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Date : 20200204


Dossier : A-242-19

Référence : 2020 CAF 36

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

LABRADOR-ISLAND LINK GENERAL PARTNER CORPORATION, FAISANT OFFICE DE COMMANDITÉE DE LABRADOR-ISLAND LINK LIMITED PARTNERSHIP

et

LABRADOR-ISLAND LINK LIMITED PARTNERSHIP

appelantes

et

PANALPINA INC.

et

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC.

et

LOGISTEC STEVEDORING INC.

intimées

Audience tenue à Montréal (Québec), le 16 décembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 février 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20200204


Dossier : A-242-19

Référence : 2020 CAF 36

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

LABRADOR-ISLAND LINK GENERAL PARTNER CORPORATION, FAISANT OFFICE DE COMMANDITÉE DE LABRADOR-ISLAND LINK LIMITED PARTNERSHIP

et

LABRADOR-ISLAND LINK LIMITED PARTNERSHIP

appelantes

et

PANALPINA INC.

et

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC.

et

LOGISTEC STEVEDORING INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE RIVOALEN

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’un appel du jugement du juge Roger Lafrenière de la Cour fédérale (le juge) rendu le 24 mai 2019 (2019 CF 740), faisant droit aux requêtes en jugement sommaire des intimées et rejetant l’action des appelantes au motif qu’elle était prescrite. Les appelantes contestent les conclusions du juge concernant les modalités contractuelles qui, selon elles, s’appliquent aux ententes entre les parties. Les appelantes prétendent également que le juge a commis une erreur en concluant que les intimées n’ont pas consenti à une prorogation du délai pour introduire l’action et qu’elles n’étaient pas précluses d’invoquer le délai de prescription plus court.

[2]  Bien que le présent appel fasse intervenir certains aspects du droit maritime, il repose essentiellement sur les principes du droit des contrats. Le litige qui nous occupe vise l’interprétation contractuelle appliquée à un contexte factuel distinct. Les faits ne sont pas contestés, et le juge les a résumés aux paragraphes 3 à 10 et 17 à 47 de ses motifs. Le litige, et le cœur du présent appel, réside dans l’application des contrats invoqués par les parties, à savoir à qui ces contrats s’appliquent et dans quelle mesure ils s’appliquent. Puisqu’il s’agit d’un exercice de nature contractuelle, je décrirai brièvement les parties et les liens contractuels qui les unissent.

II.  Résumé des faits

[3]  Le 3 octobre 2013, Nalcor Energy (Nalcor) a conclu une entente avec Panalpina Inc. (Panalpina), l’une des intimées dans le présent appel. Cette entente est décrite comme étant une entente de services de transport de fret (ESTF) dans le cadre d’un projet de développement hydroélectrique du cours inférieur du fleuve Churchill, au Labrador. Nalcor a conclu une entente avec Panalpina pour la prestation de services de transport de fret dans le cadre de ce projet, ce qui comprend le transport intérieur et international de matériaux et d’équipements vers l’emplacement du projet du cours inférieur du fleuve Churchill.

[4]  Aux termes de l’ESTF, Panalpina devait organiser et répartir les matériaux et l’équipement, en faire la collecte et en effectuer la manutention portuaire et aux quais, depuis le lieu d’expédition jusqu’aux destinations indiquées par Nalcor. Panalpina était encouragée à communiquer avec d’autres entrepreneurs et fournisseurs pour la soutenir dans ses besoins en matière de transport. Elle devait également engager du personnel et ouvrir un bureau à Saint John’s (Terre-Neuve-et-Labrador) pour gérer et coordonner les services de transport de fret.

[5]  Les appelantes sont des filiales de Nalcor. Elles ne sont pas parties à l’ESTF. Toutefois, par souci de commodité tout au long des présents motifs, je désignerai Nalcor, agissant seule ou collectivement avec les appelantes, comme étant « Nalcor » sauf lorsque la désignation précise des appelantes, distinctes de Nalcor, serait nécessaire à la compréhension de l’analyse.

