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Date : 20200915


Dossiers : A-150-17

A-227-17

Référence : 2020 CAF 141

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

NOVA CHEMICALS CORPORATION

appelante

et

THE DOW CHEMICAL COMPANY, DOW GLOBAL TECHNOLOGIES INC. et DOW CHEMICAL CANADA ULC

intimées

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 19 juin 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2020.

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DISSIDENTS :

LA JUGE WOODS


Date : 20200915


Dossiers : A-150-17

A-227-17

Référence : 2020 CAF 141

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

NOVA CHEMICALS CORPORATION

appelante

et

THE DOW CHEMICAL COMPANY, DOW GLOBAL TECHNOLOGIES INC. et DOW CHEMICAL CANADA ULC

intimées

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT

Version publique non caviardée des motifs confidentiels du jugement remis aux parties.

LE JUGE STRATAS

[1] Notre Cour est saisie d’un appel et d’un appel incident interjetés à l’encontre du jugement rendu par la Cour fédérale dans le dossier T-2051-10 (sous la plume du juge Fothergill) : 2017 CF 350, motifs complémentaires (2017 CF 637), motifs relatifs aux dépens (2017 CF 759).

[2] Après les plaidoiries devant notre Cour, l’appel et l’appel incident ont été mis en suspens pendant une longue période pour permettre la tenue de discussions visant un règlement. Malheureusement, ces discussions ont échoué.

[3] Par souci de concision, dans les présents motifs, « NOVA » renvoie à l’appelante et « Dow » aux intimés.

[4] De façon générale, l’appel et l’appel incident devant notre Cour portent sur les principes qui devraient régir le calcul des fonds qu’un plaignant peut recouvrer par voie de restitution des profits. Cette question découle d’un jugement antérieur de la Cour fédérale qui a par la suite été confirmé en appel : 2014 CF 844, confirmé par 2016 CAF 216.

[5] Dans ce jugement antérieur, la Cour fédérale conclut que NOVA s’est rendue coupable de contrefaçon du brevet de Dow relativement au métallocène polyéthylène à basse densité et structure linéaire en fabriquant son produit, SURPASS, et en le vendant pour faire concurrence au produit de Dow, ELITE.

[6] Ce jugement fait intervenir la question de la réparation. La Cour fédérale a autorisé Dow à choisir entre une restitution des profits tirés de la contrefaçon du brevet et des dommages-intérêts compensatoires. Dow a opté pour la restitution des profits.

[7] Ni la décision autorisant Dow à choisir le type de réparation, ni le choix proprement dit, ne sont contestés. L’appel et l’appel incident portent exclusivement sur la restitution des profits et, plus précisément, sur le calcul du montant de la réparation à laquelle Dow a droit.

[8] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais à la fois l’appel et l’appel incident.

A. La restitution des profits à titre de réparation pour contrefaçon de brevet

(1) Principes généraux

[9] Dans ce domaine du droit, les juges ont tendance à peu s’étendre sur les principes et à ne formuler que de brefs motifs pour justifier leurs décisions. Dans des affaires ultérieures, des juges considèrent parfois ces justifications comme des règles rigides et les appliquent à la lettre. Cependant, au fil des ans, à mesure que ces règles sont appliquées et raffinées, elles peuvent évoluer d’une manière qui s’écarte des principes qui les sous-tendent. Pire encore, à mesure que les règles se complexifient, certains avocats, voire certains juges, commencent à invoquer l’« equity » comme un motif justifiant l’adjudication de toute réparation qui leur semble juste et appropriée. Une telle démarche ne respecte pas notre système juridique, fondé sur la primauté du droit, qui valorise la cohérence et la prévisibilité des décisions.

[10] Pour éviter un tel résultat, il est utile de cerner et d’expliquer à l’occasion les principes qui sous-tendent un domaine particulier du droit. La présente affaire nous offre pareille occasion en matière de restitution des profits en réparation de la contrefaçon d’un brevet. À la lumière d’un tel exercice et des principes de la restitution des profits, il ressort des faits de l’espèce que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur susceptible de révision. De fait, comme je l’explique ci-après, je souscris dans une large mesure à l’analyse de la Cour fédérale, sauf sur un seul point.

[11] En termes généraux, la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985) ch. P-4, établit et réglemente le marché entre les inventeurs et le public : les inventeurs divulguent leurs inventions pour le bien de tous, y compris du public et des inventeurs qui suivront, et ils bénéficient en contrepartie d’un puissant monopole sur l’exploitation de leur invention durant une période précise. Si la Loi sur les brevets n’accordait pas un tel avantage, on pourrait s’attendre à ce que bon nombre d’inventeurs gardent leurs inventions secrètes et privent ainsi l’ensemble de la population des connaissances et du savoir-faire susceptibles de servir de base à d’autres inventions. Au fil des ans, il en résulterait une diminution du nombre de découvertes et, partant, des bienfaits pour la société. La Cour suprême du Canada et notre Cour ont à maintes reprises expliqué ce marché inhérent à l’octroi de brevets, notamment dans les arrêts Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, au paragraphe 13, et Apotex Inc. c. Merck & Co., Inc., 2015 CAF 171, [2016] 2 R.C.F. 202, au paragraphe 42 (Apotex [CAF] (2015)).

[12] Nombreux sont ceux qui, dans la doctrine et lors de colloques universitaires, se demandent si ce marché est aussi avantageux pour la société que certains le prétendent. Un tel débat n’est toutefois pas pertinent dans une salle d’audience. La Loi sur les brevets, et le marché qu’elle établit et réglemente, est d’application impérative. En promulguant la Loi sur les brevets, le législateur a décrété que le marché est un bien collectif, qui est nécessaire à la fois pour la création de richesses et l’amélioration de notre bien-être collectif.

[13] Si l’on écarte les circonstances exceptionnelles où des dommages-intérêts punitifs sont justifiés et les dispositions légales à l’effet contraire, les recours en cas de contrefaçon de brevet doivent respecter ce marché. Les réparations accordées ne doivent aller ni au-delà ni en deçà de l’objet; elles ne doivent ni saper le marché ni l’étendre.

[14] La Loi sur les brevets et la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, définissent expressément les réparations prévues en cas de contrefaçon de brevet, dont l’octroi de dommages-intérêts compensatoires (art. 55) et l’interdiction, l’inspection et le règlement de comptes (art. 57). Les Cours fédérales peuvent aussi accorder d’autres réparations sous le régime « d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit » (Loi sur les Cours fédérales, par. 20(2)).

[15] Les dommages-intérêts compensatoires accordés pour contrefaçon de brevet visent un objectif précis : remettre les titulaires de brevets dans l’état où ils auraient été n’eût été la contrefaçon. Cette mesure a pour unique objectif l’indemnisation, ni plus, ni moins.

[16] Dans bien des cas, l’allocation de dommages-intérêts compensatoires est conforme au marché prévu par la Loi sur les brevets. Les titulaires de brevets contrefaits obtiennent réparation pour la violation de leur droit à l’exploitation exclusive de leur invention. Souvent, le contrefacteur ne profite pas de ses actes répréhensibles, et aucune incitation à la contrefaçon n’en découle.

[17] Or, parfois, l’octroi de dommages-intérêts compensatoires ne respecte pas le marché prévu par la Loi sur les brevets. C’est le cas si le contrefacteur réalise, de l’exploitation de l’invention brevetée, un profit supérieur au montant des dommages-intérêts compensatoires qu’il doit verser au titulaire du brevet. En chiffres nets, le contrefacteur peut même en sortir gagnant.

[18] Si l’arsenal des tribunaux en matière de réparation se limitait à l’allocation de dommages-intérêts, il serait parfois avantageux pour certains de s’adonner à la contrefaçon. Pour eux, les dommages-intérêts compensatoires ne seraient en effet rien de plus que des frais raisonnables à acquitter pour contrefaire un brevet en vue d’en tirer des profits supérieurs. Dans ce cas, les inventeurs ne bénéficieraient plus du droit exclusif d’exploiter leur invention, mais auraient simplement le droit d’exiger le paiement de frais pour l’exploitation non autorisée de celle-ci. De fait, d’importants intérêts financiers inciteraient les contrefacteurs à violer le monopole conféré par le brevet. Une telle réalité sonnerait le glas du marché prévu par la Loi sur les brevets.

[19] Heureusement, l’arsenal des tribunaux en matière de réparation n’est pas vide. Les tribunaux disposent en effet d’une autre arme pour protéger et défendre le droit à l’exclusivité des titulaires de brevet et, partant, le marché prévu par la Loi sur les brevets : la restitution des profits.

[20] La restitution des profits a pour objet non pas de réparer un préjudice subi, mais plutôt d’en dépouiller l’auteur des profits réalisés grâce à la contrefaçon. Les tribunaux écartent ainsi toute incitation financière à la contrefaçon. Les contrefacteurs en puissance comprennent que la contrefaçon ne paie pas, car, si elle était découverte, tous les profits qu’ils en auraient tirés leur seraient retirés. La possibilité d’être condamnés à la restitution des profits leur rappelle qu’il vaut mieux éviter d’enfreindre les droits à l’exclusivité conférés par les brevets et consacrer plutôt leur temps à des activités licites plus bénéfiques. Ainsi, la restitution des profits renforce le marché prévu par la Loi sur les brevets. Si les conséquences auxquelles s’exposent les contrefacteurs qui violent le monopole conféré par la loi aux titulaires de brevet sont insuffisantes, le marché prévu par la Loi sur les brevets ne tient plus, l’esprit d’innovation s’essouffle et une source de richesse publique s’appauvrit.

[21] Cet objet ressemble au rôle de la restitution des profits dans le maintien d’autres importantes dynamiques et relations reconnues par la loi. À titre d’exemple, la restitution des profits joue un rôle déterminant dans la protection et la défense de la relation entre les fiduciaires et leurs bénéficiaires, car elle supprime tout motif de nuire à cette relation. Voir, par exemple, Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177, par. 75; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, p. 453 et 454, 1994 CanLII 70; I.M. Jackman, « Restitution for Wrongs » (1989) 48:2 Cambridge L.J. 302, p. 304; James Edelman, Gain-Based Damages: Contract, Tort, Equity and Intellectual Property (Portland, OR: Hart Publishing, 2002), p. 83 à 86.

[22] Il se peut que les dommages-intérêts compensatoires ne soient pas suffisants pour défendre la relation fiduciaire, tout comme pour décourager la contrefaçon de brevet : James Edelman, « The Measure of Restitution and the Future of Restitutionary Damages » (2010) 18 R.L.R. 1, p. 11 ([traduction] « des dommages-intérêts de restitution [...] sont nécessaires [...] lorsque les autres mesures de réparation n’ont pas un effet dissuasif suffisant »). Par exemple, si un fiduciaire investit pour son usage personnel 100 $ d’une somme qu’il détient en fiducie, en retire un profit de 1 000 $ et est condamné aux dommages-intérêts compensatoires, il serait tenu de rembourser seulement 100 $, ce qui lui permettrait de conserver 900 $. Une sanction purement compensatoire encouragerait les comportements fiduciaires déloyaux et minerait une relation que la loi juge digne de protection.

[23] En matière de contrefaçon de brevet, supposons qu’un contrefacteur multinational fasse preuve d’une extrême efficacité en réussissant à produire, à un coût comparable, des marchandises contrefaites en quantités beaucoup plus importantes que le titulaire du brevet. Si le tribunal pouvait seulement allouer des dommages-intérêts compensatoires, le titulaire du brevet ne serait indemnisé que pour les ventes perdues, qui ne représentent qu’une goutte d’eau dans la mer des profits réalisés par le contrefacteur. Dans un tel cas, les contrefacteurs efficaces bénéficieraient d’un avantage. Dépouiller les contrefacteurs des gains qu’ils ont acquis illégalement, par une restitution des profits, est souvent le seul moyen de défendre le droit à l’exclusivité dont bénéficie le titulaire du brevet à l’égard de son invention.

[24] La restitution des profits fait en sorte que les fiduciaires déloyaux de même que les contrefacteurs de brevet ne pourront « tirer profit de [leur] faute » (Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159, p. 174, 1993 CanLII 141; Strother, par. 77 (la réparation « montre aux fiduciaires déloyaux que le conflit d’intérêts ne paie pas »); Andrew Burrows, The Law of Restitution, 3e éd. (New York: Oxford University Press, 2011), p. 621 à 623; Jackman, p. 304). Ce puissant principe établi de longue date sous-tend les mesures de réparation prévues dans bon nombre de domaines du droit (voir, par exemple, Lundy v. Lundy (1895), 24 R.C.S. 650; Jamieson v. Jamieson (1921), 63 R.C.S. 188; Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co. [1992] 3 R.C.S. 87, 1992 CanLII 32; Hall c. Hebert; Scott c. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1989] 1 R.C.S. 1445, 1989 CanLII 105). Dans le domaine des brevets, le fait de dépouiller les contrefacteurs de leurs gains acquis illégalement rétablit la confiance à l’égard du régime prévu par la Loi sur les brevets et garantit un traitement équitable, non seulement pour les inventeurs, mais aussi pour leurs concurrents qui respectent les règles du jeu. Comme le mentionne le professeur Burrows (aujourd’hui lord Burrows, juge à la Cour suprême du Royaume-Uni), à la page 662 de son ouvrage, [traduction] « [p]ourquoi une partie fautive devrait-elle se retrouver en meilleure position que, par exemple, un concurrent qui a pris soin de ne pas enfreindre les droits que la loi reconnaît à autrui? ».

[25] I.M. Jackman, un éminent spécialiste de la question de la restitution au sein du Commonwealth, explique comment les réparations fondées sur ce principe, comme la restitution des profits, peuvent protéger l’intégrité des [traduction] « institutions juridiques visant à faciliter un certain but » :

[traduction]

Tout comme la loi protège directement les gens contre le préjudice, de même doit-elle protéger l’intégrité des [...] institutions juridiques visant à faciliter un certain but; la structure des recours civils doit donc tenir compte de la nécessité d’offrir une protection contre les préjudices non seulement personnels, mais aussi institutionnels. Si le préjudice institutionnel n’est pas une forme immédiate de « préjudice à autrui », ce préjudice s’exerce néanmoins d’une manière indirecte, en privant un groupe de l’intégrité (et, partant, de l’utilité) de telles institutions. Qui plus est, ces deux types de protection contre les préjudices sont indépendants l’un de l’autre de sorte que, même si personne n’a subi personnellement et directement aucun préjudice, un recours pourrait toujours être possible pour protéger une institution particulière.

[Jackman, précité, à la page 304, non souligné dans l’original, renvois omis.]

[26] Dans l’arrêt Hodgkinson, à la page 453, la Cour suprême fait écho à ces commentaires dans le contexte de l’obligation fiduciaire : « [...] [l]e droit est ainsi en mesure de surveiller une relation que la société considère comme utile, tout en écartant la nécessité d’une réglementation officielle qui risquerait d’en réduire l’utilité sociale ».

