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Date : 20200910


Dossiers : A-456-19 (dossier principal)

A-457-19

Référence : 2020 CAF 140

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

BELL CANADA, BELL MTS, MTS INC., BRAGG COMMUNICATIONS INCORPORATED (faisant affaire sous le nom d’EASTLINK), COGECO COMMUNICATIONS INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., SHAW CABLESYSTEMS G.P., et VIDEOTRON LIMITED

appelantes

et

BRITISH COLUMBIA BROADBAND ASSOCIATION, CONSORTIUM DES OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CANADIENS INC., DISTRIBUTEL COMMUNICATIONS LIMITED, ICE WIRELESS INC., LE CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, VAXINATION INFORMATIQUE et TEKSAVVY SOLUTIONS INC.

intimés

Audience par vidéoconférence tenue par le greffe, les 25 et 26 juin 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

 


Date : 20200910


Dossiers : A-456-19 (dossier principal)

A-457-19

Référence : 2020 CAF 140

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

BELL CANADA, BELL MTS, MTS INC., BRAGG COMMUNICATIONS INCORPORATED (faisant affaire sous le nom d’EASTLINK), COGECO COMMUNICATIONS INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., SHAW CABLESYSTEMS G.P., et VIDEOTRON LIMITED

appelantes

et

BRITISH COLUMBIA BROADBAND ASSOCIATION, CONSORTIUM DES OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CANADIENS INC., DISTRIBUTEL COMMUNICATIONS LIMITED, ICE WIRELESS INC., LE CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, VAXINATION INFORMATIQUE et TEKSAVVY SOLUTIONS INC.

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

[blank/en blanc]

Paragraphe

1. Introduction

1

2. Le contexte dans lequel l’OT 2019-288 a été rendue et doit être examinée

11

i. Le cadre légal

11

ii. Les antécédents de l’OT 2019-288

26

3. Les appelantes font-elles valoir des motifs d’appel qui ne sont ni des questions de droit ni des questions de compétence dont notre Cour peut être saisie?

48

i. Les motifs d’appel recevables

53

ii. Les motifs d’appel irrecevables

55

a) La question de savoir si les tarifs sont justes et raisonnables n’est pas une question de droit ou de compétence

56

b) La prise en considération des objectifs de la politique par le Conseil n’est ni une question de droit ni une question de compétence

70

4. Les questions en litige

79

5. La norme de contrôle applicable aux questions en litige

80

6. Le CRTC a-t-il manqué aux principes d’équité procédurale ou commis une erreur de droit ou de compétence en rendant une décision arbitraire?

84

i. La nature des erreurs de droit et de compétence alléguées

84

ii. Le facteur de productivité

92

a) Les observations des appelantes

94

b) Le contexte

95

c) Les motifs du Conseil

104

d) Analyse

105

iii. Le taux de croissance du trafic en amont

110

a) Les observations des appelantes

111

b) Le contexte

113

c) Les motifs du Conseil

117

d) Analyse

118

iv. L’attribution des coûts de segmentation

120

a) Les observations des appelantes

122

b) Le contexte

124

c) Les motifs du Conseil

127

d) Analyse

128

v. Les tranches de vitesse

129

a) Les observations des appelantes

134

b) Le contexte

138

c) Analyse

141

vi. Les coûts non recouvrés

143

a) Les observations des appelantes

147

b) Analyse

148

vii. Les facteurs d’utilisation (FU)

152

a) Les observations des appelantes

156

b) Analyse

157

viii. Les installations de fibre de segmentation

167

ix. Les installations de câbles coaxiaux

172

a) Les observations des appelantes

174

b) Le contexte

176

c) Analyse

178

x. Les coûts annuels de développement

180

a) Les observations des appelantes

181

b) Le contexte

182

c) Analyse

183

xi. Conclusion sur l’équité procédurale et le caractère arbitraire de la décision

184

7. Le CRTC a-t-il fourni des motifs satisfaisant à une exigence légale quant aux motifs?

185

8. Le CRTC a-t-il imposé une taxe anticonstitutionnelle?

208

9. Conclusion et dépens

213

1. Introduction

[1] L’Internet haute vitesse est une ressource vitale pour les communications modernes et la participation à l’économie numérique.

[2] Au Canada, les services Internet sont fournis aux clients de détail par de grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie ou par des fournisseurs indépendants de services Internet. Les petits et moyens fournisseurs indépendants de services Internet qui ne possèdent pas leurs propres réseaux sans fil ne possèdent pas l’infrastructure nécessaire pour fournir un accès Internet haute vitesse (AHV) directement aux utilisateurs finaux. En conséquence, pour favoriser la concurrence, les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie sont tenues de mettre des parties de leurs réseaux respectifs à la disposition des fournisseurs indépendants de services Internet. Ces parties louées sont appelées services de gros et sont utilisées par les fournisseurs indépendants de services Internet, parfois appelés « concurrents », pour fournir des services d’Internet haute vitesse à leurs clients de détail.

[3] Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (le Conseil ou le CRTC) ne réglemente pas la fourniture de services Internet aux clients de détail, car le nombre de fournisseurs de services est suffisant pour créer de la concurrence, modérer les prix, favoriser l’innovation et offrir un choix aux consommateurs sur le marché des services Internet de détail. Toutefois, le CRTC réglemente la fourniture de services d’accès haute vitesse de gros par les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie aux concurrents. En particulier, le CRTC fixe les tarifs que les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie sont autorisées à facturer aux concurrents pour les services d’accès haute vitesse de gros.

[4] Le 15 août 2019, le CRTC a publié le Suivi des ordonnances de télécom 2016-396 et 2016-448 – Tarifs définitifs concernant les services d’accès haute vitesse de gros groupé (15 août 2019), l’ordonnance de télécom CRTC 2019-288 (l’OT 2019-288) qui fixe les tarifs définitifs que les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie peuvent facturer pour les services d’accès haute vitesse de gros groupés fournis aux concurrents. L’ordonnance prévoyait que les tarifs définitifs s’appliqueraient rétroactivement.

[5] Bell Canada, MTS Inc. et Bell MTS, de grandes entreprises de téléphonie, parfois appelées entreprises de services locaux titulaires ou ESLT, ont demandé et obtenu l’autorisation d’interjeter appel de l’OT 2019-288 devant notre Cour. Bragg Communications Incorporated, faisant affaire sous le nom d’Eastlink, Cogeco Communications Inc., Rogers Communications Canada Inc., Shaw Cablesystems G.P. et Videotron Limited, de grandes entreprises de câblodistribution, appelées les câblodistributeurs dans les présents motifs, ont également demandé et obtenu l’autorisation d’interjeter appel de cette ordonnance devant notre Cour.

[6] Une brève observation sur la procédure s’impose en l’espèce. Le 27 septembre 2019, des ordonnances ont été rendues pour suspendre l’OT 2019-288 en attendant la décision de notre Cour sur les requêtes en autorisation d’interjeter appel. Le 22 novembre 2019, les demandes d’autorisation ont été accueillies et, par ordonnance, l’OT 2019-288 a été suspendue jusqu’au prononcé des arrêts définitifs de notre Cour sur les appels. L’OT 2019-288 demeure donc suspendue jusqu’à ce que soient rendus les jugements qui accompagnent les présents motifs. Par la suite, les appels ont été regroupés, ils ont fait l’objet d’une gestion de l’instance et une date a rapidement été fixée pour l’audience, qui a eu lieu par vidéoconférence. Conformément à l’ordonnance regroupant les appels, une copie des présents motifs sera déposée dans chaque dossier.

[7] Dans le présent appel consolidé, les entreprises de téléphonie soutiennent que le CRTC a [traduction] « commis une erreur de droit ou de compétence » :

  1. en n’exerçant pas ses pouvoirs de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l’article 7 de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38 (la Loi), et de manière conforme aux instructions données au CRTC par le gouverneur en conseil, comme l’exige l’article 47 de la Loi. Elles insistent notamment sur ce qu’elles considèrent comme une exigence légale quant aux motifs imposée par le sous-alinéa 1b)(i) des instructions données par le gouverneur en conseil;

  2. en n’exerçant pas ses pouvoirs de manière à garantir que les entreprises de téléphonie imposent des tarifs « justes et raisonnables » conformément à l’article 27 de la Loi, comme l’exige l’article 47 de la Loi;

  3. en imposant une taxe anticonstitutionnelle, ce qui est contraire à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[8] Pour leur part, les câblodistributeurs soutiennent que le CRTC a commis [traduction] « une ou plusieurs erreurs de droit ou de compétence, soit en rendant l’OT 2019-288, soit au cours de la procédure d’établissement des tarifs qui a débouché sur cette ordonnance ». Plus précisément, les câblodistributeurs affirment que le CRTC :

[traduction]

a) n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents et convaincants présentés par les câblodistributeurs;

b) a pris des décisions fondées sur aucun élément de preuve, sur des éléments de preuve non pertinents ou sur des facteurs non pertinents, notamment en préférant ses propres « attentes » non fondées aux éléments de preuve des câblodistributeurs, même si ces éléments de preuve contredisaient directement ces « attentes »;

c) a agi arbitrairement en traitant les éléments de preuve à sa disposition de manière incohérente et singulière, notamment (i) en approuvant et en appliquant des données désuètes de tiers (datant de 2011 ou avant) au lieu des renseignements propres à l’entreprise, (ii) en rejetant sans explication des données plus récentes (datant de 2016 et de 2017) fournies par le même tiers, puis (iii) en reprochant aux câblodistributeurs de ne pas avoir produit précisément les types de renseignements propres à l’entreprise que le CRTC avait rejetés plus tôt;

d) a manqué à des principes fondamentaux de justice naturelle et d’équité procédurale en adoptant des méthodes peu orthodoxes et inattendues qui ont modifié les « règles du jeu » d’une manière contraire aux attentes raisonnables des câblodistributeurs, sans les avoir avertis en temps utile de son intention de le faire ni leur avoir donné la possibilité réelle de réagir de manière satisfaisante;

e) n’a pas tenu compte de principes établis ni de décision fixant des tarifs sur lesquels les câblodistributeurs s’étaient raisonnablement fondés à l’égard de plusieurs questions et a limité indûment son pouvoir discrétionnaire en adhérant à des hypothèses et à des lignes directrices désuètes ou inapplicables à l’égard d’autres questions;

f) a fait fi d’instructions contraignantes données par le Cabinet en 2006 [...] et a fait fi de manière inadmissible des exigences qu’imposent les articles 7, 27 et 47 de la Loi sur les télécommunications.

(Mémoire des faits et du droit, paragraphe 4, notes de bas de page et soulignement omis.)

[9] Les intimés représentent ou sont des fournisseurs indépendants de services Internet qui achètent des services d’AHV de gros. Ils soutiennent que tous les motifs d’appel invoqués devraient être rejetés sur le fond. En outre, ils font valoir que les appelantes :

  1. se fondent sur des éléments de preuve postérieurs à la décision, qui sont irrecevables;

  2. invoquent des motifs d’appel qui ne sont pas des questions de droit ou de compétence et qui, de ce fait, outrepassent la portée du droit d’appel limité que confère le paragraphe 64(1) de la Loi;

  3. font valoir de nouvelles observations relatives à la fiscalité et à l’inconstitutionnalité, lesquelles ne peuvent être soulevées pour la première fois devant notre Cour.

[10] Avant d’examiner les questions en litige dans le présent appel, il est nécessaire de replacer l’ordonnance contestée dans son contexte. Pour ce faire, il faut poser le cadre légal dans lequel la décision a été rendue et présenter les décisions antérieures du Conseil qui ont conduit à l’OT 2019-288 et l’ont étayée, c’est-à-dire ce qu’on a appelé ses antécédents.

2. Le contexte dans lequel l’OT 2019-288 a été rendue et doit être examinée

i. Le cadre légal

[11] La Loi sur les télécommunications établit le cadre légal qui régit l’industrie des télécommunications au Canada. Les dispositions examinées ci-dessous sont au cœur des observations des appelantes selon lesquelles le CRTC a fait fi, de manière inadmissible, des exigences que lui impose la Loi.

[12] Les objectifs directeurs de la Loi sont énumérés à l’article 7. Conformément à l’article 47, le CRTC doit exercer ses fonctions de manière à réaliser ces objectifs. En outre, l’article 8 de la Loi autorise le gouverneur en conseil, « par décret », à « donner au Conseil, au chapitre des grandes questions d’orientation en la matière, des instructions d’application générale relativement à la politique canadienne de télécommunication ». Les décrets pris en vertu de l’article 8 lient le Conseil (paragraphe 11(1); voir également l’article 47).

[13] Le gouverneur en conseil a donné au CRTC des instructions qui le liaient au moment où il a rendu la décision frappée d’appel : Décret donnant au CRTC des instructions relativement à la mise en œuvre de la politique canadienne de télécommunication, DORS/2006-355 (les instructions du Cabinet). L’article 1 de ces instructions oblige le CRTC, dans l’exercice de ses pouvoirs et fonctions en vertu de la Loi, à « mettre en œuvre la politique canadienne de télécommunication énoncée à l’article 7 » de la Loi conformément aux principes énumérés. Trois obligations revêtent une importance particulière en l’espèce :

  • (i) l’obligation, lorsque le CRTC a recours à la réglementation, de « prendre des mesures qui sont efficaces et proportionnelles aux buts visés et qui ne font obstacle au libre jeu d’un marché concurrentiel que dans la mesure minimale nécessaire pour atteindre les objectifs » (sous-alinéa 1a)(ii));

  • (ii) l’obligation, lorsqu’il a recours à la réglementation, de prendre des mesures qui, « lorsqu’elles sont de nature économique, ne [découragent pas] un accès qui est propice à la concurrence et qui est efficace économiquement, ni [n’]encourag[ent] un accès au marché qui est non-efficace économiquement » (sous-alinéa 1b)(ii));

  • (iii) l’obligation, lorsqu’il a recours à la réglementation, de prendre des mesures, lorsqu’elles visent des régimes d’accès aux réseaux, qui « donn[ent] lieu, dans toute la mesure du possible, à des ententes ou régimes neutres sur le plan de la technologie et de la concurrence, pour permettre aux nouvelles technologies de faire concurrence et pour ne pas favoriser artificiellement les entreprises canadiennes ou les revendeurs » (sous-alinéa 1b)(iv)).

[14] Aux termes du sous-alinéa 1b)(i) des instructions du Cabinet, le Conseil, lorsqu’il a recours à la réglementation, doit « préciser l’objectif qu[e] [les mesures] visent et démontrer leur conformité » aux instructions du Cabinet. Les appelants soutiennent que cette disposition crée une exigence quant aux motifs.

[15] L’article 47 de la Loi exige également que le Conseil exerce ses fonctions de manière à assurer la conformité des services et tarifs des entreprises canadiennes avec l’article 27 de la Loi. L’article 27 exige que les tarifs des entreprises canadiennes soient « justes et raisonnables ». Le pouvoir d’établir et d’approuver des tarifs qui sont justes et raisonnables est une des principales responsabilités du Conseil.

[16] Pour que les tarifs soient justes et raisonnables, la Loi confère au Conseil de larges pouvoirs pour, entre autres, fixer et réglementer les tarifs de services de télécommunication (articles 24 et 25). Le Conseil peut également « trancher toute question touchant les tarifs et tarifications des entreprises canadiennes ou les services de télécommunication qu’elles fournissent » (alinéa 32g)).

[17] Le paragraphe 27(3) habilite le Conseil à « déterminer, comme question de fait, si l’entreprise canadienne s’est ou non conformée » à des dispositions précises de la Loi, dont les articles 24, 25 et 27. Le paragraphe 27(5) autorise le Conseil à « utiliser la méthode ou la technique qu’il estime appropriée, qu’elle soit ou non fondée sur le taux de rendement par rapport à la base tarifaire de l’entreprise » pour déterminer si un tarif est juste et raisonnable. Le Conseil a également le pouvoir, en vertu du paragraphe 37(1), d’imposer à l’entreprise canadienne « l’adoption d’un mode de calcul des coûts liés à ses services de télécommunication et de méthodes ou systèmes comptables relativement à l’application » de la Loi.

[18] Les décisions du Conseil peuvent être contestées de plusieurs façons. Les dispositions suivantes sont particulièrement utiles aux intimés pour défendre leurs observations selon lesquelles les appelantes invoquent des moyens d’appel qui outrepassent la portée du droit d’appel limité prévu au paragraphe 64(1) de la Loi.

[19] Aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi, avec son autorisation, il peut être interjeté appel devant notre Cour des décisions du Conseil sur « des questions de droit ou de compétence ». Le Conseil peut trancher aussi bien des questions de droit que des questions de fait, et « ses décisions sur ces dernières sont obligatoires et définitives » (paragraphe 52(1)). Lors de l’audition de l’appel, notre Cour « peut déduire toutes les conclusions qui ne sont pas incompatibles avec les faits établis devant le Conseil et qui sont nécessaires pour déterminer la question de compétence ou de droit » (paragraphe 64(5)).

[20] Il existe d’autres voies de droit.

[21] Le Conseil « peut, sur demande ou de sa propre initiative, réviser, annuler ou modifier ses décisions, ou entendre à nouveau une demande avant d’en décider » (article 62).

[22] Dans l’année qui suit la prise d’une décision par le Conseil, « le gouverneur en conseil peut, par décret, soit de sa propre initiative, soit sur demande écrite […], modifier ou annuler la décision ou la renvoyer au Conseil pour réexamen de tout ou partie de celle-ci et nouvelle audience » (paragraphe 12(1)).

[23] Il convient de souligner que ni l’article 62 ni le paragraphe 12(1) ne circonscrivent les types de questions qui peuvent être soulevées devant le CRTC ou le gouverneur en conseil. C’est en net contraste avec le paragraphe 64(1), qui limite l’examen de notre Cour aux questions de droit et de compétence.

[24] En plus d’interjeter les présents appels, les appelantes ont déposé auprès du CRTC des demandes sollicitant que ce dernier révise et modifie l’ordonnance visée par l’appel. Les appelantes ont également déposé des demandes distinctes auprès du gouverneur en conseil, sollicitant l’annulation de l’OT 2019-288. À l’audience, les avocats des parties ont fait savoir que les décisions sur ces demandes n’ont pas encore été rendues.

[25] Alors que notre Cour avait pris la présente affaire en délibéré, les avocats des appelantes ont fait savoir que le gouverneur en conseil avait rendu une décision relativement aux demandes déposées par les appelantes. Nous avons reçu le Décret refusant de modifier, d'annuler ou de renvoyer pour réexamen l’ordonnance de télécom CRTC 2019-288, C.P. 2020-0553. Les avocats ont demandé et obtenu l’autorisation de déposer des observations écrites succinctes sur le décret C.P. 2020-0553. Le décret est analysé ci-dessous dans l’examen des observations des appelantes voulant que le Conseil n’ait pas exercé ses pouvoirs de manière à réaliser les objectifs de la politique de télécommunication et les instructions du Cabinet et que ce manquement constitue une erreur de droit ou de compétence.

ii. Les antécédents de l’OT 2019-288

[26] L’OT 2019-288 n’est pas apparue du néant, elle avait des antécédents. Comme l’a fait observer notre Cour, les décisions du CRTC s’inscrivent dans un « continuum » (Société Radio-Canada c. Métromédia Cmr Montréal Inc., 1999 CanLII 8947, [1999] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.), paragraphe 14). En effet, l’OT 2019-288 s’intitule Suivi des ordonnances de télécom 2016-396 et 2016-448 – Tarifs définitifs concernant les services d’accès haute vitesse de gros groupé.

