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Date : 20200721


Dossier : A-175-19

Référence : 2020 CAF 124

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

ALLAN J. HARRIS

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 19 novembre 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 


Date : 20200721


Dossier : A-175-19

Référence : 2020 CAF 124

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

ALLAN J. HARRIS

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE WOODS

Introduction

[1]  La Couronne interjette appel de l’ordonnance rendue par la Cour fédérale (2019 CF 553), qui a rejeté la requête présentée par la Couronne en vue de faire radier une action intentée par Allan J. Harris. Cette ordonnance visait également d’autres déclarations semblables déposées par d’autres personnes, mais ces autres déclarations ne sont pas pertinentes aux fins du présent appel.

[2]  M. Harris a déposé une déclaration modifiée dans laquelle il conteste la constitutionnalité de certaines dispositions du Règlement sur le cannabis, DORS/2018-144, qui portent sur le cannabis thérapeutique. M. Harris alléguait plus précisément que les dispositions en question portent atteinte aux droits que les articles 7 et 15 de la Charte garantissent aux personnes à qui de grandes quantités de cannabis thérapeutique sont prescrites. M. Harris demandait également que lui soit accordée une exemption constitutionnelle personnelle jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue.

[3]  La Couronne a présenté une requête demandant la radiation de la déclaration de M. Harris dans son intégralité, sans autorisation de la modifier, et elle s’est aussi opposée à la requête présentée par M. Harris en vue d’obtenir une mesure de réparation provisoire. La Cour fédérale a rejeté la requête de la Couronne, mais a supprimé certaines parties de la déclaration de M. Harris où celui-ci faisait usage de propos incendiaires; elle a aussi supprimé le renvoi au droit à « la vie » invoqué par M. Harris au titre de ses revendications aux termes de l’article 7. La Cour a accueilli le reste de la demande de M. Harris et elle lui a également accordé la mesure de réparation provisoire qu’il avait demandée.

[4]  Dans le présent appel, la Couronne prétend que la Cour fédérale a commis une erreur en ne radiant pas la demande dans son intégralité. Elle demande que la demande de M. Harris soit radiée sans autorisation de la modifier, avec dépens.

[5]  Pour les motifs suivants, j’accueillerais l’appel.

Résumé de la déclaration

[6]  M. Harris est l’un des principaux demandeurs dans une série de dossiers semblables mettant en cause des demandeurs non représentés qui sont autorisés à consommer chaque jour de grandes quantités de cannabis à des fins médicales. M. Harris dit être lui-même autorisé à consommer 100 g de cannabis thérapeutique par jour.

[7]  Dans sa déclaration modifiée, M. Harris conteste le fait que les limites prévues dans le Règlement sur le cannabis, relativement à la possession en public et à l’expédition de cannabis thérapeutique, s’appliquent aux personnes à qui sont prescrites des doses plus élevées de cannabis. Selon ces limites, la quantité maximale qu’une personne ayant une autorisation médicale peut avoir en sa possession dans un lieu public ou peut se faire expédier équivaut à la moindre des quantités suivantes : 150 g ou 30 fois la dose quotidienne qui lui a été prescrite.

[8]  Plus précisément, M. Harris demande que soit rendue une [traduction] « déclaration précisant que les alinéas 266(2)b), 266(3)b), 266(4)b), 266(6)b), 267 b), 267(3)(b), 267(4)b) et 290(1)e), les paragraphes 266(7), 267(5) et 293(1) et les sous-alinéas 297(1)e)(iii) et 348(3)a)(ii) du Règlement sur le cannabis (DORS/2018-144), qui limitent la possession et l’expédition de cannabis ou de marihuana à 150 g […], sont inconstitutionnels au motif qu’ils présentent une menace de mise à l’amende ou d’incarcération pour les patients à qui sont prescrites de plus grandes quantités (parfois supérieures à 150 g par jour) de cannabis et que cela porte atteinte aux droits à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’égalité que leur garantissent les articles 7 et 15 de la Charte, en violation des principes de justice fondamentale qui interdisent d’agir de manière arbitraire, exagérément disproportionnée, incompétente, malveillante ou qui choque la conscience ».

