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Date : 20191216


Dossier : A-73-19

Référence : 2019 CAF 313

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

IAN N. ROHER

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 4 décembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 


Date : 20191216


Dossier : A-73-19

Référence : 2019 CAF 313

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

IAN N. ROHER

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]  L’appelant, M. Ian Roher, a participé à un « programme de dons d’œuvres d’art ». Le programme, qui a existé de 1998 à 2003, était commercialisé auprès des Canadiens comme un instrument leur permettant de réduire leurs impôts.

[2]  Des années d’imposition 1998 à 2004, M. Roher a versé 383 937 $ au titre du programme, mais a demandé 2,3 millions de dollars en crédits d’impôt pour don.

[3]  De 2002 à 2007, le ministre du Revenu national a établi de nouvelles cotisations pour les années d’imposition 1998 à 2004 de M. Roher, et a déterminé que M. Roher avait droit à des crédits d’impôt pour don, d’après la somme qu’il avait versée au titre du programme, soit 383 937 $. Cette somme, selon le ministre, représentait la juste valeur marchande des œuvres d’art données.

[4]  M. Roher a interjeté appel des nouvelles cotisations du ministre auprès de la Cour canadienne de l’impôt (CCI). Il n’était pas le seul. À compter de décembre 2002, plusieurs autres participants au programme ont interjeté appel des nouvelles cotisations pour les crédits d’impôt pour don établies par le ministre. Un groupe d’environ 16 demandeurs principaux a été choisi, tandis que d’autres contribuables ont accepté d’être liés par la décision de la CCI. Je comprends également que pas moins de 300 à 400 cotisations ont été mises en suspens en attendant la résolution des principaux appels (Transcription, volume 1, DA, pages 99 à 101). Ces appels devaient être tranchés sur preuve commune devant un seul juge de première instance, le juge en chef Rossiter (le juge de première instance).

[5]  La décision du juge de première instance fait l’objet du présent appel (2019 CCI 17). La seule question en litige était la juste valeur marchande des œuvres d’art achetées, puis données, le même jour ou peu après, par les demandeurs principaux au titre du programme de dons d’œuvres d’art, en application du paragraphe 118.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.)

[6]  Hormis M. Roher, tous les autres demandeurs principaux ont soit abandonné, soit réglé leur appel devant la CCI.

[7]  M. Roher interjette appel devant la Cour au motif que le juge de première instance a commis une erreur :

  • i) en excluant ses deux rapports d’expert ainsi que certains éléments de preuve documentaire (documents de travail) et

  • ii) en concluant que la valeur marchande des œuvres d’art données ne correspondait pas à la valeur au détail de chaque gravure donnée, et qu’il n’avait pas réussi à démolir les hypothèses du ministre.

I.  Contexte factuel

[8]  L’historique du contentieux lié à ce programme de dons d’œuvres d’art spécifique est long et complexe. Je n’ai pas l’intention d’entrer dans les détails – lesquels étaient parfaitement connus du juge de première instance – sauf pour dire ce qui suit. Bien que M. Roher ne soit devenu un demandeur principal qu’en 2013, il était représenté par quatre avocats issus de deux cabinets. Ces avocats participaient au contentieux depuis 2004. En fait, à l’origine, le procès devait commencer en septembre 2004 pour une durée de deux semaines. C’était plus de douze ans avant que le procès n’ait effectivement lieu.

[9]  Entre septembre 2004 et un moment donné en 2006, toutes les instances ont été mises en suspens à la demande des appelants, en attendant que soient rendus les jugements de notre Cour et de la Cour suprême, à savoir l’arrêt Canada (Procureur général) c. Nash, 2005 CAF 386 (sous la plume du juge Rothstein), demande d’autorisation de l’appel devant la CSC rejetée, dossier n31291 (20 avril 2006) [Nash], ainsi que l’arrêt Klotz c. Canada, 2005 CAF 158 (sous la plume du juge Sexton), demande d’autorisation de l’appel devant la CSC rejetée, dossier n30981 (20 avril 2006) [Klotz].

[10]  Les arrêts Nash et Klotz concernaient des [traduction] « stratagèmes relatifs aux dons d’œuvres d’art » (une expression employée par l’Agence du revenu du Canada dans son communiqué de presse du 15 novembre 2002, DA, page 1674) similaires, bien que non identiques. Dans les deux cas, l’intimée a eu gain de cause. Dans ces arrêts, la Cour a conclu que la valeur au détail de chaque gravure achetée, puis donnée par chaque contribuable en lots ne représentait pas la valeur appropriée des dons.