[27] La décision inclut expressément dans les « documents connexes » plusieurs décisions antérieures du CRTC, notamment les politiques réglementaires de télécom CRTC 2010-632, 2011-703 et 2015-326, les décisions de télécom CRTC 2013-73, 2013-76 et 2016-117 et les ordonnances de télécom CRTC 2016-396 et 2016-448, qui sont analysées et dont les références complètes sont données ci-dessous. Comme l’ont reconnu les avocats des câblodistributeurs dans leurs observations orales, les motifs du Conseil dans l’OT 2019-288 ne doivent pas être interprétés isolément. La personne qui lit ces motifs et la cour qui en fait le contrôle doivent aller au-delà des motifs du Conseil et lire les documents connexes afin de bien comprendre le raisonnement du Conseil. En d’autres termes, les documents connexes sont inextricablement liés à la décision frappée d’appel.

[28] La décision n’inclut pas dans les documents connexes la politique intitulée Traitement des demandes de révision et de modification relatives aux services d’accès haute vitesse de gros : remarques d’introduction (21 février 2013), politique réglementaire de télécom CRTC 2013-70 (la PRT 2013-70). Dans ces remarques d’introduction, le Conseil présente une série de décisions sur les services d’accès haute vitesse de gros publiées en même temps que sa politique, notamment les décisions de télécom CRTC 2013-73 et CRTC 2013-76. Ces décisions, figurant expressément dans la liste de documents connexes donnée par le Conseil dans l’OT 2019-288, doivent être interprétées à la lumière de la PRT 2013-70.

[29] Un bref examen de ces politiques et ordonnances ainsi que de la décision de télécom CRTC 2016-117 (la DT 2016-117) permettra de contextualiser l’OT 2019-288.

[30] L’Instance sur les services d’accès à haute vitesse de gros (30 août 2010), politique réglementaire de télécom CRTC 2010-632 (la PRT 2010-632), est un des premiers énoncés de politique du CRTC sur les services d’AHV de gros. Cette décision faisait suite à ce que le Conseil a appelé une « instance publique exhaustive » commencée en mai 2009, visant à examiner si les entreprises de services locaux titulaires et les câblodistributeurs devaient être tenus d’offrir, comme services de gros, certaines installations d’AHV à des concurrents en vue de leur revente. Le Conseil a examiné l’évolution des services Internet, des services d’accès commutés à faible vitesse aux services Internet à vitesse supérieure, rendus possibles par la construction d’un plus grand nombre d’installations de fibre dans les réseaux d’accès. Le Conseil « a fait connaître son intention d’appliquer désormais aux services de gros son cadre des services essentiels afin d’encourager adéquatement l’investissement continu dans l’infrastructure à large bande, la concurrence et l’innovation et d’élargir l’éventail des choix offerts aux consommateurs ».

[31] Le Conseil a ensuite affirmé que ses conclusions étaient conformes à la Loi, y compris le paragraphe 27(2), et avaient été tirées de manière à réaliser les objectifs stratégiques figurant aux alinéas 7a), b), c), f) et h) de la Loi. Le Conseil a également affirmé que ses conclusions étaient conformes aux instructions du Cabinet (PRT 2010-632, paragraphes 26 et 27). Le Conseil est revenu sur les objectifs de la politique que met en œuvre sa décision aux paragraphes 143 à 149 de ses motifs (cités plus loin dans les présents motifs, au paragraphe 193). Le Conseil a terminé sa décision en enjoignant aux principales entreprises de services locaux titulaires et aux câblodistributeurs de déposer des propositions de tarifs ainsi que des études de coûts de la Phase II à l’appui, de même qu’en rappelant les objectifs de la politique visés par ses décisions.

[32] Il est utile d’expliquer brièvement les principes du calcul des coûts de la Phase II. Les principes du calcul des coûts de la Phase II, ou simplement le calcul des coûts de la Phase II, sont la méthode de calcul des coûts utilisée par le CRTC lors des instances d’établissement de tarifs. Cette méthode est utilisée, avec diverses modifications, depuis 1979 pour diverses fonctions de tarification exercées par le CRTC. En bref, les entreprises réglementées sont tenues de déposer des manuels de calcul des coûts de la Phase II, qui servent à préparer les études de coûts qui sont soumises au CRTC. Le CRTC se fonde ensuite sur ces études de coûts, ainsi que d’autres renseignements et facteurs, pour fixer les tarifs. Les tarifs établis conformément à cette méthode sont fondés sur les coûts réels projetés que les entreprises réglementées devront débourser pour fournir des services de télécommunication sur une période future définie pour l’étude, auxquels est ajoutée une majoration raisonnable. Cette majoration tient compte des coûts indirects et autres coûts fixes et de la nécessité d’encourager les investissements dans de nouvelles infrastructures de réseau (voir, par exemple, PRT 2011-703, paragraphe 82 et note de bas de page 30).

[33] La PRT 2010-632 a été suivie quelques mois plus tard par les Pratiques de facturation concernant les services d’accès à haute vitesse de résidence de gros (15 novembre 2011), politique réglementaire de télécom CRTC 2011-703 (la PRT 2011-703), dans lesquelles le Conseil a réexaminé la manière dont les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie devaient facturer aux concurrents l’accès à leurs services d’AHV de gros et leur utilisation. Le Conseil a estimé que deux modèles de facturation étaient acceptables : un modèle de facturation en fonction de la capacité et un modèle de tarif fixe. Le Conseil a décidé que les tarifs de l’un ou l’autre modèle devraient être fondés sur les coûts de fourniture du service engagés par chaque grande entreprise de téléphonie et de câblodistribution, plus une majoration raisonnable. De plus, les majorations devaient être comparables pour toutes les entreprises de câblodistribution et de téléphonie. Le Conseil a également examiné d’autres questions administratives importantes : les principes de détermination des tarifs à appliquer aux modèles de facturation retenus et le caractère raisonnable des coûts proposés par les fournisseurs de réseaux. Dans l’examen du caractère raisonnable des coûts proposés par les fournisseurs de réseaux, le Conseil a étudié diverses questions liées aux études de coûts de la Phase II qui avaient été déposées, notamment des éléments comme la variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations (qui sera examinée plus en détail ci-dessous). Après avoir discuté la mise en œuvre des tarifs fixés par l’établissement de tarifs de gros définitifs, le Conseil a examiné dans quelle mesure sa décision était conforme aux instructions du Cabinet. Des parties de cette analyse sont reproduites au paragraphe 194 ci-dessous.

[34] La PRT 2011-703 a essentiellement fixé la forme et la structure de base des tarifs de gros qui font l’objet du présent appel. Le Conseil a noté qu’il était important de « veiller à ce que la concurrence sur le marché des services Internet de détail soit suffisante pour protéger les intérêts des consommateurs » et que les services « offerts par les fournisseurs de services indépendants contribuent à dicter les prix, à favoriser l’innovation et à offrir des choix aux consommateurs sur le marché des services Internet de détail ».

[35] Le Conseil a donné des précisions sur les modèles de facturation et les difficultés d’établissement des coûts dans la PRT 2013-70. Le Conseil a affirmé qu’il « a voulu assurer l’existence d’un marché des services de gros concurrentiel qui compense avec exactitude les coûts engagés par les titulaires afin d’offrir ces services de gros aux fournisseurs de services indépendants, de manière à permettre une concurrence efficace et efficiente au profit des Canadiens » (PRT 2013-70, paragraphe 14).

[36] Dans les huit décisions publiées avec la PRT 2013-70, le Conseil a cherché à simplifier la mise en œuvre des nouveaux modèles de facturation des services d’AHV de gros, à modifier les tarifs de ces services pour tenir compte des rajustements de coûts et à créer une approche uniforme d’établissement des tarifs des services d’AHV d’affaires et de résidence de gros. Dans des ordonnances connexes, le Conseil a décelé des erreurs dans les coûts des services sur lesquels étaient fondés les tarifs fixés dans les PRT 2011-703 et PRT 2011-704 et a rajusté le tarif de 2011 en conséquence. Dans certains cas, il a été nécessaire d’appliquer le rajustement de tarif rétroactivement « afin de garantir qu’en tout temps, les tarifs sont justes et raisonnables et contribuent à l’atteinte des objectifs de la politique de télécommunication énoncés dans la Loi » (DT 2013-73, paragraphes 106 à 110, DT 2013-76, paragraphe 46).

[37] La PRT 2013-70 a été suivie de l’Examen du cadre des services filaires de gros et des politiques connexes (22 juillet 2015), la politique réglementaire de télécom CRTC 2015-326 (la PRT 2015-326). Cette politique est la décision la plus récente obligeant les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie à donner accès à leurs services d’AHV. Cette décision faisait suite à une instance publique visant l’examen des services filaires de gros et des politiques connexes. Le Conseil a affirmé que, dans le cadre de cette instance, il avait « examiné le cadre existant de services de gros, divers services filaires de gros et l’approche qu’il utilise pour fixer les tarifs des services de gros afin de déterminer si les changements apportés à la réglementation existante sont appropriés » (PRT 2015-326, deuxième paragraphe du préambule). Le Conseil a adapté ses critères de prescription pour les services de gros et a exposé les motifs qui l’ont amené à rendre obligatoire la fourniture de certains services d’AHV de gros. Au paragraphe 3, il a écrit :

Au fil des ans, le Conseil a instauré diverses politiques, règles et règlements régissant la prestation des services de gros. Ces mesures de réglementation sont nécessaires parce que les entreprises titulaires ont eu des avantages considérables sur les concurrents. Sans réglementation des services de gros, moins d’options de services concurrentiels seraient offertes aux Canadiens.

Le Conseil a également établi la méthode d’établissement des coûts à appliquer aux services de gros. Les tarifs des services de gros continueraient d’être fondés sur les coûts différentiels, auxquels s’ajoute une majoration approuvée (c.-à-d. les principes d’établissement des coûts de la Phase II). D’autres méthodes d’établissement des coûts ont été rejetées, notamment parce qu’aucun élément de preuve ne montrait que ces autres méthodes amélioreraient l’efficacité réglementaire (PRT 2015-326, paragraphes 233 à 241).

[38] Avant de conclure mes observations sur la PRT 2015-326, j’analyserai l’observation des câblodistributeurs, présentée en réplique, selon laquelle cette politique est sans lien avec l’OT 2019-288 parce que la PRT 2015-326 supprimait progressivement l’obligation de fournir des services d’AHV groupés et que l’OT 2019-288 a fixé les tarifs définitifs de ces services.

[39] La PRT 2015-326 n’est pas sans lien avec la décision visée en l’espèce. Dans la PRT 2015-326, le Conseil a déterminé que les services d’AHV de gros groupés « ne seront plus rendus obligatoires pour les entreprises titulaires, sous certaines conditions et sous réserve d’un plan de transition adéquat » (PRT 2015-326, paragraphe 143). Le Conseil « s’attend à ce que les entreprises titulaires continuent à déposer des tarifs pour la mise en œuvre ou la modification de la prestation de services AHV de gros groupés jusqu’à ce que de tels services soient progressivement éliminés au sein de leurs territoires de desserte respectifs » (PRT 2015-326, paragraphe 155). Les tarifs définitifs pour les services d’AHV de gros groupés fixés dans la DT 2019-288 font partie intégrante du plan de transition.

[40] Dans l’Examen des données pour l’établissement des coûts et du processus de demande relatif aux services d’accès haute vitesse de gros (31 mars 2016), décision de télécom CRTC 2016-117 (la DT 2016-117), le Conseil a tiré ses conclusions en gardant à l’esprit deux objectifs particuliers : i) établir un processus de demande tarifaire simplifié et ii) garantir que les données utilisées dans les modèles d’établissement des coûts des fournisseurs de services d’AHV de gros demeurent celles qu’il convient d’utiliser. Pour atteindre le premier objectif, le Conseil a adopté une méthode d’établissement des tarifs simplifiée fondée sur les coûts, appelée la méthode « par tranche de vitesses ». Cette méthode sera analysée plus loin. Pour atteindre le deuxième objectif, le Conseil a tiré des conclusions relativement à certains éléments des études de coûts. Parmi celles qui sont utiles pour trancher le présent appel se trouvent les conclusions relatives à l’hypothèse de croissance annuelle du trafic (nécessaire parce que la croissance annuelle du trafic Internet a augmenté considérablement depuis les PRT 2011-703 et 2011-704) et l’hypothèse de la variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations. Ces hypothèses seront examinées davantage plus loin.

[41] Le Conseil a également modifié la période d’étude, ramenant la période alors utilisée de dix ans à une période plus courte de cinq ans. Cette décision s’explique par le fait que les vitesses des services d’AHV de gros changent rapidement, de sorte que de nombreuses offres de vitesses de service pouvaient ne pas avoir une durée de vie supérieure à cinq ans. Enfin, le Conseil a converti les tarifs de gros alors payés par les concurrents en tarifs provisoires. Parce qu’il a déterminé qu’il était nécessaire de modifier certaines hypothèses d’établissement des coûts, le Conseil a pu conclure que « les tarifs actuels des services AHV de gros ne sont probablement pas justes et raisonnables ». Les fournisseurs de services d’AHV ont dû présenter de nouvelles études de coûts. Le Conseil a affirmé qu’il déciderait s’il y avait lieu d’appliquer les tarifs rétroactivement lorsque les nouvelles études de coûts seraient présentées (DT 2016-117, paragraphe 105).

[42] En général, les ordonnances de télécom appliquent des politiques établies aux faits constatés dans l’instance. Elles représentent l’application concrète du cadre administratif défini dans les politiques réglementaires de télécom à des situations de fait précises. Deux ordonnances sont particulièrement pertinentes. Après la publication de la DT 2016-117, le Conseil a examiné les nouvelles études de coûts présentées par les parties et a rendu l’OT 2016-396 et l’OT 2016-448. Ces ordonnances établissaient de nouveaux tarifs provisoires. Ces tarifs provisoires étaient inférieurs aux tarifs que payaient jusque-là les concurrents.

[43] Dans les Demandes de modification tarifaire concernant les services d’accès haute vitesse de gros groupés – Tarifs provisoires modifiés (6 octobre 2016), ordonnance de télécom CRTC 2016-396 (l’OT 2016-396), le Conseil a fait observer, au paragraphe 19, que certains des coûts proposés par les fournisseurs de services d’AHV de gros n’étaient pas « raisonnables en raison d’écarts par rapport aux principes d’établissement des coûts de la Phase II, du manque de détails pertinents à l’égard de l’établissement des coûts, y compris de descriptions des variables des données entrées, et des hypothèses sous-jacentes aux modèles sans justification à l’appui. Par conséquent, le Conseil conclut que les tarifs mensuels proposés par certains fournisseurs de services AHV de gros ne sont pas basés de prime abord sur des coûts raisonnables ». C’est pourquoi le Conseil a fixé des tarifs provisoires révisés et réduits pour les services d’AHV de gros groupés.

[44] Dans l’ordonnance Bragg Communications Incorporated, exerçant ses activités sous le nom d’Eastlink – Tarifs provisoires révisés concernant le service d’accès haute vitesse de gros groupé (10 novembre 2016), ordonnance de télécom CRTC 2016-448 (l’OT 2016-448), le Conseil, pour des motifs semblables, a conclu « de prime abord que la proposition de tarifs mensuels d’Eastlink n’est pas raisonnable » (paragraphe 13).

[45] En réponse, les entreprises de câblodistribution et de téléphonie ont produit de nouvelles propositions de tarifs de gros fondées sur des études de coûts mises à jour. C’est ce qui a donné lieu à l’ordonnance visée par le présent appel, laquelle établit des tarifs de gros définitifs inférieurs aux tarifs provisoires fixés en 2016. Les tarifs se sont appliqués rétroactivement au 31 mars 2016 pour Bell Canada, Bell MTS, Cogeco, Eastlink, Sasktel, TCI et Vidéotron, et au 31 janvier 2017 pour Shaw (OT 2019-288, paragraphes 331 et 332).

[46] Il convient de terminer cette partie des motifs en faisant observer que, hormis le présent appel, aucune des politiques, des décisions et des ordonnances présentées ci-dessus n’a fait l’objet d’un appel.

[47] Après avoir placé l’appel dans son contexte légal et historique, je vais maintenant examiner la portée de l’appel.

3. Les appelantes font-elles valoir des motifs d’appel qui ne sont ni des questions de droit ni des questions de compétence dont notre Cour peut être saisie?

[48] Dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 R.C.F. 573, notre Cour a examiné la portée du droit d’appel prévu au paragraphe 41(1) de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la LTC). Le paragraphe 41(1), à l’instar du paragraphe 64(1) de la Loi sur les télécommunications, permet d’interjeter appel devant notre Cour, avec son autorisation, sur des questions de droit ou de compétence. Il existe d’autres similitudes importantes entre les deux lois et le droit d’appel limité que chacune confère :

  1. Les deux lois régissent des organismes de réglementation experts hautement spécialisés.

  2. Les conclusions de l’Office des transports du Canada sur les questions de fait, à l’instar de celles du CRTC, sont définitives (LTC, article 31).

  3. L’Office, à l’instar du CRTC, peut réviser, annuler ou modifier ses décisions ou arrêtés (LTC, article 32).

  4. Le gouverneur en conseil peut également modifier ou annuler les décisions, arrêtés, règles ou règlements de l’Office (LTC, article 40), au même titre qu’il peut réviser les décisions du CRTC.

[49] En procédant à l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 41(1) de la LTC, notre Cour a conclu, dans l’arrêt Emerson Milling, que les questions de compétence « visent à tout le moins les questions d’équité procédurale, même si ces questions sont intimement liées aux faits » (Emerson Milling, paragraphe 19). Quant à savoir ce qui constitue une question de droit, notre Cour a conclu que « la question de droit isolable ou du principe juridique isolable » est la norme applicable pour déterminer si une question mixte de fait et de droit est une « question de droit » susceptible de faire l’objet d’un appel en vertu du paragraphe 41(1) de la LTC (Emerson Milling, paragraphe 26).

[50] À mon avis, l’analyse et la conclusion de la Cour dans l’arrêt Emerson Milling s’appliquent avec autant de pertinence aux appels interjetés en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi sur les télécommunications.

[51] Dans l’arrêt Emerson Milling, notre Cour a également reconnu que le simple fait qu’une partie soutienne qu’un « critère juridique » est en cause ne suffit pas à justifier un appel. Les motifs d’appel sont parfois exprimés habilement afin de donner l’impression qu’ils soulèvent des questions juridiques alors que ce n’est pas le cas. En conséquence, il faut examiner le fond de ce qui est soulevé, et non la forme. Le véritable objet d’un appel peut être défini par l’interprétation de l’avis d’appel. De même, le mémoire des faits et du droit de l’appelant peut utilement donner une idée réaliste de la véritable nature de l’appel (Emerson Milling, paragraphes 29 et 30).