[6]  Comme le prévoyait l’ESTF, Panalpina a sollicité des propositions de prix pour Nalcor et a suggéré plusieurs transporteurs et services d’acconage pour chaque expédition de matériaux consacrés au projet. Nalcor a approuvé les prix proposés par Logistec Stevedoring Inc. (Logistec) pour ses services d’acconage et ceux de Desgagnés Transarctik Inc. (Desgagnés) pour ses services de transporteurs, qui sont les deux autres intimées dans le présent appel. Desgagnés a exécuté ses services de transporteur aux termes de ses contrats avec Panalpina, alors que Logistec a exécuté ses services d’acconage conformément aux contrats conclus avec Panalpina et Desgagnés.

[7]  À la conclusion de chaque envoi, Panalpina envoyait ses factures à Nalcor pour paiement des services rendus, conformément au paragraphe 11.4 de l’ESTF.

[8]  En aucun temps Nalcor n’a conclu d’entente contractuelle avec Logistec et Desgagnés.

[9]  Nalcor a acheté pour le projet les matériaux et les équipements nécessaires en fonction de divers scénarios d’approvisionnement décrits dans le cahier des charges joint à l’ESTF. Plus précisément, Nalcor a demandé le transport de câbles conducteurs en aluminium renforcés d’acier sur bobines pesant des milliers de tonnes métriques qu’elle avait achetés pour le projet hydroélectrique. Panalpina était responsable des centaines d’envois nécessaires pour ces matériaux à destination de l’emplacement du projet. À l’arrivée de deux de ces envois, soit le 2 juin 2015 et le 2 novembre 2015, Nalcor a constaté que les matériaux étaient endommagés. Le 9 septembre 2015 et le 2 novembre 2015, Nalcor a avisé Panalpina qu’elle présenterait une demande en dommages‑intérêts pour ces deux envois.

[10]  Les deux envois visés étaient respectivement le 299e et le 459e envoi organisé à la demande de Nalcor, et ces envois ont respecté la même séquence d’événements, soit: l’émission de propositions de prix par Panalpina, l’acceptation par Nalcor et l’envoi de la facture de Panalpina à Nalcor pour le paiement de ses services.

[11]  Le 29 mai 2017, les appelantes ont intenté une action en dommage-intérêts de plus de 3 700 000 $ contre les intimées. Les intimées ont chacune déposé une requête pour jugement sommaire demandant à la Cour fédérale de rejeter l’action au motif qu’elle était prescrite.

[12]  Trois délais de prescription peuvent potentiellement être soulevés dans le présent contexte factuel. Le premier est un délai de prescription de neuf mois prévu dans les Conditions générales de l’Association des transitaires internationaux canadiens (ATIC). Chaque proposition de prix et chaque facture envoyée par Panalpina mentionnait les Conditions générales de l’ATIC (DA, volume IV, onglet 68, et volume V, onglet 76).

[13]  Le second délai de prescription est le délai de un an prévu par la Convention internationale pour l’unification de certaines règles en matière de connaissement, mieux connue sous le nom de Règles de La Haye, comme elle est incorporée par renvoi aux connaissements maritimes produits par Desgagnés (DA, volume IV, onglet 85).

[14]  Le troisième délai de prescription est un délai de deux ans. Les appelantes se fondent sur ce délai de prescription et font valoir que l’ESTF doit prévaloir dans cet ensemble donné de circonstances. L’ESTF ne mentionne pas expressément ce délai de prescription, mais les appelantes invoquent le paragraphe 1.9 de l’ESTF, qui prévoit que l’entente doit être interprétée conformément aux lois de Terre-Neuve-et-Labrador qui, à cette époque, prévoyaient un délai de prescription de deux ans pour les recours contractuels (DA, volume I, onglet 16, aux pages 114 et 118).

[15]  Le juge de première instance a conclu que le délai de prescription de neuf mois établi dans les Conditions générales de l’ATIC s’appliquait aux faits de l’espèce et que l’action était donc prescrite. Le juge a accueilli les requêtes pour jugement sommaire avec dépens, et avec doubles dépens pour l’une des intimées, contre les appelantes.

