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Date : 20200228


Dossiers : A-196-17

A-193-17

A-195-17

Référence : 2020 CAF 58

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

 

Dossier : A-196-17

ENTRE :

FLUOR CANADA LTD.

demanderesse

et

SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP, SUPERMETAL STRUCTURES INC., WALTERS INC., OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, IRONWORKERS INTERNATIONAL, ANDRITZ HYDRO CANADA INC., CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD., CH2M HILL CANADA LTD., CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONAL DE LA CHINE, DÉLÉGATION DE L’UNION EUROPÉENNE AU CANADA, AMBASSADE D’ESPAGNE – BUREAU ÉCONOMIQUE ET COMMERCIAL, CINTASA, S.A., LAFARGE CANADA INC., SUNCOR ENERGY INC., SHANGUAI SHUANGYAN CHEMICAL EQUIPMENT MANUFACTURING CO., SHANGHAI YANDA ENGINEERING CO. LTD., YANDA CANADA LTD., YANDA (HAIMEN) HEAVY EQUIPMENT MANUFACTURING CO. LTD., LNG CANADA DEVELOPMENT INC.

défendeurs

Dossier : A-193-17

ET ENTRE :

SUNCOR ENERGY INC.,

FORT HILLS ENERGY L.P.

demanderesses

et

SUPERMETAL STRUCTURES INC., SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP, INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, CH2M HILL CANADA LTD., CINTASA, S.A., LAFARGE CANADA INC., FLUOR CANADA LTD., CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONAL DE LA CHINE, CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD., YANDA CANADA LTD., SHANGHAI SHUANGYAN CHEMICAL EQUIPMENT MANUFACTURING CO., SHANGHAI YANDA ENGINEERING CO. LTD., YANDA (HAIMEN) HEAVY EQUIPMENT MANUFACTURING CO. LTD, AMBASSADE D’ESPAGNE, DÉLÉGATION DE L’UNION EUROPÉENNE AU CANADA, ENBRIDGE PIPELINES INC., ANDRITZ HYDRO CANADA LTD., IRONWORKERS INTERNATIONAL, OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., WALTERS INC., LNG CANADA DEVELOPMENT INC.

défendeurs

Dossier : A-195-17

ET ENTRE :

LNG CANADA DEVELOPMENT INC.

demanderesse

et

INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, IRONWORKERS INTERNATIONAL, OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., SUPERMETAL STRUCTURES INC., SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP, WALTERS INC., ANDRITZ HYDRO CANADA INC., CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD., CH2M HILL CANADA LTD., ENBRIDGE PIPELINES INC., CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONAL DE LA CHINE, CINTASA, S.A., LAFARGE CANADA INC., DÉLÉGATION DE L’UNION EUROPÉENNE AU CANADA, AMBASSADE D’ESPAGNE – BUREAU ÉCONOMIQUE ET COMMERCIAL, FLUOR CANADA LTD., SHANGUAI SHUANGYAN CHEMICAL EQUIPMENT MANUFACTURING CO., SHANGHAI YANDA ENGINEERING CO. LTD., SUNCOR ENERGY INC., YANDA CANADA LTD., YANDA (HAIMEN) HEAVY EQUIPMENT MANUFACTURING CO. LTD. ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 11 avril 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 février 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA COUR

 


Date : 20200228


Dossiers : A-196-17

A-193-17

A-195-17

Référence : 2020 CAF 58

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

 

Dossier : A-196-17

ENTRE :

FLUOR CANADA LTD.

demanderesse

et

SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP, SUPERMETAL STRUCTURES INC., WALTERS INC., OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, IRONWORKERS INTERNATIONAL, ANDRITZ HYDRO CANADA INC., CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD., CH2M HILL CANADA LTD., CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONAL DE LA CHINE, DÉLÉGATION DE L’UNION EUROPÉENNE AU CANADA, AMBASSADE D’ESPAGNE – BUREAU ÉCONOMIQUE ET COMMERCIAL, CINTASA, S.A., LAFARGE CANADA INC., SUNCOR ENERGY INC., SHANGUAI SHUANGYAN CHEMICAL EQUIPMENT MANUFACTURING CO., SHANGHAI YANDA ENGINEERING CO. LTD., YANDA CANADA LTD., YANDA (HAIMEN) HEAVY EQUIPMENT MANUFACTURING CO. LTD., LNG CANADA DEVELOPMENT INC.

