Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20200217


Dossier : A-92-19

Référence : 2020 CAF 45

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

LA JUGE RIVOALEN

 

ENTRE :

 

 

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

 

 

appelante

 

 

et

 

 

BNSF RAILWAY COMPANY

 

 

intimée

 

 

et

 

 

INSTITUT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA

 

 

intervenant

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 16 décembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 février 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20200217


Dossier : A-92-19

Référence : 2020 CAF 45

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

LA JUGE RIVOALEN

 

ENTRE :

 

 

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

 

 

appelante

 

 

et

 

 

BNSF RAILWAY COMPANY

 

 

intimée

 

 

et

 

 

INSTITUT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA

 

 

intervenant

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.  Introduction

[1]  La Compagnie des chemins de fer nationaux (le CN) interjette appel d’une ordonnance rendue par le juge Locke, alors à la Cour fédérale, le 13 février 2019 (l’ordonnance) ayant rejeté la requête conjointe du CN et de la BNSF Railway Company (BNSF) qui sollicitaient une ordonnance conservatoire. Les motifs de cette ordonnance ont été publiés le 7 mars 2019.

[2]  Le litige qui oppose les parties au fond soulève une question de propriété intellectuelle. Comme c’est souvent le cas dans ce type d’affaires, les parties sont tenues de communiquer des renseignements sensibles sur le plan commercial et des renseignements confidentiels. En partie sous l’influence américaine et en partie suivant le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), D.O.R.S./93-133, les parties à un litige en matière de propriété intellectuelle sollicitent généralement des ordonnances conservatoires visant la communication de documents préalable au procès. Depuis des décennies, de telles ordonnances étaient courantes à la Cour fédérale et ne suscitaient pas la controverse. Or, récemment, l’opportunité de telles mesures a été remise en question dans diverses instances devant la Cour fédérale. Le présent appel découle de l’une d’elles.

[3]  La présente affaire concerne le critère relatif à l’ordonnance conservatoire, à savoir dans quels cas il y a lieu de rendre l’ordonnance. La jurisprudence de la Cour fédérale n’est pas constante à cet égard. Le présent appel nous permet d’établir les balises nécessaires en la matière.

[4]  Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, sans dépens.

II.  Contexte

[5]  L’appelante, le CN, et l’intimée, BNSF, sont deux importantes concurrentes dans le transport de marchandises en Amérique du Nord. Le litige qui les oppose concerne une technologie brevetée qui permet à leurs clients d’organiser en ligne l’expédition de marchandises par chemin de fer. Vu les prétentions d’invalidité du brevet soulevées par BNSF, les parties savaient qu’elles seraient tenues de transmettre des documents confidentiels et des renseignements très sensibles au cours de l’enquête préalable. Elles ont ainsi collaboré à la rédaction d’une ébauche d’ordonnance conservatoire fondée sur un gabarit élaboré au fil des ans au sein du comité des plaideurs en PI devant la Cour fédérale. Pareille démarche est pratique courante dans les litiges portant sur la propriété intellectuelle devant la Cour fédérale, tout particulièrement ceux qui concernent les brevets et opposent des entreprises en concurrence directe. Par le passé, la Cour fédérale accueillait ces requêtes sur consentement sans plus, mais, récemment, elle en a rejeté certaines. 

[6]  Vu ce manque d’uniformité récent dans la jurisprudence de cette cour, dans la présente affaire, le protonotaire a invité les parties à déposer une requête en bonne et due forme qui serait ensuite entendue par un juge (et non par un protonotaire) de la Cour fédérale en vue de sauter une instance d’appel. Le juge Locke (le juge des requêtes) a entendu la requête des parties le 11 février 2019 sur ordre du juge en chef de la Cour fédérale.

III.  L’ordonnance rendue

[7]  Comme je le mentionne plus haut, le juge des requêtes a rejeté la requête conjointe le 13 février 2019, sans assortir son ordonnance de motifs. Il a publié ses motifs le 7 mars 2019.