[11]  En s’appuyant sur les arrêts Nash et Klotz, le demandeur principal aurait dû savoir ce que les appelants devaient prouver et que leur cause serait difficile à plaider.

[12]  Au moment de l’instruction, plusieurs années après le prononcé des arrêts Nash et Klotz, les appelants ont tenté de produire des rapports d’expert préparés par deux évaluateurs d’objets d’art, Mme Edith Yeomans et M. Charles Rosoff.

[13]  Contrairement à ce qu’il en était dans le procès dans l’affaire Nash, par exemple, il s’agissait des seuls rapports d’expert signifiés par les appelants. Mme Yeomans et M. Rosoff avaient tous deux participé directement au programme de dons d’œuvres d’art depuis plusieurs années. Plus précisément, ils ont été recrutés par les promoteurs du programme afin d’évaluer chaque gravure devant être utilisée au titre du programme de dons. Ces évaluations faisaient partie intégrante du service fourni par les promoteurs (Motifs, au para 24). Dès le début du procès, l’intimée s’est opposée à ces rapports d’experts.

[14]  Le 21 octobre 2016, le juge de première instance a décidé que le rapport d’expert de M. Rosoff ne pouvait pas être accepté parce qu’il ne remplissait pas les exigences impératives de l’article 145 des Règles de la CCI (procédure générale), DORS/90-688a (les Règles). M. Rosoff n’avait pas inclus les documents et autres supports sur lesquels il avait basé son opinion (Transcription, volume 2, DA, pages 201 à 202).

[15]  En ce qui concerne Mme Yeomans, le juge de première instance a déterminé qu’elle ne remplissait pas le critère d’impartialité, d’objectivité et d’indépendance fixé dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 [arrêt White Burgess]. Le juge de première instance a examiné son projet de rapport, il a entendu son témoignage au cours d’un voir dire et il a déterminé que Mme Yeomans avait un intérêt personnel en jeu. Le projet de rapport de Mme Yeomans exprimait une opinion quant à la validité des évaluations qu’elle a elle-même fournies au titre du programme. En résumé, elle a essentiellement proposé de formuler un avis d’expert sur ses propres opinions professionnelles. Si son rapport présenté à la Cour avait contredit ses évaluations précédentes, et même s’il ne les avait pas contredites et que la Cour avait rejeté ses évaluations datant de l’époque des faits, la capacité de Mme Yeomans à se présenter comme une experte en art aurait pu être sérieusement compromise. Par conséquent, le juge de première instance a conclu que le cas était clair; Mme Yeomans serait clairement inapte à s’acquitter de son obligation envers la Cour avec objectivité, impartialité et indépendance (Transcription, volume 7, DA, page 969 et Motifs, au para 66).

[16]  Après avoir statué sur l’admissibilité de ces rapports, le juge de première instance a donné du temps aux appelants afin qu’ils envisagent comment ils souhaitaient procéder. Ils ont choisi de déposer une requête en vue d’obtenir une décision préliminaire quant à la possibilité pour Mme Yeomans, et subséquemment pour M. Rosoff, de témoigner en qualité d’experts participants. Il ressort de leurs observations orales faites le premier jour du procès qu’il s’agissait d’une solution de rechange dont les appelants avaient déjà connaissance (Transcription, volume 1, DA, page 154, lignes 17 à 20). Le juge de première instance a accueilli leur requête (Kaul c. La Reine, 2017 CCI 55, au para 26 [Motifs sur les experts participants] et Transcription, volume 10, DA, page 1294).

[17]  Cela signifiait que tant Mme Yeomans que M. Rosoff pouvaient témoigner eu égard à leurs observations et à leur participation aux événements sous-jacents, et eu égard aux opinions qu’ils avaient exprimées pendant la période pertinente sur la base de leurs compétences, connaissances, formations et expériences habituelles (Motifs sur les experts participants, au para 29, Motifs, aux paras 4 et 5).

