Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20200605


Dossiers : A-265-17

A-268-17

Référence : 2020 CAF 101

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

 

 

Dossier : A-265-17

ENTRE :

CMRRA-SODRAC INC.

demanderesse

et

APPLE CANADA INC., APPLE INC., L’ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, PANDORA MEDIA INC., BELL MOBILITÉ INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., LA SOCIÉTÉ DU DROIT DE REPRODUCTION DES AUTEURS COMPOSITEURS ET ÉDITEURS AU CANADA, SODRAC 2003 INC. ET LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

défenderesses

Dossier : A-268-17

ET ENTRE :

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

demanderesse

et

APPLE CANADA INC., APPLE INC., CMRRA-SODRAC INC., L’ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, BELL MOBILITÉ INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., PANDORA MEDIA INC. ET ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

défenderesses

et

SPOTIFY AB ET SPOTIFY CANADA INC.

intervenantes

Audience tenue à Toronto (Ontario), les 26, 27 et 28 novembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 juin 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

 


Date : 20200605


Dossiers : A-265-17

A-268-17

Référence : 2020 CAF 101

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

 

 

Dossier : A-265-17

ENTRE :

CMRRA-SODRAC INC.

demanderesse

et

APPLE CANADA INC., APPLE INC., L’ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, PANDORA MEDIA INC., BELL MOBILITÉ INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., LA SOCIÉTÉ DU DROIT DE REPRODUCTION DES AUTEURS COMPOSITEURS ET ÉDITEURS AU CANADA, SODRAC 2003 INC. ET LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

défenderesses

Dossier : A-268-17

ET ENTRE :

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

demanderesse

et

APPLE CANADA INC., APPLE INC., CMRRA-SODRAC INC., L’ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, BELL MOBILITÉ INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., PANDORA MEDIA INC. ET ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

défenderesses

et

SPOTIFY AB ET SPOTIFY CANADA INC.

intervenantes

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  Les demanderesses demandent le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Commission du droit d’auteur, le 25 août 2017 (CB-CDA 2017-086), d’établir un tarif au titre de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42.

[2]  Dans une décision connexe rendue le même jour (CB-CDA 2017-085), la Commission a interprété le paragraphe 2.4(1.1) de la Loi, parfois appelé disposition sur la « mise à disposition ». Cette décision a été annulée par notre Cour dans des contrôles judiciaires connexes : 2020 CAF 100.

[3]  Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, la Commission a estimé que les éléments de preuve dont elle disposait ne justifiaient pas l’établissement d’un tarif pour « mise à disposition ». Compte tenu de la nature de la norme de la décision raisonnable et du fait que les décisions de la Commission à cet égard sont relativement illimitées, cet aspect de la décision de la Commission doit être confirmé. Ainsi, l’annulation de la décision connexe quant au sens du paragraphe 2.4(1.1) n’a aucune incidence sur la question à trancher en l’espèce.

[4]  Notre Cour, dans les motifs qu’elle a exposés dans l’arrêt 2020 CAF 100, a examiné la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission en l’espèce. Comme notre Cour l’explique dans ces motifs, l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, n’a pas modifié le droit qui s’applique dans des affaires comme en l’espèce. Dans les faits, l’arrêt Vavilov a entériné une grande partie de la jurisprudence de notre Cour concernant la norme de contrôle.

[5]  Selon le droit constaté dans l’arrêt 2020 CAF 100, les décisions de la Commission concernant les tarifs à établir sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur sont assujetties à relativement peu de contraintes, pour reprendre la notion examinée dans l’arrêt Vavilov. L’article 19 dispose que l’artiste-interprète et le producteur d’enregistrements sonores ont chacun droit à une rémunération « équitable » pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication de leurs œuvres. La question du caractère « équitable » est une question dominée par les faits, laquelle se tranche en fonction de considérations d’ordre économique et de l’appréciation des faits propres à l’affaire, et comporte peu d’éléments juridiques.