[9]  Invoquant les droits garantis par l’article 15 de la Charte, M. Harris demande également qu’on lui accorde [traduction] « le droit d’avoir en sa possession un approvisionnement de 30 jours, comme cela est permis aux plus petits utilisateurs, en supprimant la limite de possession et d’expédition de 150 g et en maintenant la limite d’approvisionnement de 30 jours ».

[10]  M. Harris soutient que les limites de possession et d’expédition causent les problèmes suivants aux personnes à qui sont prescrites de grandes quantités de cannabis thérapeutique :

  • Mobilité : Les limites entravent la mobilité des personnes à qui sont prescrites de grandes quantités. Alors que les personnes à qui la dose quotidienne prescrite est inférieure à 5 g peuvent transporter suffisamment de cannabis pour s’éloigner de leur domicile pendant 30 jours, une personne à qui serait prescrite une dose de 10 g n’en aurait suffisamment que pour 15 jours. De même, une personne ne pourrait s’éloigner de son domicile qu’une semaine si on lui avait prescrit une dose de 20 g, seulement trois jours si la dose prescrite était de 50 g et seulement une journée et demie, avec une ordonnance de 100 g. Enfin, les personnes ayant une ordonnance de 150 g ne pourraient avoir en leur possession qu’une dose d’une journée, et celles ayant une ordonnance de 300 g n’en auraient que pour 12 heures.

  • Expédition : La limite occasionne des coûts d’expédition plus élevés, en exigeant des envois plus fréquents.

  • Remise sur quantité : La limite prive les utilisateurs des remises sur quantité pouvant être offertes par les producteurs autorisés.

[11]  Dans une requête distincte, M. Harris demandait une mesure de réparation provisoire sous la forme d’une exemption constitutionnelle personnelle des limites de possession en public et d’expédition de 150 g énoncées dans le Règlement sur le cannabis, afin d’être autorisé à avoir en sa possession et à se faire expédier un approvisionnement de dix jours de cannabis thérapeutique.

La requête de la Couronne

[12]  La Couronne a déposé une requête en radiation de la déclaration modifiée de M. Harris, en invoquant un certain nombre de motifs, dont les suivants :

  1. Il s’agissait d’une tentative, de la part du demandeur, de remettre en cause des questions sur lesquelles la Cour avait déjà statué dans deux autres décisions : Affaire intéressant de nombreuses demandes déposées en vue d’obtenir un jugement déclaratoire fondé sur le paragraphe 52(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, 2014 CF 537 [décision Affaire intéressant de nombreuses demandes] et Allard c. Canada, 2016 CF 236, 394 D.L.R. (4th) 694 [décision Allard], qui avaient confirmé la constitutionnalité de la limite de 150 g prévue dans le précédent régime d’utilisation du cannabis thérapeutique. M. Harris était l’un des demandeurs dans la décision Affaire intéressant de nombreuses demandes;

  2. La confirmation antérieure par la Cour de la constitutionnalité de la limite de possession est contraignante;

  3. La déclaration ne révélait aucune cause d’action raisonnable;

  4. La déclaration était scandaleuse, frivole et vexatoire.

[13]  À la Cour fédérale, la Couronne s’est également opposée à ce que la mesure de réparation provisoire soit accordée à M. Harris.

Décision de la Cour fédérale

[14]  Le juge saisi des requêtes a refusé de conclure que la déclaration de M. Harris visait à remettre en cause d’anciennes questions et qu’il était tenu par la jurisprudence antérieure de confirmer la constitutionnalité des limites de possession.