[52] Le contexte étant posé, je vais maintenant examiner les motifs d’appel invoqués par les appelantes en l’espèce. En bref, ces motifs d’appel sont les suivants : i) le Conseil a manqué aux principes d’équité procédurale et a pris une décision arbitraire; ii) le Conseil a manqué à une exigence légale quant aux motifs; iii) le Conseil a imposé une taxe anticonstitutionnelle; iv) le Conseil n’a pas exercé ses pouvoirs de manière à ce que les tarifs imposés aux appelantes soient « justes et raisonnables »; v) le Conseil n’a pas exercé ses pouvoirs de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l’article 7 de la Loi et dans les instructions du Cabinet.

i. Les motifs d’appel recevables

[53] Je conclus que les trois premiers motifs d’appel invoqués soulèvent, du moins à première vue, des questions de droit ou de compétence.

[54] Il en est ainsi parce que l’allégation de manquement à l’équité procédurale a été qualifiée de question de compétence dans l’arrêt Emerson Milling; la question en litige connexe de ce que les câblodistributeurs ont appelé la [traduction] « décision arbitraire » (examinée plus en détail ci-dessous) peut, juridiquement, constituer une question de droit isolable si, par exemple, le décideur rend une décision sans se fonder sur des éléments de preuve (voir, par exemple, Telus Communications Inc. c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, 2004 CAF 365, [2005] 2 R.C.F. 388, paragraphes 40 à 43). Les deux autres questions, à savoir l’exigence légale quant aux motifs et la taxe anticonstitutionnelle, soulèvent également des questions de droit isolables.

ii. Les motifs d’appel irrecevables

[55] Les deux autres motifs d’appel proposés sont plus problématiques : le motif voulant que le CRTC n’ait pas exercé ses pouvoirs de manière à ce que les tarifs imposés aux appelantes soient « justes et raisonnables » et celui voulant qu’il n’ait pas exercé ses pouvoirs de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l’article 7 de la Loi et dans les instructions du Cabinet. Chacun sera examiné à tour de rôle.

a) La question de savoir si les tarifs sont justes et raisonnables n’est pas une question de droit ou de compétence

[56] Comme je l’ai expliqué plus haut, l’article 47 de la Loi exige que le Conseil exerce ses pouvoirs et ses fonctions de manière à ce que les tarifs qu’il fixe soient « justes et raisonnables ». Les appelantes soutiennent ce qui suit :

  • Des tarifs justes et raisonnables doivent permettre aux entreprises de recouvrer leurs coûts, mais les tarifs définitifs fixés dans la décision ne le leur permettent pas.

  • Le CRTC ne souligne nulle part dans ses motifs l’importance de fixer des tarifs qui assurent la rentabilité de l’investissement.

  • Il s’agit d’une erreur de compétence.

[57] Je commence l’examen de cet élément en faisant observer que les câblodistributeurs ne citent aucun élément de preuve à l’appui de leur observation selon laquelle les tarifs définitifs ne leur permettent pas de recouvrer leurs coûts (mémoire des faits et du droit, paragraphe 91). Les éléments de preuve sur lesquels Bell se fonde pour affirmer que le coût réel de la fourniture de services d’AHV de gros est considérablement plus élevé que les tarifs fixés par le CRTC sont des éléments nouveaux, qui figurent dans l’affidavit de son vice-président aux affaires réglementaires. Dans son affidavit, le vice-président a déclaré ce qui suit :

[traduction]

28. En bref, le processus que nous avons suivi correspond à peu de choses près à la méthode utilisée par le CRTC pour parvenir à la décision, sauf que nous avons utilisé les coûts réels des immobilisations de Bell, tirés des registres financiers de Bell, plutôt que les coûts théoriques des immobilisations tirés des hypothèses utilisées pour l’établissement des coûts de la Phase II. En utilisant cette méthode, nous avons déterminé que le coût mensuel par abonné de l’accès au réseau de fibre optique jusqu’au nœud (FTTN) est considérablement plus élevé que le tarif de 14,78 $ ordonné par le CRTC dans sa décision.

29. La décision ordonne donc à Bell de fournir un accès FTTN de gros à un prix inférieur au coût.

[En gras dans l’original.]

[58] Les intimés font valoir que cet élément de preuve n’a pas été présenté au Conseil et que notre Cour ne peut en être saisie.

[59] Je suis du même avis.

[60] Dans l’arrêt Bell Canada c. 7262591 Canada Ltd. (Gusto TV), 2016 CAF 123, [2016] A.C.F. no 447 (QL), notre Cour a examiné l’objectif de la règle générale interdisant la production de nouveaux éléments de preuve dans les appels prévus par la loi :

[11] La règle générale vise deux objectifs :

Assurer le respect du rôle d’un décideur administratif. Le décideur administratif est celui qui se prononce sur le fond. Il décide sur quels éléments de preuve ou sur quelle information il doit s’appuyer, il examine les éléments de preuve et les informations, puis il tire les conclusions de fait. Telle n’est pas là la mission du juge réformateur. Voir Bernard, Access Copyright et Delios, tous cités ci-dessus.

Promouvoir la mission du juge réformateur. Le juge réformateur doit apprécier la décision du décideur administratif à la lumière des informations et des éléments de preuve que celui-ci a pris en considération. Si le juge réformateur n’a pas accès à une partie de ces éléments de preuve et de ces informations, son examen peut être artificiel et aboutir à des solutions inexactes. Voir la discussion dans Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Alberta, 2015 CAF 268, par. 13 et 14.

[61] Je conclus qu’admettre en preuve les nouveaux éléments de Bell concernant les coûts qu’elle affirme devoir engager pour fournir les services empiéterait sur la fonction du CRTC de rechercher les faits et de juger du fond. Le coût de la fourniture des services était une question dont le Conseil était nettement saisi.

[62] De plus, admettre cet élément de preuve n’aiderait pas notre Cour à examiner la décision du CRTC en fonction des éléments de preuve dont il disposait. Comme on le verra plus loin dans l’examen des allégations de manquements à l’équité procédurale et de décision arbitraire, il y a eu des cas où les appelantes ont refusé de présenter au Conseil des éléments de preuve propres à leur entreprise. Il serait particulièrement inapproprié dans de telles circonstances que notre Cour se fonde maintenant sur des éléments de preuve que Bell n’a pas présentés au Conseil.

[63] Contrairement à ce que soutiennent les câblodistributeurs, la preuve par affidavit fournie par les appelantes n’a généralement pas pour objet de fournir des renseignements généraux pour aider notre Cour ni de faire la lumière sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 1999 CanLII 699). Les éléments de preuve que j’ai rejetés concernant les coûts que Bell affirme devoir engager devaient servir à apporter de nouveaux éléments concernant directement le fond de l’appel.

[64] Il en résulte que l’observation des appelantes selon laquelle le Conseil a commis une erreur de compétence en fixant des tarifs qui ne sont ni justes ni raisonnables n’est aucunement fondé sur des éléments de preuve. Quoi qu’il en soit, je conclus que la question de savoir si les tarifs en question sont justes et raisonnables est une question de fait, et non une question de droit ou de compétence. J’en arrive à cette conclusion pour les motifs qui suivent.

[65] Par souci de commodité, je reproduis les paragraphes 27(1), (3) et (5) de la Loi :

27(1) Tous les tarifs doivent être justes et raisonnables.

27(1) Every rate charged by a Canadian carrier for a telecommunications service shall be just and reasonable.

[…]

(3) Le Conseil peut déterminer, comme question de fait, si l’entreprise canadienne s’est ou non conformée aux dispositions du présent article ou des articles 25 ou 29 ou à toute décision prise au titre des articles 24, 25, 29, 34 ou 40.

(3) The Commission may determine in any case, as a question of fact, whether a Canadian carrier has complied with this section or section 25 or 29, or with any decision made under section 24, 25, 29, 34 or 40.

[…]

(5) Pour déterminer si les tarifs de l’entreprise canadienne sont justes et raisonnables, le Conseil peut utiliser la méthode ou la technique qu’il estime appropriée, qu’elle soit ou non fondée sur le taux de rendement par rapport à la base tarifaire de l’entreprise.

(5) In determining whether a rate is just and reasonable, the Commission may adopt any method or technique that it considers appropriate, whether based on a carrier’s return on its rate base or otherwise.

[Non souligné dans l’original.]

(underlining added)

[66] Si l’on interprète le paragraphe 27(1) en conjonction avec le paragraphe (3), on constate que la question de savoir si les tarifs sont « justes et raisonnables » conformément à la Loi est une question mixte de fait et de droit dominée par les faits. Le paragraphe 64(1) de la Loi n’autorise pas l’examen de ce type de question.

[67] Le paragraphe 27(5) vient étayer ce point de vue. Le Conseil peut adopter toute méthode ou technique qu’il estime appropriée pour déterminer si les tarifs sont justes et raisonnables. Il faut faire preuve d’une grande retenue dans l’examen des décisions du Conseil sur les facteurs qu’il a pris en compte et la méthode qu’il peut adopter pour déterminer si les tarifs sont justes et raisonnables (Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764, aux paragraphes 40 et 41). Comme le CRTC a le pouvoir de choisir la méthode de fixation des tarifs, les observations des appelantes constituent nécessairement une contestation des méthodes choisies par le CRTC et de son appréciation des éléments de preuve. Les méthodes choisies pour établir les tarifs et les conclusions de fait du CRTC ne sont pas susceptibles d’appel en vertu du paragraphe 64(1).

[68] Le fondement de cette conclusion se trouve dans les motifs d’appel exposés dans l’avis d’appel déposé au nom des grandes entreprises de téléphonie. Au paragraphe 17, on y affirme ce qui suit :

[traduction]

Le raisonnement du CRTC contient plusieurs erreurs juridiques fondamentales qui sont caractéristiques des décisions irrationnelles. Le CRTC a pris en compte des facteurs non pertinents comme des données désuètes, a fait fi de facteurs pertinents comme des données à jour et a adopté des méthodes qui sont contraires à ses propres décisions antérieures. Elle a largement sous-estimé les coûts des services de Bell. Elle a donc commis une erreur de droit en appliquant de manière déraisonnable à ces faits le pouvoir que lui confère la Loi de fixer des tarifs.

[Non souligné dans l’original.]

[69] La contestation des méthodes choisies par le Conseil et de son appréciation des éléments de preuve pertinents pour l’application des méthodes choisies n’est pas une question de droit ou de compétence dont notre Cour peut être saisie. Les voies de recours des appelantes à cet égard sont du ressort du Conseil lui-même et du gouverneur en conseil.

b) La prise en considération des objectifs de la politique par le Conseil n’est ni une question de droit ni une question de compétence

[70] Je tire une conclusion semblable à l’égard de l’observation des appelantes selon laquelle le Conseil n’a ni réalisé ni même pris en considération les objectifs de la politique énumérés à l’article 7 de la Loi, commettant ainsi une erreur de compétence.

[71] Les appelantes affirment ce qui suit :

  • L’article 47 exige que le Conseil exerce ses pouvoirs de manière à réaliser les objectifs de la politique énoncés dans la Loi et les instructions du Cabinet.

  • Le Conseil n’a pas agi conformément à l’article 47. Non seulement la décision ne réalise pas les objectifs de la politique, mais elle va directement à l’encontre des objectifs géographiques et concurrentiels de la politique.

  • En commettant cette erreur, le Conseil n’a pas agi à l’intérieur de sa compétence.

[72] Je commence l’examen de ces observations en faisant observer que les appelantes invoquent encore de nouveaux éléments de preuve irrecevables pour étayer leurs arguments. Ces éléments de preuve irrecevables comprennent des commentaires défavorables sur la décision en cause (par exemple, le rapport de Recherche sur les actions de Valeurs mobilières TD, dossier d’appel, onglet 136T) et les déclarations que les appelantes ont elles-mêmes communiquées après la décision (par exemple, les annonces communiquées après la décision par Cogeco, Eastlink, Rogers, Shaw, Vidéotron et la société mère de Bell). Comme il est écrit plus haut, à partir du paragraphe 60, ces nouveaux éléments de preuve sont irrecevables dans le présent appel. Admettre en preuve ces éléments ne respecterait pas les missions respectives de notre Cour d’appel et du CRTC.

[73] Cela dit, je conclus que l’observation des appelantes selon laquelle le Conseil n’a pas réalisé ni pris en considération les objectifs de la politique énoncés à l’article 7 de la Loi ne soulève pas non plus une question de droit ou de compétence dont la Cour peut être saisie.

[74] Dans l’arrêt Bell Aliant, au paragraphe 43, la Cour suprême a cité avec approbation le passage suivant des motifs de la juge Sharlow, s’exprimant au nom de notre Cour dans l’arrêt visé par cet appel :

Étant donné l’application conjointe des articles 47 et 7 de la Loi sur les télécommunications [...], la compétence de tarification du CRTC ne se limite pas à la prise en compte des facteurs traditionnellement considérés comme pertinents pour assurer un prix équitable aux consommateurs et un rendement équitable aux fournisseurs de services de télécommunication. L’article 47 de la Loi sur les télécommunications prescrit expressément au CRTC de prendre en considération, entre autres, les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énumérés à l’article 7 de la même loi. Il s’ensuit à mon avis que le CRTC a le droit, aux fins des décisions de tarification qu’il rend sous le régime de la Loi sur les télécommunications, de prendre en considération tous les objectifs de ladite politique énoncés à l’article 7.

[Non souligné dans l’original.]

[75] Dans leurs observations orales, les avocats des entreprises de téléphonie ont concédé ce qui suit :

  • le Conseil n’était pas obligé de viser la réalisation de tous les objectifs de la politique énoncés à l’article 7 de la Loi;

  • le Conseil a réalisé certains des objectifs énoncés à l’article 7;

  • la manière dont le Conseil a choisi de concilier les divers objectifs de la politique n’est pas une question de droit ou de compétence.

[76] À mon avis, ces concessions judicieuses, jumelées au vaste pouvoir du Conseil de prendre en considération tous les objectifs de la politique ou seulement certains d’eux, sont fatales à la thèse des appelantes selon laquelle la façon dont le Conseil a pris en considération les objectifs de la politique soulève des questions de droit ou de compétence. Là encore, toute contestation des choix du Conseil à l’égard de la politique est du ressort du Conseil ou du gouverneur en conseil, et non de notre Cour.

[77] En effet, dans le décret C.P. 2020-0553, le gouverneur en conseil a estimé « que les tarifs définitifs établis dans la décision [OT 2019-288] ne concilient pas adéquatement dans tous les cas les objectifs du cadre de services de gros reconnus dans le décret C.P. 2016-332 [...] et mineront, dans certains cas, l’investissement dans des réseaux de haute qualité ». Cela dit, le gouverneur en conseil a jugé prématuré de modifier l’ordonnance OT 2019-288 ou de la renvoyer au Conseil, car celui-ci a déjà lancé une instance publique pour examiner les demandes des appelantes sollicitant qu’il révise et modifie la décision.

[78] Comme la question de la façon dont le CRTC a pris en considération les objectifs de la politique n’est pas une question dont peut être saisie notre Cour, il est inutile d’examiner les observations écrites supplémentaires déposées par les parties.

4. Les questions en litige

[79] Ayant conclu que les deux motifs d’appel discutés ci-dessus ne sont pas des questions de droit ou de compétence et par conséquent excèdent la portée du paragraphe 64(1), les questions qu’il reste à trancher sont les suivantes :

  1. Le CRTC a-t-il manqué aux principes d’équité procédurale ou a-t-il rendu une décision arbitraire?

  2. Le CRTC a-t-il fourni des motifs qui satisfont à l’exigence légale quant aux motifs?

  3. Le CRTC a-t-il imposé une taxe anticonstitutionnelle?

5. La norme de contrôle applicable aux questions en litige

[80] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] A.C.S. no 65 (QL), la Cour suprême a conclu que, lorsque le législateur a prévu un droit d’appel devant une cour de justice à l’égard d’une décision d’un décideur administratif, la cour saisie de l’appel doit recourir aux normes applicables en appel. Ainsi, les questions de droit, y compris les questions touchant la portée de la compétence d’un décideur, doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Vavilov, paragraphe 37).

[81] À la lumière de ce qui précède, les parties sont toutes d’avis que la norme de contrôle applicable aux questions de droit et de compétence est celle de la décision correcte. Il s’ensuit que les questions de savoir si le CRTC a manqué à une exigence légale quant aux motifs et a imposé une taxe anticonstitutionnelle sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[82] Les câblodistributeurs reconnaissent qu’il n’y a pas unanimité dans la jurisprudence quant à la manière dont les allégations d’équité procédurale doivent être examinées (mémoire des faits et du droit, note de bas de page 94). À mon avis, en l’espèce, il n’est pas nécessaire de résoudre l’incertitude juridique. Pour les motifs exposés ci-dessous, même si notre Cour applique la norme de contrôle de la décision correcte, qui commande le moins de retenue, les appelantes n’ont pas réussi à démontrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

[83] Je vais maintenant procéder à l’application de ces normes aux trois questions en litige dont la Cour est saisie.

6. Le CRTC a-t-il manqué aux principes d’équité procédurale ou commis une erreur de droit ou de compétence en rendant une décision arbitraire?

i. La nature des erreurs de droit et de compétence alléguées

[84] Comme je l’ai expliqué au début des présents motifs, dans leur avis d’appel et leur mémoire des faits et du droit, les câblodistributeurs affirment que le CRTC a manqué aux principes d’équité procédurale, a limité indûment son pouvoir discrétionnaire ou agi arbitrairement à l’égard des facteurs suivants servant à l’établissement des coûts : le facteur de productivité, les taux de croissance du trafic en amont, l’attribution des coûts de fibre de segmentation aux services Internet, les tranches de vitesses, les coûts non recouvrés, les facteurs d’utilisation, les installations de fibre de segmentation, les installations de câbles coaxiaux et les coûts de développement annuels.

[85] Les entreprises de téléphonie font également valoir brièvement dans leur mémoire des faits et du droit que le CRTC a fait fi de facteurs pertinents, s’est fondé sur des facteurs non pertinents et a tiré des conclusions sans preuve. Elles allèguent la même erreur à l’égard du facteur de productivité que les câblodistributeurs. Elles énumèrent brièvement d’autres exemples de manquements allégués à l’équité procédurale, mais elles ne les explicitent pas (mémoire des faits et du droit, paragraphes 87 à 92).

[86] Dans leurs observations orales, les câblodistributeurs ont affirmé que les erreurs alléguées étaient des erreurs de droit ou de compétence relevant de deux catégories : les manquements à l’obligation d’équité et les décisions arbitraires.

[87] Il est soutenu que le CRTC aurait manqué à trois éléments de l’obligation d’équité : i) le droit des câblodistributeurs de voir les tarifs déterminés par un décideur juste, impartial et ouvert d’esprit; ii) leur droit de connaître les observations auxquelles ils devraient répondre et de faire valoir leurs arguments pleinement et équitablement; iii) leur droit de recevoir des motifs qui satisfont aux exigences de la Loi et des instructions du Cabinet. Les appelantes soutiennent également que le Conseil a agi arbitrairement en tirant des conclusions qui n’étaient pas étayées par des éléments de preuve ou qui ne tenaient pas compte d’éléments de preuve pertinents véritablement produits par les câblodistributeurs.

