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Date : 20200529


Dossier : A-334-18

Référence : 2020 CAF 97

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

GUY LALIBERTÉ

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 5 décembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 mai 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20200529


Dossier : A-334-18

Référence : 2020 CAF 97

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

GUY LALIBERTÉ

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]  Les circonstances donnant lieu au présent appel sont inhabituelles et exotiques, mais les questions soulevées ne le sont pas.

[2]  L’appelant est le fondateur, et, à l’époque qui nous occupe, l’actionnaire majoritaire d’un groupe de sociétés faisant affaire sous la marque de commerce « Cirque du Soleil »; en 2009, il s’est rendu à la Station spatiale internationale (SSI). Le coût du voyage a été payé par l’une des sociétés du groupe Cirque du Soleil. Le ministre du Revenu national a établi une cotisation à l’égard de l’appelant concernant un avantage conféré à un actionnaire équivalant au coût du voyage dans l’espace. L’appelant a fait appel de la cotisation, affirmant que le voyage constituait un coup publicitaire pour le groupe Cirque du Soleil et pour un organisme de bienfaisance qu’il avait fondé, et ne donnait par conséquent pas lieu à un avantage conféré à un actionnaire. Dans la décision qui fait l’objet du présent appel, portant la référence 2018 CCI 186, le juge Boyle de la Cour canadienne de l’impôt a rejeté en grande partie cet argument. La Cour de l’impôt a accueilli l’appel en partie et a ordonné que l’appelant fasse l’objet d’une nouvelle cotisation, au motif qu’il avait reçu un avantage conféré à un actionnaire équivalant à 90 p. 100 du coût de son voyage dans l’espace.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le présent appel.

I.  Résumé des faits

[4]  Il suffit de résumer les faits pertinents, vu les nombreuses conclusions de fait tirées par la Cour de l’impôt, lesquelles sont abordées dans l’examen des motifs de cette cour.

[5]  En guise d’aperçu, mentionnons que l’appelant a fondé le Cirque du Soleil en 1984. Au milieu des années 2000, il était largement reconnu comme son créateur et son visionnaire, les activités de la société s’étendant à l’ensemble de la planète. En plus de son travail avec le Cirque du Soleil, l’appelant avait d’autres passions, et rêvait notamment depuis toujours de parcourir le monde et d’aller dans l’espace. En 2005-2006, il a entrepris des négociations préliminaires avec Space Adventures, Ltd. (Space Adventures) pour effectuer un voyage autour de la Lune, mais il a finalement décliné l’offre pour différentes raisons.

[6]  En 2009, Space Adventures et lui ont relancé l’idée d’un voyage dans l’espace, cette fois pour aller dans la SSI. En avril 2009, l’appelant, en son nom personnel et au nom de sa société de portefeuille familiale, 2739-2224 Québec Inc. (la société de portefeuille familiale), a signé une entente visant l’achat d’un vol spatial en orbite avec Space Adventures à destination de la SSI.

[7]  Le projet s’est finalement concrétisé, et l’appelant a passé douze jours dans l’espace et à bord de la SSI en septembre et en octobre 2009. Pendant son séjour dans la SSI, l’appelant a organisé un rendez-vous télédiffusé à l’échelle de la planète, intitulé « Mission sociale poétique – De la Terre aux étoiles pour l’eau ». L’émission n’a duré que quelques heures, mais a nécessité des préparatifs que l’appelant a entrepris à bord de la SSI durant les jours l’ayant précédée. La mission sociale poétique avait pour but principalement d’amasser des fonds pour la Fondation One Drop (One Drop), un organisme de bienfaisance qui soutient des projets d’accès à l’eau potable et qui est financé par l’appelant et associé à lui et au Cirque du Soleil. L’appelant a pris de nombreuses photos durant son séjour dans la SSI, en guise de souvenirs et pour les besoins d’un livre dont les profits ont été versés à One Drop, et a tourné un documentaire sur son séjour dans l’espace, qui a en partie profité à One Drop. Il considère que le voyage faisait la promotion de One Drop et du Cirque du Soleil, mais il lui a également permis de réaliser un rêve d’enfant.

[8]  Bien sûr, ce voyage exceptionnel a un coût exceptionnel. Les frais associés au voyage dans l’espace ont totalisé 41 816 954 $, dont 39 701 000 $ ont été versés à Space Adventures aux termes de l’entente pour l’achat d’un vol spatial en orbite et 2 115 954 $ ont été versés à Space Adventures pour des dépenses diverses. La société de portefeuille familiale a payé la facture. Ce sont ces frais qui étaient en litige devant la Cour de l’impôt et qui sont en cause dans le présent appel. Les autres frais directs de production et de diffusion payés par une ou plusieurs des sociétés du Cirque du Soleil et par One Drop pour la production de la mission sociale poétique, du livre et du documentaire ne sont pas en cause dans le présent appel, et n’étaient pas en litige devant la Cour de l’impôt.

[9]  Aux termes d’une résolution datée du 27 décembre 2009, la société de portefeuille familiale a facturé la totalité du coût du voyage dans l’espace de l’appelant, à l’exception de 4 millions de dollars, à l’une des principales sociétés exploitantes du groupe Cirque du Soleil, Créations Méandres Inc. (Créations Méandres). À cette époque, la société de portefeuille familiale était contrôlée par l’appelant et une fiducie familiale; cette fiducie détenait quant à elle 100 p. 100 des parts d’une entreprise appelée Gestion Manuia Inc., qui possédait 80 p. 100 des parts de Cirque du Soleil Horizons Inc. Les 20 p. 100 restants de Cirque du Soleil Horizons Inc. étaient détenus par un investisseur étranger, DW CP Holdings (Dubai World). Cirque du Soleil Horizons Inc. possédait 100 p. 100 des parts de Créations Méandres. Par conséquent, les sociétés familiales de l’appelant et Dubai World ont été touchées par les coûts engagés par Créations Méandres.

[10]  Créations Méandres a émis un billet à ordre à la société de portefeuille familiale d’une valeur de 37 816 954 $ pour payer le voyage. Le billet à ordre a par la suite été réinjecté dans la chaîne de sociétés et cédé à Créations Méandres en tant que surplus d’apport. Une fois le billet à ordre réinjecté dans Créations Méandres, il a été éteint. Cette manœuvre a permis à Créations Méandres et à Dubai World de ne pas assumer les coûts associés au voyage dans l’espace de l’appelant.