[15]  Le juge a estimé que les faits invoqués par M. Harris étaient très différents de ceux dont la Cour avait été saisie dans le dossier des affaires Allard et Affaire intéressant de nombreuses demandes, car les décisions rendues dans ces deux affaires ne portaient pas sur des utilisateurs de grandes quantités de cannabis thérapeutique comme M. Harris. Il a également souligné le fait que ces décisions portaient sur un régime d’accès au cannabis totalement différent. Enfin, le juge des requêtes a cité l’arrêt Garber v. Canada (Attorney General), 2015 BCSC 1797, 389 D.L.R. (4th) 517, dans lequel la Cour suprême de la Colombie-Britannique a accordé aux demandeurs, à titre provisoire en attendant le procès, une exemption constitutionnelle de la limite de 150 g prévue dans un précédent régime d’utilisation du cannabis thérapeutique. Selon le juge des requêtes, l’arrêt Garber a atténué la portée des décisions Allard et Affaire intéressant de nombreuses demandes.

[16]  En ce qui a trait à la demande présentée par M. Harris au titre de l’article 7, le juge des requêtes a estimé que les faits exposés par M. Harris étaient suffisants pour conclure qu’il n’était pas évident et manifeste que la demande devrait être rejetée. Le juge des requêtes a conclu que les limites de possession et d’expédition mettaient vraisemblablement en jeu le droit à la liberté de M. Harris, car celles-ci lui interdisaient d’avoir en sa possession suffisamment de médicaments pour s’absenter de son domicile pendant plus d’une journée et demie. Il a en outre conclu que les limites mettaient vraisemblablement en jeu le droit à la sécurité de la personne de M. Harris, car ce dernier s’exposait à des amendes ou à une peine d’emprisonnement s’il choisissait d’exercer « son droit protégé par la Charte de s’éloigner de chez lui pendant plus d’une journée et demie » (au paragraphe 72). Le juge a par ailleurs dit craindre que, dans les circonstances, l’imposition d’une peine d’emprisonnement porterait vraisemblablement atteinte au droit de M. Harris à la sécurité de sa personne. Il a toutefois refusé de conclure que cela mettait en jeu le droit à la vie de M. Harris et il a radié la déclaration faite par M. Harris à ce sujet.

[17]  En ce qui concerne la demande présentée par M. Harris aux termes de l’article 15, le juge des requêtes a conclu qu’il était possible que cette demande soit accueillie. Il a mentionné que la limite semblait créer une distinction fondée sur la déficience et que cette distinction pourrait être jugée discriminatoire.

[18]  Enfin, le juge des requêtes a conclu que la requête présentée par M. Harris en vue d’obtenir une mesure de réparation provisoire devrait être accueillie. Renvoyant au critère en trois volets énoncé dans l’arrêt R.J.R. MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, à la page 334, 111 D.L.R. (4th) 385, pour l’obtention d’une injonction interlocutoire, le juge a conclu que M. Harris avait démontré l’existence d’une question sérieuse à juger parce qu’il ne pouvait pas quitter son domicile pendant plus d’une journée et demie. Selon le juge des requêtes, M. Harris a subi un préjudice irréparable du fait que les restrictions imposées par le Règlement ont vraisemblablement porté atteinte aux droits que lui garantissent les articles 7 et 15. Enfin, le juge des requêtes a conclu que, selon la prépondérance des inconvénients, l’intérêt public favorisait le « droit de M. Harris, garanti par la Charte, de se déplacer à une distance qui l’éloigne de chez lui pendant plus d’une journée et demie » (au paragraphe 87).

Questions en litige et norme de contrôle

[19]  La question fondamentale en litige dans le présent appel est de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en refusant de radier la déclaration de M. Harris dans son intégralité. Si aucune erreur n’a été commise sur ce plan, notre Cour doit aussi déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en accordant une exemption provisoire à M. Harris.