[18]  Cela dit, dans ses Motifs sur les experts participants, en réponse aux préoccupations soulevées par les intimés, le juge de première instance a déclaré ce qui suit au paragraphe 64 :

En l'espèce, le témoignage d'opinion de l'évaluatrice se limiterait au contenu des rapports d'évaluation, communiqués depuis longtemps à l'intimée. Par conséquent, les inquiétudes de l'intimée concernant la communication des opinions initiales sont certainement plus théoriques que réelles. Cependant, si les appelants n'ont pas produit dans leur liste de documents les pièces sur lesquelles l'évaluatrice s'est fondée en préparant son rapport, comme les factures et les ouvrages spécialisés, et si l'intimée n'a pas eu la possibilité de poser de questions à leur sujet lors de l'interrogatoire préalable, l'équité procédurale exige que ces documents ne soient pas admis pour la seule raison que les rapports d'évaluation sont admis.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  Enfin, concernant les décisions relatives à la preuve en question, le 8 décembre 2017, le juge de première instance a exclu seize volumes de documents de travail que les appelants avaient tenté d’utiliser en tant que pièces en preuve à l’interrogatoire principal de Mme Yeomans (Motifs, au para 36 et Transcription, volume 9, DA, page 1127). Ces documents, qui datent de 1998 à 2003, n’avaient jamais été inclus dans la liste des documents des appelants (article 89 et ordonnance du juge en chef Rossiter du 1er juin 2015, [DA, pages 15061 à 15067]). Et ce, même après que les appelants ont été informés, au paragraphe 64 des Motifs sur les experts participants, que, dans la mesure où ces documents n’étaient pas inclus dans la liste des documents et qu’ils n’avaient pas fait l’objet d’un interrogatoire préalable, ils ne pourraient pas être utilisés au procès par les appelants. En aucun moment entre la date à laquelle ont été rendus les Motifs sur les experts participants, le 20 avril 2017, et le mois de décembre 2017, les appelants n’ont informé l’intimée de leur intention de produire des documents de travail en tant que pièces en preuve au procès. Ils n’ont pas non plus avisé l’intimée qu’ils estimaient que celle‑ci avait renoncé à son droit à un interrogatoire préalable à l'égard de ces documents.

[20]  Il convient de noter que, durant l’interrogatoire préalable, l’intimée a demandé la production de tous les documents de travail de Mme Yeomans et de M. Rosoff en lien avec leurs rapports d’évaluation. Tous les demandeurs principaux ont refusé de communiquer ces documents. M. Roher a refusé de les fournir parce qu’il les jugeait non pertinents pour l’appel. Tous les autres demandeurs principaux ont refusé en raison de leur privilège relatif au contentieux. Je souligne aussi que, aux termes de l’article 89 des Règles, les documents de travail, s’ils avaient été obtenus autrement par l’intimée, n’auraient pu être utilisés que lors d’un contre-interrogatoire. Enfin, l’article 96 des Règles dispose que l’autorisation de la CCI est nécessaire pour présenter en preuve un renseignement qu’une personne refuse de communiquer pendant l’interrogatoire préalable en réponse à une question légitime ou parce qu’elle prétend que le renseignement est privilégié. Cette autorisation n’est pas nécessaire si les renseignements sont malgré tout fournis dans les dix jours à compter de l’inscription de l’instance pour audition.

[21]  Le 18 janvier 2019, le juge de première instance a rendu sa décision rejetant l’appel. Comme il a été indiqué, le juge de première instance a rejeté les arguments de M. Roher selon lesquels Nash et Klotz devraient être distingués. Il a établi que les éléments de preuve montrant que les gravures en question devaient être évaluées en groupe et non par gravure étaient particulièrement convaincants (Motifs, aux para 70-71). Il a également établi que les évaluations faites par Mme Yeomans et M. Rosoff n’étaient pas particulièrement crédibles et, par conséquent, il a accordé peu de poids à l’ensemble de leurs témoignages (Motifs, aux para 79-93). Enfin, il a conclu que « [l]es renseignements obtenus par l’intimée en contre-interrogatoire de témoins comme M. Sloan, M. Pearlman ou Mme Cornell, et par des documents transactionnels et autres, indiquent que la juste valeur marchande des œuvres ne s’approchait pas du tout de celle qui a été présentée par les appelants » (Motifs, au para 95). Ainsi, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve, il a conclu que M. Roher ne s’était pas acquitté du fardeau de détruire les hypothèses sur lesquelles s’appuyait l’intimée.