[11]  D’un point de vue fiscal, en ce qui concerne le voyage dans l’espace, Créations Méandres n’a demandé aucune déduction aux fins du calcul de l’impôt sur le revenu, même si elle a appliqué des déductions à des fins de comptabilité. Dans sa déclaration de revenus de 2009, l’appelant a déclaré 4 millions de dollars à titre d’avantage conféré à un actionnaire. Or, l’appelant soutient qu’il n’a pas reçu d’avantage conféré à un actionnaire. Il affirme plutôt que les 4 millions de dollars représentaient une estimation de ce que valait la prévention d’un différend avec le fisc et la mauvaise publicité susceptible de s’ensuivre si aucun avantage imposable n’était déclaré.

[12]  Le ministre du Revenu national a fait parvenir un avis de nouvelle cotisation à l’appelant le 10 avril 2014, par lequel il annonce l’ajout de 37 816 954 $ à ses revenus pour 2009 à titre d’avantage conféré à un actionnaire. L’appelant s’est opposé à la nouvelle cotisation, et un avis de ratification a été envoyé le 13 janvier 2015. L’appelant a déposé un avis d’appel à l’encontre de la nouvelle cotisation le 9 avril 2015.

II.  Décision de la Cour canadienne de l’impôt

[13]  La Cour de l’impôt a publié son jugement et ses motifs le 12 septembre 2018. Elle a conclu que l’appelant avait directement ou indirectement, par son voyage dans l’espace, reçu un avantage conféré à un actionnaire. La Cour de l’impôt a estimé la valeur de l’avantage à 90 p. 100 du coût du voyage, soit environ 37,6 millions de dollars, et a renvoyé l’affaire au ministre pour qu’il établisse une nouvelle cotisation compte tenu de ce fait.

[14]  La Cour de l’impôt commence son analyse par un résumé de bon nombre des faits mentionnés plus haut et tire quelques conclusions de fait additionnelles. Les conclusions les plus importantes sont indiquées ci-après.

[15]  D’abord, la Cour de l’impôt souligne que le Cirque du Soleil n’a fait aucun autre gros coup publicitaire de cette nature et que ses efforts de mise en marché étaient normalement consacrés à des stratégies ordinaires de promotion de spectacles précis.

[16]  Deuxièmement, la Cour de l’impôt souligne que le directeur financier du Cirque du Soleil a affirmé dans son témoignage que le billet à ordre de Créations Méandres avait été réinjecté dans l’entreprise à titre d’apport en capital, ce que confirme une note de Deloitte. Ainsi, on assurait un résultat final neutre pour Dubai World et on évitait qu’elle ait à payer 20 p. 100 du remboursement des dépenses engagées pour le voyage dans l’espace de l’appelant. La Cour de l’impôt a déduit du témoignage du directeur financier que ce dernier savait que Dubai World n’aurait pas approuvé que la dépense soit imputée à Créations Méandres sans cela.

[17]  Troisièmement, même si l’appelant a affirmé que le voyage avait en partie pour but de faire la promotion du lancement du Cirque du Soleil en Russie en 2009, aucune part des frais du voyage n’a été imputée au budget du spectacle en Russie. De plus, la Cour de l’impôt a souligné que la filiale russe du Cirque du Soleil comptait deux actionnaires sans lien de dépendance qui détenaient 25 p. 100 des actions de la filiale et que « [l]a série d’opérations d’apport en capital parmi lesquelles le coût du voyage fut renvoyé à [Créations Méandres], ainsi que le fait qu’aucune dépense ne fut imputée à la filiale russe et qu’elle fut remboursée pour toute dépense engagée en lien avec le voyage, ont eu comme résultat que les [actionnaires sans lien de dépendance] n’ont assumé aucune part des coûts du voyage » (par. 9).

[18]  La Cour de l’impôt cite ensuite les dispositions pertinentes de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la LIR), soit les paragraphes 15(1) et 246(1). Puis, la Cour procède à l’analyse, qu’elle organise en sept sujets différents.

[19]  La Cour de l’impôt examine tout d’abord le but du voyage dans l’espace et conclut que « le but principal et essentiel qui a motivé le voyage était personnel » (par. 11). Elle énonce les 27 raisons sous-tendant cette conclusion au paragraphe 11 de ses motifs :

  • a) L’appelant voulait faire lui-même ce voyage et il n’a jamais été envisagé qu’un autre représentant, vedette ou promoteur du Cirque du Soleil prenne sa place.

  • b) L’appelant a expliqué dans son témoignage que son intérêt pour les voyages dans l’espace remontait à des expériences de son enfance.

  • c) Il n’y avait aucun élément de preuve montrant que le Cirque du Soleil aurait pu envisager d’envoyer quelqu’un d’autre faire ce voyage dans l’espace, ou faire un coup publicitaire comparable, pour accroître la notoriété de la marque ou générer de l’intérêt chez les médias pour son entrée dans le marché russe, si l’appelant n’avait pas en premier lieu décidé de faire ce voyage dans l’espace.

  • d) Les polices d’assurance en cas d’annulation et en cas de décès ou d’infirmité pour le voyage ont été prises et payées par la société de portefeuille familiale. La société de portefeuille familiale était également la bénéficiaire désignée des polices en cas de décès ou d’infirmité.

  • e) Lorsque le directeur financier du Cirque du Soleil a signé les chèques pour payer Space Adventures, il a cru comprendre que l’appelant ferait son voyage dans l’espace même s’il n’y avait pas diffusion de la mission sociale poétique.

  • f) La résolution de la société de portefeuille familiale autorisant le voyage n’expose pas le but du voyage et ne lie en aucune façon le paiement aux activités du Cirque du Soleil.

  • g) La conclusion raisonnable à tirer de tous les éléments de preuve était que le Cirque du Soleil n’aurait pas approuvé la dépense pour le voyage à l’époque, et ne l’a fait que deux mois après la fin du voyage « lorsqu’on lui a présenté la possibilité quelque peu inhabituelle de payer le voyage avec un billet à ordre qui lui serait immédiatement remis à titre d’apport en capital » (al. 11g)).

  • h) L’entente relative au voyage dans l’espace a été conclue par Space Adventures, l’appelant et sa société de portefeuille familiale. Aucune société du Cirque du Soleil n’a été ajoutée à titre de partie à l’entente, même si des modifications ont été apportées à l’entente afin de permettre à l’appelant de faire la promotion du Cirque du Soleil et de One Drop.

