certains arbitres n’en tiennent pas compte, d’autres reconnaissent la décision Banque Nationale comme un précédent pouvant être écarté, alors que d’autres encore la respectent. Cependant, le juge Fothergill a réitéré que les arbitres qui s’écartent de la décision Banque Nationale rendent de mauvaises décisions.

[14]  Enfin, le juge Fothergill a noté l’argument de la BMO selon lequel d’autres régimes réglementaires permettent aux particuliers de faire valoir que leurs droits prescrits par la loi ont été violés. Ces régimes comprennent la Loi sur l’équité salariale, L.R.O. 1990, ch. P.7 et le Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19. Toutefois, le juge Fothergill a conclu que ces régimes n’étaient pas d’un grand secours. Non seulement il manque à ces régimes l’équivalent précis du paragraphe 168(1) du Code, mais leur jurisprudence diverge également. Pour toutes ces raisons, le juge Fothergill a confirmé la décision de l’arbitre.

III.  Questions en litige

[15]  À mon avis, la seule question de fond soulevée dans le présent appel est de savoir si l’arbitre (et la Cour fédérale) a commis une erreur en se conformant à la décision Banque Nationale. Avant de répondre à cette question, nous devons également déterminer la norme de contrôle applicable.

IV.  Régime législatif

[16]  La partie III du Code traite de la durée normale du travail, des salaires, des vacances et des jours fériés.

[17]  La section XIV de la partie III du Code, composée des articles 240 à 246, établit un régime d’inspection et d’arbitrage pour le traitement des plaintes en cas de congédiement injuste d’employés non syndiqués qui ont été licenciés. Au moment où Mme Li a soumis sa plainte, le régime était décrit comme suit. Un inspecteur était chargé d’aider les parties à parvenir à un règlement (au paragraphe 241(2)). Si les parties ne pouvaient parvenir à un règlement, la plainte pouvait alors être transmise à un arbitre pour décision (au paragraphe 241(3)). L’arbitre entendait alors la plainte et déterminait si le rejet est injuste, puis se prononçait sur la demande de réparations en conséquence (à l'article 242). Aux termes du paragraphe 242(4), l’arbitre disposait d’un plus large éventail de réparations que les tribunaux; toutefois, la participation au régime d’arbitrage n’était pas obligatoire, et les employés licenciés avaient toujours la possibilité de porter plainte devant les tribunaux (au paragraphe 246(1)). Ce régime a maintenant été modifié, et l’arbitre a été remplacé par le Conseil canadien des relations industrielles.

[18]  Le paragraphe 168(1) du Code est d’une importance cruciale pour la résolution du présent appel. Il dispose que la partie III s’applique nonobstant tout contrat incompatible, sauf si le contrat est plus favorable à l’employé que les droits qui lui sont accordés en application du régime. Il est rédigé comme suit :

168(1) La présente partie, règlements d’application compris, l’emporte sur les règles de droit, usages, contrats ou arrangements incompatibles mais n’a pas pour effet de porter atteinte aux droits ou avantages acquis par un employé sous leur régime et plus favorable que ceux que lui accorde la présente partie.

168(1) This Part and all regulations made under this Part apply notwithstanding any other law or any custom, contract or arrangement, but nothing in this Part shall be construed as affecting any rights or benefits of an employee under any law, custom, contract or arrangement that are more favourable to the employee than his rights or benefits under this Part.

 

[19]  C’est l’interprétation du paragraphe 168(1), à la lumière des articles 240 à 246, qui est au cœur du présent appel.

V.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[20]  Depuis l’audition du présent appel, la Cour suprême a publié sa trilogie de jugements très attendue, qui vise à revoir le droit applicable au contrôle judiciaire des décisions administratives et à clarifier certains aspects de la jurisprudence qui a suivi l’arrêt de principe Dunsmuir. L’essentiel du raisonnement de la Cour suprême du Canada est décrit dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (arrêt Vavilov). L’autre décision est issue de deux autres appels interjetés à l’encontre de décisions de la Cour, à savoir l’arrêt Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66.

[21]  Ayant anticipé ce changement, l’avocat de l’appelante a présenté ses arguments en se fondant sur la jurisprudence existante, mais a explicitement demandé le droit de les réexaminer une fois la trilogie publiée. Après avoir soigneusement examiné le nouveau cadre général proposé par la Cour suprême dans le contexte des questions particulières soulevées en l’espèce, je ne suis pas convaincu que d’autres observations soient nécessaires.

[22]  Lorsqu’elle siège en appel d’une décision de la Cour fédérale dans le contexte d’un contrôle judiciaire, notre Cour doit déterminer si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement. À toutes fins utiles, cela signifie que la Cour doit se mettre à la place de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision administrative elle-même (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 et 46). Rien dans la trilogie n’a changé cette approche.