II.  Analyse

[22]  J’examinerai dans un premier temps les décisions relatives aux éléments de preuve que M. Roher conteste avant de traiter les dernières conclusions quant à la juste valeur marchande des œuvres d’art données. Eu égard à toutes les questions dont nous avons été saisis, les parties conviennent que M. Roher doit établir que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante. J’en conviens également. La détermination de la valeur de marchande du bien en question est une question de fait ou, au mieux, une question de fait et de droit essentiellement fondée sur les faits. Aucune erreur de droit isolable n’a été portée à notre connaissance concernant cette question ou les décisions relatives aux éléments de preuve.

A.  Les rapports d’expert de Mme Yeomans et de M. Rosoff

[23]  M. Roher soutient que le juge de première instance a commis une erreur en refusant d’habiliter Mme Yeomans en tant qu’experte indépendante. Il affirme que, dans l’arrêt White Burgess, la Cour suprême du Canada a restreint la règle d’exclusion des experts aux cas les plus clairs et qu’une simple relation d’emploi ne prive pas un expert de son impartialité et de son indépendance. M. Roher souligne que Mme Yeomans a fait preuve d’honnêteté quant à sa participation au programme de dons d’œuvres d’art durant le contre-interrogatoire lors du voir dire visant à l’habiliter comme experte. M. Roher soutient que le juge de première instance n’aurait pas dû exclure le rapport de Mme Yeomans sans que l’intimée lui demande directement si elle pouvait faire preuve d’impartialité et d’indépendance en l’espèce. Je ne suis pas d’accord.

[24]  Il ne s’agit pas d’un simple cas de relation d’emploi. Le juge de première instance a compris parfaitement les principes énoncés dans l’arrêt White Burgess (Transcription, volume 7, DA, page 964). Il a conclu qu’il s’agissait clairement d’un cas où il devait exercer son pouvoir discrétionnaire. C’est le juge des faits qui joue le rôle de gardien en la matière, pas les experts.

[25]  Je ne suis pas persuadée que le juge de première instance ait mal interprété les faits lorsqu’il a relevé ce qui suit :

[traduction]

[...] Concernant le rapport de l’experte auprès de la Cour, portant sur ses éléments de preuve, il est essentiellement identique à son rapport simplifié, un peu étoffé et étayé quant au marché pertinent utilisé pour déterminer la juste valeur marchande, et avec plus de recherches sur la valeur actuelle des œuvres d’art en question. (Transcription, volume 7, DA, page 965, lignes 20-25).

[Non souligné dans l’original.]

[26]  Il était clairement loisible au juge de première instance de conclure comme il l’a fait à la lumière des faits qui lui ont été présentés.

[27]  J’en viens maintenant au rapport de M. Rosoff. Le juge de première instance a exclu le rapport de M. Rosoff parce qu’il ne respectait pas l’article 145 des Règles. Toutefois, avant d’examiner le raisonnement du juge de première instance, je relève que, même si ce rapport avait été conforme à l’article 145 des Règles, ou si le juge de première instance avait été disposé à faire fi du manquement de M. Rosoff à cet égard, M. Rosoff aurait probablement malgré tout eu à faire face à la question qui a conduit le juge de première instance à écarter le rapport de Mme Yeomans. Ainsi, même si M. Roher m’avait persuadée que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste en excluant le rapport de M. Rosoff en vertu de l’article 145 des Règles, il est peu probable que je puisse conclure qu’il s’agissait d’une erreur dominante. En vérité, les raisons expliquant pourquoi ce rapport n’aurait pas dû lui aussi être exclu en fonction du seuil fixé dans l’arrêt White Burgess ne sont pas claires.

[28]  En ce qui concerne l’article 145 des Règles, M. Roher soutient que le juge de première instance aurait dû ajourner le procès afin de permettre à M. Rosoff de corriger son erreur et de se conformer à l’article 145 des Règles. M. Roher soutient que l’exclusion du rapport de M. Rosoff lui porterait bien plus préjudice que l’ajournement du procès ne porterait préjudice à l’intimée. Subsidiairement, M. Roher fait valoir que le juge de première instance aurait dû accepter la partie du rapport qui ne reposait pas sur des documents justificatifs.

[29]  Selon ce que je comprends, M. Roher présente un argument similaire concernant les articles 7, 8, 89 et 96 des Règles. Le juge de première instance aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Roher, malgré le manquement aux Règles par M. Roher, parce que la décision de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur allait causer un grave préjudice à M. Roher. Je rejette cette idée, car aucun de ces arguments ne justifie une intervention de la part de notre Cour.