  • i) La personne qui a négocié l’entente relative au voyage dans l’espace au nom de l’appelant représentait uniquement les intérêts de l’appelant et de sa société de portefeuille familiale.

  • j) Le directeur financier n’a pas dit qu’on avait songé à l’avantage que le Cirque du Soleil pourrait raisonnablement tirer du voyage dans l’espace avant que ce voyage ne soit achevé.

  • k) Il n’est devenu clair que la télédiffusion en direct de la mission sociale poétique pourrait avoir lieu que peu de temps avant le lancement, quand la NASA a accepté qu’on utilise son matériel technique dans la SSI et un satellite américain à cette fin. La Cour de l’impôt a conclu que ce fait confirmait ce qu’avait compris le directeur financier, soit que l’appelant ferait le voyage de toute façon.

  • l) La NASA n’aurait autorisé aucune activité de promotion commerciale pendant la diffusion de la mission sociale poétique ou du documentaire connexe. M. Laliberté ne portait les logos du Cirque du Soleil ni lors de la diffusion ni dans le documentaire, et il n’est fait mention du Cirque du Soleil que quatre fois durant la diffusion.

  • m) La documentation envoyée aux artistes, vedettes et célébrités, en vue de l’organisation de la mission sociale poétique, ne décrivait pas l’événement comme une activité de promotion du Cirque du Soleil.

  • n) La mission sociale poétique et l’ouvrage de photographies ont servi à amasser des fonds pour One Drop. On ne sait trop comment l’ouvrage de photographies faisait la promotion du Cirque du Soleil. La Cour de l’impôt a indiqué que le livre s’apparentait plus à une responsabilité personnelle qu’à une responsabilité sociale d’entreprise.

  • o) Le Cirque du Soleil n’a fait aucune analyse ou enquête concernant la valeur de la couverture médiatique dont il profiterait. La Cour de l’impôt a conclu que ce fait confirmait sa conclusion selon laquelle on avait informé les sociétés du Cirque du Soleil que l’appelant allait faire un voyage dans l’espace, et qu’on ne leur avait rien demandé.

  • p) La directrice générale du Cirque du Soleil Russie a témoigné qu’elle n’avait été informée qu’une fois la planification de la mission sociale poétique terminée et que cette dernière ne faisait pas partie des plans de mise en marché du Cirque du Soleil Russie en 2009.

  • q) Le Cirque du Soleil n’a pas fait d’analyse pour savoir si les visites à son site Web avaient augmenté durant le voyage dans l’espace de l’appelant ou peu après son retour.

  • r) Le Cirque du Soleil, Dubai World et les actionnaires détenant 25 p. 100 des actions du Cirque du Soleil Russie n’ont assumé aucune part du coût du voyage dans l’espace.

  • s) Dubai World n’aurait pas accepté d’assumer sa part de 20 p. 100 des coûts, et le directeur financier du Cirque du Soleil l’avait prévu.

  • t) On a remboursé le Cirque du Soleil Russie des dépenses du voyage dans l’espace.

  • u) Même si Créations Méandres a inscrit le remboursement de la société de portefeuille familiale comme une dépense, il n’a pas été imputé au budget de mise en marché.

  • v) Dans la vidéo, l’appelant donne trois raisons expliquant son voyage dans l’espace : l’une d’elles était liée à One Drop, et les deux autres étaient purement personnelles.

  • w) Dans l’un des vidéoclips du documentaire, l’appelant se décrit comme un « touriste de l’espace » réalisant un rêve personnel.

  • x) L’appelant a dit dans la vidéo qu’il savait qu’il avait de la chance d’être capable de se payer un voyage dans la SSI, ce qui l’a amené, selon la Cour de l’impôt, à donner des réponses vagues lorsqu’on l’a interrogé à ce sujet.

  • y) L’appelant a été « très évasif et peu sûr » quand on l’a interrogé au sujet d’une note de 2005 de Deloitte concernant une possibilité antérieure de voyage dans l’espace et a été « maladroitement évasif » quand on lui a demandé pourquoi sa société de portefeuille et lui concluaient une entente pour un événement commercial du Cirque du Soleil (al. 11y));

  • z) L’appelant s’est présenté comme « “la personne choisie par le Cirque et One Drop pour aller là-haut”, description qui est très éloignée d’une juste interprétation de la preuve », tout comme « son affirmation subséquente selon laquelle le Cirque du Soleil avait décidé qu’il souhaitait que cet événement ait lieu, [traduction] “où il se trouve que je suis celui qui fera le voyage pour faire la promotion du Cirque” » (al. 11z)).

  • aa) L’affirmation de l’appelant, selon laquelle il avait au départ dit non à l’offre de 2009 et qu’il s’était rendu compte par la suite que cette aventure pourrait profiter au Cirque du Soleil et à One Drop, semblait contredire son témoignage ultérieur. Il avait alors affirmé que lorsqu’il avait d’abord envisagé la possibilité d’un voyage autour de la lune en 2005, il prévoyait le faire comme un coup publicitaire pour le Cirque du Soleil et One Drop. Cette incohérence a amené le juge de la Cour de l’impôt à se dire perplexe quant aux souvenirs de l’appelant au sujet de ses motivations en 2005 et en 2009.

[20]  Après avoir conclu que le but du voyage était avant tout personnel, la Cour de l’impôt s’est penchée sur les circonstances entourant la décision de faire le voyage. Elle a conclu que l’appelant avait décidé que sa société de portefeuille familiale paierait le voyage, et que ni lui ni sa société n’avaient cherché à obtenir l’approbation préalable de quiconque au sein du groupe Cirque du Soleil. La Cour de l’impôt a fondé cette conclusion sur les dates auxquelles les décisions ont été prises, le fait que l’entente pour l’achat d’un vol spatial en orbite désignait l’appelant comme le participant au vol spatial, le fait que seul l’appelant avait signé l’entente en son nom et au nom de sa société de portefeuille familiale ainsi que sur les témoignages du directeur financier et du directeur général du Cirque du Soleil et de l’appelant. D’après ces témoignages, la Cour a conclu que « l’appelant n’a pas demandé au Cirque du Soleil s’il souhaitait qu’il fasse ce voyage, mais uniquement comment l’appelant et le Cirque du Soleil pourraient faire la promotion du Cirque du Soleil et de One Drop à l’occasion de ce voyage » (par. 15).