défendeurs

Dossier : A-193-17

ET ENTRE :

SUNCOR ENERGY INC.,

FORT HILLS ENERGY L.P.

demanderesses

et

SUPERMETAL STRUCTURES INC., SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP, INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, CH2M HILL CANADA LTD., CINTASA, S.A., LAFARGE CANADA INC., FLUOR CANADA LTD., CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONAL DE LA CHINE, CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD., YANDA CANADA LTD., SHANGHAI SHUANGYAN CHEMICAL EQUIPMENT MANUFACTURING CO., SHANGHAI YANDA ENGINEERING CO. LTD., YANDA (HAIMEN) HEAVY EQUIPMENT MANUFACTURING CO. LTD, AMBASSADE D’ESPAGNE, DÉLÉGATION DE L’UNION EUROPÉENNE AU CANADA, ENBRIDGE PIPELINES INC., ANDRITZ HYDRO CANADA LTD., IRONWORKERS INTERNATIONAL, OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., WALTERS INC., LNG CANADA DEVELOPMENT INC.

défendeurs

Dossier : A-195-17

ET ENTRE :

LNG CANADA DEVELOPMENT INC.

demanderesse

et

INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, IRONWORKERS INTERNATIONAL, OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., SUPERMETAL STRUCTURES INC., SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP, WALTERS INC., ANDRITZ HYDRO CANADA INC., CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD., CH2M HILL CANADA LTD., ENBRIDGE PIPELINES INC., CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONAL DE LA CHINE, CINTASA, S.A., LAFARGE CANADA INC., DÉLÉGATION DE L’UNION EUROPÉENNE AU CANADA, AMBASSADE D’ESPAGNE – BUREAU ÉCONOMIQUE ET COMMERCIAL, FLUOR CANADA LTD., SHANGUAI SHUANGYAN CHEMICAL EQUIPMENT MANUFACTURING CO., SHANGHAI YANDA ENGINEERING CO. LTD., SUNCOR ENERGY INC., YANDA CANADA LTD., YANDA (HAIMEN) HEAVY EQUIPMENT MANUFACTURING CO. LTD. ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LA COUR

[1] Dans la présente instance, où sont regroupées plusieurs demandes, Fluor Canada Ltd. (Fluor), Suncor Energy Inc. et Fort Hills Energy L.P. (collectivement, Suncor) et LNG Canada Development Inc. (LNG Canada) demandent le contrôle judiciaire de la décision rendue par le Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) le 25 mai 2017 (enquête NQ-2016-004), au titre du paragraphe 96.1 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15 (la LMSI).

[2] Le Tribunal devait déterminer s’il y avait eu dommage concernant certains éléments d’acier de fabrication industrielle (les EAFI ou les marchandises assujetties) provenant de Chine, de Corée et d’Espagne qui avaient été sous-évalués et, dans le cas des marchandises de la Chine, subventionnées. Pour les motifs qu’il a exposés le 9 juin 2017, le Tribunal a conclu que le dumping et le subventionnement des marchandises assujetties provenant de ces pays avaient causé un dommage à la branche de production nationale.

[3] Chacune des demanderesses conteste la décision du Tribunal de refuser l’exclusion de certaines marchandises demandée par les demanderesses avec le consentement des défendeurs potentiellement concernés. De plus, Fluor et LNG Canada remettent indirectement en cause la conclusion de dommage tirée par le Tribunal, en soutenant que le Tribunal a commis une erreur dans son enquête. Plus précisément, elles soutiennent qu’il était déraisonnable pour le Tribunal de refuser de déterminer si les EAFI incorporés dans des modules comprenant à la fois des EAFI et des matériaux autres que des EAFI (des modules complexes) étaient visés par son enquête sur les marchandises assujetties (la conclusion sur la portée). Enfin, Fluor et Suncor soutiennent que le Tribunal n’a pas tenu une audience équitable et a enfreint leurs droits en matière de procédure.