[6]  Dans l’arrêt Ré:Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138, [2017] A.C.F. no 646 (QL), lorsqu’elle a appliqué la norme de la décision raisonnable à une décision de la Commission concernant l’établissement de tarifs, notre Cour a analysé la mesure dans laquelle la Commission est limitée quand celle-ci prend des décisions à cet égard. Elle a conclu que la Commission n’était presque pas limitée. Cette dernière disposait donc d’un large pouvoir discrétionnaire. À moins que le raisonnement à l’origine de la décision ne comporte une erreur particulièrement flagrante ou ne soit irrationnel, la décision d’établir le tarif à un certain niveau résisterait au contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable.

[7]  Dans l’arrêt Ré:Sonne (2017), notre Cour a analysé plusieurs facteurs qui l’ont amenée à conclure que les décisions de la Commission sur les tarifs étaient plutôt illimitées. Pour les motifs exposés dans l’arrêt 2020 CAF 100, l’arrêt Vavilov n’a eu aucune incidence sur l’analyse effectuée dans l’arrêt Ré:Sonne (2017). L’analyse de la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Ré:Sonne (2017) est pertinente en l’espèce et est adoptée dans son intégralité (aux paragraphes 41 à 51) :

[41]  Parfois, des textes législatifs imposent au décideur administratif une marche à suivre précise ou limitent la portée de son pouvoir discrétionnaire : voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 RCF 203, au paragraphe 53. Cela peut limiter le nombre d’options acceptables et justifiables dont dispose le décideur administratif. En l’espèce, à part les trois exigences énoncées à l’alinéa 68(2)a) qui ne sont pas pertinentes dans la présente affaire, il n’y a aucun texte législatif consacrant des directives ou des contraintes.

[42]  D’ailleurs, suivant l’alinéa 68(2)b), « [a]ux fins d’examen des projets de tarif déposés pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication de prestations d’œuvres musicales ou d’enregistrements sonores constitués de ces prestations, la Commission : […] peut tenir compte de tout facteur qu’elle estime indiqué. »

[43]  Il arrive que la jurisprudence interprétant des textes législatifs limite les conclusions auxquelles un décideur administratif peut raisonnablement aboutir : Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, 440 NR 201; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, 444 NR 120. En l’espèce, nulle jurisprudence n’a interprété les mots de l’alinéa 68(2)b) de façon à en restreindre la portée.

[44]  En fait, il ressort de l’historique législatif du paragraphe 68(2) que l’intention du législateur fédéral était que le pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission dans l’établissement de la rémunération équitable soit très large.

[45]  Le projet de loi C-32, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, a été déposé au Parlement en 1997. Sur la question de la fixation des tarifs concernant les droits voisins, le projet de loi a énoncé des critères préétablis que la Commission aurait été tenue de prendre en considération au moment de fixer la rémunération équitable.

[46]  Lors de la première lecture, l’alinéa 68(2)b) se lisait comme suit :

[traduction]
(2)  […] la Commission

b)  tient compte du fait

(i)  que le tarif ne s’applique qu’en ce qui concerne la partie de la programmation totale d’un utilisateur qui correspond à la prestation de l’artiste-interprète et aux enregistrements sonores;

(ii)  que certains utilisateurs, tout en se servant de la musique pour générer des revenus, contribuent à la vente d’enregistrements sonores en diffusant cette musique[.]

[47]  Le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des Communes a examiné cette version du projet de loi. Le Comité a supprimé les critères [préétablis] de cette partie du projet de loi. S’appuyant sur le témoignage qui a été rendu devant lui, le Comité n’a pas retenu l’idée de limiter le pouvoir discrétionnaire de la Commission de fixer les tarifs : Délibérations du comité sénatorial permanent des Transports et des communications, Fascicule 13 – Témoignages, 35e législature, 2e session (14 avril 1997). Une grande partie de ce témoignage visait à cerner la multitude de facteurs pouvant influencer la Commission quant à l’établissement d’une rémunération équitable. Le thème central du témoignage était que la Commission devait se voir accorder la souplesse nécessaire pour utiliser ses connaissances spécialisées afin de réagir de manière appropriée aux nombreuses situations différentes dont elle est saisie.

[48]  La nature de la décision de la Commission dans l’établissement d’une rémunération équitable constitue un autre élément du « contexte » ayant une incidence sur la « couleur » de l’examen du caractère raisonnable. Elle repose sur des facteurs tels que la connaissance de ce secteur réglementé, l’expérience de réglementation, les considérations de politique, les évaluations et appréciations subjectives ainsi que l’appréciation des faits. Cette question se prête mieux à une appréciation par le pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire est moins apte à la traiter en raison du contenu juridique restreint de la décision.