[20]  La décision d’accorder ou de refuser d’accorder une requête en radiation, et celle d’accorder une mesure de réparation interlocutoire, sont toutes les deux de nature discrétionnaire (Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Canada, 2013 CAF 122, au paragraphe 5, 444 N.R. 376; Jamieson Laboratories Ltd. c. Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104, au paragraphe 21, 130 C.P.R. (4th) 414).

[21]  Ces décisions sont donc assujetties aux normes de contrôle énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen : l’intervention de notre Cour n’est justifiée que dans les cas d’erreurs manifestes et dominantes, à défaut d’erreur sur une question de droit ou une règle de droit isolable (Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 72, 402 D.L.R. (4th) 497).

[22]  En l’espèce, les décisions discrétionnaires sont en grande partie fondées sur les faits qui ont été présentés à la Cour fédérale. La norme relative à l’existence d’une erreur manifeste et dominante devrait donc s’appliquer (Montana c. Canada (Revenu national), 2017 CAF 194, au paragraphe 3, 2017 D.T.C. 5115).

Discussion

Requête en radiation

[23]  Le critère applicable à une requête en radiation d’une action est généreux à l’égard des demandeurs : l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable (R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 17, [2011] 3 R.C.S. 45).

[24]  Les faits exposés par le plaideur doivent cependant être suffisants pour étayer sa déclaration. Comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Mancuso c. Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227, aux paragraphes 16 et 17, 476 N.R. 219, les actes de procédure jettent les bases permettant d’évaluer les chances de succès d’une demande et de cerner les questions en litige pour la Cour et les avocats des parties adverses :

L’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée. Comme le juge l’a relevé, les « actes de procédure jouent un rôle important pour aviser les intéressés et définir les questions à trancher, et la Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action ».

La dernière partie de cette exigence, soit l’exposé de faits matériels suffisamment précis, constitue le fondement des actes de procédure correctement rédigés. Si un juge autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige. Il est essentiel que le défendeur ait en main des actes de procédure correctement rédigés de façon à préparer son système de défense. Les faits matériels servent à encadrer les interrogatoires préalables et permettent aux avocats de conseiller leur client, à préparer leurs moyens et à établir une stratégie en vue du procès. Qui plus est, les actes de procédure permettent de définir les paramètres d’appréciation de la pertinence d’éléments de preuve lors des interrogatoires préalables et de l’instruction du procès.

[25]  Il est essentiel d’établir un fondement factuel adéquat dans les décisions liées à la Charte (voir l’arrêt Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361 à 363, 61 D.L.R. (4th) 385). Les faits revêtent une importance encore plus grande lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les violations alléguées découlent des effets de la loi plutôt que de son objet. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Mackay (p. 366), « [s]i les conséquences préjudiciables ne sont pas établies, il ne peut y avoir de violation de la Charte ni même de cause ».

[26]  Eu égard à ces exigences, je suis d’avis que la Cour fédérale a commis des erreurs manifestes et dominantes en concluant que les faits exposés par M. Harris étaient suffisants pour étayer ses déclarations au titre des articles 7 ou 15. Même lorsqu’on en fait une interprétation la plus généreuse possible, la déclaration modifiée de M. Harris ne révèle pas suffisamment de faits pour étayer les observations voulant 1) que la loi prive les personnes à qui sont prescrites de grandes quantités de cannabis de leur droit à la liberté ou la sécurité; 2) que la privation de ces droits garantis par l’article 7 va à l’encontre des principes de justice fondamentale ou 3) que les dispositions contestées créent une distinction fondée sur une déficience et que cette distinction est discriminatoire et met ainsi en jeu l’article 15.

Article 7

[27]  L’article 7 dispose que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ».

[28]  Un plaideur qui invoque l’article 7 doit démontrer qu’il y a eu à la fois privation du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne, et violation des principes de justice fondamentale (Carter c. Canada, 2015 CSC 5, au paragraphe 80, [2015] 1 R.C.S. 331). [traduction] « Les demandeurs doivent préciser le principe de justice fondamentale qui, selon eux, est mis en jeu et fournir des précisions sur l’atteinte alléguée. En l’absence de tels actes de procédure, on ne peut plaider de cause d’action valable. » (FRN v. Alberta, 2014 ABQB 375, au paragraphe 76, 315 C.R.R. (2d) 8).