[23]  En l’espèce, la BMO soutient que la Cour fédérale a eu tort d’appliquer la norme de la décision raisonnable. Reconnaissant que la norme de contrôle généralement applicable aux arbitres du travail qui interprètent le Code est celle de la décision raisonnable en raison de la déférence due aux décideurs administratifs qui interprètent leur loi constitutive, la BMO soutient qu’il y a trois raisons pour lesquelles cette présomption est réfutée en l’espèce. Tout d’abord, elle fait valoir que la question à traiter est d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et est étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre. Deuxièmement, la BMO soutient que la capacité de l’arbitre à entendre la plainte en présence de l’entente de renonciation est une véritable question de compétence. Troisièmement, elle soutient qu’il existe une importante jurisprudence divergente émanant des décisions arbitrales sur cette question. J’aborderai chacune de ces observations à tour de rôle.

[24]  Premièrement, il convient de souligner que le caractère raisonnable est plus que jamais la norme de contrôle par défaut. En effet, la Cour suprême commence son analyse relativement à la détermination de la norme de contrôle applicable par « la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative » (arrêt Vavilov, au paragraphe 16). Une telle présomption, qui était déjà bien établie après l’arrêt Dunsmuir, notamment dans les cas où les décideurs administratifs interprètent leur loi constitutive (voir l’arrêt Alberta Teachers, au paragraphe 30; l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 46 [arrêt Saguenay]; l’arrêt Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, au paragraphe 22 [arrêt Edmonton-East]), découle essentiellement du fait que le législateur fédéral et les législatures provinciales ont choisi (et à bon droit) de conférer à un décideur administratif la responsabilité d’administrer un régime prescrit par la loi. Il n’est pas nécessaire de recourir à un autre motif (comme une expertise spécialisée) pour justifier la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable; le simple fait que les législateurs aient opté pour la création d’un décideur administratif (quel que soit son niveau de complexité) doit être considéré comme une indication qu’il était censé fonctionner en faisant le moins possible l’objet d’une intervention judiciaire (arrêt Vavilov, aux paragraphes 24 et 30).

[25]  La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ayant pour but de donner effet à la préférence du législateur dans la prise de décisions administratives en certaines matières, il s’ensuit nécessairement qu’il faut également respecter la préférence du législateur lorsqu’une intention différente peut être déchiffrée. Tel sera le cas lorsqu’une norme de contrôle différente est explicitement énoncée dans une loi, ou lorsqu’un mécanisme d’appel a été prévu pour les parties qui souhaitent contester une décision administrative (arrêt Vavilov, au paragraphe 17). Aucune de ces deux situations ne s’applique en l’espèce.

1)  Questions générales d’importance capitale pour le système juridique

[26]  La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut également être écartée lorsque la primauté du droit l’exige. Après que la Cour suprême a rendu l’arrêt Dunsmuir, les questions de droit générales qui sont « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre » entraient dans cette catégorie (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 60). Le deuxième volet de cette exigence a été abandonné par la majorité dans l’arrêt Vavilov, de sorte que l’expertise ne joue plus aucun rôle dans le choix de la norme de contrôle (arrêt Vavilov, aux paragraphes 58 à 62).

[27]  L’appelante fait valoir que la question de savoir à quel moment les parties peuvent dûment renoncer à des droits prescrits par la loi est une question d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, car elle dépasse largement le contexte de l’emploi et a de vastes répercussions pour de nombreux textes législatifs, outre le Code. Pour étayer son affirmation, l’appelante s’appuie sur l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555 [arrêt University of Calgary], une affaire mettant en cause le secret professionnel de l’avocat.

[28]  À mon avis, la question en cause en l’espèce n’est pas d’une importance fondamentale, susceptible « d’avoir des répercussions juridiques significatives sur le système de justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales » (arrêt Vavilov, au paragraphe 59). Contrairement au secret professionnel de l’avocat, la question de savoir si un employé peut déroger à une disposition précise du Code n’a pas de dimension constitutionnelle. La réponse à cette question n’aura pas de répercussions juridiques pour un large éventail d’autres lois. En effet, cette question ne présente aucune similitude avec le type de questions énoncées par la Cour suprême comme relevant de cette catégorie : portée du privilège parlementaire (Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687); portée du devoir de neutralité religieuse de l’État (arrêt Saguenay); application des doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure (arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77); limites du secret professionnel de l’avocat (arrêt University of Calgary). Il ne suffit pas de présenter la question comme une question d’interprétation législative large portant sur la distinction entre la renonciation prospective et la renonciation rétrospective, comme a tenté de le faire l’appelante; dans la mise en garde qu’elle a servie, la Cour suprême a affirmé qu’il ne suffit pas de formuler une question dans un sens général ou abstrait pour en faire une question d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble (arrêt Vavilov, au paragraphe 61).