[8]  Dans ses motifs, le juge des requêtes reconnaît que « notre Cour a généralement accepté de rendre [. . . ] des ordonnances conservatoires, principalement en matière de brevets ». Toutefois, il remet en question la pratique établie, à la lumière de jugements rendus récemment par la Cour fédérale (Live Face on Web, LCC c. Soldan Fence and Metals (2009) Ltd., 2017 CF 858 (protonotaire Tabib); Seedlings Life Science Ventures LLC c. Pfizer Canada Inc., 2018 CF 443 (protonotaire Tabib), infirmée par la décision Seedlings Life Science Ventures, LLC c. Pfizer Canada Inc., 2018 CF 956 (le juge Ahmed) [Seedlings Life no 2]). Le juge des requêtes rappelle également la distinction entre une ordonnance conservatoire, une ordonnance de confidentialité et une ordonnance hybride. Il précise qu’une ordonnance conservatoire « régit le traitement des renseignements confidentiels », mais ne précise pas les modalités de leur dépôt au greffe, tandis que l’ordonnance de confidentialité vise le dépôt de renseignements confidentiels au greffe de la Cour et est prévue par l’article 151 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./198-106 (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 10). Il souligne également que l’ordonnance hybride régit autant la transmission de renseignements confidentiels d’une partie à l’autre au cours de l’enquête préalable que le dépôt de tels renseignements au greffe de la Cour (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 10).

[9]  Le juge des requêtes, à la lumière de ce qui précède, examine l’arrêt Seedlings Life no 2 et, tout particulièrement l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522 [Sierra Club], et arrive à la conclusion que le critère relatif à l’ordonnance de confidentialité, qui prévoit un élément de nécessité, s’applique également lorsqu’il s’agit de déterminer l’opportunité d’une ordonnance conservatoire (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 12 à 19). Ainsi, il conclut qu’en l’espèce, il n’est pas nécessaire de rendre une ordonnance conservatoire, car « d’autres options raisonnables » sont à la disposition des parties. Il est d’avis qu’un engagement implicite, auquel supplée une « entente conservatoire » intervenue entre les parties constitue une « autre option raisonnable » susceptible de se substituer à l’ordonnance conservatoire que sollicitaient les parties (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 53). Par conséquent, il rejette leur requête conjointe.

IV.  L’appel

[10]  Le présent appel est interjeté par le CN. BNSF n’a pas participé. Par voie d’ordonnance datée du 9 décembre 2019, l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC) a été autorisé à intervenir, vu la nature de la question centrale que soulève l’appel, à savoir celle du critère applicable lorsqu’il s’agit de déterminer l’opportunité d’une ordonnance conservatoire. Cette question est d’une grande importance dans le secteur de la propriété intellectuelle.

V.  Question

[11]  Comme je l’indique plus haut, l’appel porte sur le critère applicable lorsqu’il s’agit de déterminer l’opportunité d’une ordonnance conservatoire. En l’espèce, la Cour est appelée à décider si le juge des requêtes a eu tort de refuser de rendre l’ordonnance conservatoire que sollicitaient le CN et BNSF.

VI.  Dispositions légales pertinentes

[12]  Les dispositions pertinentes des Règles des Cours fédérales sont reproduites à l’annexe des présents motifs.

VII.  Norme de contrôle

[13]  Les normes de contrôle qui s’appliquent à la présente affaire sont celles énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. Il faut appliquer la norme de la décision correcte aux questions de droit et aux questions mixtes de fait et de droit qui soulèvent un principe de droit qu’il est possible d’isoler. Quant aux questions mixtes de fait et de droit, elles appellent la norme de l’erreur manifeste et dominante.

VIII.  Analyse

A.  Les prétentions des parties

[14]  Comme le font valoir le CN et l’IPIC, le critère relatif à l’ordonnance conservatoire — appelé critère de l’arrêt AB Hassle — est bien établi. Le résumé fourni par l’IPIC est utile à cet égard (mémoire des faits et du droit de l’IPIC, par. 30) :

[traduction]

[…] Avant de rendre l’ordonnance conservatoire visant les renseignements à produire, la Cour doit être convaincue que « le requérant pense que [s]es droits exclusifs, commerciaux et scientifiques seraient gravement compromis par la production des renseignements sur lesquels sont fondés ces droits », [citant AB Hassle c. Canada (Ministre de la santé et du bien-être social), 1998 CanLII 8942, aux par. 15 et 20 à 30, conf. par AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] 3 C.F. 360, (C.A.F.); voir également Sierra Club, au par. 14]. Si une partie conteste la désignation confidentielle revendiquée par l’autre partie, la Cour, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur le caractère confidentiel de l’information, doit être convaincue que « les renseignements [ont] été en tout temps considérés comme confidentiels par l’intéressé » et « selon la prépondérance des probabilités, que la divulgation des renseignements risquerait de compromettre [les] droits exclusifs, commerciaux et scientifiques [de la partie appelée à produire les renseignements] » (le « critère de l’arrêt AB Hassle »). [notes de bas de page omises]