[16]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais cet appel avec dépens.

III.  Norme de contrôle

[17]  La norme de contrôle qui doit s’appliquer à l’examen des conclusions du juge était contestée. Les appelantes font valoir que la Cour doit appliquer la norme de la décision correcte, puisque les Conditions générales de l’ATIC en l’espèce constituent un contrat type et que leur interprétation est donc une question de droit (Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23, au paragraphe 46 [Ledcor]. Elles affirment également que le juge a commis une erreur de droit en n’appliquant pas le « critère juridique » établi dans la décision Locher Evers International c. Canada Garlic Distribution Inc., 2008 CF 319, 165 A.C.W.S. (3d) 7 [Locher Evers] et omettant d’appliquer la règle contra proferentem pour interpréter les modalités de l’ESTF à l’encontre des intimées (Ledcor, au paragraphe 51).

[18]  Puisque, selon les appelantes, la norme à appliquer est celle de la décision correcte, celles-ci n’ont relevé aucune erreur manifeste et dominante du juge dans son exercice de recherche des faits ou dans son application du droit à ces faits.

[19]  La norme de contrôle qui s’applique est énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. La norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit (Housen, au paragraphe 8), mais les conclusions de fait ou les questions de droit et de fait ne sont susceptibles de révision que lorsque le tribunal de première instance a commis une erreur manifeste et dominante (Housen, aux paragraphes 10 et 36).

[20]  Généralement, l’interprétation et la qualification des contrats sont considérées comme étant des questions mixtes de fait et de droit (Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46, [2018] 3 R.C.S. 101, au paragraphe 49; Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, [2017] 2 R.C.S. 59, aux paragraphes 41 et 42; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, au paragraphe 50 [Sattva].

[21]  Je conviens que l’arrêt Sattva ne doit pas être interprété comme prescrivant que l’interprétation d’un contrat est toujours une question mixte de fait et de droit et qu’il faut toujours faire montre de déférence envers cette interprétation en appel. Comme la Cour suprême du Canada le rappelle au paragraphe 46 de l’arrêt Ledcor, si l’appel porte sur l’interprétation d’un contrat type, que l’interprétation en litige a valeur de précédent et que l’exercice d’interprétation ne repose sur aucun contexte factuel significatif qui est propre aux parties concernées, il est plus juste de dire que cette interprétation constitue une question de droit assujettie à un contrôle selon la norme de la décision correcte.

[22]  Dans l’arrêt Ledcor, le contrat en litige était un contrat type d’une police d’assurance chantier. Toutefois, contrairement à l’arrêt Ledcor, je suis d’avis qu’on ne peut conclure que le contrat en l’espèce est un contrat type dont l’interprétation en litige a valeur de précédent. En l’espèce, toutes les parties et Nalcor, qui n’est pas une partie, mais plutôt la propriétaire des matériaux, sont des entités morales d’expérience, participant à la construction d’un projet hydroélectrique valant plusieurs milliards de dollars. L’ESTF a été négociée et rédigée avec l’appui d’avocats. Les autres contrats et modalités décrits au paragraphe  [6] précédent ne peuvent être décrits comme constituant un contrat type dont l’interprétation en l’espèce a valeur de précédent. Élément important à noter, le contexte factuel en l’espèce est utile à l’interprétation. Je suis d’avis que les questions soulevées en l’espèce sont des questions mixtes de fait et de droit et que, par conséquent, la norme de contrôle que la Cour doit appliquer est celle de savoir si le juge a commis une erreur manifeste et dominante, à moins qu’il y ait une question de droit isolable, auquel cas, la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Housen).

IV.  Questions en litige et analyse

[23]  Les appelantes allèguent que le juge a commis quatre erreurs :

  1. Le juge a commis une erreur en déclarant que les Conditions générales de l’ATIC s’appliquaient aux parties;
  2. Le juge a commis une erreur en déclarant que les intimées n’ont pas consenti à une prorogation du délai et qu’elles n’étaient pas précluses d’invoquer les Conditions générales de l’ATIC ou les conditions du connaissement;
  3. Le juge a commis une erreur en déterminant que les conditions du connaissement maritime s’appliquaient et que les trois intimées pouvaient en bénéficier;
  4. Le juge a commis une erreur en déterminant que Desgagnés avait droit à de doubles dépens.