[27] La restitution des profits vise à permettre le recouvrement des bénéfices réalisés par les contrefacteurs grâce à la contrefaçon, ni plus, ni moins (voir, par exemple, Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902, par. 101; Apotex Inc. c. ADIR, 2017 CAF 23, par. 26 et 28 (ADIR [CAF]); Rivett c. Monsanto Canada Inc., 2010 CAF 207(Rivett [CAF]); Dart Industries Inc. v. Décor Corporation Pty Ltd. (1993), 179 C.L.R. 101, (1993) 116 A.L.R. 385, p. 111 (Haute Cour de l’Australie); Norman Siebrasse, « A Remedial Benefit-Based Approach to the Innocent-User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2004), 20 C.I.P.R. 79, p. 83 (Siebrasse, 2004)).

[28] Accorder moins – et permettre que la contrefaçon de brevet profite au contrefacteur – ne supprime pas complètement l’incitation; ce dernier n’est pas dissuadé, et le marché est de ce fait miné. Accorder plus – et dépouiller les contrefacteurs des bénéfices tirés de la contrefaçon et davantage – supprime l’incitation. Le marché est alors confirmé, mais en accordant davantage, on punit le contrefacteur.

[29] Or, la restitution des bénéfices n’a pas pour objet de punir (Schmeiser, par. 101; Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée , [1997] 2 C.F. 3, 1996 CanLII 4095 (CAF), par. 15). C’est l’objet des dommages-intérêts punitifs, qui s’ajoutent à d’autres réparation (indemnisation ou restitution). Leur octroi et leur montant sont régis par des règles de droit distinctes (voir, par exemple, Whiten c. Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 R.C.S. 595, par. 36, cité dans Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, par. 63 à 66).

[30] Une mise en garde s’impose. Dans certains cas, le calcul effectué conformément aux principes établis en matière de restitution des profits peut donner une somme considérable, susceptible d’effrayer certains juges. Ils tournent alors le dos au principe, déterminent ce qui leur semble juste et trouvent une formule pour réduire le montant de la réparation. Ils ont tort. Ce faisant, ils ne proposent pas une réponse judiciaire fondée sur une application raisonnée des principes établis aux éléments de preuve. Ils fondent plutôt leur réponse sur des sentiments et des impressions singuliers; qui varient d’un juge à un autre. Si telle était la manière reconnue d’appliquer la restitution des profits, le résultat serait alors le fruit du hasard et dépendrait de la personne choisie pour statuer sur l’affaire; comme si la justice dépendait d’un jeu de roulette. Hélas, certains avocats – non pas les juristes chevronnés et professionnels – encouragent ce type de réponses non judiciaires, en s’insurgeant contre des demandes de réparation qu’ils estiment « astronomiques », « iniques » et « iniques » sans renvoyer aux principes établis.

[31] Il faut être réalistes à l’égard de ces approches non judiciaires. Si un défendeur s’approprie à tort la machine brevetée du demandeur, qu’il en retire des millions de dollars alors qu’il n’avait pas le droit de l’exploiter et qu’il est condamné à la restitution des profits, il devra remettre tous les profits générés par cette faute, jusqu’au dernier sou, peu importe le montant de la restitution. Sinon, le défendeur sera récompensé pour sa faute, et d’autres pourraient être incités à lui emboîter le pas.

[32] Par conséquent, la directive voulant qu’il faille éviter un effet punitif en ordonnant la restitution des profits, si elle est bien interprétée, ne justifie nullement que l’on réduise ou limite arbitrairement la somme à recouvrer du contrefacteur. Il s’agit uniquement d’un rappel prudent selon lequel les principes de causalité doivent être appliqués adéquatement et rigoureusement, afin que seuls les gains réalisés par le contrefacteur grâce à la contrefaçon ne soient recouvrés, ni plus, ni moins.

[33] Bref, selon le principe de la restitution des profits, le titulaire du brevet n’a droit qu’à la restitution des profits que le contrefacteur a acquis au moyen de la contrefaçon du brevet, correctement interprété et compris, ni plus, ni moins. L’accent est mis sur les expressions « au moyen de » et « contrefaçon du brevet, correctement interprété et compris ». La première fait ressortir l’importance pour la cour de déterminer le lien de causalité, car la restitution des profits ne vise que les sommes ayant un lien de causalité avec la contrefaçon; toute somme supplémentaire relève d’un effet punitif. La deuxième nous rappelle que l’objectif est de garantir la protection conférée par le brevet; tout élément supplémentaire a pour effet d’étendre à tort la portée de la protection conférée par le brevet.

[34] Par conséquent, par la restitution des profits, on doit trouver le juste équilibre entre la dissuasion — c’est-à-dire supprimer toute incitation économique à la contrefaçon — et la punition — c’est-à-dire recouvrer des profits qui n’ont pas de lien de causalité avec la contrefaçon. Et elle doit viser essentiellement à défendre – et non à étendre – le monopole licite dont jouit le titulaire du brevet.

[35] Prenons l’exemple d’un fabricant de voitures de luxe qui utilise une vis particulière pour fixer les essuie-glaces de la voiture. Cette vis résulte d’une contrefaçon de brevet. Le monopole du breveté porte sur la vis, non pas sur les voitures de luxe. Si le contrefacteur était tenu de restituer tous les profits provenant de la vente des voitures de luxe, la réparation permettrait alors au titulaire du brevet de jouir d’un monopole qu’il ne possède tout simplement pas. Le titulaire de brevet n’a pas inventé les voitures de luxe; il n’a inventé qu’une vis. La restitution des profits vise à défendre le brevet; elle doit donc se limiter à la portée du brevet, sans plus.

[36] La jurisprudence a établi deux règles pour aider les tribunaux à appliquer ces principes : 1) seuls les profits réels, c’est-à-dire la différence entre les recettes réelles et les coûts réels, sont restitués; 2) seuls les profits découlant de la contrefaçon de brevet sont restitués.

(2) Principes précis

a) Seuls les profits réels sont restitués

[37] Lorsqu’ils ordonnent la restitution des profits, les tribunaux doivent s’appuyer sur des faits réels, et non sur des hypothèses. Ils ne s’intéressent qu’aux recettes réelles et aux coûts réels. Il importe peu de savoir ce qui « aurait pu » ou « aurait dû » se produire, ou ce qui « se serait » produit. La seule chose qui importe, c’est de savoir ce qui s’est produit. Car l’objectif de la réparation est de dépouiller le contrefacteur des gains qu’il a bel et bien réalisés au moyen de la contrefaçon réelle du brevet, correctement interprété et compris.

[38] Il est donc un principe essentiel dans ce domaine du droit : c’est que les titulaires de brevet doivent évaluer leurs contrefacteurs dans leur véritable situation (Lubrizol, par. 15; Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp. (1994), [1995] 1 C.F. 483, p. 368, 1994 CanLII 3524, (CAF); Norman Siebrasse et al., « Accounting of Profits in Intellectual Property Cases in Canada » (2007) 24 C.I.P.R. 83, p. 87 (Siebrasse, 2007); S.J. Perry et T.A. Currier, Canadian Patent Law, 3e éd. (Markham, Ont.: LexisNexis Canada, 2014), p. 472, par. 17.46; Dart Industries, p. 111; Celanese International Corp. v. BP Chemicals Ltd., [1999] R.P.C. 203, [1998] All E.R. (D.) 594, p. 220 (C.H. Eng)). Dans ses motifs, la Cour fédérale définit correctement ce principe et s’en inspire (motifs, par. 138 à 140).

[39] Ce principe favorise la réalisation des objectifs de la réparation. La restitution de toute somme inférieure aux profits réels du contrefacteur offrirait une incitation économique à la contrefaçon en permettant au contrefacteur de conserver une partie des gains acquis illégalement et saperait le monopole du breveté. Exiger la restitution d’une somme supérieure aux profits réellement dégagés n’est pas nécessaire pour protéger ce monopole; il s’agirait alors d’une mesure punitive.

[40] Ainsi, les tribunaux doivent éviter le raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques. Il n’est pas pertinent de se demander ce que les parties auraient fait, ni ce qu’elles auraient pu ou auraient dû faire.

[41] Par exemple, les contrefacteurs ne peuvent déduire les coûts de renonciation (c.-à-d. ce qu’ils auraient fait n’eût été la contrefaçon). Les coûts de renonciation sont des coûts hypothétiques. Autoriser la déduction de recettes ou de coûts hypothétiques mine le marché inhérent à l’octroi de brevets et fausse le portrait de ce que le contrefacteur a réellement gagné. Il est alors impossible de dégager la valeur réelle provenant de la contrefaçon.

[42] Dans ses observations orales, l’intimée Dow a avancé un exemple simple et pertinent pour illustrer ce point : si des voleurs de banque volent 50 $ et sont tenus de les restituer, ils ne peuvent demander qu’en soient déduits 20 $, car c’est ce qu’ils auraient gagné s’ils avaient travaillé au lieu de perpétrer le vol. Autoriser la déduction des 20 $ encouragerait les vols de banque : dans le meilleur des cas, le vol n’est pas remarqué, et les voleurs conservent tous les gains acquis illégalement; dans le pire des cas, ils conservent ce qu’ils auraient gagné, n’eût été le vol de banque. Selon une telle logique, qu’est-ce qui empêcherait les voleurs d’opter pour le vol chaque fois que l’occasion se présente? De même, qu’est-ce qui empêcherait des contrefacteurs de continuer leurs activités de contrefaçon chaque fois qu’ils en auraient l’occasion? Ce serait pour eux comme recevoir un billet de loterie gratuit; la situation présenterait seulement des avantages, et aucun inconvénient.

[43] Poussons l’exemple de Dow un peu plus loin. Supposons que les voleurs gagnent beaucoup plus que le salaire minimum, et donc que leurs coûts de renonciation sont de 100 $. Si les voleurs pouvaient déduire les coûts de renonciation (50 $ moins 100 $), ils n’auraient alors aucun profit à remettre. Ils pourraient voler la banque sans subir de conséquences. Si les voleurs ne sont pas contraints de restituer les profits réels, ils ont carte blanche pour voler à leur guise. De même, dans le contexte des brevets, les contrefacteurs qui justifient d’importants coûts de renonciation – ceux qui sont puissants et bien pourvus et qui pourraient réaliser des profits substantiels en menant d’autres activités licites – pourraient contrefaire des brevets sans s’exposer à quelque conséquence que ce soit.

[44] Par conséquent, permettre aux contrefacteurs de déduire les coûts de renonciation enfreint la règle voulant que seuls les coûts réels puissent être déduits. En étant autorisés à déduire des coûts hypothétiques, les contrefacteurs bénéficient d’un motif économique de « voler la banque », et cela vient miner le marché inhérent à l’octroi de brevets.

[45] Il convient de préciser que le raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques s’applique à l’octroi de dommages-intérêts compensatoires pour contrefaçon de brevet (voir, par exemple, Apotex (CAF) (2015), par. 43 à 45; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, par. 50.) Il ne fait aucun doute que, dans ce contexte, « [l]es deux expressions “aurait eu” et “aurait pu” sont les expressions clés » pour déterminer le montant adéquat de l’indemnisation (voir, par exemple, Pfizer, par. 50). Ce n’est toutefois pas le cas lorsqu’il s’agit de la restitution des profits. L’indemnisation du demandeur ne joue pas dans la restitution des profits. Il importe peu de savoir ce qui « aurait pu » se produire; la seule chose qui importe est de savoir combien la contrefaçon du brevet, correctement interprété et compris, a réellement rapporté au contrefacteur.

b) Seuls les profits attribuables à la contrefaçon de brevet sont restitués

[46] Il doit exister un lien de causalité entre les profits à remettre et la contrefaçon de brevet. Une « conception normale du lien de causalité » doit être appliquée (Schmeiser, par. 101). À titre d’exemple, une société pharmaceutique n’a pas à restituer les profits dégagés de tous ses produits simplement parce que l’un d’eux est contrefait.

[47] Il peut y avoir des éléments contrefaits et d’autres qui ne le sont pas à l’intérieur d’un même produit. Si un système de freinage breveté est installé sur une voiture, le titulaire du brevet n’a pas droit à tous les profits générés par la vente de ces voitures (Dart Industries, p. 120). De même, si un médicament renferme deux principes actifs, dont l’un est breveté et l’autre ne l’est pas, le titulaire du brevet pourrait ne pas avoir droit à la totalité des profits tirés du médicament (Wellcome Foundation Limited c. Apotex Inc. 1998 CanLII 8270 (C.F.)). Le tribunal analyse les profits et ordonne que seuls les profits attribuables à la contrefaçon soient restitués, et le contrefacteur peut conserver le reste. Il en est ainsi parce qu’une partie des profits provient d’une source non contrefaisante (c.-à-d. la voiture ou le principe actif non breveté).

[48] Dans la jurisprudence, le terme « répartition des profits » renvoie à la séparation des profits attribuables à la contrefaçon des autres profits (voir, par exemple, ADIR c. Apotex Inc., 2015 CF 721, par. 119 (ADIR (CF)), infirmé par ADIR (CAF), pour une autre question). Malheureusement, ce terme peut être trompeur. Il laisse entendre que le rôle du tribunal est de répartir les profits entre les sommes qui sont recouvrables et celles qui ne le sont pas en se fondant sur l’équité. Or, il ne s’agit pas du tout de cela. La « répartition » n’est qu’une autre façon de décrire l’exercice par lequel le tribunal détermine les profits générés par la contrefaçon et les distingue de ceux qui ne le sont pas. Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Schmeiser, au paragraphe 101, « l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » (non souligné dans l’original). L’évaluation des profits résultant de la contrefaçon demeure la principale tâche du tribunal.

[49] Ordonner la restitution des profits générés par une voiture entière, à cause de l’exploitation d’un système de freinage ou d’une vis contrefaits, a non seulement un caractère punitif, mais a aussi pour effet de gonfler exagérément la valeur du brevet. Comme il est expliqué plus haut, le titulaire du brevet a droit seulement à la valeur générée par le système de freinage ou la vis brevetés, et non aux profits provenant de la voiture tout entière. Autrement, la Loi sur les brevets protégerait un droit que le breveté ne possède tout simplement pas. La réparation que constitue la restitution des profits défend les limites du brevet; elle ne l’étend pas.

[50] Par la répartition des profits, la cour doit établir un lien, s’il en est, entre le brevet et les profits. Elle peut le faire en déterminant la valeur (c.-à-d. les profits) attribuable au brevet. En d’autres mots, la cour peut se demander quels profits sont attribuables au système de freinage breveté de la voiture. Quels profits sont attribuables à l’ingrédient breveté du médicament?