[15]  Dans la présente affaire, le CN et l’IPIC font valoir que le juge des requêtes n’a pas respecté le précédent impératif établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club. Ils avancent également qu’il a mal interprété cet arrêt et a conclu à tort que le critère relatif à l’ordonnance de confidentialité, établi dans cet arrêt, s’applique également lorsqu’il s’agit de déterminer l’opportunité d’une ordonnance conservatoire. Selon le CN et l’IPIC, la pratique de longue date qui consiste à accorder les ordonnances conservatoires est bien-fondée. Ils soulignent que les décisions de la Cour fédérale qui s’écartent de cette pratique suscitent des préoccupations, et ce pour plusieurs raisons :

  • - La nature des litiges en matière de propriété intellectuelle — où les parties se trouvent souvent en concurrence directe — est telle que la nécessité de protéger les renseignements confidentiels et sensibles contre leur communication à des tiers, mais surtout à l’autre partie au litige, importe beaucoup plus que dans d’autres recours;

  • - Les litiges portant sur la propriété intellectuelle débordent souvent nos frontières et sont souvent instruits aux États-Unis, où les tribunaux ont rejeté la règle d’engagement implicite à la confidentialité et rendent habituellement des ordonnances conservatoires;

-  La réciprocité en matière d’ordonnances conservatoires est essentielle dans les litiges comportant des parties américaines;

-  Les ordonnances conservatoires assurent la certitude sur le plan juridique, car lorsqu’elles sont rendues par la Cour fédérale, leur caractère exécutoire ne fait pas de doute.

[16]  Il ressort des arguments du CN et de l’IPIC que l’applicabilité du critère établi dans l’arrêt Sierra Club lorsqu’il s’agit des ordonnances conservatoires se trouve au cœur du débat en l’espèce. Le litige ayant mené à l’arrêt Sierra Club a été intenté devant la Cour fédérale. Il a commencé par une requête visant à obtenir une ordonnance de confidentialité qui aurait pour effet de restreindre la divulgation des renseignements dont disposait cette cour (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2000] 2 C.F. 400, 1999 CanLII 8393 (1re inst.) [Sierra Club CF]). Il convient de souligner que cette décision ne portait pas sur les ordonnances conservatoires.

[17]  La Cour fédérale, après avoir mis en balance la nécessité de protéger la confidentialité d’une part et « l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires » d’autre part, a rejeté la requête en confidentialité (Sierra Club CF, par. 17 et 31). Pour décider s’il était nécessaire de rendre une ordonnance de confidentialité, la Cour fédérale a examiné le critère de l’arrêt AB Hassle relatif à l’ordonnance conservatoire. Selon cette cour, ces deux types d’ordonnances se valaient essentiellement. (Sierra Club CF, par. 21). Toutefois, la Cour fédérale fait remarquer que « les renseignements communiqués volontairement doivent être traités différemment de ceux qui sont fournis sous la contrainte » (Sierra Club CF, par. 24 à 26). Ainsi, la Cour fédérale admet que diverses considérations jouent selon qu’il s’agit de la preuve qu’une partie choisit de produire, à laquelle l’ordonnance de confidentialité s’applique, ou de la preuve qu’une partie peut être contrainte de produire, notamment par l’enquête préalable, à laquelle l’ordonnance conservatoire s’applique.

[18]  Les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont confirmé la décision de la Cour fédérale qui avait refusé de rendre l’ordonnance de confidentialité (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2000] 4 C.F. 426, 2000 CanLII 14737 (C.A.F.)). La Cour suprême du Canada a accueilli l’appel et jugé que l’ordonnance de confidentialité aurait dû être rendue.