A.  Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant que les Conditions générales de l’ATIC s’appliquaient aux parties?

[24]  Les appelantes font valoir trois principaux arguments pour ce premier motif d’appel. Premièrement, elles soutiennent que Nalcor n’a jamais consenti aux Conditions générales de l’ATIC. Elles affirment qu’il est difficile de déterminer comment les Conditions générales de l’ATIC pourraient s’appliquer et qu’elles devraient uniquement s’appliquer aux « tarifs » (mémoire des faits et du droit des appelantes, aux paragraphes 29 à 35).

[25]  Deuxièmement, elles affirment que les modalités de l’ESTF s’appliquent aux envois individuels de matériaux (mémoire des faits et du droit des appelantes, aux paragraphes 7 à 21). Par conséquent, le délai de prescription de deux ans devrait s’appliquer.

[26]  Troisièmement, les appelantes font valoir que le juge a commis une erreur de droit concernant les principes de l’interprétation contractuelle, soit à l’égard de la règle contra proferentem et de son application de la décision Locher Evers (Locher Evers, au paragraphe 12).

[27]  Pour avoir gain de cause par rapport à ces deux derniers arguments, les appelantes doivent démontrer que le juge a commis une erreur manifeste et dominante, ce qu’elles n’ont pas fait, comme je l’expliquerai ci-après.

[28]  Tout d’abord, relativement au premier argument, les appelantes soutiennent que les documents des parties ne renfermaient que quelques renvois obscurs aux Conditions générales de l’ATIC et que le personnel approprié de Nalcor ne les a jamais vues et n’y a jamais consenti.

[29]  Sur la question de l’intégration des Conditions générales de l’ATIC, le juge a établi que les appelantes avaient eu connaissance des Conditions générales puisque chaque proposition de prix et chaque facture de Panalpina transmise aux appelantes mentionnaient les Conditions générales de l’ATIC. Il a également conclu que la preuve démontrait que Panalpina avait porté les Conditions générales à l’attention des appelantes, dans les propositions de prix de Panalpina, par exemple (motifs, au paragraphe 60). Il fait remarquer que les appelantes sont des expéditrices averties ayant une connaissance et une expérience appréciables du rôle et des modalités d’affaires des divers intervenants de l’industrie du transport maritime (motifs, au paragraphe 58). Le juge a également tiré une inférence défavorable à l’encontre des appelantes en raison de leur décision de ne pas faire témoigner M. Caporiccio, l’employé de Nalcor qui était le principal interlocuteur dans les rapports avec Panalpina. Les appelantes se sont plutôt fondées sur la « connaissance indirecte » d’un autre témoin, M. Hussey, qui a admis ne pas avoir porté attention aux conditions imprimées sur les documents pertinents qu’il devait signer (motifs, aux paragraphes 63 à 65).

[30]  Le juge a conclu que les appelantes ont pris acte des Conditions générales, ou qu’elles ont été négligentes en n’examinant pas adéquatement les contrats qui leur étaient présentés (motifs, au paragraphe 66).

[31]  Le juge a donc conclu que les Conditions générales de l’ATIC s’appliquaient aux deux envois en question et que les actions étaient prescrites.

[32]  Il était loisible au juge, en fonction du dossier de preuve qui lui a été présenté, de conclure que les Conditions générales de l’ATIC s’appliquaient, et il n’a commis aucune erreur susceptible de révision en parvenant à cette conclusion. Les appelantes ont pris acte des Conditions générales de l’ATIC des centaines de fois par l’intermédiaire des propositions de prix et des factures fournies pour chaque envoi. Comme il l’a été mentionné au paragraphe  [10] des présentes, les deux envois visés étaient respectivement le 299e et le 459e envoi organisé à la demande de Nalcor, tous ces transports ayant respecté la même séquence d’événements, soit la proposition de prix par Panalpina, l’acceptation par Nalcor et l’envoi de la facture de Panalpina à Nalcor pour le paiement de ses services.

