Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20200529


Dossier : A-260-19

Référence : 2020 CAF 98

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NEAR

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JOCELYN POIRIER

intimé

Audience par vidéoconférence tenue par le greffe, le 21 mai 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 mai 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20200529


Dossier : A-260-19

Référence : 2020 CAF 98

CORAM :

LE JUGE NEAR

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JOCELYN POIRIER

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

[1]  Le procureur général du Canada (la Couronne) demande l’annulation d’une décision rendue par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (la division d’appel) qui a accueilli un appel interjeté par Jocelyn Poirier à l’encontre d’une décision de la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (la division générale) rejetant la demande de M. Poirier d’obtenir une pension d’invalidité aux termes du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8 (RPC).

[2]  Pour les motifs suivants, j’accueillerais l’appel de la Couronne.

I.  Faits

[3]  M. Poirier était un opérateur de machinerie lourde employé par Suncor en Alberta en 2014 lorsqu’une blessure au dos l’a empêché de poursuivre son travail. Suncor a affecté M. Poirier à des fonctions modifiées, soit un poste sédentaire dans un bureau. Pendant un certain temps, M. Poirier a toléré ce travail avec l’aide d’analgésiques. Un facteur important est que des heures de travail régulières s’appliquaient à ce poste de bureau, ce qui constituait une distinction importante par rapport aux quarts de travail dont jouissait M. Poirier en tant qu’opérateur de machinerie lourde. L’horaire de quarts de travail permettait à M. Poirier de regagner régulièrement le Nouveau-Brunswick. Ces voyages réguliers n’étaient plus possibles en raison des heures d’ouverture régulières de ses nouvelles fonctions. Ce changement a peut-être contribué à la décision de M. Poirier de quitter Suncor et de retourner chez lui. Un autre facteur de son départ a peut-être été ses inquiétudes quant à la poursuite de l’utilisation d’analgésiques (soit leurs effets sur lui et le risque de dépendance) et son incapacité à tolérer ses fonctions modifiées sans eux. Une autre question pour M. Poirier semble avoir été que les fonctions modifiées n’avaient aucun but et qu’elles équivalaient à [traduction] « le mettre de cote ».

[4]  À son retour au Nouveau-Brunswick, M. Poirier a essayé de travailler comme cuisinier à la chaîne. Cet effort s’est avéré vain au bout de quelques mois, car il devait rester debout pendant de longues périodes, ce qui a provoqué une augmentation de ses douleurs au dos. La division générale a conclu que ce type de travail ne convenait pas à M. Poirier compte tenu de ses capacités et ne pouvait donc pas être considéré comme une tentative sérieuse de trouver un autre emploi.

[5]  M. Poirier a également tenté de travailler comme traiteur ainsi que comme réparateur d’ordinateurs, mais la division générale a estimé qu’il ne s’agissait là que de loisirs tout aussi insuffisants pour témoigner de ses efforts sérieux de trouver un autre emploi.

[6]  Vu la conclusion selon laquelle M. Poirier avait une capacité de travail résiduelle, mais qu’il n’avait pas réussi à démontrer qu’il avait tenté, sans succès, de trouver un autre emploi, la division générale a rejeté sa demande de pension d’invalidité, citant l’arrêt Inclima c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 117, [2003] A.C.F. n° 378.

II.  Décision de la division d’appel

[7]  La division d’appel a reconnu à juste titre que son pouvoir d’intervenir dans un appel d’une décision de la division générale était limité par le paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34 (LMEDS).

Division d’appel

Appeal Division

Moyens d’appel

Grounds of appeal

58 (1) Les seuls moyens d’appel sont les suivants :

58 (1) The only grounds of appeal are that

a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

(a) the General Division failed to observe a principle of natural justice or otherwise acted beyond or refused to exercise its jurisdiction;

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

(b) the General Division erred in law in making its decision, whether or not the error appears on the face of the record; or

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

(c) the General Division based its decision on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it.

[8]  En outre, le seul moyen d’appel pertinent en l’espèce est le troisième énoncé à ce paragraphe. La division d’appel a conclu que la division générale avait commis une erreur de fait en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve lorsqu’elle a décidé que M. Poirier avait une capacité de travail résiduelle. Plus précisément, la division d’appel a conclu que la division générale était parvenue à cette conclusion sans tenir compte du travail sédentaire que M. Poirier avait effectué dans le cadre de ses fonctions modifiées à Suncor.