[21]  La Cour a ensuite examiné les activités promotionnelles entreprises durant le voyage et a conclu que l’appelant avait participé à de véritables activités commerciales pour le Cirque du Soleil avant et pendant le voyage dans l’espace et que le Cirque du Soleil avait utilisé ce voyage pour faire la promotion du Cirque et de certaines de ses activités, notamment son 25e anniversaire, son lancement en Russie et le soutien offert à One Drop. La Cour de l’impôt a souligné « qu’après avoir décidé de faire ce voyage, l’appelant a véritablement eu l’intention de passer du temps durant son voyage dans l’espace à faire la promotion du Cirque du Soleil, et de lui-même en tant que son représentant public le plus connu, afin d’accroître la valeur de son entreprise » (par. 23).

[22]  La Cour de l’impôt a ensuite souligné que les dépenses directes de production et de télédiffusion engagées par une ou plusieurs des sociétés du Cirque du Soleil et par One Drop pour la production de la mission sociale poétique, du livre et du documentaire (soit les dépenses qui n’étaient pas contestées) n’avaient pas fait l’objet d’une déduction d’impôt sur le revenu, même s’il semble qu’elles auraient légitimement pu ouvrir droit à une telle déduction.

[23]  Cette cour a conclu qu’un avantage avait été conféré à l’appelant par sa société de portefeuille familiale, « soit directement quand elle a signé l’entente relative au voyage dans l’espace ou quand elle a payé le voyage à Space Adventures, soit indirectement parce qu’elle a permis que la totalité ou une partie de l’avantage soit conféré par [...] Créations Méandres, quand elle a remboursé la société de portefeuille familiale » (par. 26). La Cour de l’impôt a en outre conclu que l’avantage avait été conféré à l’appelant par sa société de portefeuille familiale parce qu’il en était l’actionnaire dominant, soulignant que, compte tenu de sa conclusion selon laquelle le but du voyage était avant tout personnel et des motifs l’étayant, « aucune autre interprétation [n’était] possible » (par. 26).

[24]  La Cour a ensuite essayé de déterminer la répartition de la dépense relative au voyage entre, d’une part, une dépense d’entreprise et, d’autre part, une dépense personnelle ou un avantage conféré à un actionnaire, compte tenu de ses conclusions selon lesquelles le voyage, malgré son but avant tout personnel, comportait néanmoins des aspects commerciaux et promotionnels. La Cour a souligné que cette tâche constituait un défi en raison de la preuve lacunaire sur la question. Elle n’a accordé aucun poids à un rapport de surveillance des médias que l’appelant a déposé et selon lequel il en aurait coûté 600 millions de dollars pour acheter des publicités d’une valeur équivalente au total des mentions dans les médias. La Cour de l’impôt a conclu que cet élément de preuve comportait plusieurs lacunes, notamment qu’il n’y avait pas suffisamment de détails sur la manière dont les données avaient été colligées ou sur la valeur financière représentant l’avantage qu’en tiraient le Cirque du Soleil, One Drop et l’appelant. En outre, il n’expliquait pas la formule utilisée pour traduire directement les mentions dans les médias en valeur publicitaire ou en une valeur non mesurable comme la perception du public.

[25]  La Cour de l’impôt a conclu que 10 p. 100 du coût du voyage avait un lien avec des activités commerciales. Elle a jugé que cette proportion était raisonnable, puisqu’elle représentait assez bien les coûts supplémentaires directs assumés par le Cirque du Soleil et One Drop pour la réalisation de la mission sociale poétique et des activités connexes. Faute d’autre élément de preuve pertinent, cette proportion a été retenue pour la répartition des dépenses. Par conséquent, la Cour de l’impôt a évalué l’avantage conféré à l’appelant à environ 37,6 millions de dollars et la portion du voyage lié à l’entreprise, à environ 4,2 millions de dollars.

[26]  La Cour de l’impôt a terminé son analyse par une analogie avec un voyage qu’aurait fait un actionnaire dans des circonstances moins exotiques. Elle a affirmé ce qui suit, aux paragraphes 56 et 57 de ses motifs :

56.  Même si les faits de la présente affaire sont nouveaux à certains égards, elle soulève la question relativement commune et juridiquement simple de l’avantage conféré par une société à un actionnaire. J’ai abordé les choses comme je l’aurais fait si l’affaire portait sur le propriétaire-gestionnaire d’une entreprise qui aurait personnellement décidé de faire un long voyage à travers le pays, et aurait ensuite décidé de s’arrêter en route pour visiter des clients et des fournisseurs, ainsi que des clients et des fournisseurs éventuels, le long de son itinéraire. On s’attendrait à ce que les coûts supplémentaires directs liés aux activités de promotion commerciale et aux détours pris soient déductibles, mais que seule une petite part du voyage lui-même, si ce n’est aucune, soit déductible. Si son entreprise payait l’ensemble de son voyage, même si elle ne déduisait pas le coût du voyage lors du calcul de son impôt, cela aurait permis au propriétaire de payer son voyage en dollars avant impôt. Les dispositions portant sur l’avantage conféré à un actionnaire existent justement pour cette raison; le fait de ne pas les respecter pourra souvent entraîner une double imposition une fois l’erreur corrigée.

57.  En termes simples, il y a une différence entre un voyage d’affaires qui comporte des aspects de plaisir personnel, et un voyage personnel avec des aspects commerciaux, même s’ils sont significatifs. Je considère que ce voyage dans l’espace se situait dans la deuxième catégorie, et les conséquences fiscales pour le revenu d’entreprise sont prises en compte et déterminées en conséquence.

III.  Questions en litige

[27]  L’appelant soutient que la Cour de l’impôt a commis deux erreurs de droit : premièrement, elle a mal interprété le critère à appliquer pour déterminer si un avantage a été conféré au titre des paragraphes 15(1) et 246(1) de la LIR; deuxièmement, elle a imposé à tort à l’appelant le fardeau d’établir le montant de l’avantage conféré.