2)  De véritables questions de compétence

[29]  Le deuxième argument de la BMO, selon lequel la capacité de l’arbitre à entendre la plainte malgré la renonciation signée par l’intimée est une véritable question de compétence, est également dénué de tout fondement. Il est sans doute vrai, comme l’a souligné l’appelante, que l’arbitre a qualifié l’objection préliminaire de la BMO de question de compétence et que le juge Rothstein lui-même a décrit la question comme « portant sur la compétence », donc susceptible de révision selon la norme de la décision correcte, dans la décision Banque Nationale, aux paragraphes 6 et 7.

[30]  Même si je devais supposer que la question soulevée par la BMO est une véritable question de compétence, elle resterait toutefois insuffisante pour justifier l’application de la norme de la décision correcte. Bien que la Cour suprême ait reconnu, dans l’arrêt Dunsmuir, une catégorie restreinte de véritables questions de compétence susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, elle n’a pu cerner de telles questions par la suite, ce qui a incité nombre de ses membres à douter de l’utilité d’une telle catégorie de questions. Dans l’arrêt Alberta Teachers, le juge Rothstein est allé jusqu’à déclarer que « le temps est peut-être venu de se demander si, aux fins du contrôle judiciaire, la catégorie des véritables questions de compétence existe » (au paragraphe 34; voir aussi l’arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, au paragraphe 25; l’arrêt Edmonton East, au paragraphe 26; l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 R.C.S. 230, aux paragraphes 31 à 41 (arrêt Commission canadienne des droits de la personne); l’arrêt Québec (Procureur général) c. Guérin, 2017 CSC 42, [2017] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 32 à 36).

[31]  Dans l’arrêt Vavilov, la majorité a décidé de supprimer complètement cette catégorie de questions en raison des « contours flous » de la notion de compétence et de la difficulté de cerner ces questions et de les distinguer des autres questions touchant l’interprétation des lois. Par conséquent, les questions de compétence seront désormais traitées en appliquant le cadre de la décision raisonnable. Comme l’a déclaré la majorité, « un texte législatif formulé en termes précis ou étroits aura forcément pour effet de restreindre les interprétations raisonnables que le décideur peut retenir » (au paragraphe 68).

3)  Jurisprudence divergente des arbitres

[32]  Enfin, la prétendue jurisprudence divergente des arbitres du travail sur la question à trancher ne justifie pas non plus l’application de la norme de la décision correcte. En effet, la BMO elle-même le reconnaît au paragraphe 22 de son mémoire des faits et du droit, mais s’appuie sur le paragraphe 52 de l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne pour affirmer que cette incohérence justifie néanmoins la norme de la décision correcte lorsqu’elle est prise en compte avec d’autres facteurs. Or, même ce principe n’est plus vrai depuis l’arrêt Vavilov. Dans ce jugement qui est plus récent, la majorité a adopté le point de vue selon lequel la forme plus solide d’examen du caractère raisonnable, combinée aux processus administratifs internes, est suffisante pour assurer la cohérence du droit et pour se prémunir face aux menaces à la primauté du droit (arrêt Vavilov, au paragraphe 72).

[33]  Pour toutes les raisons susmentionnées, je suis donc d’avis que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable s’applique et n’a été réfutée ni par une orientation législative claire à l’effet contraire, ni par respect pour la primauté du droit. La Cour fédérale a donc déterminé la bonne norme de contrôle. Cela dit, je suis également d’avis que l’application de la norme de la décision correcte ne changerait pas l’issue du présent appel, comme je vais maintenant m’efforcer de démontrer.

B.  La décision Banque Nationale

[34]  Les faits dans la décision Banque Nationale sont assez semblables à ceux en l’espèce. Une employée licenciée a signé une entente de renonciation libérant son employeur de toute réclamation découlant de ce licenciement en échange d’une somme d’argent forfaitaire et de conseils en matière de réinstallation. Deux semaines plus tard, après avoir reçu les fonds et les conseils en matière de réinstallation, l’ancienne employée a déposé une plainte pour congédiement injuste aux termes de l’article 240 du Code. L’employeur a alors introduit une demande de contrôle judiciaire, en alléguant notamment que le ministre n’était pas compétent pour nommer un arbitre compte tenu de la renonciation, et que le fait de conclure autrement constituerait un empiétement inadmissible sur la liberté contractuelle des parties. La Cour fédérale (sous la plume du juge Rothstein) a rejeté cette opposition au motif que le paragraphe 168(1) du Code interdit aux employés de renoncer au droit qui leur est conféré par le législateur de déposer des plaintes pour congédiement injuste. La Cour a accepté la justification de cet empiétement par le ministre, en considérant qu’il s’agissait d’établir un filet de sécurité sous la forme d’exigences minimales pour les employés. Selon la Cour, ce point de vue est étayé par un examen des sujets traités dans la partie III du Code (tels que le salaire minimum et le nombre d’heures maximales de travail), ainsi que par le texte du paragraphe 168(1). Comme l’a écrit le juge Rothstein (au paragraphe 8) :

En résumé, si le contrat est plus favorable à l’employé que les droits prévus à la partie III, c’est le contrat qui sera appliqué; s’il l’est moins, c’est la partie III qui le sera. Le paragraphe 168(1) prévoit donc que les parties peuvent librement conclure des contrats obligatoires régissant les conditions d’emploi et la cessation d’emploi, sous réserve des exigences minimales de la loi en faveur des employés.