[51] Le professeur Norman Siebrasse, un membre éminent du milieu de la propriété intellectuelle au Canada, qualifie cette approche de [traduction] « méthode du profit différentiel » ou « répartition fondée sur la valeur » :

[traduction]

[...] une restitution des profits fondée sur la valeur ajoutée par l’invention brevetée, et non sur le coût proportionnel ou la dimension physique, respecte la nature fondamentale des brevets en tant que propriété intellectuelle. La valeur d’une invention tient à sa contribution intellectuelle et non à sa contribution matérielle. Il est possible que toute la valeur de la marchandise soit attribuable au brevet, même si l’élément breveté ne représente qu’une faible portion des marchandises vendues, sur le plan du volume ou des coûts.

[Siebrasse, 2004, p. 92.]

[52] Dans l’arrêt ADIR (CAF), au paragraphe 73, notre Cour cite avec approbation le paragraphe 76 de l’arrêt Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy [1994] A.C.F. no 682, infirmé par [1995] A.C.F. no 733 (mais confirmé sur ce point), pour illustrer cette approche fondée sur la valeur. Cet extrait est le suivant :

Toutefois, il est certain qu’à cause des circonstances individuelles d’une affaire particulière, la [répartition] des bénéfices peut constituer la seule solution équitable. Le critère, lorsqu’on détermine si la [répartition] doit être effectuée, est fondé sur la possibilité de vendre, dans son ensemble, le produit qui contient l’invention brevetée. Il s’agit de savoir si la demande du marché, en ce qui concerne le produit du défendeur, découlait du brevet contrefait, ou si elle découlait des caractéristiques additionnelles du produit. En d’autres termes, l’enquête vise [traduction] « la valeur de la pièce brevetée par rapport à la machine complète », comme l’a dit lord Shaw dans l’arrêt Watson Laidlaw.

Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée compte tenu de la preuve dans son ensemble. La réponse dépend entièrement des circonstances particulières de chaque affaire. Il incombe à la défenderesse de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre la Cour que la demande du consommateur pour son produit découlait des caractéristiques autres que le brevet contrefait de la demanderesse. Si la preuve de la défenderesse à cet égard est inadéquate, la Cour n’effectuera pas la répartition.

[53] Pour qu’un tribunal autorise la répartition des profits, le défendeur doit faire la preuve qu’une partie des profits n’est pas attribuable au brevet, mais provient plutôt de certains autres éléments non contrefaits des marchandises contrefaites (ADIR (CAF), par. 72; D. MacOdrum, Fox on the Canadian Law of Patents, 5e éd. (feuilles mobiles) (Toronto: Thomson Reuters, 2019) (mise à jour : mars 2018), par. 14:5(f)).

[54] La jurisprudence sur la restitution des profits comporte de nombreux exemples d’une répartition fondée sur la valeur :

  • Dans l’affaire Wellcome, une affaire où un principe actif du médicament est breveté et l’autre ne l’est pas, la Cour fédérale refuse d’autoriser une répartition fondée sur le poids relatif des deux principes actifs ou sur leur coût de fabrication respectif. Elle fonde plutôt la répartition sur la valeur générée par l’ingrédient breveté (par. 54 à 58).

  • Dans l’affaire Teledyne Industries Inc. c. Lido Industrial Products Ltd. [1982] A.C.F. no 1024 (C.F.), la Cour fédérale refuse d’autoriser une répartition des profits, car « il n’y a aucune preuve établissant que les améliorations apportées ont, en fait, augmenté les possibilités de commercialisation des pommes de douche ou ont influé sur leurs ventes. Il est évident qu’il ne peut être question de répartition en l’absence de répercussions clairement établies sur le marché » (par. 29).

  • Dans l’affaire Lubrizol, le brevet porte sur une huile à moteur contenant un certain additif. Dans cette affaire, la Cour procède à une répartition des profits, car « il est possible que [les huiles à moteur] se soient accaparé leur part de marché et aient entraîné les bénéfices correspondants pour d’autres raisons que la présence de l’additif breveté [du titulaire de brevet] » (par. 10). De fait, « la réalité » est que le breveté « n’a pas inventé l’huile à moteur » (ibid.).

  • Dans l’affaire Dart Industries, à la page 120, la Haute Cour de l’Australie refuse de répartir les profits, parce que le couvercle à bouton-pressoir contrefait sur une canette par ailleurs licite est [traduction] « la caractéristique essentielle [...] sans laquelle ce contenant particulier n’aurait jamais été produit ».

  • Dans l’affaire Manufacturing Co. v. Cowing, 105 U.S. 253 (1881), le breveté ajoute un nouveau dispositif à une pompe existante, mais la Cour suprême des États-Unis refuse de répartir les profits et accorde une restitution complète des profits générés par la pompe, car [traduction] « l’ancienne pompe était inutile sans l’amélioration » (p. 256). Aucune vente de la marchandise contrefaite n’aurait pu être réalisée sans l’amélioration (ibid.).

[55] La répartition des profits fondée sur la valeur est acceptée et appliquée dans des domaines autres que la contrefaçon de brevet, et on peut s’inspirer de certaines affaires dans ces domaines (voir, p. ex., My Kinda Town Ltd. v. Soll (1981), [1983] R.P.C. 15, [1981] Com. L.R. 194, p. 56).

[56] Il est plus facile de comprendre le principe de la répartition lorsque le brevet vise une composante d’un ensemble plus vaste (p. ex., un système de freinage contrefait à l’intérieur d’une voiture). On comprend alors facilement pourquoi le breveté n’a pas droit aux profits générés par la voiture entière qui est dotée d’un système de freinage contrefait. Cependant, la jurisprudence contraignante de notre Cour et de la Cour suprême du Canada nous indique qu’une répartition peut être nécessaire, même lorsque le produit entier contrefait le brevet. Dans les arrêts Schmeiser et ADIR (CAF), notre Cour et la Cour suprême du Canada appliquent une méthode de répartition fondée sur la valeur, même si les produits entiers contrefaisaient le brevet.

[57] Comme l’affirme la Cour suprême, il faut comparer « le profit que l’invention a permis au défendeur de réaliser à celui que lui aurait permis de réaliser la meilleure solution non contrefaisante » (Schmeiser, par. 102; Collette v. Lasnier (1886), 13 R.C.S. 563, p. 576). Il s’agit, en réalité, de la « méthode privilégiée de calcul des profits devant être remis » (Schmeiser, par. 102).

[58] Les arrêts Schmeiser et ADIR (CAF) illustrent bien comment appliquer la méthode de la répartition fondée sur la valeur lorsque le produit entier exploité ou vendu contrefait le brevet.

[59] Dans l’affaire Schmeiser, les agriculteurs ont exploité sur leurs terres des semences de canola résistantes à un herbicide protégées par un brevet. Il n’y avait aucune sous-composante non contrefaisante, puisque le brevet visait la semence entière. Cependant, les contrefacteurs n’ont jamais pulvérisé l’herbicide sur leurs cultures. La Cour suprême n’accorde aucune remise de profits, car les contrefacteurs « ont réalisé exactement les mêmes profits que s’ils avaient planté et récolté du canola ordinaire » et, par conséquent, ils n’ont « pas obtenu un meilleur prix » et « [s]ur le plan agricole, les appelants n’ont également tiré aucun avantage » des semences brevetées (par. 104). Comparativement à la solution licite, l’agriculteur n’a réalisé aucun profit « dû à l’invention » (par. 103, souligné dans l’original).

[60] Dans l’affaire ADIR (CAF), le contrefacteur a fabriqué le médicament du breveté au Canada, puis l’a vendu au Canada et à l’étranger. Le contrefacteur a reconnu que les profits générés par ses ventes au Canada devraient être restitués, mais a fait valoir, et notre Cour a accepté cet argument, qu’il n’avait pas à restituer les profits découlant de ses ventes sur le marché international, car les médicaments brevetés auraient pu être fabriqués à l’extérieur du Canada sans qu’il y ait contrefaçon. Le contrefacteur n’a tiré aucun bénéfice (c.-à-d. profit) du brevet en fabriquant son produit au Canada, car le médicament aurait pu être fabriqué et vendu à l’extérieur du Canada sans qu’il y ait contrefaçon.

[61] La répartition fondée sur la valeur « a pour effet de repérer et distinguer les profits générés par l’invention brevetée » (Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2009 CF 317, [2010] 2 R.C.F. 93, par. 53 (Rivett [CF])). Dans l’affaire Schmeiser, les agriculteurs et contrefacteurs ont tiré profit des semences, mais aucun de ces profits n’était attribuable à la valeur inventive des semences (c.-à-d. la résistance à un herbicide). Dans l’affaire ADIR (CAF), les profits réalisés à l’extérieur du Canada n’avaient pas de lien de causalité avec la valeur du brevet, car le breveté ne jouissait pas d’un monopole à l’étranger.

[62] Ces affaires illustrent comment la méthode de répartition des profits fondée sur la valeur doit être centrée sur la valeur ajoutée par l’invention proprement dite. Cette méthode favorise la réalisation des objectifs de la réparation. Elle garantit que la Loi sur les brevets ne protège que les droits qu’elle confère réellement au breveté. Si la méthode de répartition fondée sur la valeur n’avait pas été appliquée dans l’arrêt Schmeiser, le breveté aurait bénéficié d’un monopole sur les semences de canola en général, alors que, dans l’affaire ADIR (CAF), il aurait été « confér[é] une portée extraterritoriale » à un brevet dont le monopole ne visait que le Canada (par. 33).

[63] Même si l’on met de côté la jurisprudence contraignante, il paraît logique, d’après les principes établis, d’opter pour une répartition des profits même si le brevet vise l’intégralité du produit contrefait. Si l’objet de la remise est d’enjoindre au contrefacteur de restituer la valeur dérivée du brevet, la répartition des profits ne devrait pas dépendre du fait que l’objet protégé par le brevet est une partie physique d’un ensemble plus vaste ou non. La répartition est simplement une méthode qui permet au tribunal de déterminer quels profits ont un lien de causalité avec le monopole du breveté, et lesquels proviennent d’autres éléments non brevetés et licites.

[64] Quelle est la valeur d’un analgésique breveté qui procure un soulagement pendant huit heures et une minute, lorsqu’il existe un produit de substitution licite qui procure un soulagement pendant huit heures? Le breveté n’a pas inventé les analgésiques; il n’a inventé qu’un médicament qui procure un soulagement prolongé d’une minute (Lubrizol, par. 10 (« [...] la réalité est que Lubrizol n’a pas inventé l’huile à moteur »). Pourquoi un défendeur devrait-il restituer la totalité de ses profits, si une petite partie de ceux-ci est attribuable à la valeur de l’invention? En comparant l’objet protégé par le brevet à une solution de substitution licite, nous pouvons « repérer et distinguer » la valeur du brevet (Rivett (CF), par. 53). « Il en résulte une image fidèle des profits tirés de l’invention » (ibid., par. 56).

[65] Le recours à une comparaison avec des solutions de substitution licite dans le contexte de la restitution des profits ne fait pas intervenir de raisonnement inacceptable fondé sur des scénarios hypothétiques. Il s’agit simplement d’un moyen de dégager la valeur du brevet. Bien qu’il soit tentant de se laisser aller aux scénarios hypothétiques dans l’examen des solutions de substitution licites, il faut résister à cette tentation.

[66] Certes, dans son article faisant autorité (2004), au paragraphe 51, le professeur Siebrasse succombe quelque peu à cette tentation en préconisant une répartition fondée sur la valeur. Dans cet article, le professeur Siebrasse justifie la comparaison avec des solutions de substitution licites comme étant une [traduction] « formulation spécialisée » du principe du lien de causalité hypothétique (par. 91, non souligné dans l’original) :

[traduction]

L’argument en faveur de la méthode des profits différentiels est qu’elle consiste simplement à appliquer un lien de causalité hypothétique à la restitution des profits.

[...]

Selon cette méthode, les profits du défendeur tirés de la contrefaçon correspondent à la différence entre les profits réels du défendeur et ceux qu’il aurait réalisés sans la contrefaçon, à supposer que, n’eût été la contrefaçon, le défendeur aurait exploité la meilleure solution de substitution licite disponible.

[67] Cette logique viole toutefois le principe fondamental selon lequel le contrefacteur doit être évalué dans sa situation véritable. Il n’est pas utile à l’analyse de savoir ce que le défendeur « aurait exploité ». Comme il est expliqué aux paragraphes 37 à 45 des présents motifs, la restitution des profits tient compte uniquement des recettes, des coûts et des profits réels. Les éléments hypothétiques servent au calcul des dommages-intérêts compensatoires; ils n’ont pas leur place dans le calcul des profits à remettre.

[68] Le professeur Siebrasse défend en ces termes sa proposition selon laquelle, n’eût été la contrefaçon, le contrefacteur aurait utilisé la meilleure solution de substitution licite disponible :

[traduction]

[...] est raisonnable, car elle ne laisse entendre rien de plus que, n’eût été la contrefaçon, le défendeur aurait agi d’une manière prudente et avisée en cherchant à faire le plus d’argent possible. De fait, on peut difficilement voir quelle autre hypothèse pourrait être formulée [...].

(Siebrasse, 2004, p. 91 et 92, non souligné dans l’original.)

[69] Bien au contraire, il est très facile de formuler une autre hypothèse. Par exemple, si un contrefacteur pouvait prouver que, n’eût été la contrefaçon, il aurait investi ses capitaux, disons dans Apple ou Amazon avant leur domination du marché, le contrefacteur pourrait alors conserver la grande majorité, voire la totalité, de ses profits. N’eût été la contrefaçon, le contrefacteur aurait gagné beaucoup plus en investissant dans Apple ou Amazon qu’en vendant des marchandises contrefaites. Selon la logique du professeur Siebrasse, fondée sur une hypothèse, le contrefacteur n’aurait pas de profits à remettre, car l’utilisation du produit contrefait avait en fait nui à sa rentabilité globale.

[70] Le fait est, toutefois, que les contrefacteurs n’optent peut-être pas toujours pour la meilleure solution de substitution. Le contrefacteur aurait peut-être emprunté une voie totalement différente s’il n’avait pas eu accès au produit breveté, par exemple en faisant des investissements spéculatifs dans de nouvelles entreprises de technologie, et il aurait peut-être tout perdu.

[71] Selon le raisonnement du professeur Siebrasse, les coûts de renonciation peuvent être déduits lorsqu’ils sont liés à l’exploitation de la « meilleure solution de substitution licite ». Cependant, il serait contraire aux principes établis de permettre au contrefacteur de déduire ses coûts de renonciation lorsque ceux-ci sont liés à l’exploitation d’une « véritable » solution de substitution licite, mais de lui interdire cette déduction lorsque ces coûts sont de nature différente (c.-à-d. liés à un investissement dans Apple ou Amazon). Si la répartition fondée sur la valeur repose bel et bien sur des principes tenant compte de scénarios hypothétiques, il ne devrait pas importer de savoir si la solution de substitution à laquelle on a renoncé était une « véritable » solution de substitution licite ou s’il s’agissait de simples coûts de renonciation.