[33]  Examinons maintenant le second argument. Les appelantes soulèvent plusieurs éléments pour justifier que l’ESTF s’appliquait aux envois et avait préséance sur les Conditions générales de l’ATIC. Elles renvoient plus particulièrement la Cour aux clauses particulières de l’ESTF au soutien de leurs arguments. L’article 1.9 de l’ESTF confirme qu’elle doit être interprétée conformément au droit applicable de la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Par conséquent, le délai de prescription de deux ans s’applique (mémoire des faits et du droit des appelantes, au paragraphe 24). L’article 28 de l’ESTF intitulé [traduction] « Intégralité de l’entente » prévoit que l’ESTF ne peut être modifiée que conformément à cette disposition.

[34]  Sur la question des modalités de l’ESTF, le juge a conclu que Panalpina agissait comme entrepreneur principal de Nalcor relativement aux envois du mois de mai et d’octobre 2015, indiquant plusieurs éléments de fait au soutien de cette conclusion (motifs, au paragraphe 53). Il a déterminé que l’ESTF ne visait pas chaque envoi individuel : « [l’]ESTF ne fait aucune mention de ce transport [de bobines de câbles conducteurs]. Elle n’énonce aucune modalité importante relativement à ce dernier. En fait, il était clairement prévu par les parties à l’ESTF que les modalités propres à chaque envoi seraient établies par la suite au moyen de documents contractuels distincts. » (motifs, au paragraphe 67). Le juge a conclu que M. Hussey, le témoin des appelantes, avait admis que les modalités propres à chaque envoi seraient énoncées dans des contrats relatifs à ce transport (motifs, aux paragraphes 68 à 70). Le juge a également estimé que l’ESTF ne mentionnait pas précisément un délai de prescription, et que rien dans la preuve n’indiquait que les parties avaient examiné cette question pendant les négociations; il a déclaré que le choix de la clause juridique de l’ESTF se limitait aux questions d’interprétation et de litiges découlant de l’ESTF en tant que telle. Les parties étaient donc libres de mettre de l’avant des modalités qui abordaient directement la question de la prescription (motifs, paragraphes 71 et 72).

[35]  Je n’admets pas l’hypothèse que le juge semble avoir formulée, selon laquelle les appelantes étaient parties à l’ESTF, mais je souscris à sa conclusion finale selon laquelle l’ESTF ne pouvait les aider. Les intimées affirment que les appelantes ne peuvent pas invoquer l’ESTF puisqu’elles ne sont pas des parties à cette entente et qu’elles n’ont pas démontré de fondement en fonction duquel elles pourraient se prévaloir de ses dispositions. Le dossier de preuve soutient cet argument. Je conviens que Nalcor et Panalpina sont des parties à l’ESTF, mais je suis d’avis que les appelantes ne le sont pas. Les appelantes ne peuvent invoquer ses modalités. Par conséquent, elles ne peuvent bénéficier du délai de prescription de deux ans.

[36]  Les appelantes ne m’ont pas convaincu que le juge a commis une erreur manifeste et dominante dans son analyse des faits et de leur application de l’ESTF dans le présent appel. Elles n’ont pas indiqué à la Cour d’erreur manifeste et dominante du juge, et je conclus qu’il n’a pas commis d’erreur susceptible de révision puisqu’il y avait amplement d’éléments de preuve pour soutenir ses conclusions.

[37]  J’examinerai enfin les arguments juridiques présentés par les appelantes, qui reposent sur le droit des contrats. Comme je l’ai mentionné précédemment, les appelantes font valoir que le juge a commis une erreur de droit sur les principes de l’interprétation contractuelle, soit à l’égard de la règle contra proferentem et de son application de la décision Locher Evers (Locher Evers, au paragraphe 12).

[38]  Relativement à la règle contra proferetem, les appelantes font valoir qu’il y a une ambiguïté entre les modalités de l’ESTF et les Conditions générales de l’ACIT, et que le juge devrait appliquer la règle contra proferentem en faveur des appelantes en raison de la tentative de Panalpina de se dégager de sa responsabilité en invoquant ces modalités en sa faveur.