[35]  Les motifs du juge Rothstein dans la décision Banque Nationale abordent bon nombre des arguments avancés par la BMO en l’espèce. Il a notamment reconnu un effet dissuasif potentiel sur les règlements volontaires entre les employés licenciés et les employeurs si ces ententes de renonciation ne sont pas considérées comme liant les parties. Le juge Rothstein a reconnu cette préoccupation « d’un point de vue politique », mais s’est néanmoins senti lié par le régime législatif adopté par le législateur « qui, pour le meilleur et pour le pire, a une incidence de nature interventionniste dans les relations entre employeurs et employés » (ibid., au paragraphe 20). Il a également noté que le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il décide de nommer ou non un arbitre, et qu’il peut prendre en considération l’existence d’un règlement préalable (ibid., au paragraphe 22). L’arbitre que le ministre nomme, le cas échéant, tiendra compte de l’existence du règlement au moment de décider s’il convient d’accorder une compensation; si le montant d’argent reçu aux termes d’une entente de règlement est égal ou supérieur à celui qui aurait été ordonné en application du paragraphe 242(4) du Code, l’arbitre peut très bien décider de ne pas accorder de compensation.

[36]  Comme je l’ai déjà mentionné au paragraphe 11 des présentes, la Cour a confirmé la décision Banque Nationale en motivant brièvement sa décision.

C.  La Cour devrait-elle conclure qu’elle n’est pas liée par la décision Banque Nationale?

[37]  La question en litige est de savoir s’il était raisonnable pour l’arbitre de se conformer à la décision de la Cour dans l’arrêt Banque Nationale. Par principe, un décideur administratif est tenu de respecter les précédents applicables émanant de n’importe quel tribunal, et plus particulièrement s’il s’agit d’une cour d’appel; la doctrine du stare decisis n’exige rien de moins (Tan c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 186, 427 D.L.R. (4th) 336, au paragraphe 22 [arrêt Tan]). Les tribunaux eux-mêmes peuvent s’écarter des précédents dans des cas exceptionnels. La Cour suprême a reconnu que la certitude et la prévisibilité de la doctrine du stare decisis doivent parfois céder le pas lorsqu’une décision est erronée ou lorsque les circonstances économiques, sociales et politiques sous-jacentes à une décision ont changé (voir les arrêts Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 56 et 57; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, aux paragraphes 24 à 27; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, au paragraphe 47; Teva Canada Ltée c. TD Canada Trust, 2017 CSC 51, [2017] 2 R.C.S. 317, au paragraphe 65; Vavilov, au paragraphe 18).

[38]  La Cour a également noté que les précédents peuvent parfois être réexaminés et que la doctrine du stare decisis n’est pas inflexible. Tel sera le cas lorsqu’il a été démontré qu’une décision était « manifestement erronée, du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4th) 149, au paragraphe 10). Plus récemment, un groupe de juges de notre Cour a réitéré qu’il n’est pas nécessaire de respecter une décision antérieure si elle a été supplantée par la jurisprudence subséquente de la Cour suprême du Canada ou s’il existe des raisons impérieuses de ne pas le faire (arrêt Tan, au paragraphe 31).

[39]  La BMO soutient que notre Cour devrait s’écarter de sa décision antérieure dans l’arrêt Banque Nationale pour trois motifs. Premièrement, elle soutient que le jugement rendu dans la décision Banque Nationale était erroné puisqu’il fait abstraction de la distinction entre les renonciations prospectives et rétrospectives aux droits prescrits par la loi, faisant fi par le fait même du principe de common law qui permet la renonciation rétrospective. Deuxièmement, la BMO insiste sur le fait qu’il existe des raisons de politique générale impérieuses de maintenir les renonciations rétrospectives aux plaintes pour congédiement injuste. Troisièmement, elle soutient qu’infirmer la décision Banque Nationale renforcera la certitude et la prévisibilité du droit. Examinons chacune de ces prétentions.

1)  Le paragraphe 168(1) permet-il une renonciation rétrospective aux droits prescrits par la loi?