B.  Application judicieuse de l’arrêt Sierra Club

[19]  Dans l’arrêt Sierra Club, la Cour suprême établit un nouveau critère relatif à l’ordonnance de confidentialité en s’inspirant des principes applicables dans le contexte des interdictions de publication. Au paragraphe 37 de ses motifs, elle fournit l’explication suivante :

[…] Dans les deux cas, on cherche à restreindre la liberté d’expression afin de préserver ou de promouvoir un intérêt en jeu dans les procédures. En ce sens, la question fondamentale que doit résoudre le tribunal auquel on demande une interdiction de publication ou une ordonnance de confidentialité est de savoir si, dans les circonstances, il y a lieu de restreindre le droit à la liberté d’expression.

[20]  La Cour suprême dans cet arrêt renvoie également à un arrêt antérieur, soit Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, 1994 CanLII 39 [Dagenais], qui porte sur l’interdiction de publication en matière criminelle. La Cour suprême signale que l’arrêt Dagenais établit un cadre d’analyse « [qui] fait appel aux principes déterminants de la Charte canadienne des droits et libertés afin de pondérer la liberté d’expression avec d’autres droits et intérêts » de sorte qu’il peut « être adapté et appliqué à diverses circonstances » (Sierra Club, par. 38). Elle adapte le modèle établi dans l’arrêt Dagenais à l’affaire dont elle est alors saisie et élabore un nouveau critère, qui permet de déterminer quand il y a lieu de rendre une ordonnance de confidentialité, en ces termes (Sierra Club, par. 53):

[…] Une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 [des Règles des Cours fédérales] ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[21]  En appliquant aux faits de l’affaire le critère relatif à l’ordonnance de confidentialité, la Cour suprême explique que la nécessité d’une telle mesure est évaluée au premier volet du critère ainsi : (Sierra Club, par. 58) :

À cette étape, il faut déterminer si la divulgation des documents confidentiels ferait courir un risque sérieux à un intérêt commercial important de l’appelante, et s’il existe d’autres solutions raisonnables que l’ordonnance elle-même, ou ses modalités. [Non souligné dans l’original.]

[22]  La Cour suprême examine ensuite le critère de l’arrêt AB Hassle qui concerne les ordonnances conservatoires, comme je l’indique plus haut (Sierra Club, par. 60 et 61). Elle renvoie expressément au raisonnement de la Cour fédérale dans l’affaire dont elle était saisie et aux similitudes entre les ordonnances conservatoires et les ordonnances de confidentialité :

Le juge Pelletier souligne que l’ordonnance sollicitée en l’espèce s’apparente à une ordonnance conservatoire en matière de brevets. Pour l’obtenir, le requérant doit démontrer que les renseignements en question ont toujours été traités comme des renseignements confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, il est raisonnable de penser que leur divulgation risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques : AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] A.C.F. n1850 (QL) (C.F. 1re inst.), par. 29-30. J’ajouterais à cela l’exigence proposée par le juge Robertson que les renseignements soient « de nature confidentielle » en ce qu’ils ont été « recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels », par opposition à « des faits qu’une partie à un litige voudrait garder confidentiels en obtenant le huis clos » (par. 14).

Le juge Pelletier constate que le critère établi dans AB Hassle est respecté puisque tant l’appelante que les autorités chinoises ont toujours considéré les renseignements comme confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, leur divulgation risque de nuire aux intérêts commerciaux de l’appelante (par. 23). Le juge Robertson conclut lui aussi que les renseignements en question sont clairement confidentiels puisqu’il s’agit de renseignements commerciaux, uniformément reconnus comme étant confidentiels, qui présentent un intérêt pour les concurrents d’ÉACL (par. 16). Par conséquent, l’ordonnance est demandée afin de prévenir un risque sérieux de préjudice à un intérêt commercial important.