[9]  La division d’appel a souligné que la division générale avait clairement indiqué les éléments de preuve dont elle avait tenu compte quant à la question de la capacité résiduelle de travail : les rapports des Drs McMillan et Manolescu (voir le paragraphe 13 de la décision de la division générale et le paragraphe 18 de la décision de la division d’appel). La division d’appel a reconnu que la division générale avait tenu compte du travail sédentaire de M. Poirier à Suncor pour évaluer ses efforts en vue d’obtenir un autre emploi, mais a fait remarquer qu’elle n’avait pas mentionné ce travail dans son examen de la question de la capacité résiduelle à travailler (voir le paragraphe 19 de la décision de la division d’appel).

[10]  La division d’appel a également reconnu la présomption selon laquelle la division générale a examiné tous les éléments de preuve, mais a conclu que cette présomption avait été renversée parce que l’importance de la preuve du travail sédentaire de M. Poirier à Suncor était telle qu’elle aurait dû être examinée dans le contexte de la question de la capacité résiduelle à travailler, et non pas seulement en relation avec les tentatives de trouver du travail. Les éléments de preuve relevés par la division d’appel qui auraient pu être examinés par la division générale comprenaient i) la déclaration du Dr Robichaud selon laquelle M. Poirier avait essayé d’effectuer du travail de bureau, mais était [traduction] « incapable de rester assis pendant une période de temps prolongée [en raison de l’augmentation] des douleurs dorsales », et ii) la déclaration de M. Poirier selon laquelle il avait cessé d’utiliser les analgésiques qui avaient rendu son travail de bureau à Suncor tolérable, et qu’il ne pouvait pas faire ce travail sans les analgésiques (voir les paragraphes 13 et 23 de la décision de la division d’appel).

[11]  Après avoir conclu que la division générale n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve importants et qu’il y avait donc un motif valable d’appel, la division d’appel a rendu la décision que la division générale aurait dû rendre. La division d’appel a conclu que M. Poirier avait droit à une pension parce qu’il avait prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que son invalidité était à la fois grave et prolongée (selon la définition du RPC) avant la fin de sa période minimale d’admissibilité.

III.  Questions en litige

[12]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la Couronne fait valoir que la division d’appel a commis deux erreurs :

  • a) Il n’y avait aucun moyen d’appel permettant à la division d’appel d’intervenir en application du paragraphe 58(1) de la LMEDS; et

  • b) Ayant décidé d’intervenir, la division d’appel n’aurait pas dû conclure que l’état de M. Poirier était grave ou prolongé.

[13]  Vu mes conclusions sur la première question, il n’est pas nécessaire que j’examine la seconde question.

IV.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[14]  Les parties conviennent, et je suis du même avis, que la norme de contrôle applicable aux questions en litige est celle de la décision raisonnable. C’est-à-dire que, sur la question de savoir s’il y avait un moyen d’appel en bonne et due forme, la tâche de notre Cour consiste à déterminer si la conclusion de la division d’appel selon laquelle elle était autorisée à intervenir était raisonnable.

[15]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a consacré une grande partie de son argumentation à la question des normes de contrôle, et les mémoires de fait et de droit des deux parties ont été présentés avant la récente décision historique de la Cour suprême du Canada sur cette question dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 [arrêt Vavilov]. C’est pourquoi je me sens obligé de dire quelques mots sur le sujet. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : arrêt Vavilov, au paragraphe 86; arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47. Pour être raisonnable, la décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. La cour de révision doit être en mesure de retracer le raisonnement du décideur sans rencontrer de failles décisives dans sa logique générale, et elle doit être convaincue qu’il existe une mode d’analyse dans les motifs donnés qui pourrait raisonnablement conduire le tribunal à la conclusion à laquelle il est parvenu, vu la preuve dont il disposait : arrêt Vavilov, au paragraphe 102.

B.  Moyen d’appel : décision fondée sur une erreur de fait commise sans tenir compte des éléments de preuve

[16]  Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la division d’appel a conclu qu’elle avait le pouvoir d’intervenir au motif que la division générale n’avait pas tenu compte de la preuve du travail sédentaire de M. Poirier à Suncor lorsqu’elle a déterminé qu’il avait une capacité de travail résiduelle. Cette preuve a été prise en compte dans l’évaluation de ses efforts pour obtenir un autre emploi; toutefois, la division d’appel a conclu que [traduction] « [l]e fait de ne pas tenir compte de cette preuve avant de conclure que [M. Poirier] avait une capacité résiduelle de travail était une erreur de fait ».