[4] En ce qui concerne la norme de contrôle, notre Cour reconnaît que les décisions du Tribunal commandent de la retenue (Essar Steel Algoma Inc. c. Jindal Steel and Power Limited, 2017 CAF 166, [2017] A.C.F. No. 794 (QL), par. 15). Les principes relatifs à la décision raisonnable qui s’appliquaient lorsque la présente affaire a été entendue sont énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. Depuis, la Cour suprême du Canada a réexaminé ces principes dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] A.C.S. No. 65 (QL). En l’espèce, les présentes demandes, si elles étaient tranchées en fonction des principes énoncés dans l’arrêt Vavilov, se concluraient par la même décision pour essentiellement les mêmes motifs que si elles étaient tranchées en fonction des principes énoncés dans l’arrêt Dunsmuir. L’arrêt Vavilov ne change rien en l’espèce.

[5] Pour les motifs qui suivent, nous concluons qu’il était raisonnable pour le Tribunal de refuser de tirer une conclusion sur la portée de l’enquête, mais que sa décision de rejeter les demandes d’exclusion était déraisonnable. À notre avis, la décision sur les demandes d’exclusion devrait être annulée et renvoyée au Tribunal pour nouvelle décision. Nous concluons également qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les questions soulevées à l’égard de l’équité procédurale.

I. Les parties

[6] Les demanderesses sont Fluor, Suncor et LNG Canada.

[7] Fluor est une société d’ingénierie, d’approvisionnement et de construction dont le siège social se trouve à Calgary, en Alberta, et qui utilise couramment des EAFI comme matériaux de construction. Ses clients évoluent dans les secteurs du pétrole et du gaz, de la pétrochimie, de l’exploitation minière et de la production d’énergie.

[8] Les demanderesses Suncor importent et utilisent des EAFI dans le cadre de ses activités et de ses projets d’immobilisations.

[9] LNG Canada est une coentreprise dont les participants possèdent une solide expérience en matière de gaz naturel liquéfié. LNG Canada souhaite construire et exploiter une usine de gaz naturel liquéfié et un terminal d’exportation maritime près de Kitimat, en Colombie-Britannique. L’usine transformerait le gaz naturel en gaz liquéfié aux fins d’exportation.

[10] Les seuls défendeurs à avoir présenté des observations à notre Cour sont Supreme Group LP, Waiward Steel LP, l’Institut canadien de la construction en acier, Supermetal Structures Inc., Ocean Steel & Construction Ltd., Walters Inc. et Ironworkers International (collectivement, les producteurs canadiens). Ils ont travaillé ensemble afin de présenter des observations communes.

II. Les dispositions légales pertinentes

[11] Dans un premier temps, nous présenterons un aperçu des étapes pertinentes des enquêtes sur le dumping et le subventionnement menées sous le régime de la LMSI.

[12] À la suite d’une plainte de la branche de production nationale, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) mène une enquête préliminaire relative au dumping et au subventionnement en application de l’article 31 de la LMSI, puis elle rend une décision provisoire de dumping ou de subventionnement conformément au paragraphe 38(1). Ce faisant, l’ASFC doit préciser à quelles marchandises la décision provisoire s’applique. Par conséquent, le paragraphe 38(1) confère à l’ASFC compétence exclusive pour déterminer à quelles marchandises la décision s’applique (les marchandises assujetties) (Maax Bath inc. c. Almag Aluminum inc., 2010 CAF 62, [2010] A.C.F. No. 275 (QL), par. 32, 35 et 402).

[13] Lorsqu’il reçoit un avis de décision provisoire conformément au paragraphe 38(3), le Tribunal doit mener une enquête en application du paragraphe 42(1) de la LMSI afin de déterminer si l’importation des marchandises assujetties a causé un dommage ou menace de causer un dommage aux producteurs canadiens. Le Tribunal dispose de 120 jours pour mener cette enquête.

[14] Il est bien établi que le Tribunal ne peut modifier ni la décision préliminaire de l’ASFC ni la définition des marchandises assujetties (Maax Bath, par. 35).