[88] Dans leurs observations orales, après avoir établi le cadre juridique applicable dans lequel les manquements à l’obligation d’équité et les décisions arbitraires doivent être examinés, les câblodistributeurs ont soutenu qu’il y avait de manière générale manquement à l’équité et décision arbitraire à l’égard de cinq facteurs d’établissement des coûts pris en considération par le CRTC : le facteur de productivité, les taux de croissance du trafic en amont, l’attribution des coûts de segmentation aux services Internet, les tranches de vitesses et les coûts non recouvrés. Les câblodistributeurs se sont appuyés sur leur mémoire des faits et du droit relativement aux autres facteurs d’établissement des coûts (énumérés au paragraphe 84 ci-dessus), qui ont également été qualifiés d’exemples supplémentaires de manquements à l’obligation d’équité ou de décision arbitraire. Les appelantes Bell n’ont pas formulé d’observations orales sur cette question, mais ont souscrit à celles des câblodistributeurs.

[89] Dans leurs observations orales sur les cinq facteurs d’établissement des coûts, les câblodistributeurs n’ont pas maintenu de distinction claire entre leurs observations concernant « l’équité » et « les décisions arbitraires ». Leurs observations portaient sur des éléments pointus du dossier technique et des conclusions du CRTC et souvent n’avaient qu’un vague lien avec un droit garanti par la loi pouvant servir de fondement aux présents appels.

[90] À mon avis, cette absence de distinction claire est sans conséquence. J’ai examiné en détail les observations présentées oralement et par écrit sur les neuf erreurs alléguées par les câblodistributeurs. Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale ni décision arbitraire et qu’il n’a pas été fait fi des attentes légitimes quant au déroulement du processus d’établissement des tarifs. Les parties connaissaient les questions en litige et elles ont eu la possibilité de présenter des éléments de preuve et de formuler des observations sur ces questions. En réalité, les parties contestent la décision du Conseil de ne pas souscrire à leurs observations.

[91] Je commence mon analyse en examinant les cinq erreurs qui ont été soulevées dans les observations orales et je la conclurai en examinant les quatre autres erreurs alléguées dans le mémoire des faits et du droit des câblodistributeurs. La question de savoir si le Conseil a présenté des motifs adéquats est examinée séparément plus loin.

ii. Le facteur de productivité

[92] Le facteur de productivité, ou l’hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires, sert à estimer les réductions du coût unitaire de l’équipement attribuables à l’augmentation de la capacité de l’équipement au cours de la période visée par l’étude (OT 2019-288, paragraphe 9; DT 2016-117, paragraphe 41). Ce facteur d’établissement du coût vise à tenir compte de l’accroissement constant de la productivité auquel les fournisseurs peuvent s’attendre dans la fourniture de services du fait que les technologies de communication deviennent plus productives avec le temps (affidavit de Lee Bragg, dossier d’appel, onglet 137, paragraphe 70). Plus la valeur absolue du facteur de productivité est élevée, moins les tarifs de gros associés sont élevés.

[93] Dans la DT 2016-117, le CRTC a établi un facteur de productivité annuelle de moins 26,4 %. Les câblodistributeurs affirment que ce résultat était fondé sur des données [traduction] « provenant d’un rapport complet publié en 2011 par le groupe Dell’Oro, une société indépendante d’analyses du marché et d’études de marché pour l’industrie des télécommunications » (mémoire des faits et du droit, paragraphe 22). À l’époque, le CRTC aurait dit du groupe Dell’Oro qu’il constituait « une source de données fiable pour modifier l’hypothèse d’une variation annuelle du coût unitaire » (DT 2016-117, paragraphe 58, au sujet d’un rapport fondé sur les données du groupe Dell’Oro). Après la DT 2016-117, le groupe Dell’Oro a publié des facteurs de productivité actualisés dans des rapports publiés en 2016 et 2017. Lors du processus d’établissement des tarifs qui a conduit à la décision visée en l’espèce, Rogers a proposé un facteur de productivité de moins 9 % fondé sur le rapport de 2017 du groupe Dell’Oro; quatre autres câblodistributeurs ont proposé un facteur de productivité de moins 17 % fondé sur le rapport de 2016 du groupe Dell’Oro.

a) Les observations des appelantes

[94] Les câblodistributeurs affirment que, dans l’OT 2019-288, le CRTC a refusé de prendre en compte ces renseignements actualisés. Ils soutiennent que le CRTC a plutôt [traduction] « adhéré de manière rigide au facteur de productivité de moins 26,4 % qu’il avait établi précédemment [...] en fonction des données du rapport de 2011 du groupe Dell’Oro, qui est aujourd’hui vraiment désuet ». Les câblodistributeurs soutiennent que le CRTC n’a fourni aucune explication valable [traduction] « pour avoir privilégié des données désuètes » et a reproché de manière injustifiée aux câblodistributeurs de se fonder sur les données actualisées en affirmant que les câblodistributeurs avaient « sélectivement choisi des données extraites de rapports préparés par des tiers [...] au lieu de faire appel à des données propres à leur compagnie » (mémoire des faits et du droit, paragraphes 24 à 25; OT 2019-288, paragraphe 21).

b) Le contexte

[95] Commençons par une mise en contexte importante, plus précisément par la décision antérieure du Conseil DT 2016-117. Dans cette décision, le Conseil a fait référence à l’argument avancé par le Consortium des opérateurs de réseaux canadiens (le CORC) selon lequel les coûts unitaires avaient diminué plus rapidement que ce dont tenait compte le facteur de productivité de moins 10 % appliqué par le Conseil à l’époque et qu’un facteur de moins 26,4 % était indiqué. Le CORC s’était fondé sur deux rapports pour étayer son argument. L’un de ces rapports était celui préparé par J. Scott Marcus, appelé le rapport Scott (DT 2016-117, paragraphe 48). Le Conseil a déterminé que le rapport Scott constituait une source fiable de données à partir desquelles il était possible de déterminer un facteur de productivité révisé (DT 2016-117, paragraphe 58). Le Conseil a déterminé que le facteur de productivité devait être modifié et fixé à moins 26,4 % (DT 2016-117, paragraphe 63). Bien que le rapport Scott ait été préparé à partir des données du groupe Dell’Oro, il n’est pas exact d’affirmer que le Conseil a établi le facteur de productivité en se fondant sur le rapport du groupe Dell’Oro.

[96] Comme il est expliqué plus haut, le Conseil a conclu ses motifs dans la DT 2016-117 en répétant qu’il avait modifié la méthode de tarification, qu’il avait adopté de nouvelles hypothèses concernant la croissance annuelle du trafic et la variation annuelle des coûts unitaires et qu’il avait modifié la durée de la période visée par les études de coûts. Selon le Conseil, la nature et la portée de ces changements montraient que les tarifs actuels des services d’AHV de gros n’étaient probablement pas justes et raisonnables (DT 2016-117, paragraphe 104). Par conséquent, le Conseil a fixé à titre provisoire tous les tarifs des services d’AHV de gros, qui ont ensuite été approuvés de manière définitive. Les fournisseurs de services d’AHV de gros ont été invités à déposer de nouvelles demandes tarifaires tenant compte des conclusions du Conseil (DT 2016-117, paragraphes 105 et 106).

[97] Le 31 mars 2016 (le même jour qu’a été rendue la DT 2016-117), le Conseil a écrit aux fournisseurs de services d’AHV de gros pour les informer que les études de coûts à déposer en application de la DT 2016-117 « doivent contenir les informations détaillées des coûts décrites dans la lettre du personnel du Conseil en date du 13 septembre 2013 ». La lettre du 13 septembre 2013 et les exigences à l’égard des informations détaillées sur les coûts ont été jointes à la lettre du Conseil du 31 mars 2016.

[98] Les études de coûts déposées en réponse à la DT 2016-117 ont été examinées par le Conseil dans l’OT 2016-396 et l’OT 2016-448. Aux paragraphes 21 et 22 de l’OT 2016-396, le Conseil a fait référence à sa lettre du 31 mars 2016 et s’est dit « très préoccupé par le fait que la plupart des fournisseurs de services AHV de gros ont choisi de ne pas tenir compte des directives du personnel du Conseil, du Manuel [d’études économiques réglementaires] et des décisions pertinentes déjà prises par le Conseil ». Pour s’assurer que les tarifs provisoires étaient fondés sur des principes judicieux d’établissement des coûts et des coûts raisonnables, le Conseil a procédé à des rajustements des coûts proposés dont il était saisi, notamment des rajustements à l’hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires pour deux entreprises. Les rajustements consistaient notamment en l’application d’une hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires de moins 26,4 % (OT 2016-396, paragraphe 23 et annexe 2). Le Conseil a approuvé les tarifs mensuels à titre provisoire. L’établissement des tarifs définitifs devait être fondé sur un examen et une évaluation complets des éléments de coût et des méthodes de calcul des coûts pertinents (OT 2016-396, paragraphe 26).

[99] Entre parenthèses, je note que le renvoi au « Manuel » est une référence aux manuels de réglementation préparés par les fournisseurs de services de télécommunications et approuvés par le CRTC. Les différents manuels décrivent le cadre de base pour la réalisation d’études économiques réglementaires et contiennent des renseignements généraux et propres aux entreprises ainsi que les procédures à utiliser pour calculer les coûts des services des entreprises titulaires. Bien qu’ils aient été élaborés à l’origine pour être utilisés par les ESLT, les manuels ont régulièrement été appliqués aux câblodistributeurs (voir, par exemple, Manuels d’études économiques réglementaires - Instance de suivi de la décision de télécom 2008-14 (25 août 2008), ordonnance de télécom CRTC 2008-237 (l’OT 2008-237), paragraphe 1, note de bas de page 1).

[100] Au sujet des « facteurs de productivité », le manuel indique qu’une étude économique réglementaire doit tenir compte de l’incidence des changements de productivité au cours de la période d’étude afin que soient prises en considération les améliorations prévues des processus opérationnels. Lorsque l’entreprise dispose de renseignements sur la productivité associée à un élément de coût particulier, ce niveau de productivité précis doit être utilisé et défini dans une étude économique réglementaire. Lorsque l’entreprise ne dispose pas de renseignements suffisants sur la productivité associée à un élément de coût particulier, elle peut utiliser ses facteurs de productivité moyenne.

[101] Le 16 décembre 2016, après qu’a été prononcée l’OT 2016-396, le Conseil a de nouveau écrit aux fournisseurs de services d’AHV de gros afin de les informer que, « [p]our que le Conseil approuve définitivement une demande de modification tarifaire de services AHV de gros, il est nécessaire que les entreprises déposent à nouveau une étude de coûts dans le cadre de leur demande tarifaire connexe ». Ces études de coûts devaient respecter les principes et les méthodes décrits dans le manuel, se conformer aux décisions antérieures applicables du Conseil et inclure tous les renseignements dans la forme prescrite dans la lettre du Conseil du 31 mars 2016. Toute demande de dérogation à une des décisions antérieures du Conseil visées par ces exigences devait être accompagnée d’une justification détaillée et d’éléments de preuve à l’appui. Faute de justification et d’éléments de preuve à l’appui, « le personnel du Conseil sera guidé par les rajustements du Conseil énoncés dans l’Ordonnance de télécom CRTC 2016-396 ».

[102] Le 2 mars 2018, le Conseil a écrit aux fournisseurs de services d’AHV de gros pour leur demander de répondre aux demandes de renseignements en pièces jointes. Par exemple, le Conseil a communiqué avec Rogers au sujet de son hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations qui différait de l’hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations de moins 26,4 % approuvée par le Conseil. On a demandé à Rogers d’expliquer, [traduction] « avec justification à l’appui, pourquoi l’entreprise ne s’est pas fondée sur des renseignements propres à l’entreprise pour estimer et proposer l’hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations ». Si Rogers avait l’intention de proposer une hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations propre à l’entreprise, elle devait fournir des renseignements véritablement propres à l’entreprise.

[103] Rogers a répondu que son opposition à l’hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations de moins 26,4 % était fondée sur [traduction] « les données mêmes qui ont servi à étayer la décision initiale du Conseil ». Rogers a affirmé avoir acheté une version récente de ce qu’elle a appelé l’ensemble de données qu’est le rapport [traduction] « Dell’Oro de 2017 ». Rogers a réitéré son opinion selon laquelle l’hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations de moins 26,4 % ne convenait pas. Rogers n’a pas répondu à la demande qui lui a été faite de fournir des renseignements propres à l’entreprise qui justifieraient une hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations propre à l’entreprise. Elle a simplement répété pourquoi elle proposait une hypothèse de variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations qui différait de moins 26,4 % et a insisté pour que le CRTC retienne les renseignements qu’elle avait fournis.

c) Les motifs du Conseil

[104] Le contexte détaillé étant posé, je me penche maintenant sur les motifs du Conseil. Les passages importants se trouvent aux paragraphes 21 et 24 :

21. Le Conseil a fait remarquer que les ESLT (exception faite de SaskTel et de TCI) et les entreprises de câblodistribution ont sélectivement choisi des données extraites de rapports préparés par des tiers (tels que les rapports Router Report du Dell’Oro Group) pour estimer les hypothèses d’une variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations propres à une compagnie à utiliser dans leurs études de coûts, au lieu de faire appel à des données propres à leur compagnie. Étant donné que les fournisseurs de services AHV de gros sont des opérateurs de réseaux sophistiqués, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’ils aient des renseignements détaillés et propres à leur compagnie concernant leurs tarifs et leur capacité pour ce qui est de l’équipement lié au trafic dont ils font l’acquisition sur une base annuelle. Par conséquent, le Conseil détermine que l’approche adoptée par ces ESLT et les entreprises de câblodistribution n’est pas appropriée puisqu’elle n’est pas conforme à l’usage général de données propres à l’entreprise dans les études de coûts réglementaires.

[…]

24. Compte tenu de ce qui précède, le Conseil détermine que l’hypothèse d’une variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations précédemment approuvée de moins 26,4 % demeure une estimation raisonnable en ce qui concerne l’hypothèse d’une variation annuelle des coûts unitaires des immobilisations pour l’ensemble de l’équipement lié au trafic, et qu’elle devrait ainsi être appliquée à toutes les études de coûts des fournisseurs de services AHV de gros.

d) Analyse

[105] Comme il est indiqué plus haut dans les présents motifs, la question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si le facteur de productivité de moins 26,4 % est correct ou raisonnable. Les seules questions à trancher sont celles de savoir s’il y a eu violation du droit à l’équité procédurale des câblodistributeurs lorsque le Conseil a choisi ce facteur de productivité et de savoir si le Conseil a arbitrairement, sans explication, préféré des données désuètes.

[106] Les câblodistributeurs n’ont pas prouvé qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale ni décision arbitraire. Compte tenu des circonstances suivantes :

  1. dans la DT 2016-117, le Conseil a formulé des observations sur le manque d’éléments de preuve à l’appui des facteurs de productivité proposés (DT 2016-117, paragraphe 53);

  2. le Conseil a ensuite demandé que soient inclus des renseignements détaillés sur les coûts dans les études de coûts devant être déposées en réponse à la DT 2016-117;

  3. le Conseil a exprimé dans l’OT 2016-396 sa grande préoccupation quant au manque de renseignements appropriés sur les coûts, malgré les directives du personnel et les dispositions du Manuel, et a continué à appliquer un facteur de productivité de moins 26,4 %;

  4. le Manuel exige des renseignements propres aux entreprises sur l’incidence des changements de productivité;

  5. le Conseil a fourni des lignes directrices supplémentaires dans sa lettre du 16 décembre 2016 en ce qui concerne les renseignements précis devant figurer dans les études de coûts et a déclaré que toute demande de dérogation à une décision antérieure du Conseil devait inclure une justification détaillée et des éléments de preuve à l’appui;

  6. le Conseil a de nouveau demandé des renseignements propres aux entreprises dans sa demande de renseignements du 2 mars 2018;

il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale ni décision arbitraire.

[107] Le Conseil a demandé des renseignements propres à l’entreprise et a donné un avertissement clair et juste des conséquences qui découleraient de l’omission de fournir ces renseignements ou une justification à une dérogation accompagnée d’éléments de preuve. Si on interprète les motifs à la lumière du dossier, l’explication fournie par le Conseil sur son utilisation d’un facteur de productivité de moins 26,4 % est claire. Il demandait des renseignements propres aux entreprises, et non des données de tiers.

[108] Selon le dossier, les câblodistributeurs ont eu la possibilité de présenter les renseignements demandés. Le choix d’exiger des renseignements propres aux entreprises n’était peut-être pas celui que les câblodistributeurs souhaitaient, mais le CRTC peut choisir la méthode qu’il estime appropriée pour fixer les tarifs (paragraphe 27(5) de la Loi).

[109] Les câblodistributeurs ont choisi de ne pas fournir les renseignements demandés et se plaignent maintenant qu’ils n’ont pas eu droit à une procédure équitable. Cet argument est sans fondement; les câblodistributeurs se sont fait offrir une procédure équitable, mais ils ont choisi de ne pas suivre cette procédure. Essentiellement, les câblodistributeurs contestent le caractère raisonnable du facteur de productivité établi par le Conseil. Il ne s’agit pas d’une question de droit ou de compétence dont notre Cour peut être saisie.

iii. Le taux de croissance du trafic en amont

[110] Les taux de croissance du trafic Internet en période de pointe sont utilisés pour prévoir le trafic en période de pointe, puis le trafic en période de pointe est utilisé pour estimer quelles seront les installations nécessaires pour assurer le service durant une période d’étude (OT 2019-288, paragraphe 162). Des taux de croissance du trafic plus faibles entraînent des tarifs de gros plus bas.

a) Les observations des appelantes

[111] Les câblodistributeurs font valoir que, dans la DT 2016-117, le CRTC leur a ordonné d’utiliser : i) un taux de croissance pour les deux premières années de la période d’étude qui représente les niveaux historiques du trafic Internet et ii) un taux de croissance de 32 % pour le reste de la période d’étude. Ils soutiennent que Rogers et Cogeco ont tous deux suivi [traduction] « cette méthode obligatoire pour préparer leurs études de coûts ». Cependant, ils soutiennent que, dans la décision visée par le présent appel, le CRTC [traduction] « a refusé d’utiliser la méthode qu’il avait précédemment et expressément prescrite » (mémoire des faits et du droit, paragraphes 54 et 55). Le CRTC a plutôt choisi le taux de croissance de l’année la plus récente pour laquelle des données historiques étaient disponibles et a appliqué ce taux à l’ensemble de la période d’étude.