[40]  En common law, les employés étaient autorisés à renoncer aux droits prescrits par la loi pour leur propre bénéfice seulement. Selon la BMO, le paragraphe 168(1) du Code remplace cette règle de common law, assimilant ainsi les droits garantis dans la partie III du Code à ceux promulgués pour l’intérêt public, droits auxquels on ne peut renoncer. Cependant, la BMO soutient qu’il existe une jurisprudence abondante (dont le législateur est présumé avoir été au courant) selon laquelle la renonciation rétrospective aux droits prescrits par la loi est autorisée même si les droits ont été promulgués dans l’intérêt public ou sont expressément protégés contre toute renonciation. En d’autres termes, la BMO soutient que nul ne peut renoncer à ses droits avant qu’ils naissent, mais que l’on peut y renoncer une fois qu’ils ont été acquis.

[41]  En conséquence, le paragraphe 168(1) n’interdirait la renonciation aux droits prévus à la partie III qu’avant qu’ils naissent effectivement (par exemple, dans un contrat de travail conclu au début de la relation de travail), mais n’empêcherait pas un employé de renoncer à ses droits une fois que les faits donnant lieu à une plainte pour congédiement injuste se sont produits. La BMO soutient donc que la décision Banque Nationale ne devrait plus être respectée puisqu’elle fait abstraction à tort de la distinction fondamentale entre les renonciations prospectives et rétrospectives aux droits prescrits par la loi.

a)  L’intention du législateur

[42]   Le législateur est présumé avoir été au courant de la jurisprudence sur la renonciation rétrospective et prospective aux droits prescrits par la loi. La BMO conclut donc qu’en l’absence d’un énoncé clair à l’effet contraire, il faut supposer que le législateur n’a pas voulu s’écarter de cette jurisprudence en adoptant le paragraphe 168(1) du Code.

[43]  Bien qu’il semble à première vue attrayant, ce raisonnement est néanmoins imparfait à de nombreux égards. Tout d’abord, l’argument de la BMO concernant l’intention du législateur peut être renversé; dans la mesure où le paragraphe 168(1) ne fait pas de distinction entre les renonciations prospectives et rétrospectives, une telle distinction ne devrait pas être établie. En effet, l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I­21 dispose que tout texte est censé apporter une solution de droit et « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ». Cette règle est particulièrement appropriée à ce que le juge Rothstein qualifie dans la décision Banque Nationale de « filet de protection tissé d’exigences minimales [offert aux employés] » (au paragraphe 8, en référence à la partie III du Code). Elle est également conforme à l’intention du législateur lorsqu’il a établi le régime concernant les congédiements injustes, que le ministre du Travail de l’époque a qualifié de « protection dont, selon le gouvernement, tous les travailleurs doivent bénéficier et qui figure également dans toutes les conventions collectives » (Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent du Travail, de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, concernant Bill C‑8, Loi modifiant le Code canadien du travail, no 11, 3e sess., 30e lég., 16 mars 1978, p. 46, cité dans l’arrêt Wilson, au paragraphe 43).

[44]  Deuxièmement, il convient également de noter que le législateur a modifié le Code à plusieurs reprises depuis la publication de la décision Banque Nationale, la dernière fois étant en 2017, lorsqu’il a abrogé les paragraphes 242(1) et (2). Si le législateur avait été d’avis que le jugement rendu dans la décision Banque Nationale était erroné, il aurait facilement pu intervenir et modifier le paragraphe 168(1) pour permettre explicitement l’interprétation avancée par la BMO. Il ne l’a pas fait.

b)  La jurisprudence sur la renonciation rétrospective

[45]  Il est, pour l’essentiel, facile d’établir une distinction entre la jurisprudence invoquée par la BMO à l’appui de sa distinction entre la renonciation prospective et la renonciation rétrospective d’une part et l’espèce d’autre part, car les régimes en cause dans cette jurisprudence n’ont pas d’équivalent législatif à la disposition empêchant la renonciation qui figure au paragraphe 168(1) du Code.

[46]  Par exemple, dans l’arrêt Royal Trust Co. c. Potash, [1986] 2 R.C.S. 351, 69 N.R. 286, la Cour suprême avait conclu qu’un débiteur hypothécaire pouvait choisir de ne pas exercer son droit prescrit par la loi de rembourser par anticipation une hypothèque d’une durée de plus de cinq ans à l’expiration d’une période d’au moins cinq ans. Loin de renoncer à son droit, le débiteur hypothécaire avait simplement, selon la Cour, pris la décision consciente, après l’expiration de la période de cinq ans, de signer une convention de renouvellement, ce qui supposait le début d’une autre période de cinq ans. Toutefois, le régime hypothécaire en cause n’avait pas d’équivalent législatif au paragraphe 168(1) du Code.

[47]  Il en va de même pour la plupart des autres jugements invoqués par la BMO pour établir une distinction entre la renonciation prospective et la renonciation rétrospective.