[15] Lorsqu’il est difficile de déterminer à quelles marchandises la décision s’applique, le Tribunal a le pouvoir d’en circonscrire la portée (Maax Bath, par. 32 et 33; DeVilbiss (Canada) Ltd. c. Le Tribunal antidumping, [1983] 1 C.F. 706, p. 715 (C.A.F.); voir également les motifs du Tribunal, par. 36).

[16] Si, au terme de l’enquête, le Tribunal conclut qu’il y a eu dommage, il doit également préciser à quelles marchandises ses conclusions s’appliquent (LMSI, par. 43(1)). Cette disposition autorise implicitement le Tribunal à accueillir des demandes d’exclusion pour certaines marchandises qui ne causeraient pas de dommage.

[17] S’il reste des questions en suspens quant aux marchandises précises assujetties aux conclusions de dommage du Tribunal, l’ASFC les tranche au moment de l’importation des marchandises, conformément aux articles 56 à 60.1 de la LMSI (motifs du Tribunal, par. 159).

A. Le Tribunal a-t-il commis une erreur en refusant de tirer une conclusion quant à la portée?

[18] Deux des demanderesses, Fluor et LNG Canada, demandent que la décision du Tribunal de refuser de tirer une conclusion sur la portée soit annulée. Leur argument principal est que le Tribunal est tenu par la LMSI de déterminer la portée des marchandises assujetties et de recueillir des renseignements sur toutes ces marchandises pendant son enquête sur les dommages.

[19] Ces demanderesses soutiennent également que, même si le Tribunal avait le pouvoir de ne pas se prononcer, la décision devrait de toute façon être annulée en raison de ses conséquences défavorables. Par exemple, Fluor parle des difficultés qui résultent de l’incertitude :

[traduction]

55. [...] Les importateurs, et au bout du compte les porteurs de projets, feront les frais de cette incertitude et devront potentiellement s’acquitter de droits punitifs antidumping ou compensateurs sur chaque importation. Chaque importateur devra constamment intenter des procédures, potentiellement devant le Tribunal, précisément à l’égard des questions que le Tribunal a refusé de trancher.

[20] En réponse, les producteurs canadiens soutiennent que l’approche du Tribunal relative à sa conclusion sur la portée est raisonnable.

[21] Pour trancher cette question, il faut comprendre le régime législatif et, plus précisément, le rôle du Tribunal. Comme il est dit ci-après, en vertu de la LMSI, le Tribunal est tenu de mener une enquête et de déterminer si les marchandises assujetties ont causé ou menacent de causer un dommage à la branche de production nationale.

[22] La description des marchandises assujetties telle qu’elle a été établie par l’ASFC est au cœur du litige. Le passage pertinent est rédigé ainsi :

Éléments [...] en acier ouvré de construction [...] soit assemblés ou partiellement assemblés en modules, ou non assemblés [...]

[23] Le Tribunal s’est prononcé sur ce qu’il a appelé un important différend entre les parties sur la nature des modules complexes, c’est-à-dire des modules comportant aussi bien des EAFI que des matériaux qui ne sont pas des EAFI (motifs du Tribunal, par. 34 à 44). Les parties ont convenu que les modules complexes eux-mêmes n’étaient pas des marchandises assujetties lorsque les modules comprenaient une proportion importante de matériaux autres que des EAFI. Le différend portait sur la question de savoir si les EAFI incorporés dans des modules complexes étaient ou non des marchandises assujetties. Le Tribunal a indiqué que le différend portait essentiellement sur la question de savoir si « l’ajout de matériaux qui ne sont pas des EAFI à des EAFI modifie le caractère de la marchandise » (motifs du Tribunal, par. 35).

[24] Le Tribunal a expliqué que les thèses des parties à l’égard de cette question étaient totalement opposées. Par exemple, les producteurs canadiens ont soutenu que les EAFI incorporés dans des modules complexes étaient toujours des marchandises assujetties. À l’inverse, les demanderesses ont soutenu qu’ils n’en constituaient jamais. Confronté à ces thèses opposées, le Tribunal a conclu ce qui suit (par. 37) :

[...] Dans la mesure où les EAFI sont incorporés dans des modules complexes et peuvent être transformés en un nouveau produit grâce au procédé de modularisation, le Tribunal se demande si les EAFI relèvent de la portée de la définition de marchandises en question. Il existe trop de compositions, finalités et autres caractéristiques différentes dans cette description générale de ces marchandises pour permettre au Tribunal d’examiner correctement la question.

