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Date : 20200903


Dossier : A-212-20

Référence : 2020 CAF 137

Présent : LE JUGE EN CHEF NOËL

AFFAIRE INTÉRESSANT L’ARTICLE 6 DE LA LOI SUR LES DÉLAIS ET AUTRES PÉRIODES (COVID-19), ÉDICTÉE PAR LA LOI CONCERNANT DES MESURES SUPPLÉMENTAIRES LIÉES À LA COVID-19, L.C. 2020, CH. 11, ART. 11

et

AFFAIRE INTÉRESSANT LA POSITION DU PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA À CE SUJET

Affaire jugée sur la foi du dossier sans comparution des parties.

Directive donnée en vertu de l’article 54 des Règles à Ottawa (Ontario), le 3 septembre 2020.

DIRECTIVE ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF NOËL

 


Date : 20200903


Dossier : A-212-20

Référence : 2020 CAF 137

Présent : LE JUGE EN CHEF NOËL

AFFAIRE INTÉRESSANT L’ARTICLE 6 DE LA LOI SUR LES DÉLAIS ET AUTRES PÉRIODES (COVID-19), ÉDICTÉE PAR LA LOI CONCERNANT DES MESURES SUPPLÉMENTAIRES LIÉES À LA COVID-19, L.C. 2020, CH. 11, ART. 11

et

AFFAIRE INTÉRESSANT LA POSITION DU PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA À CE SUJET

DIRECTIVE ET MOTIFS

LE JUGE EN CHEF NOËL

[1]  Dans une lettre datée du 1er septembre 2020, le procureur général du Canada a fait part à notre Cour, par l’intermédiaire du Conseil canadien de la magistrature, de sa position sur la façon d’appliquer l’article 6 de la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19), édictée par la Loi concernant des mesures supplémentaires liées à la COVID-19, L.C. 2020, ch. 11, art. 11. Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, il est nécessaire de donner une réponse immédiate à cette lettre, car la position du procureur général contredit le fondement sur lequel notre Cour s’est appuyée pour gérer ses affaires depuis le début de la pandémie, ce qui cause une incertitude insoutenable.

[2]  À cette fin, je demande qu’un numéro de dossier soit attribué à la présente affaire.

[3]  L’article 6 est rédigé ainsi :

6 (1) Les délais ci-après prévus sous le régime d’une loi fédérale sont suspendus pour la période commençant le 13 mars 2020 et se terminant soit le 13 septembre 2020, soit à la date antérieure fixée par décret pris sur recommandation du ministre de la Justice :

a) tout délai de prescription du droit d’introduire une instance devant une cour;

b) tout délai relatif à l’accomplissement d’un acte dans le cadre d’une instance devant une cour;

c) tout délai dans lequel une demande visant à obtenir l’autorisation d’introduire une instance ou d’accomplir un acte dans le cadre d’une instance doit être présentée à une cour.

(2) La cour peut, par ordonnance, modifier la suspension d’un délai, pourvu que la date du début de la suspension demeure la même et que la durée de la suspension n’excède pas six mois.

(3) Si un délai est suspendu, la cour peut, par ordonnance, prendre des mesures concernant les effets entraînés par le non-respect du délai, notamment des mesures qui annulent ou modifient ces effets.

(4) Le gouverneur en conseil peut, par décret pris sur recommandation du ministre de la Justice, lever la suspension dans les circonstances précisées dans le décret.

[4]  La position du procureur général est que l’article 6 a pour effet de suspendre rétroactivement tous « les délais [...] prévus sous le régime d’une loi fédérale » durant la période du 13 mars au 13 septembre et que l’article 6 se substitue aux « ordonnances et directives émises » par les cours, y compris notre Cour, suspendant ou fixant des délais procéduraux. Par exemple, selon le procureur général, une ordonnance de notre Cour visant à accélérer le déroulement d’une instance donnée parce que l’urgence ou l’intérêt du public le justifie deviendrait nulle, et ce de manière rétroactive.