[49]  Il ressort de la jurisprudence que ces facteurs ont une incidence sur l’application de la norme de la décision raisonnable par la cour réformatrice. Le décideur qui s’est vu confier une large mission sur le plan des politiques à retenir dispose d’un large éventail d’options dans lesquelles il peut légitimement puiser : Farwaha, précité, au paragraphe 91. « [S]i la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, [la marge de manœuvre dans la prise de décision ou l’absence de contrainte] est plus large » : Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, au paragraphe 149, citant Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, 382 D.L.R. (4th) 720, au paragraphe 136. Les cours sont « mal placées » pour formuler des opinions sur des questions de politiques comportant des « considérations d’intérêt public » et des « aspects économiques » et par conséquent [traduction] « la législation est conçue de telle sorte qu’il incombe aux décideurs administratifs de choisir une politique dans la gamme de possibilités qui leur sont ouvertes, et ces décideurs sont habilités à faire ce choix et chargés de le faire » : FortisAlberta Inc c. Alberta (Utilities Commission), 2015 ABCA 295, 389 D.L.R. (4th), aux paragraphes 171 et 172; dans le même sens, voir Rotherham v. Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6, au paragraphe 78, (dans ce type de décisions fondées sur des considérations de politique, il est [traduction] « particulièrement difficile au juge d’apprécier et, par conséquent, de critiquer et de désapprouver »).

[50]  Une décision concernant le montant de la « rémunération équitable » comme celle en cause en l’espèce n’est pas simple, et il ne suffit pas de trier l’information objectivement et logiquement selon des critères juridiques fixes pour y arriver. Il s’agit plutôt d’une décision complexe comportant de multiples aspects pour laquelle il faut apprécier avec finesse les renseignements, les impressions et les indications en suivant des critères qui peuvent évoluer et être appréciés différemment de temps à autre selon les circonstances changeantes et en évolution. Par conséquent, la Commission doit jouir d’une [...] latitude [plutôt illimitée] pour rendre sa décision sur une telle question. Voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150; 474 NR 121, au paragraphe 52.

[51]  La jurisprudence antérieure de notre Cour reconnait cela et enseigne que la Commission doit jouir d’une grande latitude lorsqu’elle rend des décisions sur le montant de la « rémunération équitable ». Notre Cour professe que, le législateur a investi la Commission « d’un très large pouvoir discrétionnaire dans l’homologation de tarifs de redevances » : Société canadienne de gestion des droits voisins c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2003 CAF 302, [2004] 1 RCF 303.

[8]  La demanderesse CMRRA-SODRAC Inc. (CSI) fait valoir que les questions relatives à la « neutralité technologique » et aux modalités des tarifs sont des questions de compétence susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Je ne souscris pas à l’observation selon laquelle il s’agit de questions de « compétence », pour les motifs énoncés dans l’arrêt Ré:Sonne (2017), mais aussi pour les motifs de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Société Radio-Canada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57, [2015] 3 R.C.S. 615, au paragraphe 39. Rien dans l’arrêt Vavilov ne ressuscite la notion de « compétence » invoquée par la demanderesse CSI, bien au contraire.

[9]  À mon avis, les demanderesses, dans leur contestation de la décision de la Commission, ne font guère plus que se plaindre que la Commission a préféré un groupe d’experts et leurs analyses à un autre groupe et nous inviter à réexaminer l’affaire, ce qu’il faut éviter.

[10]  La Commission a entendu les témoignages de nombreux témoins ordinaires des sociétés de gestion collective, de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (la SOCAN) et de CSI, ainsi que de parties qui s’opposent au projet de tarif. On lui a soumis les témoignages d’experts de cinq économistes. Toutes les conclusions de la Commission étaient fondées sur ces éléments de preuve.

[11]  En fin de compte, la Commission a retenu les approches défendues par les témoins experts des parties qui s’opposaient au projet de tarif et, plus précisément, de M. Reitman pour la défenderesse Pandora Media, Inc. La Commission a rejeté la preuve des témoins experts de la SOCAN et de CSI lorsque celle-ci était incompatible avec la preuve de M. Reitman.