[28]  En ce qui concerne la première erreur alléguée, l’appelant affirme que la Cour de l’impôt a mal interprété le critère à appliquer pour déterminer si un avantage a été conféré, et ce, de trois manières : premièrement, elle aurait plutôt utilisé un critère non pertinent, à savoir le critère applicable aux dépenses d’entreprise déductibles prévu à l’alinéa 18(1)a) de la LIR; deuxièmement, elle aurait intégré un critère associé à un [traduction] « résultat d’appauvrissement » pour la société, plutôt que le critère d’une [traduction] « intention d’appauvrissement », qui, selon, l’appelant doit être déterminée à la lumière de sa propre intention, en qualité d’actionnaire majoritaire de la société de portefeuille familiale, au moment où la dépense d’entreprise a été engagée; troisièmement, elle aurait conclu que les motivations personnelles de l’appelant au départ ont irrémédiablement mené à une conclusion d’appauvrissement de l’entreprise, ce qui, selon l’appelant, n’est pas déterminant dans l’analyse qu’appellent les paragraphes 15(1) et 246(1) de la LIR.

[29]  En ce qui concerne la seconde erreur alléguée, l’appelant soutient que la Cour de l’impôt lui a imposé à tort le fardeau d’établir le montant de l’avantage conféré. Plus précisément, il est de droit constant, selon lui, que dès lors qu’un contribuable réfute les hypothèses du ministre ayant fondé la cotisation, il appartient à la Couronne d’établir des faits suffisants pour confirmer la cotisation. Il affirme qu’il a réussi à démolir les hypothèses du ministre. Par conséquent, il incombait à la Couronne de prouver le montant de l’avantage conféré. Comme la Couronne n’a déposé aucun élément de preuve concernant la question, l’appelant affirme que son appel aurait dû être accueilli.

IV.  Analyse

[30]  À mon avis, aucun des arguments qui précèdent n’est fondé.

A.  Les erreurs alléguées dans l’interprétation des paragraphes 15(1) et 246(1) de la LIR

[31]  Pour ce qui est d’abord du critère à appliquer au titre des paragraphes 15(1) et 246(1) de la LIR, les paragraphes en vigueur à l’époque prévoyaient essentiellement ce qui suit :

15 (1) La valeur de l’avantage qu’une société confère, à un moment donné d’une année d’imposition, à un actionnaire ou à une personne en passe de le devenir est incluse dans le calcul du revenu de l’actionnaire pour l’année — sauf dans la mesure où cette valeur est réputée par l’article 84 constituer un dividende — si cet avantage est conféré autrement que […]

15 (1) Where at any time in a taxation year a benefit is conferred on a shareholder, or on a person in contemplation of the person becoming a shareholder, by a corporation otherwise than by […] the amount or value thereof shall, except to the extent that it is deemed by section 84 to be a dividend, be included in computing the income of the shareholder for the year.

[…]

[…]

246 (1) La valeur de l’avantage qu’une personne confère à un moment donné, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit à un contribuable doit, dans la mesure où elle n’est pas par ailleurs incluse dans le calcul du revenu ou du revenu imposable gagné au Canada du contribuable en vertu de la partie I et dans la mesure où elle y serait incluse s’il s’agissait d’un paiement que cette personne avait fait directement au contribuable et si le contribuable résidait au Canada, être :

246 (1) Where at any time a person confers a benefit, either directly or indirectly, by any means whatever, on a taxpayer, the amount of the benefit shall, to the extent that it is not otherwise included in the taxpayer’s income or taxable income earned in Canada under Part I and would be included in the taxpayer’s income if the amount of the benefit were a payment made directly by the person to the taxpayer and if the taxpayer were resident in Canada, be

a) soit incluse dans le calcul du revenu ou du revenu imposable gagné au Canada, selon le cas, du contribuable en vertu de la partie I pour l’année d’imposition qui comprend ce moment; […]

(a) included in computing the taxpayer’s income or taxable income earned in Canada under Part I for the taxation year that includes that time; […]

[32]  En l’espèce, la Cour de l’impôt a procédé à la même analyse à l’égard du paragraphe 15(1) et du paragraphe 246(1) de la LIR. Les parties conviennent que c’était là la bonne démarche.

[33]  La jurisprudence reconnaît que le cadre d’analyse permettant de décider si un avantage a été conféré au titre du paragraphe 15(1) de la LIR comporte trois étapes : déterminer si un avantage a été conféré à l’actionnaire en sa qualité d’actionnaire; déterminer précisément la teneur de l’avantage; déterminer la valeur de l’avantage conféré à l’actionnaire en fonction de ce qu’il lui en aurait coûté s’il n’avait pas été un actionnaire (voir, par exemple, Vern Krishna, The Fundamentals of Canadian Income Tax, vol  2, Toronto, Carswell, 2018, ch. 7, section 3 (signification par voie électronique); Canada c. Fingold, [1998] 1 C.F. 406, 1997 CanLII 6363 (CAF), par. 13 et 14, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [1998] 1 R.C.S. ix [Fingold]; Minister of National Revenue v. Pillsbury Holdings Limited, [1964] C.T.C. 294, [1965] 1 R.C. de l’É 676 (Cour de l’Échiquier), p. 682 à 684 [Pillsbury]; Youngman c. Canada, [1990] A.C.F no 341, 109 N.R. 276 (CAF), par. 18 et 19 [Youngman]; Arpeg Holdings Ltd. c. Canada, 2008 CAF 31, par. 21).

[34]  Dans l’arrêt de principe Pillsbury (ayant interprété la disposition ayant précédé le paragraphe 15(1), soit l’alinéa 8(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148), la Cour de l’Échiquier souligne que l’analyse exigée est intrinsèquement factuelle. Elle souligne au paragraphe 20 qu’aucun avantage n’est conféré [traduction] « lorsqu’une société conclut une opération véritable avec un actionnaire ». Toutefois, la disposition s’applique aux opérations qui sont simplement [traduction] « des moyens ou des mesures accordant des bénéfices ou avantages aux actionnaires en qualité d’actionnaires », et la distinction entre les deux types d’opérations est une question de fait (Pillsbury, par. 21). La Cour, dans la décision Pillsbury, offre une certaine orientation sur la signification du verbe « conférer », laquelle fait ressortir la nature factuelle de l’analyse (par. 22) :

[traduction]

[…] Il doit y avoir un « avantage » et cet avantage doit être « conféré » par une société à un « actionnaire ». Le verbe « conférer » signifie « accorder » ou « attribuer ». Même si une société a adopté formellement une résolution pour accorder un privilège ou un statut spécial à ses actionnaires, la question de savoir si la société avait l’intention de conférer un avantage à ses actionnaires ou si elle voulait inciter ses actionnaires à la soutenir financièrement est une question de fait. Cela étant, il faut également considérer comme une question de fait chaque cas où le ministre prétend que ce qui ressemble à une opération commerciale ordinaire entre une société et un actionnaire n’est pas authentique et qu’il s’agit plutôt en réalité d’une méthode, d’un arrangement ou d’un plan visant à conférer un avantage à l’actionnaire en sa qualité d’actionnaire.