[112] Les câblodistributeurs affirment qu’en s’appuyant sur ce qui, selon eux, constitue le taux de croissance annuelle le plus bas enregistré par ces entreprises au cours des cinq dernières années, le CRTC a artificiellement fait baisser les tarifs de gros que doivent payer les revendeurs à Rogers et à Cogeco. Ils soutiennent que le CRTC n’a donné aucun préavis aux câblodistributeurs de son intention d’abandonner la méthode qu’il avait rendue « obligatoire » seulement trois ans auparavant. Selon leurs observations, le CRTC n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui, d’après ses directives, serviraient de fondement à sa décision, tout en refusant à Rogers et à Cogeco la possibilité de déposer des éléments de preuve supplémentaires ou de formuler des observations sur la question (mémoire des faits et du droit, paragraphes 55 et 56). Ils soutiennent qu’ils s’attendaient légitimement à ce que le Conseil suive sa méthode antérieure.

b) Le contexte

[113] Là encore, je commence mon analyse en me penchant sur la DT 2016-117. Dans cette décision, le Conseil :

  1. a décrit sa méthode, établie dans la DT 2006-77 et dans les PRT 2011-703 et 2011-704, par laquelle il applique aux deux premières années de la période d’étude des taux de croissance du trafic par utilisateur final de détail conformes aux niveaux historiques et, aux années subséquentes de la période visée par l’étude de coûts, une hypothèse de taux de croissance annuelle constante. Récemment, le Conseil avait appliqué un taux de croissance constant de 20 % (DT 2016-117, paragraphes 27, 28 et 39);

  2. a expliqué que les fournisseurs de services d’AHV en gros et les fournisseurs de services Internet s’accordaient à dire que le trafic Internet annuel avait augmenté à un rythme supérieur à l’hypothèse de croissance annuelle du trafic de 20 % alors retenue par le Conseil. Toutefois, les estimations du taux de croissance du trafic Internet présentées au CRTC variaient considérablement, l’estimation la plus élevée correspondant à plus du double de l’estimation la plus basse (DT 2016-117, paragraphe 29);

  3. a noté que Shaw et le CORC ont tous deux fait référence à l’étude « Visual Networking Index » de Cisco Systems, Inc., qui donne une prévision de croissance du trafic Internet au Canada et qui indique que le trafic Internet en période de pointe croîtrait, de 2014 à 2019, selon un taux annuel composé de 32 % (DT 2016-117, paragraphes 30 et 31);

  4. a noté qu’aucun intervenant n’avait réfuté la validité de l’étude de Cisco (DT 2016-117, paragraphe 37);

  5. a conclu que l’étude de Cisco reposait sur une méthodologie solide et constituait une base adéquate et fondée sur des principes pour établir des prévisions sur la croissance du trafic Internet à l’échelle du Canada (DT 2016-117, paragraphe 38);

  6. a déterminé que, dans les études de coûts devant être déposées à l’appui des nouveaux tarifs proposés pour les services d’AHV de gros, tous les fournisseurs de services d’AHV de gros devaient utiliser, pour les deux premières années de la période d’étude, des taux de croissance annuelle du trafic par utilisateur final de détail conformes aux niveaux historiques, puis un taux de croissance constante de 32 % pour chacune des années subséquentes de la période d’étude (DT 2016-117, paragraphe 40).

[114] Je m’arrête ici pour faire deux observations. Premièrement, les observations des parties et la conclusion du Conseil reposaient sur l’idée que le taux de croissance annuelle du trafic Internet avait considérablement augmenté (voir, en particulier, le quatrième paragraphe du préambule de la DT 2016-117), de sorte que l’hypothèse d’une croissance annuelle de 20 % du trafic ne convenait plus. Compte tenu des éléments de preuve, le CRTC a actualisé le taux de croissance de son hypothèse, mais n’a pas revu la structure de sa formule. Deuxièmement, contrairement à ce que soutiennent les câblodistributeurs, dans cette décision, le CRTC n’a ni fixé de tarifs ni imposé de résultat tarifaire particulier.

[115] Rogers et Cogeco affirment avoir suivi les instructions du Conseil lorsqu’elles ont préparé et présenté leurs études de coûts à l’appui des nouveaux tarifs proposés pour les services d’AHV de gros.

[116] Toutefois, contrairement à ce que le Conseil avait compris à l’époque où il a rendu la DT 2016-117, les taux historiques de croissance annuelle du trafic en amont en période de pointe de Rogers et de Cogeco avaient diminué et non augmenté.

c) Les motifs du Conseil

[117] Étant donné ce fait, le Conseil a conclu dans l’OT 2019-288 qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que le trafic annuel en amont en période de pointe augmente pendant la période visée par l’étude de coûts pour atteindre les niveaux avancés par Rogers et Cogeco. Compte tenu de la baisse réelle des taux de croissance, « et du dossier dont il est saisi », le Conseil a retenu les valeurs de l’année la plus récente des taux historiques annuels de croissance du trafic en amont en période de pointe de Rogers et de Cogeco respectivement comme taux de croissance à appliquer pour chaque année de leurs études de coûts (OT 2019-288, paragraphe 168).

d) Analyse

[118] Une fois de plus, je ne constate aucun manquement à l’équité procédurale. Le taux de croissance de 32 % fixé dans la DT 2016-117 était une conclusion de fond du CRTC, qui a été révisée dans l’OT 2019-288 à la lumière de nouveaux éléments de preuve. Comme la théorie de l’attente légitime protège les attentes en matière de procédure et non les attentes concernant le fond (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 97), ni Rogers ni Cogeco ne pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que les tarifs soient fixés en fonction d’un taux de croissance annuelle présumé de 32 %.

[119] En outre, il faut supposer que Rogers et Cogeco ont toutes deux compris le fondement explicite de la DT 2016-117 et qu’elles savaient que leurs taux historiques de croissance annuelle du trafic en amont en période de pointe avaient diminué. Fortes de ces connaissances, elles ont pu présenter au Conseil des observations éclairées sur le taux approprié. Le fait que le Conseil n’ait pas souscrit à ces observations ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

iv. L’attribution des coûts de segmentation

[120] Les installations de segmentation comprennent la fibre de segmentation et les nœuds optiques. Ces installations transportent divers services tels qu’Internet et la télévision (OT 2019-288, paragraphe 119) et les appels vocaux. Dans la décision Cogeco, Rogers, Shaw et Vidéotron - Tarifs du service d’accès Internet de tiers (21 décembre 2006), décision de télécom CRTC 2006-77 (la DT 2006-77), le Conseil a conclu que 75 % des coûts en immobilisations proposés pour la segmentation des nœuds de l’ensemble des entreprises seraient attribués aux services d’AHV de gros et aux services Internet de détail. Il était ainsi reconnu que ces installations étaient utilisées pour la prestation d’autres services de câblodistribution, et non uniquement pour les services Internet (OT 2019-288, paragraphe 136; DT 2006-77, paragraphes 92 et 93). Le Conseil a tiré cette conclusion malgré les observations des câblodistributeurs selon lesquelles l’accès Internet haute vitesse était le seul facteur derrière la segmentation des nœuds (DT 2006-77, paragraphes 84 à 88 et 90 à 91).

[121] À l’audience sur la fixation des tarifs visée en l’espèce, les câblodistributeurs ont de nouveau fait valoir que les coûts de segmentation supplémentaires étaient exclusivement consacrés à la gestion des pics de trafic Internet. Ils ont donc proposé que 100 % du coût associé aux installations de fibre de segmentation soit attribué aux services Internet. Le CRTC n’a pas souscrit à cet argument :

136. Dans la décision de télécom 2006-77, le Conseil a déterminé que 75 % des coûts de capital proposés pour la segmentation des nœuds de l’ensemble des entreprises seraient liés aux services AHV de gros et aux services Internet de détail, puisque ces investissements servent à d’autres services des entreprises de câblodistribution comme la télévision et les services téléphoniques.

137. Le Conseil demeure convaincu que ces installations servent à fournir divers services; par conséquent, il ne serait pas approprié d’attribuer 100 % des coûts de ces installations aux services Internet de détail et aux services AHV de gros.

138. En l’absence de preuves et puisque les services futurs devraient profiter des investissements dans les installations de segmentation au cours de la période d’étude des coûts, le Conseil estime qu’un facteur d’attribution de 75 % demeure approprié.

a) Les observations des appelantes

[122] Les câblodistributeurs font valoir que le Conseil a tiré cette conclusion en l’absence de tout élément de preuve étayant l’« attente » déclarée et sans que le Manuel soutienne l’application d’une telle approche. Ils font valoir que le Conseil n’avait aucun motif justifiant cette attribution de 75 % des coûts de segmentation, car les installations de segmentation sont déployées pour répondre à la demande de nouveaux services ou à la croissance de la demande de services existants et que rien dans la preuve ne montrait une croissance de la demande de services autres qu’Internet. Les câblodistributeurs font également valoir qu’en affirmant avoir adopté cette approche « en l’absence de preuves », le Conseil a démontré qu’il n’avait pas pris en compte leurs éléments de preuve.

[123] Dans leurs observations orales, les câblodistributeurs ont seulement fait référence aux observations présentées par Shaw et Rogers au Conseil.

b) Le contexte

[124] En réponse à une demande de renseignements du Conseil, Shaw a confirmé que ses services vidéo et vocaux utilisent également les installations associées aux nœuds optiques. Elle a toutefois fait valoir que les pics de trafic Internet sont le facteur majeur derrière les coûts des principaux composants du réseau, y compris les coûts liés à la segmentation des nœuds. Elle a fait valoir qu’aucun autre trafic sur son réseau n’a atteint un niveau qui l’obligerait à procéder à des dédoublements de nœuds pour réduire l’encombrement du trafic. En conséquence, à l’égard des coûts liés à la segmentation des nœuds, Shaw a inclus dans son étude de coûts uniquement les coûts causals différentiels liés au service Internet.

[125] En réponse à une demande de renseignements semblable, Rogers a confirmé que ses nœuds optiques relaient des signaux de radiofréquence pour Internet, la télévision et les services de téléphonie résidentielle de Rogers. Des projets visant à ajouter d’autres services seraient en cours. Selon les observations de Rogers, même si les installations servent pour d’autres services, les coûts ne devraient pas être attribués à ces autres services, à moins qu’ils ne soient la cause du développement des installations.

[126] Ainsi, Shaw et Rogers ont toutes deux reconnu que leur équipement et leurs installations de segmentation servaient pour des services autres que les services Internet. Néanmoins, elles ont fait valoir qu’aucun autre type de trafic n’atteignait un niveau les obligeant à procéder au dédoublement de nœuds pour réduire la congestion, de sorte que la totalité des coûts de segmentation devrait être attribuée aux services Internet. Elles ont choisi de ne pas produire d’éléments de preuve sur les coûts différentiels d’autres services.

c) Les motifs du Conseil

[127] Ayant reçu les éléments de preuve et les observations des câblodistributeurs, le Conseil est demeuré d’avis que, puisque les installations servaient à fournir divers services, il ne serait pas approprié d’attribuer 100 % des coûts de ces installations aux services Internet de détail et aux services d’AHV de gros. Faute d’éléments de preuve sur les coûts différentiels pour d’autres services, le Conseil a conclu que le facteur d’attribution de 75 % convenait toujours.

d) Analyse

[128] Je ne constate aucun manquement à l’équité procédurale. Les câblodistributeurs savaient quelle était la question en litige, ils ont produit leurs éléments de preuve, ils ont présenté leurs observations et ils ont répondu aux demandes de renseignements. Ce qu’ils contestent est la décision du Conseil de ne pas attribuer 100 % du coût des installations de segmentation aux services Internet, et non l’équité de la procédure devant le Conseil.

v. Les tranches de vitesse

[129] Pour comprendre la question des tranches de vitesse, il faut savoir que le modèle de coûts des services d’AHV de gros est fondé sur deux grandes catégories de coûts : les coûts d’accès et les coûts d’utilisation. Les coûts d’accès sont les coûts liés à l’accès des utilisateurs finaux au réseau. Ils ne varient pas en fonction du niveau d’utilisation. Les coûts d’utilisation sont les coûts engagés pour faire passer les données par le réseau d’un fournisseur de services d’AHV de gros. Ces coûts varient en fonction du niveau d’utilisation. Par exemple, les coûts liés aux câbles coaxiaux sont des coûts d’accès, tandis que les coûts liés aux nœuds optiques sont des coûts d’utilisation (OT 2019-288, paragraphe 139; DT 2016-117, paragraphe 77).

[130] Dans la DT 2016-117, le Conseil a examiné la question de savoir si le coût de l’équipement sensible à l’utilisation devait être attribué à la partie du modèle de coûts qui dépend du trafic. Le Conseil a conclu ce qui suit :

85. Dans leurs modèles de coûts, les grandes entreprises de câblodistribution tiennent compte de certains coûts d’équipement liés à l’utilisation dans la portion accès (p. ex. châssis du STMC) qui sont liés au trafic. Il est donc possible de relever ces coûts d’équipement liés à l’utilisation et de les retirer de la portion accès des modèles de coûts pour les attribuer à la portion liée au trafic, que le fournisseur de services AHV de gros utilise le modèle FFC ou le modèle de tarif fixe. Cette nouvelle attribution des coûts appuierait la création de tranches de vitesses en réduisant la variabilité dans les coûts d’accès entre les différentes vitesses de service dans une même tranche de vitesses.

86. Compte tenu de ce qui précède, le Conseil détermine que les fournisseurs de services AHV de gros doivent s’assurer que les coûts d’équipement pris en considération dans la portion accès de leurs modèles de coûts n’incluent que les coûts d’équipement non liés à l’utilisation.

[Non souligné dans l’original.]

[131] Pour comprendre la question des tranches de vitesse, il faut aussi comprendre que, dans la décision visée en appel, le Conseil devait déterminer si les installations de fibre de segmentation devaient être prises en compte dans la partie accès ou la partie utilisation du modèle de coûts (Examen des données pour l’établissement des coûts et du processus de demande relatif aux services d’accès haute vitesse de gros (28 mai 2015), avis de consultation de télécom CRTC 2015-225, paragraphe 19; DT 2016-117, paragraphe 77). C’est cette conclusion qui a donné naissance à ce que l’on appelle la question des tranches de vitesse. Cela étant dit, je me penche maintenant sur les tranches de vitesse.

[132] Dans la DT 2016-117, l’une des principales questions que devait trancher le Conseil était de savoir s’il fallait adopter la méthode de l’« accès fixe » ou des « tranches de vitesse » pour l’établissement des tarifs. Le Conseil a décrit la méthode de l’« accès fixe » comme étant le fait de créer un tarif d’accès fixe qui s’appliquerait à toutes les vitesses de service. Le tarif d’accès fixe permettrait de recouvrer tant les coûts d’accès tributaires de la vitesse que ceux non tributaires de celle-ci pour toutes les vitesses de service. Le Conseil a décrit la méthode des « tranches de vitesse » d’une manière qui sépare à nouveau les coûts d’accès en deux composantes. La première composante consisterait en un tarif d’accès moyen pondéré, fixe et sans égard à la vitesse, qui s’appliquerait à toutes les vitesses de service offertes. La deuxième composante consisterait en un tarif d’accès tributaire de la vitesse établi en fonction de la tranche de vitesse, appliqué uniformément à toutes les vitesses de service relevant d’une tranche de vitesse donnée. Chaque tranche de vitesse serait établie en fonction des vitesses de service ayant des coûts similaires (DT 2016-117, paragraphe 12).

[133] Dans la DT 2016-117, le Conseil a conclu que les tarifs de tous les services d’AHV de gros seraient établis selon la méthode des tranches de vitesse. Il n’a pas établi la façon dont les différents coûts seraient répartis entre les différentes composantes tarifaires.

a) Les observations des appelantes

[134] Les câblodistributeurs affirment qu’ils se sont fondés sur cette conclusion et ont proposé des tarifs de gros fondés sur la méthode des tranches de vitesse.

[135] Les câblodistributeurs reconnaissent qu’au cours de la procédure d’établissement des tarifs, le Conseil leur a demandé leur avis sur l’opportunité de faire passer les coûts de segmentation de la composante tarifaire « accès » des tarifs de gros à la composante tarifaire « capacité » (ou utilisation). Ils ont répondu que cet ajustement constituerait un [traduction] « changement radical dans la méthode d’établissement des tarifs des services d’accès » qui serait incompatible avec la méthode des tranches de vitesse (mémoire des faits et du droit, paragraphe 37). En outre, ils ont affirmé qu’un tel changement nécessiterait de nouveaux modèles de calcul des coûts basés sur la méthode rejetée de l’« accès fixe ». Ils ont fait le lien entre les installations de fibre de segmentation et les tranches de vitesse, mais ils n’ont pas proposé de tarifs révisés associés aux coûts de fibre de segmentation dans la partie du modèle de coûts qui est liée au trafic.

[136] Malgré leurs observations, les câblodistributeurs soutiennent que le CRTC ne les a pas avisés de son intention d’abandonner la méthode des tranches de vitesse et ne leur a pas donné la possibilité de présenter de nouveaux modèles de coût fondés sur la méthode de l’accès fixe. Les câblodistributeurs soutiennent que le Conseil a simplement imposé un tarif d’accès unique à appliquer à toutes les vitesses offertes par chaque câblodistributeur. Les câblodistributeurs font valoir qu’en agissant ainsi, le Conseil : i) n’a pas tenu compte des éléments de preuve qu’ils ont produits et qui montrent qu’il coûte plus cher de fournir des services Internet haute vitesse sans égard à l’utilisation; ii) n’a pas tenu compte de sa propre directive expresse d’utiliser la méthode des tranches de vitesse et a donc fait fi de l’attente légitime des câblodistributeurs quant à la manière dont le processus d’établissement des tarifs serait mené; iii) n’a pas tenu compte du fait que les études de coûts des câblodistributeurs étaient entièrement fondées sur la directive antérieure du Conseil d’appliquer la méthode des tranches de vitesse.

[137] Là encore, je ne vois aucune erreur de droit ou de compétence.

b) Le contexte

[138] Au paragraphe 85 de la DT 2016-117, cité plus haut, le CRTC fait entrevoir son exigence selon laquelle les coûts sensibles à l’utilisation doivent être circonscrits puis soustraits de la partie accès des modèles de coût et attribués à la partie utilisation. La méthode des tranches de vitesse était fondée sur l’adoption de deux composantes de tarifs d’accès, l’une visant les coûts indépendants de la vitesse, l’autre des coûts tributaires de la vitesse. Dans l’ordonnance en litige, le Conseil n’est pas revenu sur sa politique antérieure. Il a plutôt conclu, à la lumière d’un dossier complet, qu’il serait plus juste de considérer la plupart des coûts tributaires de la vitesse comme étant des coûts d’utilisation (OT 2019-288, paragraphes 156 à 161). Appliquant sa politique précédente à cette conclusion, le Conseil a réattribué ces coûts à la partie utilisation du modèle. L’incidence sur les tranches de vitesse était une conséquence prévisible de cette conclusion.

[139] En outre, le Conseil a expressément demandé aux parties de présenter des observations sur cette question. Dans une demande de renseignements publiée le 2 mars 2018, le Conseil a fait référence à la DT 2016-117 et a mentionné que l’ajout d’installations de fibre pour soutenir la segmentation des nœuds se produit généralement lorsque des installations supplémentaires sont nécessaires pour répondre à la demande croissante de services Internet. Le Conseil a ensuite demandé aux parties des observations [traduction] « sur l’opportunité d’inclure les coûts associés à la fibre de segmentation dans la partie accès du modèle de coûts par opposition à la partie trafic [ou utilisation] » et ont été invités à [traduction] « proposer des tarifs révisés et des renseignements sur les coûts en utilisant une étude des coûts de base qui inclut les coûts associés à la fibre de segmentation et à tout autre équipement sensible à l’utilisation dans la partie trafic du modèle de coûts », en utilisant un format précis.