[12]  Comme le montre le passage reproduit ci-dessus, la Commission dispose, pour fixer les tarifs, du pouvoir discrétionnaire quasiment le plus large que la loi puisse lui conférer. Dans la version de la Loi en vigueur au moment où la Commission a rendu sa décision, « [a]ux fins d’examen [au titre de l’alinéa 68(2)b)] des projets de tarif déposés pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication de prestations d’œuvres musicales ou d’enregistrements sonores constitués de ces prestations, la Commission : […] peut tenir compte de tout facteur qu’elle estime indiqué » [non souligné dans l’original]. Selon un arrêt de notre Cour, lorsqu’une décision est prise en vertu d’un pouvoir discrétionnaire aussi large, il se peut que seules la mauvaise foi ou l’irrationalité puissent la vicier : arrêt Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, [2015] A.C.F. no 775 (QL), au paragraphe 53.

[13]  Les demanderesses soulèvent une pléthore de questions dans le but de démontrer le caractère déraisonnable de la décision. L’approche générale qu’elles adoptent vise à nous inciter à examiner en profondeur le bien-fondé de la décision de la Commission, à apprécier nous-mêmes les éléments de preuve et à substituer notre décision à celle de la Commission. C’est impossible. En vertu de la Loi sur le droit d’auteur, il revient exclusivement à la Commission d’agir ainsi, et non à notre Cour. Il nous est conféré uniquement un rôle de contrôle, qui doit être exercé avec beaucoup de déférence dans un cas comme celui en l’espèce.

[14]  Afin que les doutes des demanderesses puissent être dissipés, indépendamment de cette réponse générale, je vais me pencher sur certaines de leurs principales attaques à l’encontre la décision de la Commission. Dans l’ensemble, les mémoires des faits et du droit des défenderesses répondent de façon complète et convaincante aux observations des demanderesses, étant donné que la norme de contrôle applicable en l’espèce commande de la retenue.

[15]  La demanderesse CSI soulève des questions d’équité procédurale. À l’heure actuelle, il n’y a pas unanimité à la Cour au sujet de la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale (voir l’arrêt Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, [2015] A.C.F. no 834 (QL) 1, aux paragraphes 67 à 71) et la Cour suprême n’a donné aucune indication à ce sujet dans l’arrêt Vavilov qu’elle a rendu récemment. Néanmoins, quelle que soit la norme de contrôle, je ne souscrirais pas aux observations sur les questions d’équité procédurale formulées par CSI.

[16]  La plupart des questions soi-disant d’équité procédurale soulevées par CSI, comme le fait que la Commission n’aurait pas tenu compte de certains facteurs, ne sont en fait que des plaintes sur la façon dont la Commission a analysé les éléments de preuve pour fixer le tarif qui convient, une question qui commande un niveau élevé de retenue.

[17]  Les deux demanderesses soutiennent que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle s’écarte de la jurisprudence antérieure de la Commission : la Commission a fixé des taux de redevance inférieurs à ce qu’ils étaient auparavant ou s’est écartée des normes antérieures. Je ne souscris pas à cette affirmation. Il faut reconnaître que la fonction qui consiste à fixer des taux comporte un aspect administratif et qu’elle est fondée sur les circonstances telles qu’elles sont présentées à la Commission d’une fois à l’autre, circonstances qui varient. En outre, comme l’a jugé notre Cour, et comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov (aux paragraphes 131 et 132), une formation d’un tribunal administratif peut ne pas souscrire à la décision d’une formation antérieure de ce même tribunal administratif, à condition que le raisonnement soit suffisamment transparent et justifié : voir l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd., 2016 CAF 257, [2017] 3 R.C.F. 123, citant SITBA c. Consolidated Bathurst Packaging Ltd, [1990] 1 R.C.S. 282, aux pages 327, 328 et 333, Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952, à la page 974, et Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, aux pages 798 et 799; voir également Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, au paragraphe 6. En l’espèce, la Commission a suffisamment, même amplement, expliqué le raisonnement qui l’a amenée à fixer les taux qu’elle a fixés.