[48]  Dans l’arrêt Garcia Transport Ltée c. Cie Royal Trust, [1992] 2 R.C.S. 499, 139 N.R. 81, [arrêt Garcia], par exemple, les dispositions du Code civil du Bas-Canada (CCBC) donnaient au débiteur le droit d’être libéré d’une dette garantie lors de la vente de l’immeuble donné en garantie de la dette. Une fois de plus, la Cour suprême a accepté qu’une renonciation valide puisse être donnée après que la partie à qui la protection a été accordée a acquis le droit créé par la loi (c’est-à-dire après que la vente a eu lieu). Il n’y avait cependant aucune disposition équivalente au paragraphe 168(1) du Code dans le chapitre du C.C.B.C traitant de la libération de certains débiteurs. Dans l’arrêt Canada (Ministre du Revenu national) c. Gee, 2002 CAF 4, 284 N.R. 321 et l’arrêt Wieler v. Saskatoon Convalescent Home, 2017 SKCA 90, [2018] 7 W.W.R. 567, il n’y avait pas non plus d’interdictions équivalentes au renoncement au régime législatif tel qu’il figure dans le Code.

[49]  Dans l’arrêt Isidore Garon ltée c. Tremblay, 2006 CSC 2, [2006] 1 R.C.S. 27, un parallèle a effectivement été établi avec le paragraphe 168(1) du Code : l’article 2091 du Code civil du Québec obligeait les employeurs à donner un préavis raisonnable lorsqu’ils congédiaient un employé sans motif valable, et l’article 2092 interdisait expressément aux employés de renoncer à ce droit. Or, ces dispositions ne s’appliquaient pas aux demandeurs parce qu’ils étaient plutôt régis par le régime des relations collectives de travail prévu par la Loi sur les normes du travail, L.R.Q. c. N-1.1, qui ne comportait aucune interdiction législative comparable. Malgré le fait qu’elle s’appuyait sur l’arrêt Garcia, l’opinion de la majorité, selon laquelle les employés non syndiqués peuvent renoncer à leur droit prévu à l’article 2091 en concluant un règlement après la cessation d’emploi, est donc purement incidente.

[50]  Le seul jugement où les parties ont été autorisées à renoncer à leurs droits malgré une interdiction législative est l’arrêt Trillium Motor World Ltd. v. General Motors of Canada Ltd., 2017 ONCA 545 [arrêt Trillium]. Dans ce litige, il s’agissait de savoir si la renonciation et la décharge contenues dans une entente de réduction progressive entre un constructeur automobile et plusieurs concessionnaires automobiles étaient nulles et inapplicables aux termes de la Loi Arthur Wishart de 2000 sur la divulgation relative aux franchises, 2000, L.O. 2000, ch. 3. Les renonciations prévues dans l’entente étaient complètes et prévoyaient une renonciation à toutes les réclamations faites en application de la Loi. L’article 11 de cette même loi prévoyait toutefois ce qui suit : « Est nulle la renonciation présumée, par le franchisé, à un droit conféré par la présente loi ou la libération présumée, par celui-ci, d’une obligation ou d’une exigence imposée au franchiseur ou à la personne qui a un lien avec lui par la présente loi ou en vertu de celle-ci ». La question restreinte dans ce litige était de savoir si les ententes de réduction progressive signées par les concessionnaires étaient des ententes de règlement et relevaient donc de l’exception à l’application de l’article 11 de la Loi, élaborée par voie judiciaire et énoncée dans un autre arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario. En l’espèce, il n’existe pas d’exception de ce type élaborée par voie judiciaire. Fait plus important encore, les objectifs économiques de la loi sur les franchises examinés dans l’arrêt Trillium sont très éloignés des objectifs sociaux inscrits dans la partie III du Code et du droit fondamental des travailleurs non syndiqués de ne pas être licenciés injustement par leurs employeurs.

c)  Application en l’espèce

[51]  Même si je devais accepter l’argument de la BMO selon lequel une renonciation prospective doit être distinguée d’une renonciation rétrospective aux termes du paragraphe 168(1) du Code, je suis loin d’être convaincu qu’un employé qui signe une entente de renonciation au moment de la cessation d’emploi se trouve toujours dans une situation où les droits auxquels il renonce ont été acquis, ou dans laquelle on peut vraiment dire qu’il décide simplement de ne pas les exercer. Au paragraphe 4 de l’arrêt Banque Nationale, la Cour a explicitement fait référence à la possibilité qu’un employé ne connaisse pas toutes les circonstances pertinentes entourant son licenciement au moment de la signature d’une entente de renonciation avec l’employeur :

D’ailleurs, il n’est pas difficile d’envisager une situation dans laquelle un employé pourrait, après avoir signé un tel contrat, se rendre compte que la cessation de son emploi n’est pas, contrairement à ce qu’il a été amené à croire, le résultat d’une restructuration légitime de l’entreprise, mais qu’elle constitue plutôt une tentative indirecte ou déguisée de congédiement illicite. Ces dispositions témoignent de la sagesse dont le législateur a fait preuve dans le Code en permettant à l’employé qui a été congédié injustement d’obtenir réparation malgré la signature d’un contrat de cessation d’emploi avec son employeur.