[30]  Les tribunaux d’appel doivent faire preuve de retenue envers les juridictions inférieures en ce qui concerne l’habilitation des experts ou l’admission de tout élément de preuve. En l’absence d’erreurs de droit, la décision d’exclure des éléments de preuve dépend de l’affaire et des faits. Il était clairement loisible au juge de première instance de conclure qu’un ajournement de l’affaire aurait été préjudiciable à l’administration de la justice. Je ne suis par ailleurs pas convaincue que l’exclusion du rapport de M. Rosoff ait causé un grave préjudice à M. Roher. Le rapport de M. Rosoff était essentiellement semblable à ses rapports d’évaluation, qui ont été versés en preuve.

[31]  M. Roher a fait fi des Règles relatives aux experts et d’une ordonnance de la Cour. Le contentieux durait depuis plusieurs années. M. Roher avait eu suffisamment de temps pour comprendre les problèmes, définir une stratégie pour établir le bien-fondé de son affaire, recueillir ses éléments de preuve et les communiquer à la partie adverse (Transcription, volume 2, DA, pages 207-208). Le juge de première instance a conclu que, en l’espèce, autoriser de nouveaux ajournements irait à l’encontre de l’objectif même des Règles relatives aux éléments de preuve d’un expert, et générerait du retard et des frais. M. Roher ne peut pas simplement se fonder sur un préjudice découlant de sa propre conduite. Dans ces circonstances particulières, je suis d’accord avec le juge de première instance que cela aurait miné l’esprit et l’objectif des Règles.

[32]  M. Roher soutient également que les témoignages de M. Rosoff et de Mme Yeomans en tant qu’experts participants étaient insuffisants et trop tardifs. Je ne suis pas d’accord. Après le rejet des rapports d’expert de M. Rosoff et de Mme Yeomans, le juge de première instance a donné du temps à M. Roher pour qu’il établisse sa stratégie. Il a cherché à inclure M. Rosoff et Mme Yeomans en qualité d’experts participants.

[33]  En outre, Mme Yeomans, en tant qu’experte participante, pouvait parfaitement exposer son opinion sur la valeur des œuvres d’art pendant la période pertinente, ainsi que la raison pour laquelle elle considérait le marché de la vente au détail comme étant le marché qui convenait dans ces circonstances. C’est exactement ce qui fait l’objet de la discussion dans les rapports d’évaluation qu’elle a émis pour les promoteurs du programme de don d’œuvres d’art. L’affirmation de M. Roher, selon laquelle elle aurait été à même d’en dire plus sur ce qu’il appelle le [traduction] « marché du don », n’est pas concluante. Il n’a pas fait référence à une partie spécifique du témoignage de Mme Yeomans, bien que l’intimée ait déclaré que Mme Yeomans était autorisée à témoigner sur la raison pour laquelle elle pensait que le marché de la vente au détail était le marché qui convenait dans les circonstances.

[34]  Comme l’a récemment rappelé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, au para 33, une erreur manifeste et dominante est une erreur qui est déterminante pour l’issue de l’affaire. Celle-ci « tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil. » Je ne constate pas dans les conclusions du juge de première instance sur ces questions une erreur de ce type qui justifierait l’intervention de notre Cour.

B.  L’exclusion des documents de travail

[35]  M. Roher soutient par ailleurs que le juge de première instance a commis une erreur en excluant 16 volumes de documents de travail que M. Roher souhaitait soumettre quand Mme Yeomans a témoigné en qualité d’experte participante.

[36]  Comme je l’ai déjà mentionné, M. Roher a refusé de produire ces documents au cours de l’interrogatoire préalable. Par la suite, il ne les a pas inclus dans la liste des documents. Il avait été expressément informé que l’intimée s’opposerait à ce qu’il présente ces documents. Mais M. Roher n’a rien fait pour obtenir le consentement de l’intimée ou une autorisation de la Cour avant d’essayer de les présenter en preuve. (Voir le para 17, précité, citant les Motifs sur les experts participants, au para 64).

[37]  M. Roher fait valoir qu’il a communiqué les documents à l’intimée le 14 octobre 2016. Ayant pris plusieurs mesures au cours de l’instance depuis lors, l’intimée ne pouvait plus présenter une opposition à leur présentation en preuve. M. Roher estimait que les manquements susmentionnés lui étant imputables constituaient une irrégularité que le juge de première instance aurait dû tolérer, compte tenu du préjudice que M. Roher pouvait subir en cas d’exclusion de ces documents.