[5]  La logique soutenant la position du procureur général rendrait inapplicable la directive à la pratique communiquée par notre Cour le 11 juin 2020, c’est-à-dire l’avis aux parties et à la communauté juridique intitulé Levée graduelle de la période de suspension – COVID-19, laquelle permettait à certaines instances de passer à l’étape de l’audience sur le fond. Si l’on se fie à la position adoptée par le procureur général, cette directive à la pratique, une directive à la pratique ultérieure datée du 1er septembre 2020 concernant les délais, ainsi que les décisions prises conformément à ces directives dans des affaires précises ne seraient plus valides, et ce, rétroactivement.

[6]  Pour les motifs qui suivent, il est nécessaire que notre Cour apporte des éclaircissements, en vertu de l’article 54 des Règles, sur les délais applicables dans les instances en cours.

[7]  Notre Cour a le pouvoir de donner des directives en vertu de l’article 54 des Règles pour répondre à des parties qui font valoir unilatéralement leur position : voir, par exemple, Groupe SNC-Lavalin Inc. c. Canada (Directeur des poursuites pénales), 2019 CAF 108. Notre Cour peut également agir en vertu du plein pouvoir qu’elle possède de régir ses pratiques et procédures ainsi que de réagir à toute menace à celles-ci : voir Fabrikant c. La Reine, 2018 CAF 224 et la jurisprudence qui y est citée.

[8]  Il est nécessaire en l’espèce d’émettre une directive en vertu de l’article 54 des Règles et du plein pouvoir de notre Cour. De nombreux jugements, ordonnances et directives de notre Cour fixent des délais. La position du procureur général, si elle était confirmée, les infirmerait tous.

[9]  La position du procureur général est censée s’appliquer à toutes les instances en cours auxquelles lui-même, Sa Majesté la Reine du chef du Canada et le ministère de la Justice sont parties. Le ministère de la Justice est presque toujours l’avocat inscrit au dossier pour Sa Majesté la Reine du chef du Canada et le procureur général du Canada. Le procureur général représente de nombreux conseils, commissions et autres tribunaux administratifs qui sont parties à des instances devant notre Cour. Selon une estimation grossière, le ministère de la Justice prend part à environ deux tiers des affaires dont notre Cour est saisie. La position du procureur général met en doute les ordonnances, directives, décisions et autres mesures prises par notre Cour dans des affaires précises auxquelles le ministère de la Justice prend part. En outre, elle soulève des questions quant aux délais applicables dans toutes les autres affaires devant la Cour.

[10]  L’incertitude et la confusion créées par la position adoptée par le procureur général ont un effet direct sur la gestion des affaires dont notre Cour est saisie ainsi que sur beaucoup de ses décisions. Afin d’éclaircir la situation pour toutes les parties, il est nécessaire de donner une directive en vertu de l’article 54 et d’en exposer les motifs.

[11]  La Cour est d’avis que la position du procureur général au sujet de l’interprétation et de l’effet de l’article 6, en ce qui concerne les délais fixés par règlement pris ou par ordonnance rendue en vertu de celui-ci, est mal fondée en droit et notre Cour émet la directive qu’il n’en soit pas tenu compte. Les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 ainsi que les directives à la pratique, jugements, ordonnances et directives de la Cour demeurent tenantes et applicables.

[12]  Au départ, il ne fait aucun doute que l’article 6 modifie effectivement les délais prévus sous le régime de lois fédérales pour l’introduction d’instances devant notre Cour : voir, par exemple, le paragraphe 27(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 (le délai pour interjeter appel) et le paragraphe 18.1(2) et l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales (le délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire). De l’effet de l’article 6, les délais prévus par ces dispositions ne courent pas du 13 mars 2020 au 13 septembre 2020. Ainsi, si une partie disposait de trente jours pour appeler d’un jugement de la Cour fédérale devant notre Cour et que vingt jours s’étaient écoulés au 13 mars 2020, le délai pour interjeter appel de ce jugement serait le 23 septembre 2020. Aux termes des dispositions visées plus haut, ce délai peut être prorogé par ordonnance de la Cour.