[140] En conséquence, contrairement à ce que soutiennent les câblodistributeurs, de nouveaux modèles de calcul des coûts ont été demandés.

c) Analyse

[141] Notre Cour n’a été saisie d’aucun élément de preuve montrant que les câblodistributeurs ont fourni de telles études de coûts. En effet, dans ses dernières observations groupées, Rogers a simplement soutenu, en détail, que sa méthode consistant à inclure certains coûts de segmentation des nœuds dans la partie accès du modèle de coûts restait appropriée. En réponse à la demande de renseignements, Cogeco a également répondu qu’elle restait d’avis [traduction] « [qu’]il est approprié d’inclure les coûts associés à la fibre de segmentation dans la partie accès plutôt que dans la partie axée sur le trafic du modèle de coûts proposé par Cogeco » (dossier d’appel, onglet 112C.1(I), question 6).

[142] Les câblodistributeurs savaient que cette question serait examinée et ont eu la possibilité de déposer de nouveaux modèles de calcul des coûts. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale. La théorie des attentes légitimes ne protège pas l’attente de fond selon laquelle le CRTC continuerait à fixer des tarifs d’accès qui varient selon les tranches de vitesse.

vi. Les coûts non recouvrés

[143] Comme il est expliqué plus haut, dans la DT 2016-117, le CRTC a modifié la période d’étude, la ramenant de dix ans à cinq ans. Le Conseil a écrit ce qui suit :

76. Ces changements touchant la période d’étude doivent se faire immédiatement, et non après l’expiration de l’actuelle période d’étude de dix ans. Lorsque les tarifs du service sont revus avant la fin d’une période d’étude originale, il est possible que le fournisseur de services ne réussisse pas à recouvrer certains coûts qu’il, autrement, aurait cru pouvoir récupérer. Or les fournisseurs de services devraient pouvoir recouvrer ces coûts. Les coûts causals liés à un service qui ne sont pas recouvrés peuvent l’être selon la méthode décrite à l’annexe E-1 des Manuels d’études économiques réglementaires des grandes compagnies de téléphone, qui ont été approuvés dans l’ordonnance de télécom 2008-237. Pour tous les autres coûts non recouvrés, le Conseil demande aux fournisseurs de services AHV de gros de préciser le montant concerné, avec justification à l’appui, et de proposer une méthode de recouvrement.

[144] Lors de l’audience sur l’établissement des tarifs visés en l’espèce, Rogers a présenté des éléments de preuve quant à deux catégories de coûts non recouvrés, pour un total de 52,3 millions de dollars. La première catégorie de coûts non recouvrés représentait les coûts qui n’avaient pas été recouvrés en raison de la décision du Conseil d’actualiser les tarifs d’AHV de gros avant la fin de la période d’étude initiale (les coûts non recouvrés en raison de la modification de la période d’étude). Le Conseil avait initialement approuvé les tarifs définitifs fondés sur une étude de coûts sur dix ans qui, selon Rogers, aurait dû être menée à bien pour que les câblodistributeurs puissent recouvrer intégralement leurs coûts. La décision du Conseil de raccourcir cette période aurait entraîné des coûts non recouvrés. Rogers les a chiffrés à 30,1 millions de dollars. La deuxième catégorie de coûts non recouvrés est celle des coûts non recouvrés en raison de la différence entre les tarifs provisoires en vigueur depuis 2012 et les coûts qui, selon Rogers, sont les coûts réels de la fourniture des services (les coûts non recouvrés en raison des tarifs provisoires). Ces coûts ont été chiffrés à 22,2 millions de dollars.

[145] Au paragraphe 38 de ses motifs dans l’OT 2019-288, le Conseil a reconnu que le réexamen des tarifs d’AHV de gros avant la fin de la période couverte par l’étude de coûts initiale pouvait entraîner des coûts non recouvrés. Cela dit, le Conseil n’a pas souscrit aux observations de Rogers au sujet des coûts non recouvrés et a affirmé ce qui suit :

45. Les coûts non recouvrés proposés par RCCI ont été estimés en fonction de tarifs provisoires. Puisque les tarifs pour les gammes de vitesse pour lesquelles la compagnie a proposé des coûts non recouvrés i) ont été approuvés à titre provisoire, ii) étaient à l’étude et iii) [n’ont] pas été approuvés de manière définitive, la question des coûts non recouvrés ne se pose pas. La différence entre les tarifs provisoires et les tarifs définitifs est réglée par rétroactivité. Étant donné ce qui précède, le Conseil conclut que les coûts non recouvrés proposés par RCCI ne sont pas appropriés.

[146] Sur ce fondement, le Conseil a exclu de ses études de coûts les coûts non recouvrés proposés par Rogers.

a) Les observations des appelantes

[147] Rogers soutient que les motifs du Conseil portaient uniquement sur les coûts non recouvrés en raison des tarifs provisoires et qu’aucun motif n’a été fourni pour justifier qu’il ne soit pas tenu compte des coûts non recouvrés en raison de la modification de la période d’étude. Elle soutient en outre que les motifs du Conseil pour justifier le rejet des coûts non recouvrés en raison des tarifs provisoires ne tenaient pas compte du fait que ces coûts se rapportaient aux tarifs provisoires en vigueur entre 2012 et 2016, de sorte qu’imposer des tarifs rétroactifs à partir de 2016 ne peut pas constituer une solution pour les coûts non recouvrés antérieurs.

b) Analyse

[148] Je ne vois aucune erreur de droit ou de compétence.

[149] Dans le cadre du processus d’établissement des tarifs visé en appel, Rogers a présenté au Conseil des propositions des tarifs, fondées sur son étude de coûts révisée. Dans ces tarifs proposés, il était tenu compte des coûts qui, selon Rogers, étaient non recouvrés. Les tarifs proposés par Rogers étaient plus élevés que les tarifs provisoires fixés en 2016. Dans l’OT 2019-288, le CRTC a non seulement rejeté les tarifs plus élevés proposés par Rogers, mais a également conclu que les tarifs provisoires fixés en 2016 n’étaient pas justes et raisonnables; le Conseil a fixé des tarifs inférieurs aux tarifs provisoires alors en vigueur et a rendu ces tarifs rétroactifs afin de garantir que les fournisseurs de services d’AHV de gros appliquent des tarifs justes et raisonnables.

[150] Interprétés sous cet angle, les motifs du Conseil répondent aux deux aspects des observations de Rogers sur les coûts non recouvrés. Le CRTC a rejeté l’étude de coûts de Rogers parce qu’il a conclu que l’étude surestimait ce qu’il en coûtait réellement à Rogers pour fournir des services d’AHV en gros. La demande implicite relative aux coûts non recouvrés a été rejetée lorsque le Conseil a approuvé un tarif inférieur à celui proposé.

[151] Il n’y a pas de fondement valable aux allégations de manquement à l’équité procédurale et de décision arbitraire. Ce que conteste en fait Rogers est le montant du tarif approuvé par le Conseil, une question qui ne relève pas des fonctions de contrôle de notre Cour.

vii. Les facteurs d’utilisation (FU)

[152] Comme l’a expliqué le CRTC dans l’OT 2019-288 :

47. Le facteur d’utilisation (FU) est une mesure de l’utilisation d’une installation partagée. Il sert à reconnaître la capacité autre que d’exploitation et à répartir les coûts de cette capacité par rapport au coût unitaire de la capacité d’exploitation.

48. La capacité d’exploitation est la capacité disponible pour fournir des services aux clients qui ont recours à l’installation en question. Elle concerne toutes les unités susceptibles de générer des revenus, tandis que la capacité des unités autre que la capacité d’exploitation concerne toutes les autres unités (p. ex. les unités nécessaires à l’entretien).

[153] Le FU représente le point auquel l’équipement de réseau doit être mis à niveau pour répondre à une utilisation croissante. Étant donné qu’un [traduction] « FU plus élevé implique qu’une entreprise peut fonctionner à une capacité beaucoup plus élevée avant que des coûts supplémentaires » ne doivent être engagés pour accroître la capacité du réseau, un FU plus élevé produit des tarifs de gros plus bas (affidavit de Lee Bragg, dossier d’appel, onglet 137, paragraphe 59).

[154] Dans l’Examen du recours aux facteurs d’utilisation propres à la compagnie et du recouvrement de coûts de lancement antérieurs qui n’ont pas été entièrement récupérés (14 mai 2009), politique réglementaire de télécom CRTC 2009-274 (la PRT 2009-274), le Conseil a déterminé que les entreprises pouvaient proposer un FU propre à elles pour une installation donnée, pour utilisation dans une étude de coûts, à condition que l’entreprise remplisse cinq conditions énumérées. Le Conseil a également conclu que, lorsque le FU proposé par une entreprise ne remplissait pas les conditions énumérées, les FU établis par le Conseil devaient être utilisés (PRT 2009-274; OT 2019-288, paragraphes 49 et 50). En l’espèce, la condition pertinente est la première condition énumérée : la société doit satisfaire à une définition commune du FU.

[155] Au cours de la procédure d’établissement des tarifs que notre Cour est appelée à examiner, les appelantes ont proposé des FU propres aux entreprises. Le CRTC a conclu que ces propositions ne remplissaient pas les conditions pertinentes et les a donc rejetées (OT 2019-288, paragraphes 66, 67 et 97).

a) Les observations des appelantes

[156] Les câblodistributeurs allèguent deux erreurs de droit relativement aux FU. Premièrement, ils affirment que le CRTC a indûment entravé son pouvoir discrétionnaire en suivant des manuels désuets alors que les câblodistributeurs fournissaient des renseignements [traduction] « supérieurs ». Deuxièmement, ils affirment que le CRTC a pris des décisions sans preuve en se fondant sur des considérations non pertinentes tout en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents. En plus d’alléguer ces erreurs de droit, les câblodistributeurs soutiennent également que le CRTC a manqué à un engagement explicite selon lequel il se fonderait sur le rapport d’un groupe de recherche et développement indépendant (le rapport de CableLabs).

b) Analyse

[157] Pour commencer, je ne souscris pas à l’observation voulant que le Conseil ait entravé son pouvoir discrétionnaire. Un décideur administratif entrave l’exercice de son pouvoir discrétionnaire s’il se fonde exclusivement sur une politique administrative sans tenir compte de la loi (Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, [2013] A.C.F. no 553 (QL), aux paragraphes 24 et 60). Ce n’est pas ce qu’a fait le Conseil en l’espèce. Le Conseil n’a pas agi comme s’il était juridiquement lié par ses décisions antérieures; il a plutôt demandé aux parties d’expliquer et de justifier leur proposition de déroger à la décision établie dans la PRT 2009-274 (voir, par exemple, la demande de renseignements du CRTC, dossier d’appel, onglet 109D, pages 7, 12, 13, 18, 31, 37, 38 et 50).

[158] Ensuite, je ne retiens pas l’observation voulant que le CRTC ait fait abstraction d’éléments de preuve. Dans leurs réponses à une demande de renseignements, les appelantes ont demandé au CRTC de changer la manière dont il a calculé le FU.

[159] Les appelantes ont soutenu que le FU devrait être fondé sur le [traduction] « niveau d’utilisation opérationnelle moyen de l’ensemble du réseau d’accès en état stable ». Dans la PRT 2009-274, le Conseil a défini le FU mesuré propre à l’entreprise comme étant fonction des « unités d’exploitation » et a défini les « unités d’exploitation » comme étant les unités qui devraient fournir un service à un utilisateur final (PRT 2009-274, paragraphe 22). Or, en l’espèce, les appelantes ont défini « unités d’exploitation » comme étant les unités utilisées au moment de la mesure. Selon le Conseil, cette méthode a entraîné une sous-estimation des unités d’exploitation, car elle ne tenait pas compte de toutes les unités d’exploitation qui pouvaient fournir un service à un client (OT 2019-288, paragraphe 67). Il s’ensuit que le Conseil a conclu que les FU mesurés proposés par les entreprises n’étaient pas ceux qu’il convenait d’utiliser dans les études de coûts. Ces FU ne remplissaient pas la première condition énumérée encadrant l’utilisation d’un FU propre à une entreprise. Le Conseil pouvait tirer une telle conclusion. Le CRTC n’a pas fermé les yeux sur les éléments de preuve.

[160] Pour ce qui est de l’observation que font maintenant valoir les câblodistributeurs selon laquelle il était inapproprié que le CRTC impose les conditions fixées dans la PRT 2009-274 parce que cette politique avait été conçue pour les ESLT, il s’agit d’une observation qu’ils auraient dû faire valoir devant le CRTC. Il est trop tard pour la soulever dans le présent appel (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, paragraphes 22 à 26).

[161] Enfin, je ne souscris pas à l’observation voulant que le CRTC ait manqué à un engagement explicite selon lequel il se fonderait sur le rapport de CableLabs. Cet engagement aurait été pris par le CRTC dans la décision Bragg Communications Incorporated, exerçant ses activités sous le nom d’Eastlink – Demande de révision et de modification ou de sursis de l’ordonnance de télécom 2016-448 concernant les tarifs provisoires du service d’accès haute vitesse de gros (25 mai 2017), décision de télécom CRTC 2017-167 (la DT 2017-167), dans laquelle il a écrit ceci :

18. En ce qui concerne le rapport de CableLabs déposé par Eastlink à l’appui de la demande, il n’a pas pu être examiné dans le cadre de l’instance ayant mené à l’ordonnance de télécom 2016-448 puisqu’il a été déposé auprès du Conseil après la publication de celle-ci. Par contre, le Conseil en tiendra compte pour déterminer les tarifs définitifs du service AIT d’Eastlink.

[162] Le contexte est important. Comme je l’ai dit plus haut lorsque j’ai examiné les antécédents de la décision dont il est fait appel, le CRTC, après avoir conclu que les tarifs actuels des services d’AHV de gros n’étaient ni justes ni raisonnables dans la DT 2016-117, a fixé des tarifs provisoires révisés pour Eastlink dans l’OT 2016-448. Les tarifs provisoires étaient inférieurs aux tarifs précédents. Le Conseil a exprimé des réserves quant au fait qu’Eastlink s’était écartée de la méthode établie du calcul des coûts de capacité de la Phase II, en particulier au sujet du facteur d’utilisation (DT 2016-117, paragraphe 12).

[163] Eastlink a alors présenté une demande de sursis, de révision et de modification des tarifs provisoires en vertu de l’article 62 de la Loi. Dans sa demande, Eastlink a présenté des observations semblables à celles formulées dans le présent appel et a produit le rapport de CableLabs en preuve. Le rapport de CableLabs était un nouvel élément de preuve dont ne disposait pas le CRTC lorsqu’il a fixé les tarifs provisoires visés par la révision.

[164] Dans la DT 2017-167, le CRTC a rejeté la demande de réexamen d’Eastlink. Il a affirmé, au paragraphe 17, qu’Eastlink avait eu la possibilité de présenter des éléments de preuve à l’appui de sa proposition avant la fixation des tarifs provisoires, mais qu’elle ne l’avait pas fait. Dans ces circonstances, il aurait été inapproprié que le CRTC examine le rapport de CableLabs à ce moment-là. C’est dans ce contexte que le Conseil a déclaré qu’il tiendrait compte du rapport lorsqu’il établirait les tarifs définitifs.

[165] Les conclusions du Conseil étaient claires. Eastlink n’avait pas fourni d’éléments de preuve étayant ses FU propres à l’entreprise lors de l’instance de fixation des tarifs provisoire et le dépôt de ces éléments de preuve dans le cadre de sa demande de révision et de modification n’a pas remédié à cette omission. Cependant, le rapport pouvait être déposé lors de la procédure visant l’établissement des tarifs définitifs. Le CRTC n’a formulé aucune observation sur le contenu du rapport. Le CRTC ne s’est pas formellement engagé à adopter le rapport de CableLabs dans l’ordonnance fixant les tarifs définitifs.

[166] Dans son rapport, CableLabs a utilisé la définition des FU qu’ont proposée les appelantes, mais que n’a pas retenue le Conseil (voir le rapport, dossier d’appel, onglet 119A(I), paragraphe 52). Le Conseil a rejeté le rapport de CableLabs parce qu’il se fondait sur une définition incorrecte des FU.

viii. Les installations de fibre de segmentation

[167] Les installations de segmentation amènent divers services, comme la télévision et l’Internet, jusqu’aux utilisateurs finaux.

[168] Les câblodistributeurs ont fait valoir que le Conseil devrait abandonner la méthode du facteur de coût technologique prévue à la section 3-43 du manuel d’études économiques réglementaires pour l’estimation des coûts des installations de fibre de segmentation. Les câblodistributeurs ont plutôt préconisé l’utilisation de la méthode de la valeur à neuf (OT 2019-288, paragraphes 120 et 124).

[169] Le Conseil a rejeté la demande des câblodistributeurs :

130. Le Conseil estime que l’utilisation de cette méthode, telle qu’elle est proposée, n’est pas appropriée étant donné que les installations de fibre sont partagées entre différents services. Selon le Manuel, il est approprié d’utiliser une méthode de facteur des coûts pour estimer les coûts de ces installations.

131. En ce qui concerne la capacité des installations de fibres de segmentation, le Conseil est d’avis qu’une fois que les installations de fibres ont été déployées dans un nœud donné, il n’est plus nécessaire de les agrandir, puisque la capacité des fibres d’approvisionner un nœud donné n’est pas, en pratique, sujette à l’épuisement. On ne peut donc pas considérer qu’une installation de fibres de segmentation donnée a une capacité limitée pour ce qui est d’approvisionner un nœud optique.

[170] Lors de la procédure d’établissement des tarifs, le CRTC a sollicité des observations sur la question de savoir s’il convenait d’estimer les coûts des installations de fibre de segmentation en utilisant le facteur de coût technologique plutôt qu’en utilisant la méthode proposée par les câblodistributeurs (demande de renseignements du 2 mars 2018, dossier d’appel, onglet 109D, pages 24, 33, 43, 44 et 54). Le Conseil a reçu des observations en réponse et les a examinées.

[171] L’affirmation des câblodistributeurs selon laquelle le Conseil n’a pas tenu compte d’éléments de preuve n’est pas fondée. Ils contestent en réalité la façon dont le CRTC a interprété et appliqué les faits dont il était saisi.

ix. Les installations de câbles coaxiaux

[172] Dans l’ordonnance Modalités et tarifs approuvés pour le service d’accès grande vitesse des grandes entreprises de câblodistribution (21 août 2000), ordonnance CRTC 2000-789, le Conseil a conclu qu’il y avait lieu d’utiliser un coût mensuel de substitution de 0,152 $ par voie, par abonné, pour estimer le coût associé aux installations de câbles coaxiaux. Ce tarif était censé représenter les catégories de coûts pertinentes que sont l’amortissement, les charges d’exploitation et le taux de rendement. Dans la procédure d’établissement des tarifs en l’espèce, les câblodistributeurs ont fait valoir qu’il ne convenait plus d’utiliser ce substitut, car les renseignements et les données utilisés pour le calculer étaient désuets.

[173] Le Conseil expose son analyse et ses conclusions aux paragraphes 112 à 116 de ses motifs :

112. La méthode de calcul des coûts relatifs à la capacité est généralement utilisée lorsque l’utilisation d’installations partagées existantes entraîne le devancement de l’allégement futur des installations.