[72] Si les solutions de substitution licites ne jouent aucun rôle dans le raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques, suivant quels principes pourraient-elles se trouver à l’avant-scène lorsqu’il s’agit de la restitution des profits?

[73] La comparaison avec des solutions de substitution licites ne sert pas à déterminer ce que le contrefacteur aurait pu faire autrement (« n’eût été » la contrefaçon), mais plutôt à établir un seuil de référence quant aux actes licites pour déterminer la valeur du brevet. Comme l’explique la Cour fédérale dans la décision Rivett (CF), au paragraphe 56 :

[...] la meilleure solution de substitution licite à prendre en considération lorsqu’on recourt à la méthode du profit différentiel ne peut être ce que l’intéressé aurait fait s’il avait respecté la loi, c.‐à‐d. obtenu une licence d’exploitation du brevet. [...] La comparaison est à établir avec les profits qu’on aurait réalisés en exploitant le meilleur produit possible après le produit breveté même, le premier devant servir de référence pour le calcul de la valeur ajoutée. Il en résulte une image fidèle des profits tirés de l’invention – le lien de causalité nécessaire.

[74] En comparant les profits tirés du produit contrefait (c.-à-d. l’analgésique procurant un soulagement pendant huit heures et une minute) à ceux provenant du produit licite (c.-à-d. l’analgésique offrant un soulagement pendant huit heures), il est possible de dégager la valeur du brevet (c.-à-d. les profits attribuables à la minute supplémentaire de soulagement).On peut ainsi établir de manière plus précise le lien de causalité entre les profits et le brevet. Le contrefacteur devra restituer les profits attribuables à la minute supplémentaire de l’effet analgésique, pas plus, pas moins.

[75] L’expression « solution de substitution licite» peut être trompeuse dans le contexte de la restitution des profits, car le terme « solution de substitution » invite à la formulation d’hypothèses. Investir dans Apple ou Amazon ou obtenir une licence pour utiliser le brevet sont, selon le sens ordinaire de ces mots, des « solutions de substitution licites ». Cependant, pour les tribunaux, l’expression renvoie à une ligne de conduite licite qui peut réellement permettre de dégager la valeur du brevet. Ils envisagent en fait le seuil de référence licite, et non une solution de substitution.

[76] En revanche, l’expression « solution de substitution licite » convient tout à fait dans le contexte des dommages-intérêts compensatoires. Dans ce cas, le contrefacteur doit prouver qu’il « aurait » utilisé et qu’il « aurait pu » utiliser la solution de substitution licite (voir, par exemple, Apotex (CAF) (2015), par. 43 à 45; Pfizer, par. 50). Cependant, ces formulations hypothétiques ne s’appliquent pas au contexte de la restitution des profits.

[77] La décision de la Cour fédérale dans l’affaire Rivett (CF), confirmée par notre Cour, illustre bien pourquoi le terme « seuil de référence » est préférable au terme « solution de substitution » en matière de restitution des profits. Dans cette affaire, la Cour fédérale tient compte d’une solution de substitution licite à laquelle le contrefacteur n’avait pas accès localement – dans ce cas, des semences de canola ordinaires non brevetées – durant la période de contrefaçon. Suivant un raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques, la Cour fédérale ne pouvait tenir compte de la solution de substitution licite, car le contrefacteur n’y avait pas accès : n’eût été la contrefaçon, il aurait utilisé les semences brevetées.

[78] Or, la Cour fédérale n’applique pas un tel raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques. Elle estime que les semences ordinaires de soja constituent une solution de substitution, même si le contrefacteur n’aurait pu les utiliser. S’il fallait que les solutions de substitution licites soient de véritables « solutions de substitution », « on ferait abstraction du fait que [le produit] a une valeur indépendante de celle de l’invention » (Rivett (CF), par. 62). La valeur du brevet ne tient pas au fait qu’il n’est pas disponible dans un endroit précis. Sa valeur réside dans sa qualité inventive qui augmente la rentabilité ou la qualité marchande du produit contrefait. Pour la Cour fédérale, dans l’affaire Rivett, la comparaison avec une solution de substitution licite a pour but de dégager la valeur du brevet. Il importe peu de savoir si le contrefacteur aurait pu – dans un monde hypothétique – éviter la contrefaçon parce qu’une autre ligne de conduite s’offrait à lui. Ce point a été confirmé en appel (Rivett (CAF), par. 50 à 57).

[79] Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, il est préférable d’employer l’expression « seuil de référence licite » plutôt que « solution de substitution licite » lorsqu’il est question de restitution des profits. Ainsi, les tribunaux et les plaideurs ne sont pas tentés d’appliquer un raisonnement inadmissible fondé sur des scénarios hypothétiques. L’opinion incidente formulée dans l’arrêt ADIR (CAF), sur une situation hypothétique mettant en cause des solutions de substitution licites, pourrait être interprétée ainsi et, de ce fait, être jugée conforme aux motifs énoncés dans l’arrêt Rivett (CAF) et aux présents motifs.

[80] En résumé, le principal rôle de la Cour, dans la restitution des profits, est de déterminer le lien de causalité; c.-à-d. les profits réellement obtenus par le contrefacteur grâce à la contrefaçon de brevet. La « répartition des profits » n’est rien de plus qu’un volet de l’évaluation du lien de causalité : un exercice visant à s’assurer que les profits non attribuables à la contrefaçon de brevet sont écartés. Cette évaluation est fondée sur les faits particuliers de l’affaire et elle peut être étayée par une preuve d’expert. Dans la plupart des cas, la causalité est une question de fait et de droit qui repose sur des faits. La norme de contrôle est donc celle de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

[81] La norme de l’erreur manifeste et dominante est exigeante pour les appelants. Selon notre Cour, l’appelant ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout; il doit faire tomber l’arbre tout entier (Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, par. 46, cité avec approbation par la Cour suprême dans l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38).

[82] De nombreux appelants méconnaissent cette norme. Ils exhortent les cours d’appel à apprécier de nouveau la preuve. Bon nombre analysent les motifs du tribunal de première instance à la recherche de lacunes et d’éléments de preuve omis, et ils qualifient ces lacunes d’erreurs manifestes et dominantes. D’autres lisent les motifs du tribunal de première instance sans tenir compte du dossier et y relèvent des éléments qui auraient pu être mieux formulés, puis déclarent qu’il s’agit d’une erreur manifeste et dominante. D’autres encore essaient de faire passer des lacunes dans la rédaction des motifs comme une erreur de droit ou de principe. Cependant, en l’absence d’autres éléments, aucun de ces cas ne constitue une erreur manifeste et dominante. Voir, de façon générale, Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344.

B. Discussion

[83] Il convient de rappeler que la Cour fédérale conclut que NOVA s’est rendue coupable de contrefaçon du brevet de Dow relativement au métallocène polyéthylène à basse densité et structure linéaire, en fabriquant son produit, SURPASS, et en le vendant pour faire concurrence au produit ELITE de Dow. L’appel et l’appel incident soulèvent quatre questions :

  • 1) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en rejetant la demande de répartition des profits de NOVA?

  • 2) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en accordant des « bénéfices de rebond » à Dow?

  • 3) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en choisissant la méthode du « coût de revient complet » pour la déduction des coûts?

  • 4) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en convertissant la devise à la date du jugement?

1) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en rejetant la demande de répartition des profits de NOVA?

[84] D’emblée, Dow s’oppose à la manière dont NOVA a soulevé cette question. Dow soutient que NOVA a présenté différemment ses arguments sur la répartition des profits devant la Cour fédérale et qu’elle demande à notre Cour d’examiner de nouveaux arguments juridiques que la Cour fédérale n’a pas examinés.

[85] Notre Cour peut, à sa discrétion, refuser d’examiner de nouvelles questions en appel. Lorsque de nouvelles questions soulevées tardivement en appel causent préjudice parce que les parties auraient présenté des éléments de preuve sur ces questions en première instance, la Cour devrait généralement refuser de les examiner. Voir, par exemple, Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678, par. 33.

[86] Cependant, NOVA ne soulève pas de nouvelles questions de droit. De façon générale, la question de droit qu’elle soulève concerne le calcul des profits à remettre, une question qui a été examinée et tranchée par la Cour fédérale. NOVA ne fait que présenter à notre Cour différents arguments juridiques sur la même question.

[87] Cette situation ne pose pas problème. Le droit évolue toujours. Une partie peut toujours invoquer de nouvelles règles de droit et de nouveaux arguments juridiques devant notre Cour sur des questions qui ont été examinées par le tribunal de première instance, à condition que la partie adverse en soit prévenue à temps et qu’elle ait la possibilité d’y répondre.

[88] Quoi qu’il en soit, peu importe la manière dont la question a été formulée devant la Cour fédérale, les arguments de NOVA relatifs à la répartition des profits doivent être rejetés par notre Cour.

[89] NOVA présente deux arguments quant à la répartition des profits.

[90] Son premier argument porte sur sa fabrication de l’éthène, un important composant du métallocène polyéthylène à basse densité et structure linéaire et de son produit SURPASS, une contrefaçon du brevet de Dow. Selon NOVA, si elle n’avait pas contrefait le brevet, elle aurait produit de l’éthène de toute façon et en aurait tiré des profits licites. NOVA soutient que ces profits hypothétiques devraient être pris en compte dans la restitution des profits – autrement dit, qu’il devrait y avoir répartition des profits – car elle [traduction] « aurait tiré des profits de l’éthène [...] même sans la contrefaçon » (mémoire des faits et du droit révisé de NOVA, par. 24, 55 et 56).

[91] Cet argument doit être rejeté. Sur ce point, je suis en désaccord avec ma collègue.

[92] Cet argument ne tient pas, d’abord sur le plan factuel. NOVA n’a pas démontré à la Cour fédérale qu’elle aurait été en mesure de vendre de l’éthène à des tiers si elle n’avait pas utilisé ce composant pour fabriquer le polyéthylène contrefait SURPASS. Elle n’a présenté à la Cour fédérale aucun élément de preuve sur la demande sur le marché ou sur le prix du marché de l’éthène de NOVA, par comparaison aux prix auxquels NOVA a vendu l’éthène à certains tiers dans le cadre de contrats d’approvisionnement à long terme prévoyant des prix différents et variables (voir le mémoire des faits et du droit de Dow, par. 36 et 37). De plus, la Cour fédérale disposait d’éléments de preuve confidentiels démentant l’argument selon lequel NOVA aurait pu vendre de l’éthène à des tiers. À défaut d’élément indiquant le contraire, nous devons présumer que la Cour fédérale a examiné et pris en compte la totalité de la preuve qui lui a été présentée (Housen, par. 46; Mahjoub, par. 66 et 67).

[93] Bref, la Cour fédérale refuse de conclure que NOVA aurait été en mesure de vendre de l’éthène à des tiers si elle n’avait pas utilisé ce composant pour fabriquer le polyéthylène contrefait SURPASS. Rien au dossier ne lui permet de tirer pareille conclusion. Notre Cour ne peut donc pas tirer cette conclusion.

[94] L’argument de NOVA ne tient pas non plus en droit. Elle affirme qu’elle aurait tiré des profits de ses ventes d’éthène sans contrefaire le brevet de Dow. Il s’agit toutefois d’une prétention purement hypothétique, qui est donc sans valeur juridique dans le contexte de la restitution des profits. Ce qu’une partie aurait pu faire, ou aurait fait, dans un scénario hypothétique exempt de contrefaçon ne peut pas être pris en compte dans un exercice de restitution des profits. Comme il est expliqué plus haut aux paragraphes 37 à 45 et 65 à 79, seuls les recettes, coûts et profits réels doivent être pris en compte.

[95] La Cour fédérale rejette expressément cette question. Elle conclut que « [l]e recouvrement des bénéfices devrait se fonder sur les recettes et les coûts réels », en ajoutant que le « prix du marché » pour l’éthène est « un coût théorique [que NOVA] n’a pas encouru » (par. 139). Ces conclusions sont correctes en droit et sont, dans une bonne mesure, étayées par les éléments de preuve.

[96] Comme il est expliqué plus haut aux paragraphes 37 à 45, le recouvrement de la totalité des gains tirés illégalement de la contrefaçon de brevet rétablit le monopole du breveté et, de façon générale, l’intégrité du marché inhérent à l’octroi de brevets. Permettre à NOVA de déduire ses ventes hypothétiques d’éthène des profits à restituer l’encouragerait, de même que d’autres contrefacteurs, à s’adonner à la contrefaçon, et minerait de ce fait le marché inhérent à l’octroi de brevets prévu dans la Loi sur les brevets. Dans un tel scénario, NOVA et les autres contrefacteurs sauraient qu’il n’y a aucun inconvénient à contrefaire un brevet : dans le pire cas, ils conserveraient l’équivalent des profits hypothétiques qu’ils auraient réalisés s’ils avaient agi en toute légalité. De fait, selon la situation du marché, leurs profits pourraient même être supérieurs à ces profits hypothétiques.

[97] Existe-t-il en l’espèce un seuil de référence utile à l’exercice de la restitution des profits? (Voir l’analyse aux par. 72 à 79 plus haut.) Non. NOVA a concédé qu’il n’existait aucune solution de substitution licite au produit de Dow (motifs de la Cour fédérale, par. 146). Il n’existe donc pas de seuil de référence. On doit donc présumer que la totalité des profits de NOVA provient de l’exploitation du produit breveté.

[98] NOVA présente également son argument en faveur d’une répartition des profits dans une optique légèrement différente. NOVA affirme qu’une partie de ses profits sont attribuables à sa capacité unique de produire de l’éthène à un prix considérablement moins élevé, ce qu’elle dénomme un [traduction] « avantage propre à l’Alberta ». NOVA affirme qu’il n’existe pas de lien de causalité entre cette portion de ses profits et le brevet, et elle attribue plutôt ces profits à l’« avantage propre à l’Alberta ». NOVA fait donc valoir qu’elle doit une partie de ses profits à sa propre efficacité et que cette partie devrait être soustraite de la somme à restituer à Dow.

[99] Cet argument doit être rejeté.

[100] Dow possède le droit exclusif de produire le polyéthylène visé par son brevet. Le fait que NOVA produit son propre éthène d’une manière qui lui permet de réaliser des profits plus élevés n’est pas pertinent. Selon les principes régissant la restitution des profits, les profits que NOVA a réalisés grâce à la fabrication et à la vente illicites du produit contrefait doivent lui être retirés.

[101] La Cour fédérale rejette expressément cet argument de NOVA. En l’examinant, la Cour fédérale conclut à juste titre que « [l]e recouvrement des bénéfices devrait se fonder sur les recettes et les coûts réels ». Elle ajoute que le « prix du marché » pour l’éthène que NOVA a indiqué dans ses calculs ne représente pas le coût réel de l’éthène, mais plutôt « un coût théorique [que NOVA] n’a pas encouru » (par. 139). Encore une fois, la restitution des profits doit se fonder sur des faits réels, et non hypothétiques.