[13]  L’article 6 vise aussi toute autre disposition prévoyant, sous le régime d’une loi fédérale, des délais applicables à la prise de mesures ou à l’accomplissement d’actes dans le cadre d’instances. Ce type de disposition est rare. Un exemple serait l’examen par les Cours fédérales, au titre de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, de documents dits secrets dont la divulgation est demandée dans le cadre d’autres instances judiciaires : voir, par exemple, les paragraphes 37(4) et 37.1(2).

[14]  Cela dit, quel est le sens de l’expression « prévus sous le régime d’une loi fédérale » à l’article 6? Vise-t-elle les délais fixés par les Règles ou par des jugements, ordonnances et directives qui ont été prononcés par notre Cour? Concerne-t-elle la directive à la pratique donnée par notre Cour et, plus précisément, la levée de la période de suspension des délais prévus aux Règles, aux ordonnances et aux directives conformément à la directive à la pratique du 11 juin 2020?

[15]  Le libellé de l’article 6 n’est pas « les délais [...] prévus sous le régime d’une loi fédérale, sous le régime d’un texte réglementaire pris en vertu d’une loi fédérale, sous le régime de jugements, d’ordonnances ou de directives prononcés en vertu d’un texte réglementaire pris en vertu d’une loi fédérale ou sous le régime d’une directive à la pratique donnée par une cour ». On y trouve simplement les mots « sous le régime d’une loi fédérale ». Il faut examiner l’objet et le contexte de l’article 6 afin d’en déterminer le sens authentique : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; et, pour l’application récente par notre Cour, voir CIBC World Markets Inc. c. Canada, 2019 CAF 147; Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174; Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, 2019 A.C.F. no 228 (QL).

[16]  Le législateur avait-il l’intention d’interférer dans les Règles des Cours fédérales, prises conformément à la procédure explicite, spéciale et distincte prévue à l’article 46 de la Loi sur les Cours fédérales? Avait-il l’intention d’invalider ou de modifier tous les délais prévus par tous les jugements, ordonnances, directives, directives à la pratique et mesures du greffe, comme la levée de la période de suspension et l’autorisation de continuer l’instruction de certaines instances conformément à une directive à la pratique antérieure? Une bonne façon de répondre à ces questions est d’examiner les effets qu’aurait l’article 6 s’il avait le sens que lui attribue le procureur général.

[17]  Il faut répondre aux questions ci-dessus par la négative. Si ce n’était pas le cas, il en résulterait de la confusion et potentiellement du tort – ce qui n’est sûrement pas l’intention du législateur. Par exemple, les ordonnances exigeant qu’une instance soit instruite d’urgence avec des délais raccourcis afin de ne pas nuire à l’intérêt du public et d’éviter un tort ou un préjudice potentiel seraient invalidées par l’effet rétroactif. L’invalidation des ordonnances de la Cour créerait souvent un vide dans le déroulement d’une instance, lequel causerait de l’incertitude, qui à son tour aurait un effet préjudiciable sur les parties et nuirait à l’intérêt public. Une affaire qui serait prête à être entendue et tranchée dans une semaine environ pourrait, à l’instigation d’une partie, devoir être retardée de plusieurs mois. Pour mener à de tels résultats, il faudrait que l’article 6 soit libellé dans le langage législatif le plus clair possible. L’article 6 n’est pas libellé dans un tel langage.

[18]  Les Règles des Cours fédérales n’ont pas été prises « sous le régime d’une loi fédérale » au sens dont on l’entend généralement. Les Règles sont établies par un comité constitué par la loi (Loi sur les Cours fédérales, paragraphe 45.1(1)) composé en majorité de juges, en consultation avec des intervenants importants, dont le procureur général du Canada. La bonne façon de modifier les Règles est de passer par le comité des Règles. Si le procureur général s’était adressé au comité des règles, les multiples problèmes causés par la position qu’il a adoptée ne seraient pas passés inaperçus.