[29]  Le juge des requêtes a conclu que les faits énoncés par M. Harris étaient suffisants pour établir une possible atteinte à son droit à la liberté et à la sécurité. Le juge a notamment indiqué que M. Harris subissait « une forme de détention à domicile » (au paragraphe 63), car, à cause des limites, « il ne peut pas voyager à une distance qui l’éloigne de chez lui pendant plus d’une journée et demie » (au paragraphe 62). De même, il a laissé entendre qu’il pouvait y avoir atteinte au droit à la sécurité de la personne de M. Harris, car celui-ci était passible de peines d’emprisonnement s’il s’éloignait de chez lui (au paragraphe 72).

[30]  En toute déférence, j’estime que les faits exposés étaient insuffisants pour permettre au juge des requêtes de tirer pareilles conclusions. Le fondement factuel présenté par M. Harris ne permet pas d’appuyer l’hypothèse voulant que les limites de possession et d’expédition ont pour effet d’empêcher M. Harris ou d’autres personnes à qui sont prescrites de grandes quantités de cannabis de voyager. De même, les faits sont insuffisants pour conclure que les limites obligent M. Harris ou d’autres patients à qui sont prescrites de grandes quantités de choisir entre leur santé et l’emprisonnement.

[31]  Autrement dit, la déclaration modifiée comporte très peu d’éléments à partir desquels la Cour fédérale pourrait raisonnablement établir qu’il y a eu privation de droits. À ce stade, j’aimerais établir une distinction entre l’espèce et d’autres décisions portant sur le cannabis à des fins médicales, notamment R v. Parker, 49 O.R. (3d) 481, 188 D.L.R. (4th) 385 (C.A.) et Allard c. Canada, 2016 CF 237. Bien que les plaideurs dans ces deux décisions aient formulé des allégations semblables quant à la constitutionnalité de la réglementation sur le cannabis thérapeutique, ils avaient fourni à la Cour amplement de détails pour évaluer le bien-fondé de leurs prétentions. De tels détails n’existent pas en l’espèce.

[32]  Je suis d’avis que le juge des requêtes a commis une autre erreur en omettant d’examiner si M. Harris avait présenté suffisamment de faits pour étayer ses allégations selon lesquelles toute privation était contraire aux principes de justice fondamentale. La déclaration modifiée de M. Harris est clairement déficiente sur ce point.

[33]  Le juge des requêtes a peu ou n’a pas commenté cette question, se contentant d’un commentaire très général en indiquant que la limite était « nettement disproportionnée pour quelqu’un dont la consommation de [...] grandes quantités de cannabis thérapeutique est approuvée », sans mentionner la déclaration modifiée de M. Harris. Là encore, la déclaration modifiée ne présente pas suffisamment de faits pour appuyer une telle conclusion, même lorsqu’on en fait une interprétation généreuse.

[34]  Dans sa déclaration modifiée, M. Harris fait valoir que les limites de possession et d’expédition privent de leurs droits les patients à qui de grandes quantités sont prescrites, et ce, d’une manière qui est [traduction] « arbitraire, nettement disproportionnée, incompétente, malveillante ou qui choque la conscience ».

[35]  Cependant, l’incompétence et la malveillance ne sont pas des principes reconnus de justice fondamentale, et M. Harris ne présente aucun fait permettant d’établir qu’elles en sont.

[36]  Les faits invoqués par M. Harris sont également insuffisants pour établir ce qui suit :

  • La loi est incompatible avec son objet et est de ce fait arbitraire.