[52]  En l’espèce, l’intimée fait valoir qu’il n’est pas tout à fait clair si l’employée a été licenciée [TRADUCTION] « pour un motif valable » ou non. Dans la lettre qui lui a été envoyée le 29 mars 2017, la BMO a informé l’intimée que son emploi avait pris fin [TRADUCTION] « [e]n raison de son incapacité à satisfaire aux exigences de rendement liées à son poste ». Après qu’elle a signé l’entente de renonciation, la BMO a émis un relevé d’emploi indiquant qu’elle ne répondait pas aux exigences de la banque ainsi qu’un formulaire 33-109F1 ([TRADUCTION] « Avis de cessation de relation avec une personne physique ») indiquant que le motif du licenciement était [TRADUCTION] « lié au rendement ». Pourtant, l’intimée affirme qu’elle a été licenciée après avoir déposé une plainte auprès de la division des ressources humaines et de la haute direction de son employeur, dans laquelle elle avait allégué avoir été victime de discrimination et de harcèlement de la part de son supérieur immédiat. Elle soutient également qu’on lui doit des commissions impayées et qu’elle a été induite en erreur quant à son droit à ces commissions advenant qu’elle signe la renonciation. Que ces allégations soient fondées ou non, on ne peut affirmer avec certitude que l’intimée a décidé en connaissance de cause de renoncer aux droits prévus par le Code ou qu’elle savait précisément de quoi il s’agissait.

[53]  Quoi qu’il en soit, si l’arbitre conclut finalement que l’intimée a été injustement licenciée et qu’elle a été congédiée sans motif, l’affaire n’est pas close. L’arbitre devra alors déterminer la réparation appropriée conformément au paragraphe 242(4) du Code, et pourra exiger de la BMO qu’elle indemnise l’intimée, la réintègre dans ses fonctions ou lui accorde une autre réparation équitable. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’en évaluant la mesure appropriée, l’arbitre prendra en considération l’entente de renonciation. Il en sera de même dans les cas qui ne relèvent pas du régime concernant les congédiements injustes. Si un employé qui a travaillé sans interruption depuis douze mois est licencié, l’entente de renonciation sera prise en compte dans le calcul du taux minimum de l’indemnité de départ conformément au paragraphe 235(1) du Code.

[54]  J’estime donc que l’argument de la BMO, selon lequel la décision Banque Nationale était erronée et devrait être infirmée parce qu’elle confond les renonciations prospectives et rétrospectives aux droits prescrits par la loi, est sans fondement.

2)  Y a-t-il des raisons de politique générale impérieuses de s’écarter de la décision Banque Nationale?

[55]  La BMO soutient que des raisons de politique générale impérieuses favorisent l’infirmation de la décision Banque Nationale. En statuant que les renonciations rétrospectives aux plaintes pour congédiement injuste ne lient pas les parties, la Cour fédérale, dans la décision Banque Nationale, dissuade les employeurs d’offrir aux employés plus que les droits minimums prescrits par la loi jusqu’à 90 jours après le licenciement. Cette situation crée un effet dissuasif sur les règlements volontaires, ce qui risque d’engorger le système administratif, en plus de porter préjudice aux employés à un moment où ils sont le plus vulnérables. En outre, cela enlève aux employés un atout pour négocier un règlement en dehors de la période de 90 jours.

[56]  Il ne fait aucun doute que les ententes de règlement doivent être encouragées et que les employeurs peuvent être tentés de ne pas accorder plus que les droits minimums pendant les 90 premiers jours suivant la cessation d’emploi. Toutefois, il s’agit là de choix politiques qu’il vaut mieux laisser au législateur. Le juge Rothstein a abordé cette même préoccupation dans la décision Banque Nationale et est parvenu à une conclusion semblable (au paragraphe 20) :

Dans les décisions citées par Grosman, les arbitres semblaient être d’avis que les employés ayant librement accepté des conditions de cessation de leur emploi ne devraient pas pouvoir résilier de telles ententes. En fait, l’avocate de la Banque a soutenu que si l’on ne considérait pas que ces ententes liaient les parties et que si, même après avoir conclu de telles ententes, les employés pouvaient toujours exercer le recours prévu au Code, les employés quittant leur emploi et leurs employeurs [seraient] peu enclins à conclure des ententes à l’amiable. Bien que je sois conscient de ce que cela implique d’un point de vue politique, d’une part, et des nombreux arguments pouvant être invoqués quant au bien-fondé de l’application du droit commun des contrats à des cas semblables, d’autre part, je suis lié par la volonté du législateur qui, pour le meilleur et pour le pire, a une incidence de nature interventionniste dans les relations entre employeurs et employés.