[19]  En outre, si on interprétait l’article 6 comme autorisant le législateur à intervenir unilatéralement dans la gestion et l’administration d’instances en cours, le législateur s’immiscerait dans une des fonctions essentielles du pouvoir judiciaire, ce qui constituerait une intervention inadmissible étant donné la participation du sous-procureur général en tant qu’avocat inscrit au dossier ou celle d’autres parties liées au gouvernement du Canada dans la majorité des instances devant notre Cour : voir Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, [1996] CanLII 152, et la multitude d’arrêts de principe de la Cour suprême du Canada qui y est citée avec approbation. Lorsque c’est possible – et c’est possible en l’espèce – l’article 6 doit se voir attribuer un sens qui est compatible avec l’indépendance judiciaire et qui respecte les impératifs constitutionnels.

[20]  Un autre élément contextuel qu’il est important de prendre en considération est le fait que les ordonnances et directives de la Cour constituent le droit applicable jusqu’à ce qu’elles soient annulées. Cette règle est absolue : les ordonnances et directives ont plein effet juridique à moins qu’elles ne soient explicitement modifiées, exclues ou invalidées par des ordonnances ou directives explicites subséquentes ou par une loi précise (à supposer qu’une telle loi soit constitutionnelle). L’article 6 ne prévoit pas expressément la modification, l’exclusion ou l’invalidation des ordonnances judiciaires déjà prononcées ni des décrets déjà pris.

[21]  Il s’ensuit que les délais prévus par les ordonnances et les directives de la Cour demeurent valides et que l’article 6 ne s’y substitue pas. De même, les dispositions des Règles qui fixent des délais demeurent valides et l’article 6 ne s’y substitue pas. L’article 6 est sans effet sur les directives à la pratique données par notre Cour et sur les mesures prises par le greffe conformément à ces directives à la pratique.

[22]  En conclusion, je souhaite souligner que notre Cour se préoccupe des effets de la pandémie sur les parties et leurs affaires ainsi que de la capacité du greffe de continuer ses activités en ces temps difficiles. Elle a communiqué des directives à la pratique et pris d’autres mesures, avec prudence et attention, afin de rendre possible l’accès à la justice d’une manière qui est à la fois équitable et sécuritaire. Depuis le début de cette période, notre Cour a conscience que certaines parties ont besoin de plus de temps pour compléter certaines étapes, ont besoin que leur instance soit suspendue ou méritent la prorogation de délais, et elle a agi en conséquence. Conformément aux critères juridiques appliqués par notre Cour, les difficultés concrètes et inévitables auxquelles doit faire face une partie constituent un facteur important en faveur de l’octroi d’une prorogation de délai ou de la modification d’une ordonnance : Canada (Procureur général) c. Hennelly, [1999] CanLII 8190, [1999] A.C.F. no 846 (QL) (C.A.); Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204, [2012] A.C.F. no 880 (QL). Notre Cour n’hésite pas à suspendre des instances de sa propre initiative lorsque la situation l’exige. Elle possède le pouvoir de le faire en tout temps.

[23]  Pour les motifs qui précèdent, notre Cour donne la directive énoncée au paragraphe 11 ci‑dessus.

« Marc Noël »

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-212-20

 

INTITULÉ :

AFFAIRE INTÉRESSANT L’ARTICLE 6 DE LA LOI SUR LES DÉLAIS ET AUTRES PÉRIODES (COVID-19), ÉDICTÉE PAR LA LOI CONCERNANT DES MESURES SUPPLÉMENTAIRES LIÉES À LA COVID-19, L.C. 2020, CH. 11, ART. 11

ET AFFAIRE INTÉRESSANT LA POSITION DU PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA À CE SUJET

 

DIRECTIVE DONNÉE EN VERTU DE L’ARTICLE 54 DES RÈGLES, AFFAIRE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE LA DIRECTIVE :

LE JUGE EN CHEF NOËL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 SEPTEMBRE 2020

 

 

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