[18]  Il convient de souligner que la Commission a indiqué dans une décision antérieure qu’elle pourrait être portée à réduire les taux dans une instance ultérieure : Tarif 22.A de la SOCAN (Internet – Services de musique en ligne) 2007-2010 et Tarif de CSI sur les services de musique en ligne, 2008-2010 (5 octobre 2012), en ligne : Commission du droit d’auteur <https://decisions.cb-cda.gc.ca/cb-cda/decisions/en/366729/1/document.do >, aux paragraphes 98, 103 et 104. Dans les circonstances, il s’agissait d’un préavis raisonnable, que les parties ont eu amplement l’occasion de prendre en considération, et la décision de réduire les taux ne pouvait constituer une surprise déraisonnable.

[19]  Pour étayer sa thèse sur ce point, CSI renvoie à des précédents comme les arrêts Compagnie de Chemin de Fer Canadien Pacifique c. Canada (Transport, Infrastructure et Communautés), 2015 CAF 1, [2015] A.C.F. no 9 (QL), aux paragraphes 59 et 60, et Bahniuk c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 127, [2016] A.C.F. no 467 (QL), au paragraphe 15, fondés tous les deux sur l’arrêt de la Cour suprême Irving, précité. Il convient d’établir une distinction entre l’affaire qui nous occupe et ce courant de jurisprudence. Dans ces affaires, l’organe administratif avait pris une décision sur un point de droit général qui ne pouvait pas être modifié. C’est tout à fait différent d’une conclusion rendue à l’égard d’une question dominée par les faits et les considérations administratives dont la réponse dépend de circonstances qui peuvent évoluer.

[20]  CSI soutient également que les décisions antérieures de la Commission peuvent donner lieu à des attentes légitimes. Il est bien établi qu’au Canada, les attentes sur le fond, en elles-mêmes, ne sont pas exécutoires : Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, [1991] CanLII 74. C’est d’autant plus le cas lorsque la décision repose sur des faits et des considérations administratives et que l’issue dépend de circonstances qui peuvent évoluer : Ré:Sonne (2017), au paragraphe 61.

[21]  Au paragraphe 55 de son mémoire, CSI fait valoir qu’il incombait à la Commission de lui demander des renseignements complémentaires si elle estimait que le projet de tarif présentait des lacunes. La SOCAN fait valoir à peu près la même chose aux paragraphes 124 et 125 de son mémoire. La Commission n’est pas tenue d’aider une partie de la sorte : Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2010 CAF 139, [2010] A.C.F. no 705 (QL), aux paragraphes 33 et 34. Quoi qu’il en soit, en fin de compte, la Commission ne s’est pas contentée de rejeter une grande partie des arguments de CSI et de la SOCAN en raison de leurs lacunes; elle a privilégié ceux de la partie adverse, plus précisément le témoignage d’expert de M. Reitman.

[22]  La SOCAN conteste la conclusion de la Commission selon laquelle le supplément pour l’interactivité est déjà inclus dans le taux. Elle affirme que la conclusion n’est pas étayée par la preuve. Je ne suis pas d’accord avec elle et je souscris aux observations des défenderesses, Apple Canada Inc. et Apple Inc., au paragraphe 50 de leur mémoire des faits et du droit, selon lesquelles il existait un fondement solide à la conclusion de la Commission. Dans une affaire comme celle en l’espèce, seuls quelques éléments de preuve seraient nécessaires pour confirmer que la conclusion de la Commission est raisonnable. Et en l’espèce, il y en avait amplement. J’ajoute que, dans la mesure où la SOCAN tente d’offrir une nouvelle analyse fondée sur les témoignages d’experts, il ne nous appartient pas d’apprécier à nouveau la preuve dont la Commission était saisie et de substituer notre analyse à celle de la Commission.

[23]  CSI souligne également d’autres prétendues lacunes dans la décision de la Commission, telles que son analyse des suppléments pour l’interactivité et sa prise en compte d’éléments de preuve externes. Toutefois, ces questions n’ont pas eu d’incidence importante sur la décision que la Commission a finalement rendue, laquelle repose principalement sur la préférence qu’elle a accordée au témoignage et à l’analyse de M. Reitman.

[24]  CSI conteste également le taux de redevances fixé par la Commission pour les webdiffusions interactives, un taux qui était inférieur à l’ancien. Là encore, la Commission a agi raisonnablement. Elle a adopté une approche prudente, étape par étape, pour évaluer les webdiffusions en fonction du témoignage d’expert qu’elle a choisi de retenir. Sa décision reposait sur des faits et résultait bien de son appréciation des témoignages d’experts dont elle était saisie et des documents versés au dossier.