113. En ce qui concerne les installations coaxiales existantes, il n’y a pas de coûts de devancement. Cette situation est due au fait que, lorsque des services AHV de gros et des services Internet de détail sont offerts par ces installations, l’allégement est assuré par la segmentation des installations. Par conséquent, le Conseil estime qu’il n’est pas approprié d’utiliser la méthode de calcul des coûts relatifs à la capacité pour estimer les coûts des installations de câbles coaxiaux existantes.

114. En ce qui a trait aux préoccupations des entreprises de câblodistribution concernant l’utilisation de renseignements désuets sur les coûts dans l’approche de substitution, le Conseil estime que des renseignements à jour sur les coûts devraient être utilisés pour refléter les coûts prospectifs propres à la compagnie des installations de câbles coaxiaux existantes.

115. En ce qui concerne l’estimation des coûts des installations de câbles coaxiaux existantes, le Conseil conclut que, sous réserve de ce qui suit, il est raisonnable d’inclure les coûts prospectifs des installations de câbles coaxiaux associés aux mêmes catégories de coûts qu’auparavant. Les entreprises de câblodistribution ont fourni l’amortissement et les dépenses d’exploitation pour les coûts des installations de câbles coaxiaux, et le Conseil a utilisé ces montants pour estimer les coûts des installations de câbles coaxiaux. Le Conseil détermine toutefois qu’il n’est pas approprié d’inclure une catégorie précise pour tenir compte d’un taux de rendement, étant donné que le coût du capital à moyenne pondérée après impôt (CCMP-AI) prend en considération le taux de rendement.

116. En ce qui a trait à l’estimation des coûts des nouvelles installations de câbles coaxiaux, le Conseil estime qu’il est approprié de réaliser cette estimation en se fondant sur le coût moyen de la mise en place d’installations de câbles coaxiaux par nouveau foyer desservi pendant la période de l’étude de coûts.

a) Les observations des appelantes

[174] Les câblodistributeurs soutiennent que les manuels pertinents imposent qu’on utilise la méthode du « calcul des coûts relatifs à la capacité » pour estimer les coûts associés aux installations communes telles que les installations de câbles coaxiaux. Toutefois, ils contestent le fait que le CRTC n’ait pas retenu la méthode des coûts relatifs à la capacité pour déterminer le coût associé à leurs installations de câbles coaxiaux. Ils affirment que le Conseil a plutôt [traduction] « appliqué une méthode nouvelle et injustifiée qui consistait à estimer ces coûts à partir de l’amortissement et des dépenses d’exploitation » (mémoire des faits et du droit, au paragraphe 42). De plus, le CRTC n’a pas sollicité d’observations sur la question de savoir s’il convenait d’utiliser les renseignements demandés aux câblodistributeurs pour estimer les coûts associés à leurs installations de câbles coaxiaux.

[175] Cette observation ne fait pas de distinction entre les conclusions du Conseil relatives aux installations de câbles coaxiaux existantes et celles relatives aux nouvelles installations.

b) Le contexte

[176] Au paragraphe 112 de ses motifs, le CRTC a confirmé que la méthode du calcul des coûts relatifs à la capacité est généralement utilisée lorsque l’utilisation d’installations communes existantes entraîne le devancement de l’allégement futur des installations. Toutefois, le Conseil a déterminé que, dans le cas d’installations de câbles coaxiaux existantes, il n’y avait pas d’augmentation des coûts, car, bien que la segmentation nécessite l’ajout d’un nœud optique en plus des installations de fibre, aucune installation de câbles coaxiaux supplémentaire n’est nécessaire.

[177] Le Conseil n’a pas rejeté l’application de la méthode du calcul des coûts relatifs à la capacité aux nouvelles installations de câbles coaxiaux (OT 2019-288, paragraphe 113 et note de bas de page 20).

c) Analyse

[178] Quant à l’affirmation selon laquelle le Conseil a appliqué une [traduction] « méthode nouvelle et injustifiée », le Conseil a confirmé qu’il a inclus les montants pour l’amortissement et les dépenses d’exploitation fournis par les câblodistributeurs pour estimer les coûts des installations de câbles coaxiaux. Le Conseil n’a pas inclus le taux de rendement, car, selon lui, un autre calcul tient compte du taux de rendement (OT 2019-288, paragraphe 115). Il ne s’agit pas là d’une [traduction] « méthode nouvelle et injustifiée ». L’élément redondant qu’est le taux de rendement a simplement été supprimé des catégories de coûts pertinentes servant à estimer le coût associé aux installations de câbles coaxiaux.

[179] Les câblodistributeurs n’ont pas démontré l’existence d’un manquement à l’équité procédurale.

x. Les coûts annuels de développement

[180] Dans la procédure d’établissement des tarifs, Rogers a demandé qu’il soit tenu compte des coûts de développement annuels liés à son service d’AHV de gros groupé et des coûts de développement annuels liés à ses services d’AHV de gros et ses services Internet de détail (OT 2019-288, paragraphe 181). Aux paragraphes 182 et 183 de sa décision, le CRTC a choisi de ne pas prendre en compte la plupart de ces coûts, pour les motifs suivants :

182. En ce qui concerne les coûts de développement annuels découlant du service AHV de gros groupé, les coûts de développement ne sont normalement engagés qu’au début de la période d’étude. Le Conseil estime que RCCI n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui des coûts de développement actuels. Il a donc exclu les coûts de développement de RCCI de la deuxième année et des années suivantes dans ses études de coûts.

183. En ce qui concerne les coûts de développement annuels distincts associés à ses services AHV de gros et à ses services Internet de détail, RCCI n’a pas fourni d’éléments de preuve indiquant que ces initiatives sont causales de la prestation des services AHV de gros. Le Conseil a donc exclu ces coûts de développement des études de coûts de RCCI.

a) Les observations des appelantes

[181] Rogers soutient maintenant que le manuel pertinent exige seulement la production d’éléments de preuve détaillés pour les composantes qui représentent 20 % ou plus du coût total que l’on cherche à recouvrer au moyen d’un tarif proposé et que les coûts de développement annuels proposés représentaient moins de 5 % du total de ses coûts estimés. Rogers affirme en outre que le CRTC n’a pas donné avis qu’il exigeait des éléments de preuve supplémentaires à l’appui de sa proposition de recouvrer les coûts de développement annuels.

b) Le contexte

[182] Le manuel d’études économiques réglementaires applicable prévoit que des renseignements détaillés sur les coûts sont requis seulement pour les principales catégories de coûts rapportées. On y dit que les principales catégories de coûts rapportées sont les catégories de coût dont le coût est égal ou supérieur à 20 % du coût total du service. Toutefois, dans l’Examen de certaines questions liées à l’établissement des coûts de la Phase II (21 février 2008), décision de télécom CRTC 2008-14, le Conseil a conclu que les dépenses associées aux activités de développement qui ne sont pas causales sont des dépenses courantes fixes et doivent être exclues des études économiques réglementaires (annexe 1, paragraphe 13). Rogers n’a pas établi qu’en raison du montant des coûts de développement, le fardeau initial de prouver que les coûts étaient liés à la fourniture de services et non à des dépenses courantes fixes ne lui incombait plus.

c) Analyse

[183] Je ne vois aucun manquement à l’équité procédurale dans le fait d’exiger de Rogers qu’elle démontre que les coûts qu’elle cherchait à recouvrer étaient causals à la fourniture d’un service.

xi. Conclusion sur l’équité procédurale et le caractère arbitraire de la décision

[184] Les appelantes n’ont démontré l’existence d’aucune erreur de droit ou de compétence découlant d’un quelconque manquement à l’équité procédurale ou d’une quelconque décision arbitraire. Leurs réserves portent essentiellement sur les méthodes choisies par le Conseil et sur les conclusions qu’il a tirées après avoir appliqué ces méthodes aux éléments de preuve dont il disposait. Le Conseil peut adopter et appliquer la méthode qu’il estime appropriée pour déterminer les tarifs (Loi, paragraphe 27(5); Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764, paragraphe 40; Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, paragraphe 81). Le recours approprié se trouve auprès du Conseil lui-même, au moyen d’une demande de réexamen ou d’un appel au gouverneur en conseil.

7. Le CRTC a-t-il fourni des motifs satisfaisant à une exigence légale quant aux motifs?

[185] Le sous-alinéa 1b)(i) des instructions du Cabinet est rédigé ainsi :

1 Dans l’exercice des pouvoirs et fonctions qui lui confère la Loi sur les télécommunications, le Conseil [...] doit mettre en œuvre la politique canadienne de télécommunication énoncée à l’article 7 de cette loi selon les principes suivants :

[…]

b) lorsqu’il a recours à la réglementation, il devrait prendre des mesures qui satisfont aux exigences suivantes :

(i) préciser l’objectif qu’elles visent et démontrer leur conformité avec le présent décret, [...]

[Non souligné dans l’original.]

[186] Les appelantes soutiennent ce qui suit :

  • Cette disposition restreint davantage la compétence du Conseil. Il s’agit d’une erreur de compétence distincte pour le CRTC de fournir des motifs qui ne respectent pas l’obligation que lui impose la Loi de préciser les objectifs visés par les mesures réglementaires et de démontrer la conformité des mesures avec le décret.

  • Les motifs du Conseil ne sont pas conformes pour les raisons suivantes : i) une seule phrase est consacrée aux objectifs de la politique de télécommunication que la décision est censée viser; ii) la façon dont la décision contribuera à la réalisation de ces objectifs n’y est pas expliquée; iii) on ne tente aucunement d’y expliquer la façon dont la décision peut être conciliée avec les nombreux objectifs de la politique auxquels elle nuira; iv) il n’y est pas démontré comment ni pourquoi les objectifs énoncés de la politique seront réalisés.

  • Afin de démontrer que les mesures réglementaires qu’il a imposées étaient conformes aux instructions du Cabinet, le Conseil était tenu d’expliquer la façon dont ces mesures : i) étaient efficaces et proportionnées à leur objectif et intervenaient le moins possible dans le jeu des forces concurrentielles du marché; ii) ne décourageaient pas un accès au marché qui est propice à la concurrence et qui est efficace économiquement et n’encourageaient pas un accès au marché qui est non-efficace économiquement; iii) en ce qui concerne le régime d’accès de gros au réseau, donnaient lieu, dans toute la mesure du possible, à un régime neutre sur le plan de la technologie et de la concurrence, pour ne pas favoriser artificiellement les entreprises canadiennes ou leurs concurrents.

[187] Les intimés soutiennent ce qui suit :

  • Ni les instructions du Cabinet ni la Loi n’exigent que le Conseil énonce les objectifs de la politique dans chaque décision – l’utilisation du mot « devrait » au sous-alinéa 1b)(i) des instructions du Cabinet encourage simplement le Conseil à préciser l’objectif et à démontrer la conformité des mesures, mais ne l’exige pas.

  • Quoi qu’il en soit, la décision du Conseil met bel et bien en œuvre les objectifs de la politique des télécommunications.

[188] La Cour a reçu des observations divergentes sur la question de savoir si les instructions du Cabinet imposaient une exigence obligatoire, par opposition à une ligne directrice ou à une autorisation. À mon avis, il n’est pas nécessaire de trancher cette question. À supposer, sans que l’on tire de conclusion en ce sens, que le Conseil ait eu l’obligation de fournir des motifs expliquant la façon dont il met en œuvre des objectifs de la politique de télécommunication énoncés à l’article 7 de la Loi et de démontrer la conformité des mesures aux instructions du Cabinet, c’est ce qu’il a fait. Les motifs du Conseil, s’ils sont correctement interprétés à la lumière des antécédents, du dossier sur le fond dont il disposait et des observations des parties, satisfaisaient à toute exigence. Les motifs font référence de manière satisfaisante aux objectifs de la politique et aux arguments et questions soulevés par les parties. J’en arrive à cette conclusion pour les motifs suivants.

[189] Pour commencer, je reconnais que l’exercice consistant à établir des tarifs comporte deux étapes distinctes.

[190] Tout d’abord, le Conseil doit déterminer s’il est nécessaire de s’écarter du libre jeu du marché et, le cas échéant, déterminer quelles mesures réglementaires sont nécessaires. Cette étape est conforme à la directive énoncée au sous-alinéa 1a)(i) des instructions au Cabinet, selon laquelle le Conseil, lorsqu’il met en œuvre les objectifs de la politique canadienne de télécommunication, « devrait se fier, dans la plus grande mesure du possible, au libre jeu du marché ». Cette étape concerne principalement une fonction liée à la politique.

[191] La deuxième étape du processus consiste à déterminer les tarifs. Il s’agit essentiellement d’une fonction de recherche de faits.

[192] J’ai examiné en détail plus haut les antécédents de l’OT 2019-288. Les décisions constituant ces antécédents montrent que le Conseil a toujours été conscient de son obligation de remplir ses fonctions de manière à mettre en œuvre les objectifs de la politique énumérés à l’article 7 conformément aux instructions du Cabinet. Deux des politiques réglementaires de télécom du Conseil sont particulièrement pertinentes eu égard aux observations des appelantes.

[193] Dans la PRT 2010-632, le CRTC a exigé des ESLT et des câblodistributeurs qu’ils offrent certaines installations d’accès haute vitesse comme nouveaux services de gros à des concurrents. La décision montre qu’il est porté attention au libre jeu du marché lorsque c’est possible ainsi qu’aux trois obligations imposées par le Cabinet, à savoir la proportionnalité, l’efficacité et la neutralité. Cela se voit particulièrement aux paragraphes 143 à 149 de la décision :

143. Les conclusions que le Conseil a tirées dans le cadre de la présente décision découlent des obligations qui lui incombent en vertu de la Loi, du décret et des instructions de la gouverneure en conseil.

144. Dans la présente décision, les mesures réglementaires que le Conseil a examinées sont de nature économique et concernent les régimes d’accès aux réseaux. Par conséquent, les conclusions que le Conseil a tirées sont en lien étroit avec les sous-alinéas 1b)(ii) et (iv), l’alinéa 1a) et le sous-alinéa b)(i) des Instructions.

145. Conformément à l’alinéa 1a) des Instructions, dans tous les cas où le Conseil a imposé des obligations réglementaires aux titulaires, il l’a fait parce que le libre jeu du marché ne permettait pas d’atteindre les objectifs de la politique énoncés à l’article 7 de la Loi, et il a adopté des mesures efficaces et proportionnelles à leur objectif.

146. Le Conseil estime que les objectifs réglementaires établis dans le cadre de la présente décision mettent de l’avant les objectifs de la politique énoncés aux alinéas 7a), 7 b), 7 c), 7f) et 7h) de la Loi. Il estime que l’objectif énoncé à l’alinéa 7f) de la Loi – soit de promouvoir le libre jeu du marché et d’assurer l’efficacité de la réglementation, dans le cas où celle-ci est nécessaire – est particulièrement important. Les conclusions qu’il tire dans le cadre de la présente décision ont pour but de garantir que les marchés des services Internet demeureront concurrentiels et continueront d’offrir des services de qualité et de répondre aux besoins économiques et sociaux des utilisateurs.

147. Afin de garantir que la concurrence au sein des marchés des services Internet de détail, notamment du marché résidentiel, demeure suffisante pour protéger les intérêts des utilisateurs, en tenant compte de l’augmentation des vitesses des services, le Conseil a modifié le fondement en vertu duquel les ESLT peuvent imposer aux clients de gros des frais pour la fourniture des nouvelles options de vitesses pour les services d’accès groupé LNPA. Il a également conclut [sic] qu’une exigence de vitesse équivalente pour les services d’accès groupé LNPA actuels des ESLT est nécessaire. Le Conseil a, en outre, conclu que des modifications aux services AIT de câblodistributeurs sont également nécessaires. Conformément aux conclusions que le Conseil a tirées dans la décision portant sur les services essentiels, le Conseil estime que la fourniture de ces services de gros, tels qu’ils sont modifiés par la présente décision, ne décourage ni un accès aux marchés des services Internet de détail qui est propice à la concurrence et efficace sur le plan économique ni n’encourage un accès au marché inefficace sur le plan économique.

148. Le Conseil a également abordé la question de l’équité concernant les obligations des titulaires liées aux services de gros pertinents. Il estime que les conclusions de la présente décision garantissent la neutralité des obligations sur le plan de la technologie et de la concurrence, dans toute la mesure du possible, conformément au sous-alinéa 1b)(iv) des Instructions.

149. En appliquant de manière prospective, dans la présente décision, le cadre lié aux services essentiels, le Conseil a adopté une approche réglementaire cohérente, axée sur l’avenir, laquelle offre des incitatifs appropriés pour continuer d’investir dans l’infrastructure à large bande, favorise la concurrence sur le marché de détail, garantit l’équité à l’égard des obligations respectives des titulaires liées aux services de gros, et n’affecte pas indûment la capacité des ESLT d’offrir de nouveaux services convergents.

[Non souligné dans l’original, notes de bas de page omises.]

[194] Par la suite, le Conseil a publié la PRT 2011-703. Comme je l’ai expliqué plus haut, dans cette décision, le Conseil a examiné la façon dont les grandes entreprises de câblodistribution et de téléphonie devraient facturer aux concurrents l’accès et l’utilisation de leurs services d’AHV de gros. Le Conseil a expliqué la manière dont la politique d’établissement des tarifs contribue à la mise en œuvre des obligations énoncées dans la Loi et les instructions du Cabinet :

194. Dans la présente décision, les mesures réglementaires que le Conseil a examinées sont de nature économique et concernent les régimes d’accès aux réseaux. Par conséquent, le sous-alinéa 1a)(ii) et les sous-alinéas 1b)(i), 1b)(ii) et 1b)(iv) des Instructions s’appliquent aux décisions du Conseil. Conformément au sous-alinéa 1a)(ii) des Instructions, dans tous les cas où le Conseil a imposé des obligations réglementaires aux titulaires, il a adopté des mesures efficaces et proportionnelles aux buts visés. À cet égard, le Conseil a approuvé des modèles de facturation qui sont conformes à la façon dont les fournisseurs de réseaux planifient et construisent leurs propres réseaux, et qui peuvent donc être mis en œuvre sans que des changements considérables soient apportés aux systèmes de facturation.

195. Conformément au sous-alinéa 1b)(i) des Instructions, le Conseil estime que les mesures réglementaires établies dans la présente décision contribuent à l’atteinte des objectifs de la politique énoncés aux alinéas 7a), 7b), 7c), 7f) et 7h) de la Loi. Le Conseil estime également que l’objectif énoncé à l’alinéa 7c) de la Loi – accroître l’efficacité et la compétitivité, sur les plans national et international, des télécommunications canadiennes – est particulièrement pertinent. La présente décision garantit que le marché des services Internet de détail demeurera concurrentiel, permettant ainsi d’offrir des services de qualité et de répondre aux besoins économiques et sociaux des clients de détail.