[25] Le Tribunal a ensuite fait observer que, pour déterminer s’il y avait eu dommage, il n’avait pas recueilli de renseignements sur les marchandises qui étaient des EAFI incorporés dans des modules complexes. Au paragraphe 39, il a conclu que « l’importation de modules complexes est un concept potentiel » et qu’il n’était pas nécessaire d’inclure les EAFI incorporés dans de tels modules dans ses données, car « aucun élément de preuve n’indique que les faibles quantités d’EAFI habituellement incorporés dans l’équipement de procédé modifieraient, d’une manière significative, les données se trouvant dans le rapport d’enquête ».

[26] À notre avis, le Tribunal n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en refusant de tirer une conclusion sur la portée et en ne recueillant pas de données sur les EAFI incorporés dans des modules complexes lors de son enquête de dommage. Il était loisible au Tribunal d’ordonner que la cueillette de renseignements dans son enquête porte sur les marchandises qu’il considérait raisonnablement comme étant des marchandises assujetties.

[27] Les dispositions applicables pertinentes sont les suivantes :

Enquête du Tribunal

Tribunal to make inquiry

42. (1) Dès réception de l’avis de décision provisoire prévu au paragraphe 38(3), le Tribunal fait enquête sur celles parmi les questions suivantes qui sont indiquées dans les circonstances, à savoir :

42. (1) The Tribunal, forthwith after receipt pursuant to subsection 38(3) of a notice of a preliminary determination, shall make inquiry with respect to such of the following matters as is appropriate in the circumstances:

a) si le dumping des marchandises en cause ou leur subventionnement :

(a) in the case of any goods to which the preliminary determination applies, as to whether the dumping or subsidizing of the goods

(i) soit a causé un dommage ou un retard ou menace de causer un dommage,

(i) has caused injury or retardation or is threatening to cause injury, or

(ii) soit aurait causé un dommage ou un retard sans l’application de droits provisoires aux marchandises;

(ii) would have caused injury or retardation except for the fact that provisional duty was imposed in respect of the goods;

[…]

Ordonnances ou conclusions du Tribunal

Tribunal to make order or finding

43. (1) Dans le cas des enquêtes visées à l’article 42, le Tribunal rend, à l’égard de marchandises faisant l’objet d’une décision définitive de dumping ou de subventionnement, les ordonnances ou les conclusions indiquées dans chaque cas en y précisant les marchandises concernées et, le cas échéant, leur fournisseur et leur pays d’exportation. Il rend ces ordonnances ou conclusions dès réception de l’avis de cette décision définitive mais, au plus tard, dans les cent vingt jours suivant la date à laquelle il reçoit l’avis de décision provisoire.

43. (1) In any inquiry referred to in section 42 in respect of any goods, the Tribunal shall, forthwith after the date of receipt of notice of a final determination of dumping or subsidizing with respect to any of those goods, but, in any event, not later than one hundred and twenty days after the date of receipt of notice of a preliminary determination with respect to the goods, make such order or finding with respect to the goods to which the final determination applies as the nature of the matter may require, and shall declare to what goods, including, where applicable, from what supplier and from what country of export, the order or finding applies.

[28] Selon l’interprétation qui est faite de la LSMI dans la jurisprudence applicable, le Tribunal et l’ASFC ont un rôle à jouer lorsqu’il s’agit de déterminer la portée des marchandises assujetties. Les producteurs canadiens ont bien décrit dans la présente instance le rôle du Tribunal :

[traduction]

38. [...] Le Tribunal mène son enquête en suivant une approche équilibrée. D’une part, dans son enquête de dommage, le Tribunal utilise (et peut avoir à interpréter) la définition des marchandises établie par l’ASFC afin de déterminer si les marchandises visées par cette définition ont causé un dommage à la branche de production nationale de « marchandises similaires ». D’autre part, le Tribunal doit s’abstenir de réécrire ou de modifier la définition des marchandises de l’ASFC et s’abstenir de se prononcer sur la subjectivité future d’importations futures visées par sa conclusion de dommage. Il faut faire preuve d’une grande retenue envers le Tribunal qui a agi avec l’équilibre nécessaire à l’exercice de ses fonctions.