[39]  Je ne suis pas de cet avis.

[40]  La règle contra proferentem doit uniquement être appliquée si un contrat est ambigu. La Cour suprême du Canada a affirmé que cette règle ne devait être employée qu’en dernier recours : [traduction] « il faut recourir à cette règle seulement lorsque aucune autre règle d’interprétation ne permet à la Cour de s’assurer du sens d’un document » (Stevenson v. Reliance Petroleum Limited, [1956] A.C.S. no 68, [1956] R.C.S. 936, à la page 953 (propos du juge Cartwright). Ce passage a été cité et approuvé par le juge Estey dans l’arrêt Exportations Consolidated Bathurst c. Mutual Boiler et al., [1979] A.C.S. no 133, [1980] 1 R.C.S. 888, à la page 901, et par le juge Iacobucci (dissident), dans l’arrêt Banque Manuvie du Canada c. Conlin, [1996] A.C.S no 101, [1996] 3 R.C.S. 415, au paragraphe 80. Il a également été appliqué dans la décision Scanlon v. Castlepoint Development Corp., 11 O.R. (3) 744, 99 D.L.R. (4th) 153, autorisation d’interjeter appel refusée [1993] 2 R.C.S. x, dossier 23427 (5 août 1993).

[41]  Dans le présent appel, le juge a été en mesure d’évaluer la signification et l’application des modalités de l’ESTF et il a donc balayé toute ambiguïté contractuelle. Je conclus donc que le juge n’a pas commis d’erreur en refusant d’appliquer la règle contra profentem.

[42]  Quant à leur premier motif d’appel, les appelantes invoquent finalement l’argument selon lequel elles se fondent sur la décision Locher Evers de la Cour fédérale, au paragraphe 12, et font valoir que la norme juridique applicable pour l’intégration des Conditions générales aux ententes contractuelles entre Nalcor et Panalpina n’a pas été satisfaite. Elles affirment que la référence aux Conditions générales de l’ACIT doit être [traduction] « constante » et que Panalpina doit [traduction] « prendre des mesures raisonnables pour porter les Conditions générales à l’attention du client ». Elles sont d’avis que le juge a commis une erreur de droit en n’appliquant pas cette norme juridique et que les faits ne soutiennent pas cette conclusion, ce qui constitue une erreur de fait.

[43]  Je ne peux retenir cet argument. Les termes utilisés par la Cour fédérale dans la décision Locher Evers ne créent pas un « critère » juridique. Aucune autre décision n’applique ce critère. Le juge n’a pas commis d’erreur de droit. Il en est plutôt venu à des conclusions de fait précises relatives à l’intégration des Conditions générales de l’ACIT. Pour les mêmes motifs énoncés aux paragraphes  [29] à [32] des présents motifs, les appelantes n’ont pas démontré que le juge a commis une erreur manifeste et dominante.

B.  Le juge a-t-il commis une erreur en déclarant que les intimées n’ont pas consenti à une prorogation du délai et qu’elles n’étaient pas précluses d’invoquer les Conditions générales de l’ATIC ou les conditions du connaissement maritime?

[44]  En ce qui concerne le second motif d’appel, les appelantes font valoir que le juge a fait fi d’un courriel de Panalpina, qui affirmait expressément que le délai de prescription était de deux ans et que les demandes en prorogation de délai seraient examinées. Elles plaident également que le juge n’a pas tenu compte de l’élément de preuve démontrant que les appelantes s’étaient fiées à la déclaration de Panalpina à leur détriment, l’élément de preuve en question étant un échange par courriel auquel a participé l’expert en sinistre de Nalcor chez Charles Taylor Adjusting (mémoire des faits et du droit des appelantes, aux paragraphes 36 à 43). Elles soutiennent que le fait de ne pas avoir examiné cet argument des appelantes constitue une erreur de droit.