196. Afin de garantir que la concurrence au sein des marchés des services Internet de résidence de détail demeure suffisante pour protéger les intérêts des clients, en tenant compte de l’augmentation des vitesses des services, le Conseil a approuvé des modèles de facturation permettant d’accroître considérablement la marge de manœuvre comparativement au modèle de facturation à l’utilisation de gros par client. Ces modèles approuvés permettent aux fournisseurs de services indépendants de concevoir leurs services de détail de la façon qui, selon eux, convient le mieux à leurs clients de détail et d’en établir le prix. Conformément aux conclusions énoncées dans la décision portant sur les services essentiels (décision de télécom 2008-17), le Conseil estime que la fourniture de services d’accès à haute vitesse de gros, en fonction du modèle de facturation et aux tarifs établis dans la présente décision, ne décourage ni un accès aux marchés des services Internet de détail qui est propice à la concurrence et efficace sur le plan économique ni n’encourage un accès au marché inefficace sur le plan économique.

[Non souligné dans l’original, notes de bas de page omises.]

[195] À la lumière de ces PRT et des autres décisions examinées plus haut, il est concevable que le Conseil n’ait pas jugé nécessaire d’expliquer en détail la façon dont il mettait en œuvre les objectifs de la politique généralement applicables à la fourniture de services d’AHV de gros.

[196] Cela dit, je reconnais que la deuxième étape du processus d’établissement des tarifs ne se résume pas à de simples calculs mathématiques. Des questions touchant aux objectifs de la politique de télécommunication doivent également être tranchées lors de la deuxième étape du processus. Cependant, je conclus encore une fois que les motifs du Conseil sont adéquats. Le Conseil a manifestement porté attention aux objectifs de la politique que les appelantes visaient et elle a répondu à ces observations.

[197] Par exemple, les appelantes, dont Bell, ont présenté des observations faisant expressément référence aux instructions du Cabinet et à la possibilité que la décision établissant les tarifs nuise à la mise en œuvre des objectifs de la politique énoncés à l’article 7 de la Loi. Bell a fait valoir que, si les tarifs étaient considérablement réduits ou si des ajustements étaient apportés rétroactivement, ses investissements dans les réseaux et les infrastructures seraient compromis. Dans sa réponse du 18 mai 2018 à une demande de renseignements, Bell a affirmé ce qui suit au CRTC :

[traduction]

[...] si le Conseil modifiait les tarifs, en particulier les tarifs de gros, au milieu de la période de dix ans sur laquelle les coûts connexes étaient basés, nous serions privés de la possibilité de recouvrer nos coûts initiaux. Il s’agit d’une dérogation à l’entente de base, conformément à laquelle nous faisons des investissements et que le Conseil a consentie afin de nous donner une possibilité raisonnable de recouvrer ces investissements.

C’est d’autant plus vrai lorsqu’il y a risque de rétroactivité. Nous estimons que les répercussions financières cumulatives des ajustements fondés sur les demandes de renseignements que le Conseil demande uniquement sur l’accès au SAP-FTTN et au SAP-FFC d’avril 2016 jusqu’à la fin de cette année seraient supérieures à #, sans parler des répercussions futures. Pour mettre en perspective les répercussions estimées de la rétroactivité, nous avons récemment annoncé un investissement de plus de 100 millions de dollars pour financer complètement le déploiement de notre réseau entièrement en fibre optique dans environ 60 000 foyers et entreprises de la ville d’Oshawa, en Ontario (l’un des nombreux déploiements importants de FTTP que nous sommes en train de réaliser). Il ne fait aucun doute que même un unique ajustement rétroactif de # nous empêcherait de financer, quelle que soit la solidité de l’analyse de rentabilité, le prochain projet de cette envergure.

[Non souligné dans l’original.]

[198] Bell fait valoir que, malgré ses observations, le Conseil a choisi de réduire les tarifs de services d’AHV de gros de façon rétroactive et draconienne, sans expliquer pourquoi une telle mesure [traduction] « favoriserait l’innovation, la concurrence ou l’accès aux réseaux à haute vitesse pour les Canadiens des régions rurales » (mémoire des faits et du droit, au paragraphe 68).

[199] Contrairement à ce que soutient Bell, le Conseil a compris et analysé les arguments relatifs à la politique avancés par Bell. Au paragraphe 316 de l’OT 2019-288, le Conseil a résumé les arguments dans les termes suivants :

Bell Canada a fait valoir que les tarifs auront été provisoires pendant environ deux ans au moment où le Conseil rendra sa décision sur les tarifs définitifs et que, pendant cette période, les participants de l’industrie prenaient des décisions d’investissement et de commercialisation en fonction des tarifs provisoires et de leurs prévisions individuelles quant à l’évolution possible des tarifs.

[200] Toutefois, après avoir apprécié les éléments de preuve au dossier, le Conseil n’a pas retenu les observations de Bell pour les motifs suivants :

327. Dans la décision de télécom 2016-117, le Conseil a adopté une approche simplifiée fondée sur les coûts pour l’établissement des tarifs des services AHV de gros et a pris des décisions qui ont eu une incidence sur certains éléments des études de coûts utilisées pour établir ces tarifs. En reconnaissance de ces changements, le Conseil i) a ordonné aux fournisseurs de services AHV de gros de déposer des études de coûts révisées pour leurs services AHV de gros qui intégraient ces changements et ii) a rendu provisoire tous les tarifs de services AHV de gros qui avaient déjà été approuvés de manière définitive.

328. De plus, le Conseil a indiqué, dans la décision de télécom 2016-117 et dans l’ordonnance de télécom 2016-396, qu’il évaluerait dans quelle mesure les tarifs rétroactifs s’appliqueraient, le cas échéant, lorsqu’il fixerait les tarifs des services AHV de gros de manière définitive.

329. Le Conseil estime que, dans la mesure où les tarifs provisoires pour les services AHV de gros groupés étaient fondés sur des coûts et des hypothèses inappropriés, ces tarifs ne sont pas justes et raisonnables. Par conséquent, l’application rétroactive des tarifs définitifs est nécessaire pour s’assurer que les fournisseurs de services AHV de gros utilisent des tarifs justes et raisonnables.

330. Le Conseil estime toutefois qu’il ne serait pas approprié d’appliquer rétroactivement les tarifs de services AHV de gros groupés découlant de la présente instance à une date antérieure à celles visées par les périodes d’étude sur lesquelles est fondée la présente instance. En effet, les études de coûts présentées à l’appui des tarifs proposés, et sur lesquelles le Conseil établit les tarifs, sont fondées sur des hypothèses qui reflètent les technologies, les coûts et la demande des services au cours de la période visée par l’étude.

331. Compte tenu de ce qui précède, le Conseil détermine que les tarifs définitifs pour les services AHV de gros groupés devraient s’appliquer rétroactivement au 31 mars 2016 pour Bell Canada, Bell MTS, Cogeco, Eastlink, SaskTel, TCI et Vidéotron.

[Non souligné dans l’original.]

[201] Les motifs du Conseil étaient adéquats. Les observations de Bell selon lesquelles les motifs faisaient abstraction des objectifs de la politique ne peuvent pas être retenues, compte tenu de la conclusion du Conseil selon laquelle les tarifs provisoires existants étaient fondés sur des « coûts et des hypothèses inappropriés » qui avaient donné lieu à des tarifs qui n’étaient pas justes et raisonnables.

[202] Un second exemple est la décision du Conseil sur la question de maintenir ou non une majoration supplémentaire. Comme il est expliqué plus haut, lorsque le Conseil établit un tarif pour des services de gros, il ajoute généralement un pourcentage de majoration au coût du service. La majoration a pour but d’aider au recouvrement des coûts fixes et courants de l’entreprise. Dans la PRT 2010-632, le Conseil a reconnu que des investissements initiaux importants étaient nécessaires pour construire les installations que les ESLT utilisent pour fournir de nouvelles options de service de gros à des vitesses supérieures sur des installations de fibre optique (qu’il a appelées installations FTTN). Par conséquent, les tarifs pour ces services comprennent, en plus de la majoration des coûts qui serait quand même appliquée, une majoration supplémentaire de 10 %.

[203] En l’espèce, Bell a fait valoir des arguments fondés sur la politique pour justifier le maintien de la majoration supplémentaire. Dans l’OT 2019-288, le Conseil les a résumés ainsi :

288. Bell Canada et SaskTel ont fait valoir que la suppression de la majoration supplémentaire pour les services FTTN groupés serait contraire à la décision du Conseil dans la politique réglementaire de télécom 2015-326. Elles ont ajouté que la réduction des tarifs pour les services FTTN groupés découragerait le passage de ces services vers des technologies de prochaine génération, au détriment de l’investissement dans ces technologies.

289. Bell Canada a ajouté que la mise en œuvre des services FTTN de détail et de gros était fondée sur les tarifs approuvés par le Conseil dans la politique réglementaire de télécom 2010-632. Les investissements dans les installations et l’équipement étaient fondés sur une période de dix ans et sur les modalités approuvées par le Conseil pour être en vigueur au cours de cette période. En accordant la majoration supplémentaire de 10 % sur l’utilisation en gros des installations FTTN de Bell Canada, le Conseil a noté que le coût du capital utilisé dans les études de coûts de la compagnie pour les services FTTN groupés était considérablement inférieur au coût du capital utilisé par les entreprises de câblodistribution dans leurs études de coûts. La majoration supplémentaire de 10 % appliquée aux services de Bell Canada visait également à égaliser ces coûts du capital.

290. Bell Canada a fait valoir que, étant donné que i) les considérations ci-dessus s’appliquent à la fois aux composantes transport et accès, et que ii) ces composantes sont étroitement intégrées, la majoration supplémentaire de 10 % devrait continuer de s’appliquer tant aux composantes de transport que celles d’accès.

[Non souligné dans l’original.]

[204] Le Conseil n’a pas souscrit à ces arguments pour les motifs suivants :

306. Dans la politique de réglementation de télécom 2010-632, le Conseil a reconnu qu’un investissement initial important était nécessaire pour construire les installations que les ESLT utilisent pour fournir de nouvelles options de service de gros à plus haute vitesse sur des installations de fibre optique (c.-à-d. les installations FTTN). Par conséquent, les tarifs pour ces options de service comprennent, en plus de la majoration des coûts qui serait autrement utilisée, une majoration supplémentaire de 10 %.

307. Le Conseil estime que les ESLT ont cessé de se concentrer sur l’expansion de leurs réseaux FTTN et qu’elles s’efforcent plutôt d’accroître autant que possible leur empreinte FTTP, compte tenu des avantages importants associés à des vitesses plus élevées et à une fiabilité à long terme du service. À cet égard, le Conseil fait remarquer que le nombre de nouvelles constructions FTTN des ESLT est devenu minime et qu’il diminue considérablement chaque année, surtout si on le compare à celui des nouvelles constructions de FTTP.

308. Compte tenu de ce qui précède, le Conseil estime que le motif énoncé dans la politique réglementaire de télécom 2010-632, dans laquelle il estimait que le risque d’investissement associé à la construction d’installations FTTN est plus élevé que le risque associé aux autres installations des ESLT, n’est plus justifié. Par conséquent, le Conseil estime que la majoration supplémentaire de 10 % qui s’appliquait aux composantes d’accès et de transport des services AHV de gros groupés ne devrait pas être maintenue.

[Non souligné dans l’original.]

[205] Là encore, les motifs du Conseil sont adéquats. Les motifs expliquent et démontrent que les éléments de preuve n’étayaient pas les arguments de Bell fondés sur la politique.

[206] Pour conclure sur cette question, le Conseil était conscient des réserves relatives à la politique soulevées par les appelantes. Je conclus qu’il en a tenu compte et qu’il en a parlé de manière adéquate dans ses motifs.

[207] J’ajouterais toutefois qu’à supposer qu’il existe un doute réel quant à la question de savoir si certaines réserves relatives à la politique ont été prises en compte de manière adéquate par le Conseil, les appelantes peuvent demander au Conseil des éclaircissements dans le cadre de la procédure publique de réexamen de l’OT 2019-288 en cours. Le Conseil tiendra compte du décret C.P. 2020-0553 dans sa décision.

8. Le CRTC a-t-il imposé une taxe anticonstitutionnelle?

[208] Les appelantes Bell s’appuient sur leurs observations écrites pour soutenir que les paiements rétroactifs constituent une taxe, laquelle le CRTC n’est pas habilité à imposer. Selon leurs observations, les paiements rétroactifs qu’elles sont tenues de verser aux concurrents constituent une taxe anticonstitutionnelle et excèdent les pouvoirs du CRTC, car ils satisfont aux quatre critères appliqués dans l’arrêt 620 Connaught Ltd. c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 7, [2008] 1 R.C.S. 131, au paragraphe 22, servant à déterminer si un prélèvement est une taxe ou une redevance de nature réglementaire.

[209] Les intimés soutiennent que Bell ne peut pas soulever cette question dans le présent appel parce qu’elle ne l’a pas soulevée devant le Conseil. À titre subsidiaire, et de toute façon, les intimés affirment que les paiements rétroactifs ne constituent pas une taxe. Ils servent plutôt à corriger un enrichissement injustifié dont les appelantes ont bénéficié du fait de l’application de tarifs qui n’étaient pas justes et raisonnables.

[210] Je commencerai mon analyse en soulignant que, par la volonté du législateur, le Conseil « connaît […] des questions de droit » (paragraphe 52(1) de la Loi). Les questions de droit incluent les questions constitutionnelles. Les appelantes savaient pertinemment que le Conseil était saisi de la question de savoir si les tarifs définitifs devaient s’appliquer rétroactivement; elles n’ont pas du tout expliqué pourquoi la question de la taxe anticonstitutionnelle n’avait pas été soulevée devant celui-ci.

[211] Dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75, notre Cour a examiné la question de savoir si une question constitutionnelle qui n’avait pas été soulevée devant l’Office national de l’énergie pouvait l’être pour la première fois en contrôle judiciaire. La Cour a conclu que ce n’était pas possible, pour les motifs suivants :

43. La démarche consistant à saisir l’Office des questions constitutionnelles en première instance respecte la différence fondamentale entre un décideur administratif et une cour de révision, soit en l’espèce l’Office et la Cour. Le Parlement a confié à l’Office, et non à la Cour, la responsabilité de statuer sur le fond de questions factuelles et juridiques – y compris le fond de questions constitutionnelles. Les dossiers de preuve sont constitués devant l’Office, et non devant la Cour. En règle générale, la Cour se limite à contrôler les décisions de l’Office à travers la lentille de la norme de contrôle appropriée en utilisant le dossier de preuve constitué devant l’Office et transmis à la Cour. Voir, à titre général, Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297.

44. S’il en allait autrement, si les décideurs administratifs pouvaient être court‑circuités sur des questions pareilles, ils ne pourraient jamais examiner de telles questions. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les décideurs administratifs n’ont pas de pleins droits de participation en qualité de parties ou d’intervenants. Ils ne peuvent pas présenter des observations à la cour de révision en vue d’étayer ou de compléter leurs motifs. Ils sont assujettis à de véritables restrictions quant aux observations qu’ils peuvent formuler. Voir, à titre général, Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 246, [2012] 2 R.C.F. 3 aux paragraphes 16 et 17. En conséquence, bien souvent, c’est dans leurs motifs qu’ils ont la seule occasion de fournir des renseignements pertinents au regard de la question – comme des appréciations factuelles, des éclairages attribuables à leur spécialisation et des considérations au plan des politiques.

45. Si les décideurs administratifs pouvaient être court-circuités relativement à des questions pareilles, ces appréciations, éclairages et considérations ne parviendraient jamais à la connaissance de la cour de révision, ce qui est très grave en matière constitutionnelle. Les questions constitutionnelles devraient uniquement être tranchées sur le fondement d’un dossier factuel riche et complet : Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357 aux pages 361 à 363. Dans un secteur réglementaire important comme celui en cause en l’espèce, un dossier n’est ni complet ni riche s’il y manque les éclairages de l’organisme de réglementation.

46. La Cour suprême a fortement souligné le fait que les questions constitutionnelles devaient être d’abord soumises à un décideur administratif habilité à les entendre : Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson School Board; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257 aux paragraphes 38 à 40. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, un décideur administratif peut entendre et trancher des questions constitutionnelles, les parties ne devraient pas contourner cette compétence en soulevant les questions constitutionnelles pour la première fois dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il faut respecter la décision du législateur de conférer compétence à l’Office pour trancher de telles questions.

[Non souligné dans l’original.]

[212] À mon avis, ces considérations sont toutes aussi pertinentes en l’espèce, puisque le présent appel est fondé sur le dossier du Conseil. Les appelantes Bell ne doivent pas être autorisées à soulever cette question pour la première fois en appel.

9. Conclusion et dépens

[213] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais les appels et j’ordonnerais aux appelantes de payer les dépens du Consortium des opérateurs de réseaux canadiens Inc. et de Teksavvy Solutions Inc.

[214] Quant au montant des dépens, si les parties ne s’entendent pas à cet égard, j’ordonnerais que les dépens soient taxés selon le milieu de la fourchette de la colonne V du tableau du tarif B. Bien que l’article 407 des Règles dispose que, sauf ordonnance contraire, les dépens doivent être taxés en conformité avec la colonne III, la présente adjudication tient compte du nombre et de la complexité des questions en litige, dont plusieurs avaient un fondement douteux, que les appelantes ont choisi de mettre en jeu. L’adjudication tient également compte du fait que les appelantes n’ont eu gain de cause sur aucune de ces questions.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

David Stratas, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

Judith Woods, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

A-456-19 (dossier principal),

A-457-19

 

 

INTITULÉ :

BELL CANADA et al. c. BC BROADBAND et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 25 et 26 juin 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 septembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Steven G. Mason

Brandon Kain

Richard J. Lizius

Adam Goldenberg

 

Pour les appelantes

BELL CANADA, BELL MTS, MTS INC.

 

Kent E. Thomson

Matthew Milne-Smith

Steven Frankel

Anthony Alexander

Maura O’Sullivan

Pierre Bienvenu

 

POUR LES APPELANTES

BRAGG COMMUNICATIONS INCORPORATED (faisant affaire sous le nom d’EASTLINK), Cogeco Communications Inc., Rogers Communications Canada Inc., Shaw Cablesystems G.P., et Vidéotron Limited

 

Colin Baxter

Julie Mouris

Marion Sandilands

POUR L’INTIMÉE

TEKSAVVY SOLUTIONS INC.

Christian S. Tacit

Christopher Copeland

Crawford G. Smith

Rahool P. Agarwal

Philip Underwood

John Carlo Mastrangelo

 

Pour les intimés

BRITISH COLUMBIA BROADBAND ASSOCIATION,

CONSORTIUM DES OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CANADIENS INC., DISTRIBUTEL COMMUNICATIONS LIMITED,

ICE WIRELESS INC, CENTRE DE DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, VAXINATION INFORMATIQUE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelantes

BELL CANADA, BELL MTS, MTS INC.

 

Davies Ward Phillips & Vineberg, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Norton Rose Fulbright Canada, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LES APPELANTES

BRAGG COMMUNICATIONS INCORPORATED (FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM D’EASTLINK), COGECO COMMUNICATIONS INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., SHAW CABLESYSTEMS G.P., et VIDEOTRON LIMITED

 

Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimée

TEKSAVVY SOLUTIONS INC.

 

Tacit Law

Ottawa (Ontario)

Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉS

BRITISH COLUMBIA BROADBAND ASSOCIATION, CONSORTIUM DES OPÉRATEURS DE RÉSEAUX CANADIENS INC., DISTRIBUTEL COMMUNICATIONS LIMITED, ICE WIRELESS INC., CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, VAXINATION INFORMATIQUE

 

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