[35]  Notre Cour a adopté l’analyse de la Cour de l’Échiquier en ce qui concerne l’application du paragraphe 15(1) de la LIR dans plusieurs décisions, y compris les arrêts Youngman, Fingold, et Chopp c. Canada, [1997] A.C.F. no 1551 (CAF) [Chopp]. Dans l’arrêt Youngman, notre Cour conclut également que le paragraphe 15(1) de la LIR ne s’applique pas dans l’hypothèse où un contribuable, qui n’est pas un actionnaire, aurait reçu le même avantage de la société dans les mêmes circonstances (par. 18). De plus, l’avantage conféré doit être réel et non une « fiction légale » (Colubriale c. Canada, 2005 CAF 329, par. 28 [Colubriale]); il ne peut non plus découler d’une erreur qui n’est pas conforme aux pratiques suivies par la société (Chopp, par. 8).

[36]  Souvent ‑ comme c’est le cas en l’espèce ‑, l’analyse porte sur la question de savoir si l’opération avait un but commercial ou personnel. Par exemple, dans l’arrêt Fingold, notre Cour conclut qu’un condominium acheté pour un actionnaire et utilisé par ce dernier pour des réceptions d’affaires occasionnelles et pour son usage personnel n’était pas une véritable opération commerciale, puisqu’il avait été principalement acheté à des fins personnelles. Notre Cour a ainsi conclu que la société avait fourni à l’actionnaire un avantage en sa qualité d’actionnaire (par. 19 et 20).

[37]  En l’espèce, la Cour de l’impôt disposait d’un fondement factuel plus que suffisant pour tirer une conclusion semblable et juger que l’appelant avait reçu un avantage en sa qualité d’actionnaire. Au premier rang des faits pertinents appuyant un tel résultat, citons les conclusions de la Cour de l’impôt selon lesquelles l’appelant se serait rendu à la SSI même s’il n’avait pas été possible de télédiffuser en direct l’événement pour promouvoir le Cirque du Soleil et One Drop; le fait que les sociétés du Cirque n’avaient pas autorisé la dépense et qu’on les avait plutôt mises devant le fait accompli, une fois la décision prise par l’appelant de faire le voyage; la méthode utilisée pour structurer les opérations de façon à éviter que les actionnaires externes assument une quelconque partie des coûts associés au voyage dans l’espace de l’appelant; le refus de Créations Méandres de déduire toute portion des frais du voyage en tant que dépense aux fins de l’impôt sur le revenu. Bon nombre des autres conclusions de faits de la Cour de l’impôt, énumérées en détail plus haut, étayent également la décision de la Cour de l’impôt. Par conséquent, si la Cour de l’impôt n’a commis aucune des erreurs alléguées par l’appelant, sa conclusion selon laquelle l’appelant avait reçu un avantage conféré à un actionnaire est inattaquable.

1)  La Cour de l’impôt a-t-elle appliqué le critère relatif aux dépenses d’entreprise déductibles prévu à l’alinéa 18(1)a) de la LIR, plutôt que le critère prévu aux paragraphes 15(1) et 246(1) de la LIR?

[38]  En ce qui concerne cette erreur alléguée, l’appelant fait d’abord valoir que la Cour de l’impôt a appliqué à tort le critère relatif aux dépenses d’entreprise déductibles prévu à l’alinéa 18(1)a) de la LIR, plutôt que le critère prévu aux paragraphes 15(1) et 246(1) de cette même loi. Il attire l’attention sur les paragraphes 27, 56 et 57 des motifs de la Cour de l’impôt dans lesquels cette dernière aurait, selon lui, confondu les critères prévus dans ces dispositions.

[39]  En tout respect, je ne suis pas de cet avis. Même si la Cour de l’impôt utilise bien le terme « dépense d’entreprise » et « dépense personnelle non déductible » dans l’un de ces paragraphes, un examen de l’ensemble de ses motifs montre qu’elle a en fait appliqué le bon critère et s’est attachée à savoir si le voyage dans l’espace de l’appelant était une véritable opération commerciale ou une aventure personnelle. C’est là précisément la question pertinente d’après la décision Pillsbury et les jugements subséquents. Ainsi, la Cour de l’impôt n’a pas appliqué à tort le critère relatif aux dépenses d’entreprise déductibles prévu à l’alinéa 18(1)a) de la LIR, plutôt que le critère prévu au paragraphe 15(1) de cette dernière.

[40]  Je soulignerais également que, pour déterminer si un avantage avait été conféré, il était loisible à la Cour de l’impôt de considérer comme un fait pertinent le traitement fiscal de la dépense relative au voyage dans l’espace par Créations Méandres. Même si la décision de cette dernière de ne pas demander la déduction de la dépense aux fins du calcul de l’impôt sur le revenu ne permet pas de conclure que l’appelant a reçu ou non un avantage conféré à un actionnaire, elle aide quand même la Cour à décider si le voyage était une activité commerciale ou personnelle puisqu’elle tend à démontrer que la société n’estimait pas que le voyage avait une fin commerciale. Ainsi, même si les questions relatives au caractère déductible d’une dépense et à l’avantage conféré à un actionnaire sont des questions distinctes, elles sont interreliées dans une certaine mesure.

[41]  Par conséquent, je conclus que la Cour de l’impôt n’a pas commis la première des erreurs alléguées par l’appelant.

2)  La Cour de l’impôt a-t-elle commis une erreur en appliquant un critère de [traduction] « résultat d’appauvrissement » pour la société, plutôt que celui d’une [traduction] « intention d’appauvrissement »?