[102] La restitution des profits est fondée sur la situation véritable du contrefacteur, sur ce qu’il a fait et sur les profits réels qu’il a dégagés de la contrefaçon. Elle ne tient pas compte des éléments hypothétiques. Elle ne cherche pas à déterminer les profits qu’aurait pu réaliser un autre contrefacteur hypothétique moins efficace. Voir plus haut les paragraphes 37 à 45 et 65 à 79.

[103] Examinée isolément, la production par NOVA de la matière première, l’éthène, pour la fabrication de son produit SURPASS est « licite ». Cependant, on ne peut examiner séparément chacune des étapes de la contrefaçon. En effet, presque chaque action d’un contrefacteur analysée à un microniveau peut comporter des éléments licites. La formation des employés, la construction d’une nouvelle chaîne de montage et l’augmentation du budget alloué au marketing sont toutes, prises séparément, des activités « licites » qui contribuent à la rentabilité ultime. En théorie, l’acte de contrefaçon peut être en scindé à l’infini en de minuscules actions « licites ». Il s’agit toutefois d’un exercice purement théorique; il est donc par principe erroné de s’y prêter.

[104] En l’espèce, les conclusions de la Cour fédérale sur la manière dont le produit contrefait SURPASS a été fabriqué nous empêchent d’examiner séparément la fabrication d’éthène par NOVA. Comme l’affirme la Cour fédérale, toutes les actions de NOVA, y compris sa fabrication d’éthène entièrement intégrée à la production de son produit de polyéthylène contrefait SURPASS, concouraient à la fabrication et à la vente du produit contrefait. Contrairement à la situation dans l’affaire Beloit, mentionnée plus haut au paragraphe 76, l’éthène n’est pas parmi les « caractéristiques additionnelles » de SURPASS auxquelles peuvent être attribuées une demande du consommateur et qui devrait être prise en compte dans la répartition des profits.

[105] La décision de la Cour fédérale sur cette question est tout à fait conforme au critère énoncé dans Beloit, aux paragraphes 76 et 77, reproduits au paragraphe 52 plus haut, et que notre Cour a adopté dans l’arrêt ADIR (CAF). Selon les termes employés dans l’affaire Beloit, le produit contrefait SURPASS présentait une « possibilité de vendre, dans son ensemble » et « la demande du marché » en ce qui concerne SURPASS « découlait du brevet contrefait » et non de « caractéristiques additionnelles » comme en l’occurrence l’efficacité de production de l’éthène. Toujours selon l’arrêt Beloit, « l’enquête vise la [traduction] “la valeur de la pièce brevetée par rapport [au produit] compl[et] [...]” »; il « s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée compte tenu de la preuve dans son ensemble », et la réponse « dépend entièrement des circonstances particulières de chaque affaire ». Ce qui a propulsé les ventes de SURPASS n’était pas l’éthène produit efficacement et à moindre coût, qui a été entièrement intégré au produit final, mais bien les propriétés physiques supérieures et les qualités de transformation du produit final – des propriétés supérieures qui étaient le fruit de l’invention de Dow. La preuve en a été faite devant la Cour fédérale (motifs de la Cour fédérale, par. 70 à 76; jugement de la Cour fédérale sur la responsabilité, par. 252; pièce PR-16, AB-68, p. 7). Par conséquent, nous ne pouvons formuler nos propres conclusions de fait et substituer notre décision à celle de la Cour fédérale.

[106] Le contrefacteur pourrait avoir fabriqué le produit contrefait en ayant recours à une main-d’œuvre efficace et bien formée, supérieure à celle du breveté. Le contrefacteur pourrait avoir fabriqué le produit contrefait au moyen de quatre chaînes de montage, au lieu des sept que comporte le procédé du breveté. Le contrefacteur pourrait avoir une stratégie de marketing supérieure à celle du breveté ou de meilleurs réseaux de distribution. En l’espèce, le contrefacteur a fabriqué sa propre matière première, l’éthène, d’une manière particulièrement efficace. Aucun de ces éléments n’a d’importance : le produit de NOVA a contrefait le brevet de Dow et, comme le conclut la Cour fédérale en se basant sur les qualités supérieures du produit contrefait SURPASS sur le marché et sur d’autres éléments de preuve, les gains de NOVA étaient tous attribuables à la contrefaçon. Afin de défendre le droit à l’exclusivité du breveté et de décourager la contrefaçon, il faut dépouiller le contrefacteur des profits tirés de cette dernière.

[107] Dans le cadre de la restitution des profits, il n’est pas permis au contrefacteur d’excuser sa conduite en ces termes : « Oui, c’est vrai. J’ai contrefait le brevet, j’ai violé les droits exclusifs du breveté à l’égard de son invention et je lui ai causé préjudice. Cependant, comme je suis plus efficace, j’ai pu tirer davantage de profits de mes actes répréhensibles; je devrais donc être autorisé à conserver ces profits supplémentaires. »

[108] Permettre à un contrefacteur comme NOVA d’exclure ses gains d’efficacité met en péril le marché inhérent à l’octroi de brevets en incitant la contrefaçon et en affaiblissant les mesures de dissuasion. Ceux qui sont en mesure de réaliser des gains d’efficacité — en fabriquant une matière première à moindre coût, en utilisant des réseaux de distribution établis, en exploitant la notoriété d’une marque de commerce de confiance ou en tirant profit d’économies d’échelle — pourraient être incités à contrefaire un brevet s’il était tenu compte de ces éléments. Si la contrefaçon est découverte, ils seraient susceptibles de se trouver en meilleure position que s’ils n’avaient pas contrefait le brevet.

[109] Le contrefacteur qui serait autorisé à conserver la portion des profits de la contrefaçon qu’il doit uniquement à l’efficacité de ses opérations deviendrait en quelque sorte un associé du breveté, pouvant tirer certains avantages de l’exploitation de l’invention du breveté. Cependant, la Loi sur les brevets accorde au breveté le droit à l’exploitation exclusive de son invention ou, formulé de façon négative, le droit de ne pas être forcé de participer à une coentreprise avec quiconque dans l’exploitation de son invention.

[110] Bref, le breveté Dow, en l’espèce, a un droit opposable à quiconque exploiterait son invention protégée par brevet, que cette exploitation soit efficace ou inefficace, rentable ou extrêmement rentable. NOVA reconnaît ce fait au paragraphe 65 de son mémoire des faits et du droit révisé (en italiques dans l’original, soulignement ajouté) :

[traduction]

Il ne fait aucun doute que la restitution des profits sanctionnant la contrefaçon de brevet vise à remettre au breveté les profits réels réalisés par le contrefacteur grâce à la contrefaçon. Cela signifie que, si la marge bénéficiaire attribuable au produit contrefait est particulièrement élevée ou que le contrefacteur tire profit d’une part de marché particulièrement importante durant la période de contrefaçon, le breveté récoltera ces bénéfices.

[111] Comme je l’explique dans la conclusion des présents motifs, notre Cour a récemment demandé aux parties de lui soumettre leurs observations sur les effets de la décision récemment rendue par la Cour suprême dans l’affaire Loteries de l’Atlantique. Dans ses observations, Dow formule le commentaire suivant à propos de cette question (souligné dans l’original) :

[traduction]

Contrairement à ce qu’elle prétend, [NOVA] n’a pas fait de « profits » (économiques ou autres) en fabriquant l’éthène. [NOVA] a dû plutôt engager des coûts pour fabriquer l’éthène, puis elle a réalisé des profits en vendant le produit de polyéthylène contrefait SURPASS fait à partir d’éthène. L’approche proposée par [NOVA], qui consiste à attribuer des « profits » à une matière première en particulier, s’écarte de la jurisprudence sur la restitution des profits selon laquelle le contrefacteur doit être évalué « dans sa situation véritable » et seuls les coûts réellement engagés peuvent être déduits. L’application d’une « valeur marchande » à une matière première (qu’elle soit supérieure ou inférieure aux coûts réels du contrefacteur) n’a jamais fait partie de l’analyse aux fins de la restitution des profits, et l’arrêt Loteries de l’Atlantique ne modifie pas cette approche. Qui plus est, il n’existe aucun fondement rationnel ou d’equity justifiant l’adoption d’une telle approche.

Même si l’arrêt Loteries de l’Atlantique ou une jurisprudence antérieure préconisait l’utilisation d’une approche fondée sur la « valeur marchande » pour établir le coût des matières premières, ce qui n’est pas le cas, cela n’est d’aucune utilité [pour NOVA].

[112] Je suis d’accord et j’accepte ces observations.

[113] Ma collègue affirme que la Cour fédérale n’a pas tranché cette question, qu’elle qualifie de question relative à la « répartition des profits ». Or, manifestement, la Cour fédérale l’a fait, comme en témoignent les renvois précités aux conclusions de la Cour fédérale sur ce point.

[114] Certes, la Cour fédérale n’emploie pas le terme « répartition » dans la section de ses motifs portant sur cette question, mais elle n’avait pas besoin de le faire. Il serait erroné d’infirmer la décision de la Cour fédérale parce que certains insistent sur le fait qu’elle aurait dû employer le mot « magique » (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3). De plus, comme je l’explique plus haut, au paragraphe 48, la « répartition des profits » n’est rien de plus qu’un exercice visant à séparer les profits réels réalisés grâce à la contrefaçon de brevet, lesquels sont recouvrables, des autres profits, qui ne le sont pas. La « répartition des profits » n’est rien de plus qu’un exercice visant à déterminer le lien de causalité, une tâche éminemment factuelle.

[115] Il ne fait aucun doute qu’en l’espèce le lien de causalité a toujours été au cœur des préoccupations de la Cour fédérale. Dans des passages névralgiques de ses motifs, elle rappelle la nécessité d’établir un lien de causalité ou emploie une formulation qui révèle qu’elle est bien consciente de l’obligation pour Dow d’établir ce lien. Rappelons quelques extraits de ses motifs (non soulignés dans l’original) : « le rôle de la Cour est d’évaluer les bénéfices réels dégagés par le défendeur par sa violation de brevet » (par. 108); « [u]n demandeur a seulement droit à la portion des profits réalisés par le contrefacteur qui a un lien de causalité avec l’invention » (par. 108); la restitution des profits « est une mesure réparatrice et non punitive », afin de ne pas dépouiller le défendeur d’une somme supérieure aux gains qu’il a tirés de la contrefaçon (par. 109); « [l]e fardeau de démontrer les montants des ventes ou des recettes liées à la violation de brevet revient au demandeur » (par. 110); les « recettes découlant de la violation par Nova du brevet 705 comprennent celles dégagées » de certaines qualités (par. 111); les bénéfices de rebond ont permis à NOVA de continuer « de profiter de ses activités de contrefaçon » (par. 112) et « [l]e recouvrement des bénéfices a pour objectif d’apporter au demandeur tous les bénéfices dégagés par le défendeur par la violation de brevet » (par. 138). NOVA n’allègue pas, à juste titre, que la Cour fédérale n’a pas tenu compte du critère de causalité dans l’ensemble de son jugement, car elle l’a fait.

[116] Ultimement, le lien de causalité dépend des faits. En l’espèce, la Cour fédérale conclut, pour de très bonnes raisons, que la totalité des gains dégagés par NOVA grâce à sa méthode de fabrication plus efficace de l’éthène est attribuable à la contrefaçon. Elle tire cette conclusion d’une manière avisée, après avoir tenu compte de tous les éléments de preuve et arguments qui lui ont été présentés (Housen, par. 46). Cette conclusion, sur une question de droit et de fait commandant l’application de la très rigoureuse norme de l’erreur manifeste et dominante, est fondée sur une abondance de faits (voir plus haut les paragraphes 80 et 81). Cette conclusion est tout à fait conforme aux principes qui sous-tendent la restitution des profits en matière de contrefaçon de brevet et, de fait, elle vient renforcer ces principes. Au vu de ces faits, elle est donc fondée sur le plan juridique. Elle supprime notamment tout élément susceptible d’inciter la contrefaçon.

[117] En tant que cour d’appel liée par la norme de l’erreur manifeste et dominante, il nous est interdit d’intervenir, de procéder à nouveau à l’évaluation du lien de causalité fondée sur une abondance de faits et de substituer nos vues à celles du tribunal de première instance.

[118] L’analyse qui précède sur l’état du droit, le dossier de preuve présenté à la Cour fédérale et la norme de l’erreur manifeste et dominante applicable en appel répond aux autres points soulevés par ma collègue dans ses motifs, notamment sa décision de soustraire de la restitution des profits les bénéfices attribuables aux gains en efficience de NOVA et autres bénéfices que NOVA aurait pu réaliser dans une situation hypothétique.

[119] Je me contente d’ajouter que ma collègue simplifie à outrance le brevet en litige en l’espèce et en réduit la portée. Les revendications du brevet ne portent pas uniquement sur un procédé. Elles portent sur des polymères nouveaux utilisés pour la fabrication de produits de plastique tels que des pellicules extensibles et des sacs d’expédition ultra robustes, qui présentent une résistance supérieure, mais nécessitent une quantité moindre de plastique. Comme le décrit le brevet, les polymères brevetés (des formes de polyéthylène) sont produits par l’union de molécules d’éthène et de l’octane. Les polymères protégés par le brevet diffèrent de ceux que l’on trouve sur le marché et on les dit supérieurs. Le fait que NOVA a fabriqué au moyen d’une méthode qui ne contrefait pas le brevet une matière première qui a été intégralement incorporée aux polymères protégés par brevet est hors de propos : NOVA a réalisé des gains appréciables grâce à la contrefaçon du brevet de Dow, en fabriquant et en vendant les polymères protégés – soit en s’appropriant l’invention de Dow pour l’exploiter à ses propres fins – et elle ne devrait pas être autorisée à conserver quelque gain provenant de ses actes répréhensibles. C’est la conclusion à laquelle est arrivée la Cour fédérale lors de son évaluation abondamment étayée de faits du lien de causalité. Selon la norme de l’erreur manifeste et dominante qui s’applique en appel, nous devrions respecter cette conclusion et non y substituer la nôtre.

[120] Par conséquent, sur la question de la « répartition des profits », la Cour fédérale n’a commis ni d’erreur de droit ni d’erreur manifeste et dominante. Sa décision doit être maintenue.

(2) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en accordant ce qu’elle appelle des « bénéfices de rebond »?

[121] La Cour fédérale résume cette question ainsi (par 112) :

Si Nova n’avait pas contrefait le brevet [de Dow], Nova aurait dû attendre un certain temps suivant l’arrivée à échéance du brevet pour que ses ventes atteignent le même niveau que celui des ventes de produits contrefaits dont Nova jouissait en avril 2014. Dow affirme que la violation par Nova du brevet [de Dow] a constitué pour elle un « tremplin » qui a permis à ses ventes de faire un bond sur le marché et, par conséquent, que Nova a continué de profiter de ses activités de contrefaçon après l’arrivée à échéance du brevet [de Dow]. Dow affirme avoir droit à ces « bénéfices de rebond » du 20 avril 2014 au 31 décembre 2015.