[23]  Il ressort de ce qui précède que, si la Cour suprême a fondé son analyse sur le critère de l’arrêt AB Hassle en matière d’ordonnance conservatoire, elle s’est limitée à décider si la divulgation de documents confidentiels présenterait un risque sérieux à un intérêt commercial important, suivant le premier volet du critère relatif aux ordonnances de confidentialité. Son recours au critère de l’arrêt AB Hassle s’arrête là et n’a aucunement pour effet d’étendre l’application de ce critère au-delà des ordonnances conservatoires de sorte qu’il faille analyser la nécessité, les autres options ou la portée de l’ordonnance pour veiller à ce que cette dernière ne soit pas trop large (Sierra Club, par. 62). Il s’ensuit que l’élément relatif à la nécessité que comporte le critère de l’arrêt Sierra Club ne saurait s’appliquer lorsqu’il s’agit de déterminer l’opportunité d’une ordonnance conservatoire, malgré le renvoi au critère de l’arrêt AB Hassle et la remarque de la Cour suprême sur les similitudes entre les deux types d’ordonnances au début du jugement (Sierra Club, par. 14). En effet, comme le fait remarquer l’appelante, [traduction] « [n]ulle part la Cour [suprême] n’affirme que le critère relatif aux ordonnances de confidentialité qu’elle énonce au paragraphe 53 s’applique également aux ordonnances conservatoires, et la Cour [suprême] ne modifie pas le droit tacitement ».

[24]  Soulignons que les intérêts qui motivent les parties à solliciter une ordonnance conservatoire ou une ordonnance de confidentialité sont très différents. Le juge des requêtes l’a reconnu en l’espèce lorsqu’il a fait remarquer que « l’ordonnance conservatoire ne porte pas atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires », contrairement à l’ordonnance de confidentialité. Pourtant, il estime que « les critères énoncés aux paragraphes 53 et suivants de l’arrêt Sierra Club qui s’appliquent aux ordonnances de confidentialité devraient également s’appliquer aux ordonnances conservatoires » (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 19). Ce raisonnement n’est pas cohérent, car les critères énoncés dans l’arrêt Sierra Club sont censés concerner des intérêts, tout particulièrement le principe de la publicité des débats judiciaires, qui n’interviennent tout simplement pas à l’étape de l’enquête préalable au procès dans le cas d’une ordonnance conservatoire. La Cour suprême le précise dans l’arrêt Juman c. Doucette, 2008 CSC 8, [2008] 1 R.C.S. 157 en ces termes au paragraphe 21 :

[…] L’enquête préalable n’a pas lieu en audience publique et l’immense majorité des affaires civiles n’atteignent pas l’étape du procès. Les avocats examinent ou échangent les documents à l’endroit de leur choix. De façon générale, l’interrogatoire préalable n’a pas lieu devant un juge. Le seul moment où le principe de la « publicité des débats en justice » entre en jeu est celui de l’instruction où les documents de la partie interrogée au préalable ou les réponses tirées des transcriptions de l’interrogatoire préalable sont introduits en preuve au procès.

[25]  Bref, rien ne justifie d’assujettir les requêtes en ordonnance conservatoire au critère onéreux de l’arrêt Sierra Club, applicable aux ordonnances de confidentialité. Ces dernières sont expressément conçues pour déroger au principe de la publicité des débats judiciaires, tandis que les premières servent dans les cas où ce principe ne joue pas.

[26]  En l’espèce, le juge des requêtes a reconnu que des renseignements confidentiels seraient échangés à l’étape de l’enquête préalable. Toutefois, il s’est interrogé sur la nécessité de l’ordonnance conservatoire vu « l’absence d’autres options raisonnables susceptibles d’écarter le risque pour les parties associé à la communication de leurs informations confidentielles » (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 22, soulignement omis). Ce faisant, il a importé l’élément de nécessité du critère relatif à l’ordonnance de confidentialité dans l’analyse de la requête en ordonnance conservatoire. En effet, il a rejeté le critère de l’arrêt AB Hassle – auquel est subordonnée l’ordonnance conservatoire et qui est cité avec approbation au paragraphe 60 de l’arrêt Sierra Club –, car il « ne permet pas de déterminer si l’ordonnance est nécessaire vu l’absence d’autres options raisonnables susceptibles d’écarter le risque en cause » (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 18 et 19). Ce raisonnement revient à appliquer le critère relatif à l’ordonnance de confidentialité à l’ordonnance conservatoire sans faire de distinction. Confondre le critère de l’arrêt AB Hassle, auquel est subordonnée l’ordonnance conservatoire, et le critère plus onéreux relatif à l’ordonnance de confidentialité dont il est question dans l’arrêt Sierra Club, comme l’a fait le juge des requêtes, constitue une erreur de droit. Il s’ensuit que l’ordonnance ayant rejeté la requête des parties sollicitant une ordonnance conservatoire doit être annulée.