[38]  Il est important de souligner que ce n’est pas de son propre gré que M. Roher a communiqué les documents à l’intimé. Il a obtempéré à un subpœna délivré sans l’autorisation de la Cour (Transcription de l’instance du 31 janvier 2017, DA, page 1039).

[39]  M. Roher soutient en outre que l’erreur du juge de première instance est dominante parce que les documents auraient étayé le témoignage, et donc la crédibilité, de ses experts participants. Au paragraphe 73 de son mémoire, M. Roher indique [traduction] « si le [juge de première instance] avait examiné les reçus de vente contenus dans le dossier de travail, il aurait pu arriver à une conclusion différente » [non souligné dans l’original]. À l’audience, M. Roher a ajouté que cela lui aurait permis de détruire les hypothèses du ministre.

[40]  L’intimée, à l’inverse, a soutenu que, même si cette erreur était manifeste comme l’a soutenu M. Roher (ce dont je ne suis pas persuadée), elle n’était pas dominante. L’intimée raisonne comme suit :

  1. Le juge de première instance savait bien que Mme Yeomans disposait de factures pour la vente des gravures individuelles établies par des galeries, y compris la Roe Gallery, comme cela était clairement mentionné dans ses évaluations.

  2. Le juge de première instance a décelé de nombreuses lacunes dans la méthodologie du rapport d’évaluation soumis par les experts participants. Ces lacunes n’avaient pas de lien avec l’existence de factures pour la vente au détail des œuvres individuelles (Motifs, aux paras 79 à 93).

  3. Plus important encore, le juge de première instance a conclu que les éléments de preuve étaient particulièrement convaincants en ce qui concerne l’argument que les œuvres en question devaient être évaluées en groupes plutôt qu’à la pièce (Motifs, aux para 70-71). Il n’existait aucun motif justifiant de faire une distinction entre l’affaire en l’espèce et les arrêts Nash et Klotz quant aux actifs à évaluer.

[41]  Après avoir soigneusement examiné les différents passages des Motifs soulignés par le nouvel avocat de M. Roher et les avoir étudiés dans ce contexte, j’estime que M. Roher ne s’est pas acquitté de son obligation d’établir que cette erreur était déterminante. À la lecture des Motifs dans leur ensemble, il s’agit d’une simple possibilité.

C.  Le juge de première instance a-t-il commis une erreur dans ses conclusions concernant la juste valeur marchande des œuvres d’art données par M. Roher?

[42]  Dans son mémoire, M. Roher a décrit la question comme suit [traduction] : « Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en concluant que le marché des donateurs et le marché de vente en gros de M. Sloan étaient identiques? »

[43]  J’ai reformulé la question en tenant compte du fait que, selon une interprétation correcte de la décision, le juge de première instance n’avait jamais conclu que le marché des donateurs était identique au marché de vente en gros de M. Sloan. Il a simplement conclu d’après les éléments de preuve qui lui ont été présentés – y compris les renseignements que l’intimée a extraits du contre-interrogatoire des témoins (dont MM. Sloan et Pearlman) ainsi que de toute la documentation produite – que la juste valeur marchande des œuvres d’art n’était pas la juste valeur marchande présentée par les appelants.

[44]  Le juge de première instance n’a pas conclu que les valeurs marchandes déclarées sur lesquelles le ministre s’était fondé étaient adéquates. Il s’est contenté d’affirmer que M. Roher ne s’était pas acquitté de son obligation de détruire les hypothèses pertinentes sur lesquelles le ministre s’était fondé.

[45]  M. Roher nous demande essentiellement de réévaluer les éléments de preuve en nous fondant, entre autres, sur des « brins » de témoignages rendus par MM. Sloan et Pearlman. Ce n’est pas là le rôle d’une cour d’appel. Je ne suis pas convaincue que le juge de première instance ait commis une erreur en évaluant les éléments de preuve dans leur ensemble.

III.  Conclusion

[46]  M. Roher ne m’a pas convaincue que le juge de première instance ait commis une erreur manifeste et dominante. L’appel doit être rejeté avec dépens fixés à 5 500 $, tout compris, sur accord entre les parties.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-73-19

 

INTITULÉ :

IAN N. ROHER c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 décembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Nicolas M. Rouleau

Daniel Ciarabellini

 

Pour l’appelant

 

Jenna Clark

Erin Strashin

Isida Ranxi

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nicolas M. Rouleau, Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimée

 

 

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