[57]  À mon avis, il s’agit là d’une réponse complète à l’argument de la BMO. Bien entendu, le législateur pourrait changer de cap et reconnaître la nature obligatoire d’une entente de règlement conclue avant le dépôt d’une plainte pour congédiement injuste, sous réserve du pouvoir que conserverait un arbitre de déterminer si un tel accord est vicié par des principes de common law comme la fraude, la contrainte ou l’inconduite. Mais ce n’est pas ce que prévoit le paragraphe 168(1), et il n’appartient pas aux tribunaux de modifier le droit pour des raisons de politique générale.

3)  L’infirmation de la décision Banque Nationale renforcera-t-elle la certitude du droit?

[58]  La BMO soutient que l’infirmation de la décision Banque Nationale, loin de miner la certitude et la prévisibilité du droit, les renforcera effectivement. L’avocate de la BMO soutient que la décision Banque Nationale n’a été respectée que dans une poignée de décisions, alors que, dans d’autres décisions, elle a été reconnue comme un précédent pouvant être écarté ou on y a fait référence de manière ambivalente. Il en serait de même pour les arbitres, dont plusieurs l’ont apparemment écartée complètement, tandis que d’autres l’ont respectée à contrecœur.

[59]  Après avoir lu les décisions des tribunaux et des arbitres, je suis d’avis qu’ils ne soutiennent pas, pour la plupart, l’affirmation de la BMO selon laquelle la décision Banque Nationale a été traitée de manière ambivalente. Le jugement dans lequel la décision Banque Nationale aurait été reconnue comme un précédent pouvant être écarté était un jugement en matière de droits de l’homme dans lequel la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a refusé de se conformer à la décision Banque Nationale au motif que la Human Rights, Citizenship and Multiculturalism Act, R.S.A. 1980, ch. H-11.7 ne prévoyait aucune disposition comparable au paragraphe 168(1) du Code (Chow v. Mobil Oil Canada, 1999 ABQB 1026, 17 Admin L.R. (3d) 101, au paragraphe 75). Quant à la décision où on a fait référence « de manière ambivalente » à la décision Banque Nationale, une lecture attentive montre que le décideur dans cette décision ne se prononce pas sur la justesse ou la fausseté de la décision du juge Rothstein, mais se contente de constater que l’arbitre n’a commis aucune erreur en concluant à l’absence d’entente (Banque de Montréal c. Chuanico, 2001 C.F. 1re inst. 863 (C.F.), 2001 C.F.P.I. 863). En revanche, la décision Banque Nationale a été effectivement respectée dans la décision Con-Way Central Express Inc. c. Armstrong, [1997] A.C.F. no 1831 (QL), (1997), 153 F.T.R. 161, et dans la décision Sigloy c. DHL Express (Canada) Ltd., 2015 CF 334, 2015 C.L.L.C. 210-032, confirmée par 2016 CAF 78, 2016 C.L.L.C. 210-034. Plus important encore, la décision Banque Nationale a été approuvée à l’unanimité par la Cour.

[60]  Quant aux décisions divergentes des arbitres citées par la BMO, elles sont peu utiles. La grande majorité de ces décisions ne fait pas spécifiquement référence à la décision Banque Nationale. Il est donc difficile de déterminer si les arbitres ne la connaissaient pas ou s’ils ont simplement choisi de l’écarter et, si c’est le cas, pour quels motifs. Quoi qu’il en soit, le fait que certains décideurs administratifs n’aient pas respecté la jurisprudence ne suffit pas à l’infirmer, surtout lorsqu’elle est en place depuis plus de vingt ans. En fait, le maintien de la décision Banque Nationale apportera plus de certitude que son infirmation.

VI.  Conclusion

[61]  Pour toutes les raisons susmentionnées, et en dépit des observations pertinentes de l’avocat de l’appelante, je suis d’avis que le présent recours devrait être rejeté, avec dépens de 500 $ (tout compris) pour l’intimée. L’arbitre n’a commis aucune erreur en refusant de s’écarter de la décision Banque Nationale, et la Cour fédérale a rejeté à juste titre la demande de contrôle judiciaire de l’appelante.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je souscris aux présents motifs.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je souscris aux présents motifs.

J.B. Laskin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-46-19

 

 

INTITULÉ :

BANQUE DE MONTRÉAL c. YANPING (KATE) LI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 décembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Sunil Kapur

Brandon Kain

Patrick Pengelly

 

Pour l’appelante

 

Yanping (Kate) Li

 

Pour l’intimée

(pour son propre compte)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

 

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