[29] En ce qui concerne l’argument des demanderesses selon lequel la LMSI oblige le Tribunal à se prononcer sur la portée, le libellé utilisé dans les paragraphes 42(1) et 43(1) cités ci-dessus n’étaye pas cette observation. Au contraire, ces dispositions, lues dans leur ensemble, montrent que l’intention du législateur était d’accorder au Tribunal la latitude lui permettant de décider la manière dont l’enquête de dommage serait menée pour qu’il puisse tenir compte des situations particulières. Par exemple, le paragraphe 42(1) dispose que le Tribunal doit adapter son enquête de façon à répondre aux questions « qui sont indiquées dans les circonstances ». De même, le paragraphe 43(1) exige du Tribunal qu’il rende les ordonnances « indiquées dans chaque cas ».

[30] Les demanderesses invoquent également l’arrêt DeVilbiss, dans lequel notre Cour a conclu, à la page 715, que le Tribunal « avait une fonction à remplir, dont un des éléments essentiels consistait à interpréter la désignation de la classe des marchandises mentionnée dans la détermination préliminaire ».

[31] À notre avis, dans l’arrêt DeVilbiss, notre Cour n’a pas conclu que le Tribunal devait toujours définir la classe de marchandises. Cet arrête porte sur la fonction du Tribunal. En l’espèce, le Tribunal était tenu de tirer des conclusions quant à un dommage à la branche de production nationale et de préciser à quelles marchandises la conclusion s’appliquait. C’est exactement ce qu’il a fait en l’espèce. Aucune des parties ne nie qu’il y a eu conclusion quant au dommage. Pour ce qui est de préciser les marchandises auxquelles les conclusions s’appliquent, le Tribunal a apporté cette précision en renvoyant à toutes les marchandises en question, à l’exception des marchandises exportées par les sociétés dont les demandes d’exclusion avaient été accueillies.

[32] Pour ce qui est des difficultés auxquelles doivent faire face les demanderesses en raison du refus du Tribunal de se prononcer, il ne faut pas oublier que le Tribunal ne dispose que de 120 jours pour déterminer s’il y a eu dommage dans une affaire complexe mettant en cause beaucoup de parties. Il convient de donner beaucoup de latitude au Tribunal pour qu’il puisse mener l’enquête qu’il juge appropriée dans les circonstances.

[33] LNG Canada affirme qu’il ne serait pas difficile pour le Tribunal de tirer une conclusion fondée sur des critères comme la proportion de matériaux qui ne sont pas des EAFI. À première vue, cette approche semble raisonnable, mais elle est arbitraire et aurait vraisemblablement pour effet de modifier indûment la définition des marchandises assujetties établie par l’ASFC.

[34] Enfin, nous ferions observer que la thèse des demanderesses est contraire à une conclusion antérieure de notre Cour. Dans l’arrêt Maax Bath, aux paragraphes 38 et 39, notre Cour a examiné le refus du Tribunal de déterminer si les marchandises assujetties comprenaient les « marchandises décrites de façon générique par les parties demanderesses comme étant des pièces d’aluminium ». Le Tribunal avait estimé que cette décision devait être prise par l’ASFC lors de l’importation. Notre Cour a conclu que cette décision appartenait aux issues possibles acceptables.

[35] À notre avis, en l’espèce, le Tribunal n’a pas commis d’erreur en suivant le même raisonnement.

B. Le Tribunal a-t-il commis une erreur en refusant d’accueillir les demandes d’exclusion des demanderesses?

[36] Chacune des demanderesses avait présenté au Tribunal une demande d’exclusion pour certains types de marchandises. Toutes les demandes avaient été présentées avec le consentement des producteurs canadiens.