[42]  En ce qui concerne la seconde erreur qu’aurait commise la Cour de l’impôt dans son interprétation du paragraphe 15(1) de la LIR, l’appelant affirme que la Cour de l’impôt s’est à tort demandé si la société s’était appauvrie, au lieu de se demander s’il y avait une intention de l’appauvrir. Plus précisément, l’appelant soutient que, pour déterminer si un avantage a été conféré, il faut se demander si la société avait l’intention de procurer un avantage à l’actionnaire au moment où la dépense a été engagée, au lieu de s’attacher uniquement au résultat obtenu. L’appelant ajoute que, lorsqu’une société est contrôlée par une personne, comme c’est le cas en l’espèce, la présence ou l’absence de l’intention requise peut être raisonnablement déduite de l’intention qu’avait l’actionnaire majoritaire au moment où la dépense a été engagée. Selon l’appelant, la Cour de l’impôt n’a pas reconnu cet aspect essentiel de la question et, si elle l’avait fait, elle en serait arrivée à la conclusion contraire, puisqu’elle avait conclu que l’appelant avait véritablement l’intention que le Cirque du Soleil et One Drop profitent des retombées de son voyage.

[43]  Je rejette également cette thèse. Contrairement à ce que l’appelant affirme, la conclusion de la Cour de l’impôt en ce qui a trait à son intention subjective n’est pas déterminante dans l’analyse qu’appelle le paragraphe 15(1) de la LIR.

[44]  Même si une partie de la jurisprudence reconnaît qu’il y a bien appauvrissement de la société lorsqu’un avantage est conféré à un actionnaire (voir, par exemple, Del Grande c. La Reine, [1992] A.C.I. no 724, 93 D.T.C. 133 (CCI), p. 7, et Colubriale, par. 35), la jurisprudence n’établit pas de manière universelle un lien entre un tel appauvrissement et l’intention d’une société, et encore moins avec l’intention subjective d’un actionnaire majoritaire. L’analyse requise est plutôt liée principalement aux faits, et les facteurs qui ont une importance dépendent des circonstances particulières de chaque affaire. Dans certains cas, notre Cour et la Cour de l’impôt ont conclu qu’un avantage avait été conféré à un actionnaire, sans avoir auparavant tiré de conclusion quant à l’intention de la société, comme c’est le cas dans les affaires Fingold, Pillsbury et McHugh (B.J.) c. Canada (1994), [1995] 1 C.T.C. 2652, 95 D.T.C. 778 (C.C.I.). Inversement, l’intention de la société est parfois un facteur très pertinent, comme lorsque l’avantage allégué découle d’une erreur de comptabilité ou d’une autre erreur, comme c’était le cas, par exemple, dans l’affaire Robinson v. Minister of National Revenue, [1993] 1 C.T.C. 2406, 93 D.T.C. 254 (C.C.I.) (conf. par 2000 CanLII 14933 (C.F. 1re inst.)).

[45]  En outre, même si une intention d’appauvrir la société était requise, une telle intention ne saurait équivaloir à l’intention subjective d’un actionnaire majoritaire, encore moins à une intention formulée après que la dépense d’entreprise a été engagée. À cet égard, la conclusion précise tirée par la Cour de l’impôt est importante : elle a conclu, au paragraphe 23, « qu’après avoir décidé de faire ce voyage, l’appelant a véritablement eu l’intention de passer du temps durant son voyage dans l’espace à faire la promotion du Cirque du Soleil, et de lui-même en tant que son représentant public le plus connu, afin d’accroître la valeur de son entreprise ». La Cour de l’impôt a donc conclu que l’intention de l’appelant d’en faire profiter le Cirque du Soleil avait été formulée après la décision de faire le voyage; dans les circonstances, elle n’a rien à voir avec son intention ou l’intention de sa société de portefeuille familiale au moment de la signature de l’entente pour l’achat d’un vol spatial en orbite.

[46]  Par conséquent, je conclus que la Cour de l’impôt n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de la pertinence de l’intention de l’appelant.

3)  La Cour de l’impôt a-t-elle commis une erreur en concluant que les motivations personnelles de l’appelant au départ ont irrémédiablement mené à la conclusion qu’il y avait eu appauvrissement de la société?

[47]  La Cour de l’impôt n’a pas non plus commis la troisième erreur soulevée par l’appelant dans son application du paragraphe 15(1) de la LIR. Contrairement à ce que l’appelant affirme, quand on lit les motifs dans leur intégralité, il est manifeste que la Cour de l’impôt s’est surtout attardée à déterminer le but du voyage, en se demandant s’il s’agissait d’une véritable opération commerciale ou d’un voyage entrepris principalement pour l’avantage personnel de l’appelant. C’est précisément la question que doit se poser la Cour selon la jurisprudence. En effectuant cette analyse, la Cour de l’impôt n’a pas examiné uniquement les motivations personnelles de l’appelant au départ, mais également la multitude d’autres faits exposés plus haut, pour déterminer si le voyage dans l’espace était une véritable opération commerciale. La Cour de l’impôt n’a donc pas conclu que les motivations personnelles de l’appelant au départ étaient déterminantes.

[48]  Par conséquent, la Cour de l’impôt n’a pas commis d’erreur dans son interprétation du paragraphe 15(1) de la LIR.

B.  L’erreur alléguée concernant le fardeau de la preuve

[49]  Je me penche finalement sur l’allégation de l’appelant selon laquelle la Cour de l’impôt a mal appliqué le principe du fardeau de la preuve.

[50]  Comme je le souligne plus haut, l’appelant affirme qu’il ressort des décisions de la Cour de l’impôt qu’il incombe à la Couronne d’établir les faits de manière à confirmer la cotisation dès lors qu’un contribuable réussit à établir le caractère erroné des hypothèses de fait exposées dans la réponse du ministre et ayant étayé la cotisation. Dans la jurisprudence, on parle dans de telles circonstances d’un contribuable qui « démolit » les présomptions du ministre. L’appelant invoque plus précisément l’extrait suivant de l’arrêt Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336, 1997 CanLII 357, aux paragraphes 92 à 94, où la juge L’Heureux-Dubé affirme ce qui suit concernant le fardeau de la preuve dans des dossiers d’impôt sur le revenu :

92.  Il est bien établi en droit que, dans le domaine de la fiscalité, la norme de preuve est la prépondérance des probabilités: Dobieco Ltd. c. Minister of National Revenue, [1966] R.C.S. 95, et que, à l’intérieur de cette norme, différents degrés de preuve peuvent être exigés, selon le sujet en cause, pour que soit acquittée la charge de la preuve: Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164; Pallan c. M.R.N., 90 D.T.C. 1102 (C.C.I.), à la p. 1106. En établissant des cotisations, le ministre se fonde sur des présomptions: (Bayridge Estates Ltd. c. M.N.R., 59 D.T.C. 1098 (C. de l’É.), à la p. 1101), et la charge initiale de «démolir» les présomptions formulées par le ministre dans sa cotisation est imposée au contribuable (Johnston c. Minister of National Revenue, [1948] R.C.S. 486; Kennedy c. M.R.N., 73 D.T.C. 5359 (C.A.F.), à la p. 5361). Le fardeau initial consiste seulement à «démolir» les présomptions exactes qu’a utilisées le ministre, mais rien de plus: First Fund Genesis Corp. c. La Reine, 90 D.T.C. 6337 (C.F. 1re inst.), à la p. 6340.