[122] La Cour fédérale a accordé à Dow ces bénéfices dits « de rebond » qu’elle demandait.

[123] NOVA oppose deux arguments à ces profits dont tient compte la Cour fédérale. NOVA prétend d’abord que le droit n’en permet pas l’attribution. Subsidiairement, NOVA prétend que, si la loi en autorise l’attribution, alors la Cour fédérale a fait erreur dans le calcul.

[124] La première question doit être examinée selon la norme de la décision correcte, et la seconde, selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen).

[125] Bien que les parties n’aient présenté à la Cour aucune affaire canadienne où un contrefacteur avait été obligé de restituer des profits dits « de rebond », aucun principe ne s’y oppose. Je suis d’accord sur les observations formulées par la Cour fédérale dans l’affaire AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 671, au paragraphe 7. Dans cette affaire, la Cour fédérale laisse entendre, à propos des dommages-intérêts compensatoires, que les dommages-intérêts fondés sur la règle dite du rebond « ne sont rien de plus qu’un type de perte et ne sont nullement différents des autres dommages-intérêts ». De même, les profits dits de rebond ne sont rien de plus qu’un type de gain provenant de la contrefaçon de brevet, au même titre que les autres gains découlant de la contrefaçon de brevet. Ce raisonnement est celui qu’adopte la Cour de session de l’Écosse dans une décision citée par la Cour fédérale (par. 114) (Bayer Cropscience KK v. Charles River Laboratories Preclinical Services Edinburgh Ltd. & Albaugh Inc., [2010] CSOH 158).

[126] Un des principaux éléments qui confère au brevet sa valeur est la période de monopole prévue par la loi. Si un lien de causalité peut être établi entre les profits réalisés par le contrefacteur après l’expiration du brevet et une atteinte non autorisée à ce monopole, ces profits devraient être restitués. L’exploitation du brevet durant la période visée par le monopole a généré des profits. Comme l’affirme la Cour fédérale, les profits dits de rebond « relèvent purement du type de [gain] devant être démontr[é] par preuve » (par. 124).

[127] Dans sa plaidoirie, NOVA semble reconnaître les profits de rebond comme un effet inévitable de l’application des principes de causalité, mais met en doute, sur le fondement de considérations de politique générale, l’opportunité de la restitution des profits réalisés après l’expiration du brevet. Cependant, aucune politique générale n’autorise notre Cour à faire fi des principes reconnus en matière de restitution des profits (ADIR (CAF), par. 34). Les tribunaux appliquent des lois, non des politiques (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Ishaq, 2015 CAF 151, [2016] 1 R.C.F. 686, par. 26).

[128] Quoi qu’il en soit, les arguments invoqués par NOVA relativement aux politiques vont tout à fait à l’encontre des considérations juridiques examinées plus haut aux paragraphes 20 à 28. Permettre à un contrefacteur de conserver quelque avantage résultant de la contrefaçon incite à la contrefaçon (voir le par. 28 des présents motifs). Si la restitution ne visait pas les profits réalisés après l’expiration du brevet, le contrefacteur pourrait être incité économiquement à violer le monopole conféré par le brevet peu avant l’arrivée à échéance de celui-ci. Le contrefacteur n’aurait en effet qu’à restituer ses profits réalisés durant la période de « transition », une somme minimale, et se servir de la contrefaçon comme tremplin pour gruger la part de marché du breveté après l’expiration du brevet. Conscients d’un tel avantage économique, des concurrents emboîteraient vraisemblablement le pas, ce qui, dans les faits, réduirait la durée du monopole du breveté. Comme politique, la restitution de profits liés à l’effet dit de « rebond », s’il y a lieu, contribue le mieux à défendre et à restaurer l’intégrité du monopole du breveté.

[129] Dans son mémoire, NOVA invoque trois autres arguments étayant sa prétention selon laquelle la décision de la Cour fédérale d’ordonner la restitution des profits liés à l’effet dit de rebond est entachée d’une erreur de droit. Ces trois arguments devraient être rejetés.

[130] Bien que NOVA déclare, à juste titre, que [traduction] « la restitution des profits doit être fondée sur la situation réelle » (mémoire des faits et du droit révisé de NOVA, par. 66), elle laisse entendre, à tort, que le calcul des profits liés à l’effet dit de rebond requiert un « exercice hypothétique » inadmissible, qui tient compte d’une situation hypothétique (par. 67). Le calcul des profits liés à l’effet dit de rebond vise à déterminer les profits réels directement attribuables à la contrefaçon. Aucun élément hypothétique n’entre en jeu : les profits restitués sont les profits réels ayant un lien de causalité avec les droits à l’exclusivité du breveté.

[131] L’établissement du lien de causalité ne diffère nullement, que ce soit dans le contexte de profits découlant d’un effet de rebond ou dans celui de la restitution des profits : il s’agit d’établir un lien de causalité entre les profits et le brevet. Le seuil de référence quant à des actes licites, soit la période dite « de transition », est déterminé à partir d’une preuve d’expert, puis est comparé aux profits totaux réalisés par le contrefacteur. La différence entre les deux correspond à la valeur ajoutée découlant de l’exploitation non autorisée du brevet. Comme il est mentionné plus haut, le raisonnement fondé sur des scénarios hypothétiques ne joue pas dans l’examen du seuil de référence quant aux actes licites (voir les par. 37 à 45 et 65 à 79 des présents motifs). Le même raisonnement s’applique lorsqu’on considère la période « de transition » comme une sorte de seuil de référence quant aux actes licites.

[132] NOVA prétend également que, dès lors que le plaignant opte pour la restitution des profits, il « cautionne » ou « admet » le comportement du contrefacteur. C’est ce que certains appellent la « théorie du cautionnement ». NOVA affirme, sur le fondement de cette théorie, que Dow, ayant cautionné les actions du contrefacteur, ne peut faire marche arrière et exiger que lui soient restitués des profits dits « de rebond » découlant d’une exploitation autorisée ou « cautionnée » de son brevet.

[133] La théorie du cautionnement, qui a été définie pour la première fois dans l’affaire Neilson v. Betts (1871), L.R. 5 H.L. 1, explique pourquoi un plaignant n’a pas droit à la fois à l’attribution de dommages-intérêts et à la restitution des profits. Cette théorie a toutefois fait l’objet de vives critiques de la part de spécialistes du domaine (voir, par exemple, Stephen Watterson, « An Account of Profits or Damages? The History of Orthodoxy » (2004) 24:3 O.J.L.S. 471; Burrows, précité, p. 628 et 629; David Vaver, « Civil Liability For Taking or Using Trade Secrets in Canada » (1981) 5 Can. Bus. L.J. 253, p. 296 à 300).

[134] Ces auteurs rejettent à l’unanimité la théorie du cautionnement qu’ils qualifient de fiction indéfendable. Il convient plutôt d’interpréter la théorie du cautionnement comme une « analogie imparfaite » qui explique pourquoi un breveté ne peut avoir droit aux deux réparations (L.P. Larson Jr., Co. v. William Wrigley Jr., Co., 227 U.S. 97 (1928), p. 99 à 100; voir aussi : Cala Homes (South) Ltd. v. Alfred McAlpine Homes East Ltd (No. 2) (1995), [1996] F.S.R. 36 (Haute Cour de justice de l’Angleterre), p. 41 et 42, cité au par. 118 des motifs de la Cour fédérale).

[135] La véritable raison pour laquelle un breveté ne peut avoir droit aux deux réparations, c’est qu’il aurait ainsi droit à un double recouvrement (Burrows, p. 629). La restitution des profits aura accessoirement pour effet d’indemniser le breveté. L’indemnisation emporte accessoirement la restitution d’une partie des profits du contrefacteur. Accorder intégralement les deux réparations donnerait lieu à un double recouvrement.

[136] Chaque fois où cette théorie du cautionnement a été invoquée dans la jurisprudence canadienne (voir, par exemple, Beloit Canada Ltée c. Valmet-Dominion Inc., [1997] 3 C.F. 497, 1997 CanLII 6342 (CAF), par. 100), elle a servi à expliquer pourquoi un breveté ne peut avoir droit à la fois à des dommages-intérêts et à une restitution des profits. Rien dans cette jurisprudence ne laisse croire que le breveté est réputé avoir admis ou adopté les activités du contrefacteur, ou que l’affaire Neilson a des répercussions après le moment du choix de la mesure de réparation.

[137] NOVA affirme également que sa véritable période « de transition » est celle correspondant à la période consécutive au dépôt et précédant l’octroi. NOVA fait donc valoir qu’une restitution des profits a pour effet d’offrir à Dow une « indemnisation excessive », en lui permettant de recouvrer les fruits de l’élargissement de la part de marché de NOVA durant la phase suivant l’octroi (mémoire des faits et du droit révisé de NOVA, par. 69).

[138] Les préoccupations relatives à l’indemnisation excessive ou insuffisante du breveté ne s’appliquent pas à la restitution des profits. Elles interviennent seulement dans le contexte des dommages-intérêts compensatoires. L’objet de l’attribution de dommages-intérêts compensatoires est de réparer le préjudice subi par le plaignant. En revanche, la restitution des profits vise le contrefacteur et les profits réels qu’il a réalisés. Les profits réels réalisés par le contrefacteur grâce à la contrefaçon doivent lui être retirés, afin d’éliminer toute incitation à la contrefaçon et de défendre le droit du breveté à l’exploitation exclusive de son invention.

[139] Le breveté doit évaluer le contrefacteur dans sa situation réelle. S’il s’avère que la période de contrefaçon visée (c.-à-d. la période suivant l’octroi) a été particulièrement rentable pour le contrefacteur, alors le breveté aura droit à une somme élevée. Cependant, l’inverse est aussi vrai : si le contrefacteur n’a pas réussi à bien s’implanter sur le marché, il n’aura pas à restituer des profits qu’il aurait dû, ou aurait pu, réaliser s’il avait été plus habile dans sa contrefaçon. Il faut évaluer NOVA dans sa situation réelle, afin de dégager la valeur que la contrefaçon lui a procurée et d’en supprimer les incitatifs économiques.

[140] Enfin, NOVA conteste le calcul, par la Cour fédérale, des profits résultant de l’effet dit de rebond. Elle laisse entendre que, si de tels profits doivent être restitués, ils ne peuvent l’être que sur le fondement d’un scénario hypothétique. NOVA devrait donc avoir le droit de déduire les profits liés à l’éthène qu’elle aurait réalisés, « n’eût été » la contrefaçon (c.-à-d. les coûts de renonciation) (mémoire des faits et du droit révisé de NOVA, par. 71 à 76).

[141] Cependant, comme il est expliqué plus haut aux paragraphes 37 à 45 et 130 à 131, le calcul des profits résultant de l’effet dit de rebond ne peut être fondé sur des scénarios hypothétiques. Les profits restitués doivent correspondre aux profits réels qui ont été réalisés par NOVA et qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon.

[142] En ce qui a trait dans l’ensemble à la question des profits résultant de l’effet dit de rebond, NOVA n’a pu établir quelque erreur de droit ou erreur manifeste et dominante de la part de la Cour fédérale. De fait, je souscris essentiellement à l’analyse de la Cour fédérale sur cette question.

(3) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en choisissant la méthode du « coût de revient complet » pour la déduction des coûts?

[143] La Cour fédérale a choisi la méthode du « coût de revient complet » ou méthode « d’absorption » pour déduire les coûts. Dans son appel incident, Dow conteste ce choix.

[144] Bien que la Cour fédérale soit arrivée à la bonne conclusion en déduisant les coûts, je suis d’avis que son choix de la méthode du coût de revient complet repose sur un fondement erroné.

[145] Appliquant la décision de la Haute Cour d’Australie dans l’affaire Dart Industries, la Cour fédérale conclut que la méthode du « coût de revient complet » convient à condition que le contrefacteur fonctionne à plein rendement et qu’il peut justifier de coûts de renonciation. Je suis d’avis, au contraire, que le contrefacteur devrait toujours avoir la possibilité de demander l’application de la méthode du « coût de revient complet ». De fait, en l’absence de certaines circonstances exceptionnelles et contraignantes ou d’une preuve d’expert convaincante dans une affaire donnée, la méthode du « coût de revient complet » est celle qu’il faut privilégier pour la déduction des coûts.

[146] La Cour fédérale reconnaît qu’en général un contrefacteur peut uniquement déduire ses coûts différentiels. En choisissant la méthode du « coût de revient complet », la Cour fédérale s’est fondée sur l’affaire Dart Industries. Je suis toutefois d’avis que, bien que cette dernière présente un résumé utile des principes de la restitution des profits, la règle qui y est énoncée pour la déduction des coûts totaux ne devrait pas être adoptée au Canada.

[147] La règle énoncée dans Dart Industries peut être expliquée en ces termes. Si un contrefacteur était en mesure, n’eût été la contrefaçon, de remplacer le produit contrefait par un produit de substitution qu’il avait abandonné, qui générait toutefois des profits, il devrait être autorisé à déduire une partie de ses coûts fixes. Cette notion repose sur l’hypothèse selon laquelle, n’eût été la contrefaçon, le contrefacteur aurait engagé une partie de ces coûts fixes dans la solution de substitution abandonnée.

[148] Ce raisonnement comporte une erreur de principe évidente : l’affaire Dart Industries autorise un contrefacteur à déduire des coûts de renonciation hypothétiques qui n’ont pas réellement été engagés. Or, comme il est expliqué plus haut, la restitution des profits est fondée sur la situation réelle. Ce sont les profits réels qui doivent être restitués, ce qui signifie que seuls les coûts réels peuvent être déduits.

[149] Les coûts de renonciation ne sont jamais déductibles dans ce contexte. Dans l’affaire Dart Industries, la Haute Cour d’Australie reconnaît ce fait et conclut que [traduction] « la défenderesse ne peut déduire [...] les coûts de renonciation », mais ajoute par la suite qu’il [traduction] « y aurait une réelle iniquité » si la Cour refusait la déduction des coûts fixes et des coûts de renonciation (Dart Industries, p. 114).

[150] Pourquoi? La Haute Cour estime que, [traduction] « [s]i les deux étaient refusés, la défenderesse serait alors dans une pire situation qu’elle ne l’aurait été si elle n’avait pas exploité l’invention brevetée » (Dart Industries, p. 114). À l’inverse, si elle n’avait aucun coût de renonciation et que la méthode du coût de revient complet était appliquée, [traduction] « la défenderesse serait dans une meilleure position qu’elle ne l’aurait été si elle n’avait pas commis la violation du brevet » (ibid.).