  • La loi a une incidence si extrême sur les droits garantis par l’article 7 aux personnes à qui sont prescrites de grandes quantités de cannabis thérapeutique qu’elle va totalement à l’encontre de son objectif; cette incidence est donc nettement disproportionnée; où

  • La loi [traduction] « choquerait la conscience » des Canadiens.

[37]  Dans ces circonstances, les commentaires de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Abernethy v. Ontario, 2017 ONCA 340, au paragraphe 11, 278 A.C.W.S. (3d) 504, sont pertinents : [traduction] « Il ne suffit pas de nommer une cause d’action pour la révéler. Les demandes doivent être étayées par plus qu’un exposé de faits vague et péremptoire; elles doivent être corroborées par une série de faits substantiels qui, dans l’hypothèse où les faits seraient avérés, établirait le bien-fondé des demandes ».

[38]  Je conclus que M. Harris n’a pas fourni suffisamment d’éléments pour étayer ses allégations voulant que la loi prive les personnes à qui sont prescrites de grandes quantités de cannabis thérapeutique de leur droit à la liberté ou à la sécurité de leur personne, et que cette privation porte atteinte aux principes de justice fondamentale. En l’absence de ces éléments, sa demande ne peut être accueillie. Je radierais cette demande.

Paragraphe 15(1)

[39]  Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous » et garantit que « tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination [...] ».

[40]  Pour établir une violation du paragraphe 15(1), le demandeur doit démontrer qu’ « à première vue ou de par son effet, la loi contestée établit [...] une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue » et qu’elle impose un fardeau ou qu’elle nie un avantage « d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage, y compris le désavantage “historique” subi » (Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, au paragraphe 22, [2018] 1 R.C.S. 522).

[41]  Je suis d’avis que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que les faits étaient suffisants pour démontrer que les limites de possession et d’expédition établissent une distinction fondée sur la déficience ou que ces limites sont discriminatoires. Les limites traitent les utilisateurs différemment, en fonction de la quantité de cannabis dont ils ont besoin pour traiter leurs problèmes de santé. Dans sa demande présentée aux termes de l’article 15, M. Harris revendique [traduction] « le droit de transporter un approvisionnement de 30 jours, comme peuvent le faire les utilisateurs de plus petites quantités de cannabis thérapeutique ». Cependant, sa déclaration modifiée ne présente aucun fait étayant l’allégation voulant que les limites établissent, entre les utilisateurs, une distinction fondée sur une déficience ou un motif analogue. M. Harris n’a pas non plus établi le fondement factuel nécessaire à une conclusion de discrimination.

[42]  En conséquence, M. Harris n’a pas présenté suffisamment de faits pour étayer une demande au titre de l’article 15. Je radierais donc également cette demande.

Autorisation de modifier

[43]  Pour être radié sans autorisation d’être modifié, l’acte de procédure doit comporter un vice qui ne peut être corrigé par une modification (Collins c. Canada, 2011 CAF 140, au paragraphe 26, 418 N.R. 23). En l’espèce, je ne suis pas convaincue que d’autres modifications donneraient lieu à un acte de procédure adéquat. Par conséquent, je refuserais d’accorder une autorisation de modifier.

[44]  M. Harris a saisi la Cour fédérale de demandes constitutionnelles à au moins trois autres occasions (Harris c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 232, 310 A.C.W.S. (3d) 272; Renvoi relatif au paragraphe 52(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, 2017 CF 30, 276 A.C.W.S. (3d) 567; Harris c. La Reine, ordonnance inédite de la Cour fédérale, rendue le 11 octobre 2016). Chaque fois, M. Harris a présenté des demandes comparables à celles énoncées en l’espèce, en contestant la constitutionnalité du régime de réglementation du cannabis thérapeutique en vigueur. Et, chaque fois, ses demandes ont été radiées sans autorisation de les modifier, car elles ne révélaient aucune cause d’action valable.