[25]  La SOCAN conteste la décision de la Commission d’appliquer aux services hybrides le même taux de redevances combiné qu’à la webdiffusion et d’attribuer le taux à CSI et à la SOCAN en parts égales. Elle conteste également la décision de la Commission de fixer une redevance minimale de 100 $. Là encore, il s’agit de décisions administratives fondées sur les éléments de preuve présentés à la Commission. Il n’y a aucune raison de les annuler. Je retiens les observations que les défenderesses Apple Canada Inc. et Apple Inc. ont présentées aux paragraphes 55 à 64 et 65 à 69 de leur mémoire des faits et du droit.

[26]  Ni CSI ni la SOCAN n’ont contesté la pertinence générale des motifs ni allégué l’absence de justification, mais il convient de mentionner que les motifs de la Commission satisfont amplement à ces exigences. Dans ses motifs longs et complexes, s’étalant sur 119 pages, la Commission détaille soigneusement les thèses des parties, évalue longuement les témoignages des experts, tire des conclusions cruciales à l’égard des questions dont elle a été saisie, examine toutes les questions de droit nécessaires, présente expressément et clairement la méthodologie qu’elle a privilégiée et tire des conclusions fermes fondées sur la preuve.

[27]  Au début des présents motifs, j’ai conclu qu’il n’y avait aucun motif de reprocher à la Commission sa décision de ne pas fixer de taux de redevances pour le supposé droit de mise à disposition prévu au paragraphe 2.4(1.1) de la Loi. La Commission a estimé que la preuve ne lui permettait pas de le faire. Décider du caractère suffisant de la preuve relève entièrement du pouvoir de recherche de la vérité de la Commission, et il n’incombe pas à notre Cour de remettre en cause ses décisions à cet égard.

[28]  La Commission a également conclu que les projets de tarifs de la SOCAN ne portent pas sur la mise à disposition pour la période de 2011 à 2013, parce que le paragraphe 2.4(1.1) n’est entré en vigueur que le 8 novembre 2012 et que la SOCAN n’a pas présenté en bonne et due forme de projet de tarif pour la mise à disposition d’œuvres musicales durant cette période. Ces conclusions étaient raisonnables. Je souscris aux observations formulées par les défenderesses Apple Canada Inc. et Apple Inc. aux paragraphes 75 à 85 de leur mémoire des faits et du droit.

[29]  Dans son ensemble, la décision de la Commission est raisonnable.

[30]  Par conséquent, je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire, avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

D.G. Near, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-265-17 et A-268-17

APPEL D’UNE DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT D’AUTEUR DU CANADA DATÉE DU 25 AOÛT 2017, DOSSIER NO CB-CDA 2017-086

DOSSIER :

A-265-17

 

 

INTITULÉ :

CMRRA-SODRAC INC. c. APPLE CANADA INC. et autres

 

 

ET DOSSIER :

A-268-17

 

 

INTITULÉ :

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE c. APPLE CANADA INC. et autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 26 au 28 novembre 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Casey M. Chisick

Eric Mayzel

Pour la demanderesse CMRRA-SODRAC Inc.

Matthew S. Estabrooks

Graeme Macpherson

Pour la demanderesse LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

Michael Koch

Sarah Stothart

Pour les défenderesses Apple Canada Inc. et Apple inc.

David Kent

Jonathan O’Hara

 

POUR LA DÉFENDERESSE PANDORA MEDIA INC.

Gerald (Jay) Kerr-Wilson

Stacey Smydo

Pour les intervenantes Spotify Ab et Spotify Canada Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cassels Brock & Blackwell LLP

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse CMRRA-SODRAC Inc.

D. Lynne Watt

Matthew S. Estabrooks

Pour la demanderesse LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

Goodmans S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour les défenderesses Apple Canada Inc. et Apple inc.

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto et Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE PANDORA MEDIA INC.

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour les défenderesses Bell Mobilité Inc., Québecor Média Inc. et Rogers Communications Inc.

Van Loon Simmons, P.C.

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE L’ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour les intervenantes Spotify Ab et Spotify Canada Inc.

 

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