[151] Cependant, cette terminologie – « pire situation » et « meilleure situation » – est réservée exclusivement au domaine des dommages-intérêts compensatoires. Il importe peu de savoir si le contrefacteur aurait été dans une meilleure ou pire situation sans la contrefaçon. La réalité est que le contrefacteur s’est bel et bien adonné à la contrefaçon et qu’il ne doit restituer que ses recettes réelles et ne déduire que ses coûts réels.

[152] Qui plus est, aucun principe ne justifie qu’un contrefacteur soit autorisé à déduire uniquement une partie de ses coûts de renonciation. Si le contrefacteur peut déduire des coûts de renonciation pour compenser ou absorber ses coûts fixes, pourquoi ne pourrait-il pas déduire la totalité de ces coûts? Pourquoi se limiter aux coûts fixes? Si le tribunal ne veut pas que le contrefacteur se trouve dans une « pire situation », il devrait lui permettre de déduire tous ses coûts de renonciation.

[153] Dès lors qu’il est interdit au contrefacteur de déduire ses coûts de renonciation, il sera toujours dans une « pire » situation que celle dans laquelle il se serait trouvé n’eût été la contrefaçon. Cependant, la restitution des profits ne cherche pas à savoir si le contrefacteur se trouvera dans une pire ou meilleure situation. Tout ce qui importe, c’est que la totalité des profits réels attribuables à la contrefaçon soit restituée.

[154] En bref, l’arrêt Dart Industries permet une exception relative aux coûts de renonciation afin de réduire une « réelle iniquité », mais cette exception ne repose sur aucun principe. Bien que je rejette l’application par la Cour fédérale de l’arrêt Dart Industries, son choix de la méthode du coût de revient complet ne constituait pas une erreur. Je suis en effet d’avis qu’il s’agit d’une méthode valable qui repose sur des principes établis.

[155] La totalité des coûts différentiels est déductible : personne ne conteste ce fait. La seule question en litige en l’espèce est de déterminer si un contrefacteur peut déduire une partie de ses frais généraux fixes.

[156] Au Canada, la jurisprudence qui a rejeté la méthode du coût de revient complet est l’affaire Teledyne. Dans cette affaire, la Cour fédérale indique que la méthode du coût de revient complet « constituerait un enrichissement injuste du contrefacteur », car ces frais fixes « aurai[ent] été engagé[s] si la contrefaçon n’avait pas eu lieu » (par. 16 et 25).

[157] Ce raisonnement tombe dans le piège de la conjecture. La décision Teledyne repose sur une analyse fondée sur un scénario hypothétique pour déterminer ce qui « aurait été engag[é] si la contrefaçon n’avait pas eu lieu » (par. 25). La réalité est que le contrefacteur a engagé ces coûts. Le produit contrefait ne pourrait être produit sans que soient engagés certains frais généraux (p. ex. impôt foncier, électricité, chauffage). Bien que les frais fixes n’aient pas augmenté du fait de la contrefaçon, cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas de lien de causalité avec cette dernière.

[158] Examinons le cas d’une usine qui produit huit gammes distinctes de produits contrefaisants qui violent chacune un brevet différent. Si chaque breveté introduit une action distincte pour contrefaçon, est-il possible que le contrefacteur ne puisse jamais déduire ses frais généraux? Il ne fait aucun doute que chaque gamme de produits a absorbé une partie de ces frais généraux essentiels (Dart Industries, p. 116 à 120; Tremaine v. Hitchcock, 90 U.S. 518 (1874)).

[159] Qu’adviendrait-il si seulement sept des huit gammes de produits étaient contrefaites? La gamme licite devrait-elle supporter la totalité des frais généraux? Il ne fait aucun doute que ces frais généraux ont dû aussi être engagés pour produire les produits contrefaits. De fait, s’il n’y a pas déduction de coûts fixes proportionnels, les frais généraux absorbés par les produits contrefaits seront transférés aux produits licites du contrefacteur. Ainsi, une gamme de produits parfaitement licite se trouverait injustement grevée, sans raison valable.

[160] Refuser la déduction des frais fixes brosse un portrait erroné des profits du contrefacteur. Il est possible que les coûts variables du contrefacteur soient peu élevés, mais que ses frais généraux soient très élevés et que, de ce fait, son produit ne soit pas rentable. La méthode fondée sur les coûts différentiels préconisée dans la décision Teledyne pourrait obliger un contrefacteur à restituer des « profits » provenant d’un produit non rentable.

[161] La crainte selon laquelle la déduction des frais fixes permettrait, en réalité, à un contrefacteur de subventionner ses produits licites est non fondée. Le contrefacteur ne pourrait déduire qu’une partie de ses frais fixes. Par exemple, si un produit contrefait représente 1 % de la capacité ou du volume de production de l’usine, seulement 1 % des frais fixes seront déduits.

[162] Il n’y a donc pas lieu d’invoquer l’exception prévue dans l’arrêt Dart Industries; la « réelle iniquité » énoncée par la Haute Cour d’Australie disparaît. Tout contrefacteur, qu’il fonctionne ou non à plein rendement, devrait être autorisé à déduire une partie de ses frais fixes.

[163] Il importe peu de savoir si la décision Teledyne devrait ou non être infirmée, car rien ne permet de conclure que la méthode du coût de revient complet n’est pas juridiquement fondée. Par conséquent, je confirmerais le choix de la méthode du coût de revient complet par la Cour fédérale et rejetterais l’appel incident de Dow.

[164] Je suis d’avis qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles ou impérieuses ou d’une preuve d’expert convaincante du contraire dans une affaire donnée, la méthode du coût de revient complet est celle qui convient pour déduire les coûts dans un contexte de restitution des profits. La Cour fédérale a adopté cette méthode et, ce faisant, elle n’a commis aucune erreur justifiant que l’on infirme sa décision.

(4) La Cour fédérale a-t-elle converti à tort la devise à la date du jugement?

[165] L’article 12 de la Loi sur la monnaie, L.R.C. (1985), ch. C-52, exige que les tribunaux expriment les sommes d’argent en dollars canadiens dans leurs jugements. La Cour fédérale a converti le montant de la restitution à la date du jugement. Est-ce correct? À quel moment les tribunaux devraient-ils effectuer la conversion monétaire dans le contexte de la restitution des profits?

[166] Dans l’arrêt Alliedsignal Inc. c. Dupont Canada Inc. 1999CanLII 7409 (C.A.F.), notre Cour conclut que la conversion monétaire à la date du jugement est une option qui s’offre dans le contexte de la restitution des profits (par. 15 et 16). Lié par cette décision – et ne voyant aucune circonstance particulière justifiant de distinguer l’espèce de l’arrêt Alliedsignal – je confirmerais la décision de la Cour fédérale d’en faire ainsi. De fait, comme nous le verrons ci-après, les faits particuliers en l’espèce font que la conversion à la date du jugement est la seule bonne option possible.

[167] Selon NOVA, l’arrêt Alliedsignal est incompatible avec la jurisprudence contraignante de la Cour suprême, selon laquelle la conversion monétaire doit se faire au moment de l’infraction, et non du jugement (National Bank für Deutschland v. Blucher, [1927] S.C.R. 420, [1927] 3 D.L.R. 40; Gatineau Power Co. v. Crown Life Insurance Co., [1945] S.C.R. 655, [1945] 4 D.L.R. 1; voir aussi N.V. Bocimar S.A. v. Century Insurance Co. of Canada [1984] A.C.F. no 510 (C.A.F.), infirmé pour d’autres motifs [1987] 1 R.C.S. 1247, 39 D.L.R. (4th) 465).

[168] Cependant, aucune de ces affaires ne porte sur la restitution des profits. Au regard de la restitution des profits, les justifications qui sous-tendent le choix de la date de l’infraction ne s’appliquent tout simplement pas. Au regard des dommages-intérêts compensatoires, la règle de la date d’infraction crée une « justice immédiate » en préservant exactement ce que les parties auraient échangé si l’infraction n’avait jamais eu lieu (S.M. Waddams, The Law of Damages (Toronto: Thomson Reuters, 2017) (feuillets mobiles à jour en novembre 2017), par. 7.100). Dans le cas de mesures de réparation compensatoires, il faut se demander si la somme offerte au plaignant sera excessive ou insuffisante. Permettre à une des parties de tirer profit des fluctuations du marché – une circonstance qui n’a rien à voir avec l’infraction – minerait les principes de l’indemnisation (voir, par exemple, Blucher, p. 426 et 427).

[169] À l’inverse, la restitution des profits cherche à soustraire toute valeur que le défendeur a retirée de ses actes répréhensibles. Dans ce dernier cas, la mesure de réparation n’accorde pas d’importance au montant de l’indemnité finale du plaignant. De fait, l’analyse qu’appelle la restitution des profits ne demande pas si le plaignant a été trop, ou trop peu, indemnisé. Parfois, le plaignant sort gagnant et touche un bénéfice inattendu. Parfois, il peut ressortir avec beaucoup moins.

[170] Au moment où la Cour fédérale a rendu son jugement, la valeur des profits réalisés par NOVA avait augmenté à la suite de l’appréciation de la devise américaine. Comme NOVA détenaient ces profits principalement en dollars américains durant toute la période de contrefaçon (motifs de la Cour fédérale, par. 188), une conversion monétaire au moment du jugement permet d’assurer la restitution de la valeur totale des profits réellement dégagés de la contrefaçon.

[171] La conversion à la date du jugement est justifiée, qu’il y ait appréciation ou dépréciation de la devise étrangère. Supposons par exemple que la valeur d’une devise étrangère s’effondre après la période de contrefaçon. Alors que les profits du contrefacteur en devise étrangère étaient évalués à un million de dollars canadiens durant la contrefaçon, l’effondrement de la devise étrangère a réduit leur valeur à 100 $ CA à la date du jugement. NOVA a présenté un scénario semblable durant sa plaidoirie, laissant entendre qu’en pareilles circonstances notre Cour ne convertirait jamais la devise étrangère à la date du jugement (c.-à-d. de manière à ce que le contrefacteur ne restitue que 100 $ CA).

[172] Pourquoi pas? Si la restitution des profits vise à recouvrer les profits réalisés grâce à la contrefaçon, pourquoi devrait-on ordonner la restitution d’une somme supérieure ou inférieure à celle que le contrefacteur avait en poche au moment du jugement? Si les fluctuations monétaires ont fait le gros du travail et ont grugé la fortune du contrefacteur, tant pis. Appliquer la règle de la date de l’infraction et recouvrer un million de dollars canadiens aurait pour effet de recouvrer davantage que ce que le contrefacteur a en fait gagné.

[173] L’hypothèse de NOVA repose sur la notion voulant que notre Cour, peut-être pour des raisons d’image, ne laisse jamais le breveté ne recevoir qu’un maigre 100 $ CA à la suite d’une importante contrefaçon. Bien que cela puisse paraître étrange à certains, cela n’a rien d’illogique ou d’injuste : la restitution des profits n’accorde pas d’importance à la somme attribuée au breveté. Tout comme le breveté peut faire un gain, il peut également toucher une somme en apparence dérisoire (voir, par exemple, Schmeiser, par. 105). Pour autant que les profits du contrefacteur soient recouvrés et que, de ce fait, l’intégrité du marché inhérent à l’octroi de brevets soit rétablie, la somme réellement reçue par le breveté importe peu.

[174] Une analyse approfondie des « bénéfices sur les bénéfices », comme celle à laquelle a procédé la Cour fédérale en l’espèce (voir les motifs de la Cour fédérale, par. 166 à 174), peut être nécessaire pour que soit prise en compte la valeur auparavant élevée de la devise étrangère. . Par exemple, le contrefacteur pourrait avoir utilisé les gains acquis illégalement, et qui avaient auparavant une valeur élevée, pour augmenter ses profits avant l’effondrement de la devise étrangère. Du moment que la décision tient compte de ce fait, la conversion à la date du jugement ne dégagera que la valeur des profits.

[175] Pour ces motifs, j’estime que la Cour fédérale a, à juste titre, effectué la conversion monétaire des profits de NOVA à la date du jugement.

C. Jugement récent

[176] Juste avant la publication des présents motifs, la Cour suprême s’est prononcée dans l’affaire Société des loteries de l’Atlantique, précitée. Elle y formule un certain nombre d’observations sur l’enrichissement sans cause, le recouvrement aux fins de restitution et la restitution de gains illicites.

[177] Notre Cour est d’avis que le jugement rendu dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique n’a pas d’incidence sur l’analyse qui précède. Cependant, par souci de prudence et d’équité procédurale envers les parties, notre Cour a invité les parties à lui soumettre des observations écrites sur la pertinence et les effets de l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique.

[178] La Cour les a reçues.

[179] Dans ses observations, NOVA reprend son argument selon lequel la Cour fédérale a commis une erreur de droit en enjoignant à NOVA de verser à Dow les profits qu’elle a tirés de l’éthène, alors qu’elle aurait dû enjoindre à NOVA de restituer uniquement les profits générés par le polyéthylène contrefait. NOVA cite l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique pour appuyer la proposition voulant que le droit limite la somme recouvrée par Dow au montant du gain illicite du défendeur.

[180] Bien sûr, comme il est mentionné plus haut, c’était la règle avant l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique. Il convient de signaler que la Cour suprême (au par. 23) souligne, comme elle le fait dans des affaires antérieures, que la somme octroyée doit être « calculée exclusivement en fonction du gain illicite du défendeur, qu’elle corresponde ou non au préjudice subi par le demandeur [...] ». En s’exprimant ainsi, la Cour suprême entend le gain illicite réel de l’auteur du tort, et non un gain tenant compte de ce qui aurait pu se produire dans un monde hypothétique où l’acte répréhensible n’aurait pas été commis.

[181] Dans ses observations, Dow affirme que l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique n’a pas d’incidence sur les questions en litige dans l’appel ou l’appel incident. Elle ajoute que NOVA, en invoquant son argument relatif aux « profits tirés de l’éthène », tente de déduire des coûts que, selon la Cour fédérale (au par. 139), NOVA n’a pas engagés. Dow mentionne également [traduction] « qu’il n’existe aucune jurisprudence (et NOVA n’en cite aucune, pas même l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique) qui autoriserait un contrefacteur à conserver une partie des profits tirés de la vente de produits contrefaits, simplement parce que le contrefacteur a renommé ces profits “bénéfices attribuables à des matières premières utilisées dans la fabrication du produit contrefait” ». En terminant, elle fait valoir ce qui suit :

[traduction]

Dans l’ensemble, les coûts de l’éthène réellement engagés par [NOVA] pour fabriquer le produit contrefait SURPASS correspondaient à ses coûts réels de production de l’éthène. Le « gain illicite » de [NOVA], pour reprendre l’expression de la Cour suprême dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique [par. 23], doit tenir compte du coût réel, et non d’un coût théorique élevé que [NOVA] n’a pas engagé. Autoriser une déduction fondée sur une « valeur marchande » ou sur un « prix du marché » théorique d’une matière première augmenterait artificiellement la déduction pour cette matière première au-delà du montant des dépenses réellement engagées. Une telle approche permettrait [à NOVA] de conserver, plutôt que de restituer, une partie de ses « gains illicites » résultant de sa contrefaçon. Or, un tel résultat va à l’encontre de l’objectif de la restitution des profits, y compris de l’objectif de dissuasion visé par la restitution des gains illicites selon l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique, car cela ne rendrait pas la faute « non profitable » [par. 117]. [Renvois omis.]