C.  Ordonnances hybrides

[27]  Si la présente affaire concerne principalement les ordonnances conservatoires, quelques remarques sur les ordonnances hybrides s’imposent.

[28]  Rappelons qu’une ordonnance hybride régit tant les renseignements confidentiels que se transmettent les parties que les renseignements confidentiels qu’elles déposent au greffe de la Cour. L’ordonnance conservatoire sollicitée en l’espèce peut être qualifiée d’ordonnance hybride (motifs de l’ordonnance du juge des requêtes, par. 11; mémoire des faits et du droit de l’appelante, par. 25 à 27).

[29]  Le CN et l’IPIC affirment tous deux que les ordonnances hybrides sont proposées pour des raisons pratiques : éviter aux parties de solliciter une ordonnance de confidentialité chaque fois qu’une requête interlocutoire concerne l’enquête préalable. Or, la question est celle de savoir si cela change quelque chose au critère applicable.

[30]  Le critère relatif à l’ordonnance hybride, comme je l’énonce ci-après, demeure identique à celui relatif à l’ordonnance conservatoire. Comme je le fais remarquer, l’ordonnance hybride régit également les documents susceptibles de porter une mention de confidentialité au moment où ils sont déposés au greffe de la Cour. Ainsi, la partie qui souhaite que la Cour traite les documents assujettis à une ordonnance hybride comme des documents confidentiels doit présenter une requête en vertu de l’article 151 des Règles des Cours fédérales sans délai après leur dépôt. C’est au moment où la Cour est sollicitée pour mettre sous scellé des documents que le critère de l’arrêt Sierra Club reproduit au paragraphe 20 des présents motifs entre en jeu. La requête en confidentialité, si elle n’a pas à être nécessairement tranchée par le juge du procès, doit cependant être déposée le plus tôt possible. Une telle démarche respecte non seulement les raisons pratiques qui justifient une ordonnance hybride, mais également le principe fondamental que constitue le principe de la publicité des débats judiciaires. En effet, en présentant une requête en confidentialité dès le dépôt des documents dits confidentiels au greffe, on s’assure d’une décision rapide et on évite que les documents mis sous scellé qui appartiennent au dossier public demeurent scellés plus longtemps que nécessaire.

D.  Quelques observations pratiques

[31]  Les Règles habilitent la Cour fédérale à rendre des ordonnances conservatoires, plus précisément les articles 3 et 4 et l’alinéa 385(1)a) en ce qui a trait aux instances à gestion spéciale, mais elle tire également ce pouvoir de sa compétence inhérente. La Cour fédérale n’est nullement obligée de rendre une ordonnance conservatoire, j’en conviens. Or, je suis d’avis qu’aucune modification importante et impérieuse n’a été apportée au droit qui justifierait le refus d’une ordonnance conservatoire sollicitée par les deux parties ou par une seule si (i)  il est satisfait au critère de l’arrêt AB Hassle et (ii) l’ébauche de l’ordonnance sollicitée est conforme au gabarit élaboré en collaboration par les plaideurs en propriété intellectuelle et la Cour fédérale au fil des ans. Certes, il se peut que la Cour fédérale doive consacrer beaucoup de temps à examiner des ébauches d’ordonnances conservatoires, mais un tel examen demeure nécessaire. Par souci de certitude – et pour faciliter cet examen – les parties devraient bien étayer leur requête à cet égard et prendre l’habitude d’indiquer les passages de l’ébauche qui ne sont pas tirés du gabarit et ceux qui en ont été supprimés.

[32]  Assurément, l’ordonnance conservatoire demeure pertinente et utile pour les plaideurs en propriété intellectuelle. Aucune raison, juridique ou autre, ne justifie que l’on entrave cette pratique de longue date. Non seulement l’ordonnance conservatoire apporte « de la structure et une force exécutoire, choses que l’engagement implicite », ou une entente de gré à gré, ne peut apporter, mais elle « favorise l’évolution vers des procédures judiciaires modernes, efficaces et proportionnées » (Paid Search Engine Tools, LLC c. Google Canada Corporation, 2019 CF 559, par. 53 et 58 (le juge Phelan); voir également dTechs EPM Ltd. c. British Columbia Hydro & Power Authority, 2019 CF 539 aux par. 47 à 49 et 53 à 60 (le juge Lafrenière)). Ce type d’ordonnance appuie les efforts consacrés au cours des dernières décennies par la Cour fédérale à la simplification de l’instruction de litiges complexes en matière de propriété intellectuelle et à l’optimisation de ses ressources.