[45]  Contrairement aux prétentions des appelantes, le juge a tenu compte de leurs arguments. Il les a rejetés. Le juge n’a pas retenu les arguments sur le consentement et la préclusion pour le motif que les courriels constituaient du ouï-dire. Il a également conclu que les appelantes n’avaient pas démontré tous les éléments nécessaires à une conclusion de préclusion (motifs, aux paragraphes 74 et 75). Le juge n’a commis aucune erreur susceptible de révision en rejetant ces arguments. Le courriel en question a été transmis en réponse à des engagements, sans aucun affidavit à l’appui. Aucun de ces courriels ne provenait des appelantes ou ne leur était adressé. Les appelantes n’ont déposé aucune preuve par affidavit démontrant un lien entre les déclarations de Charles Taylor Adjusting et les actions ou les décisions prises par les appelantes. En raison de ce manque de preuve, il était loisible au juge de rejeter l’argument des appelantes sur le consentement et la préclusion.

[46]  En conclusion, sur les deux premiers motifs d’appel, le juge n’a commis aucune erreur susceptible de révision en déterminant que les Conditions générales de l’ACIT s’appliquaient aux parties et que l’action contre les trois intimées était prescrite (motifs, aux paragraphes 77 à 79).

C.  Le juge a-t-il commis une erreur en déterminant que les conditions du connaissement maritime s’appliquaient et que les trois intimées pouvaient en bénéficier?

[47]  Puisque j’ai conclu que le juge n’a pas commis d’erreur en concluant que les Conditions générales de l’ACIT s’appliquaient et qu’il n’y a pas préclusion, je n’ai pas à me pencher sur ce troisième motif d’appel. Les commentaires du juge ont été formulés dans le cadre d’un obiter dicta; il n’y a donc pas de fondement pour intervenir.

D.  Le juge a-t-il commis une erreur en déterminant que Desgagnés avait droit à de doubles dépens?

[48]  Enfin, sur la question de l’attribution de doubles dépens à l’une des intimées, je suis d’avis que le juge n’a pas commis d’erreur. Le juge avait le pouvoir discrétionnaire d’accorder de doubles dépens aux termes de l’article 420 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, en raison de l’offre de règlement présentée par Desgagnés. L’offre de Desgagnés comprenait un compromis : elle offrait 1 000 $ et une renonciation à ses dépens. En fait, les dépens continuent d’augmenter au fil de la progression du dossier. Il était donc loisible au juge d’accorder de doubles dépens en faveur de Desgagnés. Je soulignerais, pour référence future, que, puisque la Cour fédérale a rendu un jugement distinct sur les dépens (2019 CF 850), il aurait été nécessaire de déposer un avis d’appel distinct pour contester l’attribution des dépens.

V.  Conclusion

[49]  Pour ces motifs, je conclus que la Cour ne devrait pas intervenir en l’absence d’une erreur manifeste et dominante. Puisque je n’en ai trouvé aucune, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Marianne Rivoalen »

j.c.a.

« Je souscris aux présents motifs.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je souscris aux présents motifs.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Dossier :

A-242-19

INTITULÉ :

LABRADOR-ISLAND LINK GENERAL PARTNER CORPORATION, FAISANT OFFICE DE COMMANDITÉE DE LABRADOR-ISLAND LINK LIMITED PARTNERSHIP ET LABRADOR-ISLAND LINK LIMITED PARTNERSHIP c. PANALPINA INC., DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC. ET LOGISTEC STEVEDORING INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 décembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 février 2020

 

COMPARUTIONS :

Shawn K. Faguy

 

Pour les appelantes

 

Matthew Liben

 

Pour l’INTIMÉE

PANALPINA INC.

 

Richard Desgagnés

 

Pour l’intimée

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC.

Jean-Marie Fontaine

 

pour l’intimée

LOGISTEC STEVEDORING INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

FAGUY & CO. AVOCATS

Montréal (Québec)

 

Pour les appelantes

 

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’intimée

PANALPINA INC.

 

Brisset Bishop

Montréal (Québec)

 

Pour l’intimée

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC.

 

BORDEN LADNER GERVAIS S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR L’INTIMÉE

LOGISTEC STEVEDORING INC.

 

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