  • La demande de Fluorvise des EAFI incorporés dans des modules complexes lorsque le poids brut du module est supérieur à 250 tonnes métriques, que le module contient des matériaux qui ne sont pas des EAFI représentant au moins 30 % de son poids et que les marchandises sont destinées à être utilisées dans des projets le long de la côte de la Colombie-Britannique.

  • La demande de LNG Canadavise les EAFI incorporés de manière permanente aux modules complexes devant servir dans le projet qu’elle envisage à Kitimat, en Colombie-Britannique.

  • La demande de Suncorvise : 1) les marchandises qui sont des assemblages permanents d’EAFI qui ne représentent pas plus de 50 % du poids de l’équipement importé et dont le poids des EAFI n’excède pas 10 000 kg; 2) les EAFI de coffrets électriques.

[37] Étant donné que les producteurs canadiens ont donné leur consentement à ces demandes, ils se sont contentés, dans les observations qu’ils ont présentées à notre Cour, d’établir le fondement de la décision du Tribunal.

[38] Dans un premier temps, le Tribunal a décrit les principes généraux régissant les demandes d’exclusion (motifs du Tribunal, par. 151 à 159). Il a précisé que ces demandes sont accueillies à la discrétion du Tribunal lorsque des éléments de preuve montrent que des marchandises données ne causent pas de dommage. Il a également précisé que le consentement de la branche de production nationale ne constitue pas une preuve qu’il n’y a pas de dommage. Le Tribunal a également fait observer que, puisqu’il est le seul à pouvoir accueillir les demandes d’exclusion concernant les marchandises assujetties, les éléments de preuve doivent démontrer que les marchandises concernées sont en fait des marchandises assujetties.

[39] En ce qui concerne les demandes d’exclusion présentées par Suncor, le Tribunal les a rejetées sur le fondement de l’exigence touchant à la compétence mentionnée ci-dessus. Plus précisément, le Tribunal a conclu qu’il lui fallait davantage de renseignements pour déterminer si les marchandises concernées étaient des marchandises assujetties (c’est-à-dire non transformées au point de ne plus être des EAFI).

[40] Le Tribunal a ensuite examiné les demandes de Fluor et de LNG Canada, qui concernaient toutes deux des marchandises destinées à être utilisées dans des projets situés dans les régions côtières de la Colombie-Britannique. Le Tribunal a conclu que ces demandes présentaient le même problème touchant à la compétence que la demande de Suncor et qu’en plus, les demandes étaient hypothétiques et trop générales, de sorte qu’il ne disposait pas d’indications claires sur ce qu’on lui demandait d’exclure.

[41] Les demanderesses ont soutenu avec conviction que le rejet de ces demandes était extrêmement injuste. Elles ont soutenu que le rejet de ces demandes pourrait avoir des conséquences défavorables importantes sur des projets d’envergure comme ceux qui sont envisagés sur la côte de la Colombie-Britannique. Elles affirment qu’il n’est pas suffisant de reporter à l’étape de l’importation la décision de savoir si des marchandises sont ou non des marchandises assujetties.

[42] À notre avis, la décision du Tribunal sur les demandes d’exclusion est déraisonnable. Le seul motif explicitement fourni par le Tribunal pour justifier le rejet des demandes est qu’elles sont susceptibles de concerner des marchandises qui ne sont pas des marchandises assujetties. Le Tribunal qualifie ce problème de problème de compétence.

[43] À notre avis, la difficulté que le Tribunal a considérée comme étant un problème de compétences est en fait un problème technique mineur. Par exemple, LNG Canada a indiqué que la difficulté aurait pu facilement être évitée en ajoutant à l’exclusion une précision comme [traduction] « si les marchandises sont des marchandises assujetties ». Il incombait au Tribunal, dans cette situation, de trouver des façons de résoudre le problème. Il semble que le Tribunal ne l’ait pas fait. De ce fait, son examen des demandes d’exclusion était déraisonnable.

[44] Pour ce motif, la décision du Tribunal de rejeter les demandes d’exclusion devrait être annulée et l’affaire devrait être renvoyée au Tribunal pour nouvel examen.

III. Conclusion

[45] Pour ces motifs, nous rendrions les ordonnances ci-dessous.