Je souscris entièrement aux observations de Dow.

D. Conclusion

[182] La Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de révision en rejetant les arguments de NOVA relatifs à la répartition des profits, en ordonnant la restitution des profits résultant de l’effet dit de rebond, en appliquant la méthode du « coût de revient complet » pour la déduction des coûts et en convertissant la devise étrangère à la date du jugement.

[183] Il s’agissait d’une affaire difficile et dont les enjeux étaient importants, et je félicite la Cour fédérale pour la grande qualité de son analyse et de ses motifs. Je félicite également les avocats pour les observations utiles qu’ils ont présentées à notre Cour.

E. Règlement proposé

[184] Par conséquent, dans les deux dossiers présentés à la Cour, je rejetterais l’appel et l’appel incident, chacun avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


LA JUGE WOODS (Version publique des motifs dissidents)

[185] Mon collègue présente une description utile à la compréhension des principes de la restitution des profits dans le contexte de la contrefaçon. Je souscris à ses conclusions sur toutes les questions, à l’exception de celle portant sur la répartition des profits. Pour les motifs énoncés ci-après, je conclus qu’il y a lieu de procéder à une répartition des profits en l’espèce. Je suis également d’avis que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en ne tenant pas compte de la question de la causalité, qui est au cœur du critère juridique applicable à la répartition des profits.

[186] NOVA prétend que la Cour fédérale a commis une erreur en lui enjoignant de restituer la totalité de ses profits (recettes moins les coûts) tirés des ventes de SURPASS. Ces fonds sont désignés ci-après « profits liés à SURPASS ».

[187] Je suis d’avis que NOVA ne devrait pas avoir à restituer la totalité des profits liés à SURPASS, car ceux-ci ne sont pas tous attribuables à l’activité de contrefaçon. Pour mettre les choses en contexte, rappelons qu’il a été ordonné à NOVA de verser à Dow une somme totale d’environ 644 millions de dollars. Or, selon NOVA, le refus d’appliquer la répartition des profits a eu pour effet de gonfler la somme exigée de plus de 300 millions de dollars.

[188] SURPASS est un produit de polyéthylène dont le principal composant est l’éthène. L’éthène et le polyéthylène sont deux produits chimiques de base. NOVA a été déclarée coupable de contrefaçon d’un brevet de Dow visant certaines compositions de polyéthylène, en fabriquant SURPASS et en le vendant comme un produit faisant concurrence au produit de Dow, ELITE.

[189] L’éthène est un ingrédient clé qui entre dans la fabrication de produits différents, dont le polyéthylène, les monomères styrènes, les polymères styréniques, le polychlorure de vinyle, l’oxyde d’éthylène, l’éthylèneglycol, le dichlorure d’éthylène et l’acétate de vinyle.

[190] Le polyéthylène est une forme de plastique. Parmi ses utilisations commerciales, on note les sacs d’épicerie, les emballages alimentaires, les tuyaux, les seaux et les cageots.

[191] Des milliers de petites molécules d’éthène reliées en une longue chaîne sont utilisées pour la fabrication de produits de polyéthylène. Il faut donc de l’éthène pour fabriquer des produits à base de polyéthylène. Le brevet contrefait porte sur le procédé de fabrication d’un type de produit de polyéthylène utilisé pour fabriquer SURPASS. Il ne porte sur aucun procédé de fabrication de l’éthène.

[192] NOVA fabrique et vend de l’éthène et des produits à base de polyéthylène.

[193] NOVA produit de l’éthène à Joffre, en Alberta. Elle utilise environ la moitié de l’éthène pour fabriquer ses produits à base de polyéthylène en Alberta. NOVA vend également de l’éthène à des tiers. Son procédé de production d’éthène ne viole pas le brevet de Dow.

[194] NOVA fabrique également des produits de polyéthylène à Joffre. Certains de ces produits de polyéthylène ont été fabriqués et vendus par NOVA sous le nom de SURPASS. Il a été établi que certains produits SURPASS violaient le brevet de Dow.

[195] SURPASS est produit par NOVA à partir de deux procédés distincts : l’un de ces procédés sert à la production d’éthène et l’autre, à la fabrication du produit de polyéthylène, SURPASS. Si NOVA avait fabriqué SURPASS à partir d’éthène acheté au prix du marché, plutôt que d’éthène qu’elle-même produisait, la question de la répartition des profits ne se poserait pas en l’espèce.

A. La répartition des profits est-elle indiquée en l’espèce?

[196] Selon le principe général de droit, la partie lésée « a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention », laquelle doit être déterminée « selon une conception normale du lien de causalité » (Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902, par. 101). Devant la Cour fédérale, NOVA a affirmé que les profits liés à SURPASS étaient composés de deux éléments, à savoir les profits directement attribuables au procédé de contrefaçon (la fabrication de polyéthylène à partir d’éthène) et les profits ayant un lien de causalité avec le procédé licite (la production d’éthène). Selon elle, seuls les premiers devraient être restitués.

[197] La question de la répartition des profits peut se poser dans une variété de circonstances. Par exemple, un produit vendu peut être composé d’éléments contrefaits et licites (Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc. [2001] 2 C.F. 618, 2001 CanLII 22028 (CAF)). En l’espèce, le produit vendu n’était pas composé d’éléments contrefaits et licites; il était plutôt fabriqué selon deux procédés distincts.

[198] Le principe général qui doit s’appliquer dans tous les cas est de déterminer s’il existe des éléments licites qui contribuent à la valeur globale ou à la qualité marchande du produit entier (Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc. (2001), 10 C.P.R. (4th) 151 (Cour supérieure de justice de l’Ontario), par. 23). Lorsque le produit vendu est fabriqué au moyen d’un procédé breveté, le principe veut que la totalité des profits soit restituée, sauf si le contrefacteur démontre [traduction] « qu’une portion de ces profits provient d’un autre élément utilisé par lui » (Bayer, par. 22, citant la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Westinghouse Electric & Manufacturing Co. v. Wagner, 225 U.S. 604 (1912), p. 614 et 615).

[199] En l’espèce, les profits liés à SURPASS sont attribuables à deux procédés distincts – la production d’éthène et la fabrication de polyéthylène. Une situation semblable a été examinée par la Cour des brevets de l’Angleterre dans l’affaire Celanese International Corp. v. BP Chemicals Ltd, [1999] R.P.C. 203 (Cour des brevets). Au paragraphe 43 de ce jugement, le juge Laddie affirme qu’une répartition des profits est justifiée si l’un des procédés est licite :

[traduction]

[...] Les profits attribuables aux éléments licites ne sont ni causés par l’exploitation de l’invention ni attribuables à cette exploitation, même si cette dernière a occasionné ces profits. Prenons le cas, par exemple, d’un produit dont la fabrication requiert un processus en trois étapes. Les profits générés par la fabrication et la vente du produit sont attribuables à chacune de ces trois étapes. Supposons également que chacune de ces étapes est protégée par un brevet distinct. Les profits sont déposés dans un seul « compte » , et les fonds doivent être répartis entre les trois étapes. Si chacune de ces étapes est aussi coûteuse et aussi importante dans la composition du produit final que les deux autres, alors chacune devrait se voir attribuer le tiers des profits. Dans ce cas, cette répartition doit s’appliquer, que les trois brevets appartiennent au même titulaire ou à des titulaires différents. Elle doit aussi s’appliquer, même si un ou plusieurs brevets arrivent à échéance et même si une demande n’a pas été présentée pour l’un ou l’autre brevet. L’étape à laquelle sont réalisés les profits ne dépend pas de l’existence ou de l’expiration de la protection conférée par le brevet. En pareil cas, il est nécessaire de répartir les profits totaux réellement réalisés entre les différentes étapes ou composantes qui ont généré ces profits.

[200] Je suis d’avis que NOVA a fait amplement la preuve qu’une répartition des profits liés à SURPASS est indiquée en l’espèce. Manifestement, la production d’éthène était un élément licite qui a contribué à la valeur de SURPASS. Le montant de cette contribution ne devrait pas être restitué.

[201] Mon collègue est d’un autre avis et conclut que la fabrication d’éthène « concourai[t] à la fabrication et à la vente du produit contrefait ». Cet énoncé est exact en soi. Cependant, il ne tient pas dûment compte de la valeur de l’activité licite qui a contribué aux profits liés à SURPASS. En toute logique, ces profits ne devraient pas être restitués.

B. La Cour fédérale a-t-elle fait fi du critère juridique applicable à la répartition des profits?

[202] NOVA prétend que la Cour fédérale a fait fi du critère juridique applicable décrit dans l’arrêt Schmeiser pour la répartition des profits : y a-t-il une portion des profits liés à SURPASS qui n’a pas de lien de causalité avec le brevet de Dow? NOVA prétend que l’omission de cette question constitue une erreur de droit. Je suis du même avis.

[203] Les motifs pertinents de la Cour fédérale sont énoncés aux paragraphes 134 à 140, sous la rubrique générale Frais déductibles. Le paragraphe 134 présente une description de l’argument de NOVA, et le paragraphe 139 résume les motifs invoqués par la Cour pour rejeter cet argument :

[134] Nova affirme que la véritable valeur économique de l’éthène correspond à sa valeur dans une opération de marché, que l’éthène soit produit par Nova ou par un tiers, utilisé pour fabriquer des produits contrefaits ou non, et que ces produits soient vendus à des tiers ou utilisés par l’entité productrice. Nova prétend donc que la bonne mesure pour établir le coût déductible de l’éthène est celle du prix moyen de vente par un tiers (c.-à-d., le prix du marché). [...]

[...]

[139] Le recouvrement des bénéfices devrait se fonder sur les recettes et les coûts réels (Rivett au paragraphe 92). Dans le cas présent, Nova a joui d’un avantage économique en matière du coût de l’éthène, dont les bénéfices doivent maintenant revenir à Dow. Nova n’a pas payé le juste prix du marché pour l’éthène qu’elle a utilisé pour fabriquer ses produits contrefaits. Alors que Nova tenait des registres commerciaux distincts indiquant le « prix de cession » de l’éthène pour le segment de l’Ouest des oléfines, lequel produisait l’éthène à l’usine de Joffre, Nova concède que l’éthène était produit par la même corporation qui produisait les produits contrefaits, nommément Nova Chemicals Corporation. Nova ne prétend pas que le « prix de cession », c.-à-d., le prix enregistré dans plusieurs bilans internes de Nova, constitue la mesure juste du coût de l’éthène. En termes clairs, le postulat de Nova voulant qu’il faudrait appliquer le juste prix du marché se fonde sur un coût théorique qu’elle n’a pas encouru.

[204] Lorsque j’examine les motifs de la Cour fédérale dans leur ensemble, et plus précisément le résumé fait par la Cour de la plaidoirie de NOVA et ses motifs pour la rejeter, je conclus que la Cour a fait fi de l’argument de NOVA selon lequel une partie des profits liés à SURPASS n’ont pas de lien de causalité avec le brevet de Dow. En bref, elle n’a pas tenu compte du principal général de la répartition des profits décrit dans l’arrêt Schmeiser.

[205] Ce dont la Cour fédérale tient compte est le volet de la plaidoirie de NOVA portant sur le montant approprié d’un rajustement aux fins de la répartition des profits. D’une manière un peu confuse, NOVA a affirmé que la répartition des profits devait être calculée au moyen de la déduction de la valeur marchande de l’éthène plutôt qu’au moyen de la déduction des coûts réels engagés par NOVA pour la production d’éthène. L’extrait suivant de la transcription des débats devant la Cour fédérale relate un échange entre le juge du renvoi et l’avocat de NOVA durant le plaidoyer final (transcription de l’audience de la Cour fédérale, cahier d’appel, p. 034698 et 034699) :

[traduction]

Juge : Vous dites que l’argument relatif à la répartition des profits est en fait le même que celui selon lequel l’éthène devrait être évalué à la lumière de la juste valeur marchande plutôt que du coût réel?

Avocat : En effet, il faudrait y attribuer une juste valeur marchande, c’est exact. C’est justement ce que nous tentons de faire valoir, ce sur quoi devrait être fondée la répartition des profits. Nous aimerions également citer [...] l’extrait suivant du jugement rendu dans l’affaire ADIR contre Apotex :

« Selon moi, le concept de la répartition n’est guère plus qu’une reformulation du principe selon lequel seuls doivent être restitués les bénéfices qui sont directement attribuables à l’invention. »

C’est justement ce que nous cherchons à démontrer ici. La répartition est basée sur le prix du marché. [...]

[206] Selon NOVA, la répartition des profits liés à SURPASS devrait soustraire de la somme à restituer les profits qu’elle a réalisés grâce à la production d’éthène. Avant d’examiner la somme appropriée à restituer, la Cour fédérale devait déterminer s’il y avait lieu, en l’espèce, d’autoriser une répartition des profits, c’est-à-dire si une partie des profits liés à SURPASS était attribuable à autre chose qu’à l’activité de contrefaçon.

[207] Cependant, la Cour fédérale ne s’est pas penchée sur cette question et, de ce fait, elle a fait fi du critère juridique qui s’applique à la répartition des profits. Il s’agit d’une erreur de droit (Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23, par. 101).

C. Conclusion

[208] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis qu’il devrait y avoir répartition des profits. J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale dans la mesure où il n’autorise pas la répartition des profits liés à SURPASS et, rendant l’ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, j’ordonnerais une répartition des profits. Je renverrais également l’affaire à la Cour fédérale afin qu’elle détermine le montant de l’ajustement nécessaire et toute autre répercussion en résultant.

« Judith Woods »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-150-17 et A-227-17

APPEL D’UN JUGEMENT COMPLÉMENTAIRE RENDU PAR LE JUGE FOTHERGILL LE 29 JUIN 2017, DOSSIER NO T-2051-10

INTITULÉ :

NOVA CHEMICALS CORPORATION c. THE DOW CHEMICAL COMPANY, DOW GLOBAL TECHNOLOGIES INC. et DOW CHEMICAL CANADA ULC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 juin 2018

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DISSIDENTS :

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 septembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Sheila R. Block

Andrew Bernstein

Robert H.C. MacFarlane

Nicole Mantini

Jon Silver

 

Pour l’appelante

 

Steven B. Garland

Jeremy E. Want

Colin B. Ingram

Daniel S. Davies

 

Pour les intimées

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Smart & Biggar/Fetherstonhaugh

Ottawa (Ontario)

 

Pour les intimées

 

 

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