[45]  La décision de la Cour fédérale Renvoi relatif au paragraphe 52(1) de la Charte canadienne des droits et libertés revêt une importance particulière. Dans cette décision, le juge Phelan a statué sur les actions intentées par M. Harris et des centaines d’autres demandeurs qui sollicitaient des jugements déclarant l’inconstitutionnalité des régimes de réglementation du cannabis thérapeutique en vigueur. Le juge Phelan a conclu que la déclaration type qui servait de modèle ne contenait pas le type de détails nécessaires pour plaider comme il se doit les actions respectives. Il a notamment souligné le fait qu’aucun des plaideurs n’avait « formulé des allégations contenant des détails au sujet de [sa] situation personnelle et de la violation de [ses] droits », et donc que les actes de procédure étaient différents de ceux de la décision Allard. Il a ajouté que les demandeurs avaient eu l’occasion de modifier leurs actes de procédure et de fournir des détails supplémentaires, mais qu’aucune partie n’en avait profité.

[46]  De même, dans l’arrêt Harris c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 232, 310 A.C.W.S. (3d) 272, notre Cour a radié les demandes de M. Harris selon lesquelles le régime de réglementation du cannabis thérapeutique portait atteinte à ses droits garantis par l’article 7. Dans cet arrêt, la Cour a fait valoir que les faits invoqués par M. Harris étaient insuffisants pour établir une violation de l’article 7. Je note que cet arrêt a été rendu public le 18 septembre 2019, deux mois avant l’instruction de l’espèce.

[47]  Les demandes fondées sur la Charte sont souvent complexes et doivent reposer sur un solide fondement factuel. La jurisprudence sur les demandes fondées sur la Charte liées au cannabis thérapeutique fournit d’importantes orientations sur ce que doit inclure une déclaration pour que les tribunaux disposent des éléments nécessaires pour instruire la demande. Grâce à ces renseignements et à l’expérience qu’il avait acquise devant les tribunaux, M. Harris avait eu amplement l’occasion de préparer une demande comportant des faits suffisamment détaillés. Or, sa demande était pratiquement dépourvue de tout fondement factuel. Compte tenu de ces circonstances, je ne crois pas qu’il soit justifié de lui offrir une autre possibilité de modifier sa déclaration (voir, par exemple, l’arrêt Abernethy, précité, au paragraphe 14).

Autres questions en litige

[48]  Comme il est possible de statuer sur le présent appel en tenant compte uniquement des erreurs alléguées, j’estime qu’il est inutile d’examiner les arguments de la Couronne selon lesquels la demande de M. Harris constitue un abus de procédure ou une atteinte à la courtoisie entre juges. De même, je m’abstiendrai de commenter les observations de la Cour fédérale relativement au « droit protégé par la Charte de s’éloigner de chez lui ». Je remets à plus tard l’examen de la question portant sur l’existence ou non d’un tel droit.

Requête visant à obtenir des mesures de réparation provisoires

[49]  Vu la conclusion qui précède, il s’ensuit que la Cour fédérale a commis une erreur en accordant une mesure de réparation provisoire. La requête en recours interlocutoire présentée par M. Harris devrait donc être rejetée.

Conclusion

[50]  J’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision de la Cour fédérale. Vu l’ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, je radierais la déclaration de M. Harris dans son intégralité, sans autorisation de la modifier, et je rejetterais la requête de M. Harris visant à obtenir une mesure de réparation provisoire.

[51]  Je suis d’avis qu’il y a lieu en l’espèce d’allouer à la Couronne les frais et dépens relatifs au présent appel, mais non à l’égard de la requête à la Cour fédérale présentée par la Couronne. J’allouerais à la Couronne des frais et dépens de 1 500 $, tout compris.

« Judith Woods »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-175-19

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. ALLAN J. HARRIS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 novembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 juillet 2020

COMPARUTIONS :

Jon Bricker

 

Pour l’appelante

 

Allan J. Harris

POUR SON PROPRE COMPTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’appelante

 

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