[17]  À mon avis, le moyen d’appel invoqué par la division d’appel était déraisonnable. Le fait que certains éléments de preuve aient été discutés plus tôt ou plus tard dans la décision de la division générale ne change rien au fait qu’ils ont été pris en considération. En outre, bien que la détermination de la capacité de travail résiduelle soit une condition préalable à l’établissement de la pertinence des efforts déployés pour obtenir un autre emploi, ces deux questions ne sont pas si distinctes qu’on pourrait raisonnablement conclure que les éléments de preuve qui ont été pris en compte pour l’une auraient pu ne pas l’être pour l’autre. Ces deux questions sont liées au cœur de l’affaire : la gravité du handicap de M. Poirier. Pour tirer la conclusion qu’elle a tiré, la division d’appel a invoqué l’importance des éléments de preuve du travail de bureau de M. Poirier à Suncor quant à la question de la capacité de travail résiduelle, et la seule référence de la division générale aux seuls rapports des Drs McMillan et Manolescu sur cette question. Or, la division générale n’a pas indiqué qu’elle n’avait pas pris en compte d’autres éléments de preuve sur cette question.

[18]  Dans sa décision, la division générale a traité de l’un des rapports du Dr Robichaud et était clairement consciente que le Dr Robichaud était le médecin de famille de M. Poirier depuis septembre 2014 et qu’il avait commencé à le traiter pour sa principale affection à cette époque (voir le paragraphe 8 de la décision de la division générale). Par conséquent, il semblerait qu’en prenant sa décision (y compris la conclusion voulant que M. Poirier eût une capacité de travail résiduelle), la division générale avait connaissance de la déclaration du Dr Robichaud selon laquelle M. Poirier avait essayé d’exercer du travail de bureau, mais qu’il ne pouvait tolérer une position assise prolongée en raison de douleurs dorsales accrues. Je ne vois aucune raison de conclure que la division générale n’a pas tenu compte de cette déclaration, et je ne vois aucune conclusion claire à cet effet de la part de la division d’appel.

[19]  Le témoignage de M. Poirier est l’autre élément de preuve qui, selon la division d’appel, n’a pas été suffisamment pris en compte par la division générale quant à la question de la capacité de travail résiduelle (voir les paragraphes 23 et 24 de la décision de la division d’appel). En effet, M. Poirier a témoigné qu’il avait cessé de prendre des analgésiques et qu’il ne pouvait pas faire le travail de bureau à Suncor sans les prendre. Cependant, la division générale était en droit de comparer le témoignage de M. Poirier avec les preuves des médecins. C’est exactement ce qu’elle a fait au paragraphe 15 de sa décision en déclarant ce qui suit [traduction] : « je reconnais le témoignage de [M. Poirier] concernant ses limitations fonctionnelles.  Cependant, ses médecins n’excluent pas la possibilité de réaliser un travail plus léger et plus sédentaire ». Il n’y a aucune erreur dans ce passage. Bien qu’elle n’entre pas dans les détails du témoignage de M. Poirier dans sa décision dans la mesure où la division d’appel a estimé que cela aurait été justifié, la véritable question était de savoir si la division générale avait fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée qu’elle avait faite sans tenir compte des éléments dont elle disposait. À mon avis, la conclusion de la division d’appel selon laquelle la division générale a commis une erreur à cet égard quant à la question de la capacité de travail résiduelle était déraisonnable, car elle semble reprocher à la division générale la mesure dans laquelle les éléments de preuve ont été analysés et l’ordre dans lequel ils ont été présentés dans ses motifs. Aucun de ces éléments, en l’espèce, ne constituait un fondement raisonnable pour la conclusion de la division d’appel.

[20]  Je conclus que la constatation d’une erreur de fait par la division d’appel ne se situe pas dans la gamme des issues possibles et acceptables dans l’espèce. Son raisonnement ne possède pas les qualités de rationalité et de logique requises d’une décision raisonnable conduisant à la conclusion que des éléments de preuve ont été négligés. Il s’ensuit que la conclusion de la division d’appel selon laquelle il y avait un moyen d’appel valable dans cette affaire doit être annulée.

V.  Conclusion

[21]  Pour les motifs susmentionnés, j’accueillerais le présent appel, j’annulerais la décision de la division d’appel et je renverrais le dossier en vue d’un réexamen par une formation différente de la division d’appel. La Couronne ne demande pas de dépens, alors je n’en adjugerais aucun.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-260-19

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JOCELYN POIRIER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 mai 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE RIVOALEN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 mai 2020

 

COMPARUTIONS :

Marcus Dirnberger

 

Pour le demandeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Duncan Allison

 

Pour L’INTImÉ

JOCELYN POIRIER

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Resolute Legal

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

Pour L’INTImÉ

JOCELYN POIRIER

 

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