93.  L’appelant s’acquitte de cette charge initiale de «démolir» l’exactitude des présomptions du ministre lorsqu’il présente au moins une preuve prima facie: Kamin c. M.R.N., 93 D.T.C. 62 (C.C.I.); Goodwin c. M.N.R., 82 D.T.C. 1679 (C.R.I.). En l’espèce, l’appelante a produit une preuve qui respecte non seulement la norme prima facie, mais, selon moi, une norme encore plus sévère. À mon avis, l’appelante a «démoli» les présomptions suivantes: a) la présomption de l’existence de «deux entreprises», en produisant une preuve claire de l’existence d’une seule entreprise; b) la présomption qu’il n’y a «aucun revenu», en produisant une preuve claire de l’existence d’un revenu. Il est établi en droit qu’une preuve non contestée ni contredite «démolit» les présomptions du ministre: voir par exemple MacIsaac c. M.R.N., 74 D.T.C. 6380 (C.A.F.), à la p. 6381; Zink c. M.R.N., 87 D.T.C. 652 (C.C.I.). Comme je l’ai déjà dit, aucune partie de la preuve produite par l’appelante en l’espèce n’a été contestée ni contredite. Par conséquent, à mon avis, l’appelante a «démoli» les présomptions sur l’existence de « deux entreprises » et sur le fait qu’il n’y a «aucun revenu».

94.  Lorsque l’appelant a «démoli» les présomptions du ministre, le «fardeau de la preuve [...] passe au ministre qui doit réfuter la preuve prima facie» faite par l’appelant et prouver les présomptions: Magilb Development Corp. c. La Reine, 87 D.T.C. 5012 (C.F. 1re inst.), à la p. 5018.

[Souligné dans l’original.]

[51]  En l’espèce, l’appelant affirme qu’il a réussi à démolir les hypothèses de fait du ministre et qu’il incombe par conséquent à la Couronne de présenter des éléments de preuve suffisants pour établir la portion du voyage qui avait un but personnel par opposition à un but commercial. Comme la Couronne n’a déposé aucun élément de preuve sur ce point, l’appelant affirme que la Cour de l’impôt était tenue d’accueillir son appel.

[52]  Je n’accepte pas cette affirmation, étant donné que l’appelant n’a pas réussi à démolir les hypothèses de fait du ministre.

[53]  L’appelant attire l’attention sur les hypothèses de fait suivantes contenues dans la réponse de la Couronne et affirme qu’elles sont pertinentes:

[traduction]

17.23  La société de portefeuille a payé toutes les dépenses du vol spatial, totalisant 41 816 954 $, au nom de l’appelant et pour son avantage personnel;

[…]

17.32  Le vol spatial de l’appelant n’a pas été entrepris pour promouvoir ou commercialiser la réputation, l’image, les noms, les marques de commerce ou les activités du groupe Cirque du Soleil, y compris la société de portefeuille et Créations;

17.33  Les dépenses relatives au vol spatial n’ont pas été engagées dans le but de tirer un revenu d’entreprise des opérations du groupe Cirque du Soleil ni pour toute autre fin commerciale véritable;

[…]

17.37  En 2009, un transfert de richesse s’élevant à environ 41,8 millions de dollars a eu lieu entre la société de portefeuille et l’appelant; ce transfert a profité à l’appelant personnellement, en sa qualité d’actionnaire, et a appauvri sa société de portefeuille ou ses filiales.

[54]  Contrairement à ce qu’affirme l’appelant, il n’a pas réussi à démolir les hypothèses qui précèdent. Pour les démolir, il aurait fallu, à mon avis, qu’il prouve que le voyage dans l’espace était, dans l’ensemble, une véritable entreprise commerciale. Il n’y est pas parvenu; en fait, la Cour de l’impôt a conclu le contraire, affirmant que « le but principal et essentiel qui a motivé le voyage était personnel » (par. 11).

[55]  Par conséquent, je conclus que la Cour de l’impôt n’a pas mal appliqué les principes régissant le fardeau de la preuve en l’espèce.

[56]  Je souligne également qu’il était loisible à la Cour de l’impôt de déterminer la valeur de l’avantage conféré à l’appelant d’après tous les éléments de preuve déposés, y compris le contre-interrogatoire par la Couronne des témoins de l’appelant. Sur ce point, l’espèce est assez semblable à l’affaire Youngman. Dans cette dernière, l’appelant affirmait avoir réussi à démolir les hypothèses de fait contenues dans la réponse du ministre et faisait valoir que son appel devait par conséquent être accueilli. La Cour n’était pas de cet avis. Ainsi, elle souscrivait en grande partie à l’évaluation faite par le ministre, sous réserve d’un ajustement en faveur du contribuable relatif à un prêt sans intérêt consenti à la société. De même, notre Cour a eu recours à la même méthode d’évaluation que celle adoptée par la Cour de l’impôt en l’espèce, et a calculé la valeur de l’avantage conféré à l’actionnaire en fonction de tous les éléments de preuve présentés.

V.  Règlement proposé

[57]  Compte tenu de ce qui précède, je proposerais le rejet du présent appel avec dépens fixés à la somme forfaitaire convenue de 4 200 $.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

  Johanne Gauthier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

  Yves de Montigny j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-334-18

 

 

INTITULÉ :

GUY LALIBERTÉ c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 DÉCEMBRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Olivier Fournier

Simon Lemieux

Aicha Nafii

 

POUR L’APPELANT

Arnold H. Bornstein

Christa Akey

 

POUR L’INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Droit fiscal Deloitte S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANT

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

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