IX.  Conclusion

[33]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance du juge des requêtes datée du 13 février 2019 (T-913-17) et je rendrais l’ordonnance qui aurait dû être rendue. J’accorderais l’ordonnance conservatoire sollicitée dans la forme où elle figure à l’annexe A de l’avis de requête présenté par BNSF à la cour de première instance (onglet 19 du dossier d’appel), sous réserve d’une modification, à savoir que la partie qui souhaite que la Cour traite certains documents comme des documents confidentiels dans le cadre d’une instance interlocutoire est tenue de présenter la requête prévue à l’article 151 des Règles pour solliciter une ordonnance de confidentialité sans délai après le dépôt des documents.

[34]  Comme l’intimée n’a pas plaidé devant nous, je ne rendrais pas d’ordonnance quant aux dépens.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


ANNEXE

Règles des Cours fédérales (D.O.R.S./98-106)

Federal Courts Rules (S.O.R./98-106)

Principe général

General principle

3 Les présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

3 These Rules shall be interpreted and applied so as to secure the just, most expeditious and least expensive determination of every proceeding on its merits.

Cas non prévus

Matters not provided for

4 En cas de silence des présentes règles ou des lois fédérales, la Cour peut, sur requête, déterminer la procédure applicable par analogie avec les présentes règles ou par renvoi à la pratique de la cour supérieure de la province qui est la plus pertinente en l’espèce.

4 On motion, the Court may provide for any procedural matter not provided for in these Rules or in an Act of Parliament by analogy to these Rules or by reference to the practice of the superior court of the province to which the subject-matter of the proceeding most closely relates.

[…]

[…]

Requête en confidentialité

Motion for order of confidentiality

151 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels.

151 (1) On motion, the Court may order that material to be filed shall be treated as confidential.

[…]

[…]

Pouvoirs du juge ou du protonotaire responsable de la gestion de l’instance

Powers of case management judge or prothonotary

385 (1) Sauf directives contraires de la Cour, le juge responsable de la gestion de l’instance ou le protonotaire visé à l’alinéa 383c) tranche toutes les questions qui sont soulevées avant l’instruction de l’instance à gestion spéciale et peut :

385 (1) Unless the Court directs otherwise, a case management judge or a prothonotary assigned under paragraph 383(c) shall deal with all matters that arise prior to the trial or hearing of a specially managed proceeding and may

a) donner toute directive ou rendre toute ordonnance nécessaires pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible;

(a) give any directions or make any orders that are necessary for the just, most expeditious and least expensive determination of the proceeding on its merits;

b) sans égard aux délais prévus par les présentes règles, fixer les délais applicables aux mesures à entreprendre subséquemment dans l’instance;

(b) notwithstanding any period provided for in these Rules, fix the period for completion of subsequent steps in the proceeding;

c) organiser et tenir les conférences de règlement des litiges et les conférences préparatoires à l’instruction qu’il estime nécessaires;

(c) fix and conduct any dispute resolution or pre-trial conferences that he or she considers necessary; and

d) sous réserve du paragraphe 50(1), entendre les requêtes présentées avant que la date d’instruction soit fixée et statuer sur celles-ci.

(d) subject to subsection 50(1), hear and determine all motions arising prior to the assignment of a hearing date.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-92-19

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. BNSF RAILWAY COMPANY ET INSTITUT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA

 

Lieu de l’audience :

Montréal (QuÉbec)

DATE de l’audience :

Le 16 DÉcembrE 2019

motifs du jugement :

Le juge BOIVIN

y ont souscrit :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE RIVOALEN

DATE :

17 FéVRIER 2020

COMPARUTIONS :

François Guay

Jean-Sébastien Dupont

Julie E. Larouche

pour l’appelante

Andrew R. Brodkin

Ben Hackett

pour l’intervenant

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar LLP

Montréal (Québec)

pour l’appelante

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

pour l’intervenant

 

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