[46] En ce qui concerne les demandes de Fluor et de LNG Canada, nous rejetterions leurs demandes visant l’annulation de la conclusion sur la portée, mais nous accueillerions leurs demandes visant l’annulation du rejet des demandes d’exclusion. Nous renverrions la partie de l’affaire concernant les demandes d’exclusion au Tribunal pour nouvelle décision, conformément aux présents motifs.

[47] Pour ce qui est de la demande de Suncor portant sur les demandes d’exclusion, nous accueillerions la demande et annulerions la décision du Tribunal de rejeter sa demande d’exclusion. Nous renverrions la partie de l’affaire concernant les demandes d’exclusion au Tribunal pour nouvelle décision conformément aux présents motifs.

[48] En ce qui concerne les dépens, nous n’en adjugerions pas, car les producteurs canadiens ne se sont pas opposés aux demandes d’exclusion.

« David Stratas »

j.c.a.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Judith Woods »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

A-196-17

A-193-17

A-195-17

 

DOSSIER :

A-196-17

 

INTITULÉ :

FLUOR CANADA LTD. c. SUPREME GROUP LP et al.

ET DOSSIER :

A-193-17

 

INTITULÉ :

SUNCOR ENERGY INC., FORT HILLS ENERGY L.P. c. SUPERMETAL STRUCTURES INC. et al.

ET DOSSIER :

A-195-17

 

INTITULÉ :

LNG CANADA DEVELOPMENT INC. c. INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER et al.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

La Cour

DATE DES MOTIFS :

Le 28 février 2020


COMPARUTIONS :

Darrel Pearson

Jesse Goldman

Sabrina A. Bandali

Julia Webster

POUR LA DEMANDERESSE FLUOR CANADA LTD. (A-196-17) ET POUR LA DÉFENDERESSE FLUOR CANADA LTD. (A-193-17 ET A-195-17)

Paul M. Lalonde

James M. Wishart

 

POUR LES DEMANDERESSES SUNCOR ENERGY INC., FORT HILLS ENERGY L.P. (A-193-17) ET LA DÉFENDERESSE SUNCOR ENERGY INC. (A-196-17 et A-195-17)

Geoff R. Hall

John W. Boscariol

Robert A. Glasgow

 

POUR LA DEMANDERESSE LNG CANADA DEVELOPMENT INC. (A-195-17)

R. Benjamin Mills

Paul Conlin

M. Drew Tyler

 

POUR LES DÉFENDEURS, INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, IRONWORKERS INTERNATIONAL, OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., SUPERMETAL STRUCTURES INC., SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP ET WALTERS INC.

Cyndee Todgham Cherniak

 

POUR LES DÉFENDERESSES CINTASA, S.A. ET LAFARGE CANADA

Daniel Hohnstein

POUR LA DÉFENDERESSE ANDRITZ HYDRO CANADA LTD.

Riyaz Dattu

 

POUR LA DÉFENDERESSE CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD.


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bennett Jones LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE FLUOR CANADA LTD. (A-196-17) ET POUR LA DÉFENDERESSE FLUOR CANADA LTD. (A-193-17 ET A-195-17)

Dentons Canada S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES, SUNCOR ENERGY INC., FORT HILLS ENERGY L.P. (A-193-17) ET LA DÉFENDERESSE SUNCOR ENERGY INC. (A-196-17 et A-195-17)

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE LNG CANADA DEVELOPMENT INC. (A-195-17) ET LA DÉFENDERESSE (A-196-17 ET A-193-17)

Conlin Bedard LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS INSTITUT CANADIEN DE LA CONSTRUCTION EN ACIER, IRONWORKERS INTERNATIONAL, OCEAN STEEL & CONSTRUCTION LTD., SUPERMETAL STRUCTURES INC., SUPREME GROUP LP, WAIWARD STEEL LP ET WALTERS INC.

LexSage Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES CINTASA, S.A. ET LAFARGE CANADA

Tereposky & DeRose LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE ANDRITZ HYDRO CANADA LTD.

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE CANADIAN NATURAL RESOURCES LTD.

 

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