Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20201026


Dossier : A-204-20

Référence : 2020 CAF 181

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Présent : LE JUGE STRATAS

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI, REDA YASSIN AL NAHASS et NEDIRA JEMAL MUSTEFA

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 23 octobre 2020.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2020.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20201026


Dossier : A-204-20

Référence : 2020 CAF 181

Présent : LE JUGE STRATAS

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI, REDA YASSIN AL NAHASS et NEDIRA JEMAL MUSTEFA

intimés

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

A.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’un appel et d’un appel incident interjeté d’un jugement de la Cour fédérale rendu par la juge McDonald (2020 CF 770). Les ministres sollicitent maintenant une ordonnance portant sursis d’exécution ou suspension du jugement de la Cour fédérale jusqu’à ce que notre Cour rende son jugement dans l’appel et l’appel incident.

[2]  La Cour fédérale a déclaré que l’application d’une entente intervenue entre le Canada et les États-Unis contrevient aux droits que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés confère à certains demandeurs d’asile au Canada.

[3]  Cette entente, c’est l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers, parfois appelé « Entente sur les tiers pays sûrs entre les États-Unis et le Canada ». Aux termes de cette entente, le Canada refuse d’examiner les demandes d’asile des personnes qui, après leur arrivée aux États-Unis, se présentent à un point d’entrée au Canada. Le Canada exige que les demandeurs d’asile présentent leur demande aux États-Unis, et non au Canada.

[4]  Selon la Cour fédérale, cette entente fait subir aux demandeurs d’asile un traitement qui viole les droits qui leur sont consentis aux termes de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon cette disposition, chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[5]  Pour remédier à la violation de l’article 7 de la Charte, la Cour fédérale a déclaré invalides et inopérantes deux dispositions législatives : l’alinéa 101(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et l’article 159.3 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. Ces dispositions ont permis la mise en œuvre de l’Entente sur les tiers pays sûrs au Canada.

[6]  En appel devant notre Cour, les ministres affirment que les dispositions législatives ne violent pas la Charte. Les intimés ne sont pas de cet avis. Dans leur appel incident, ils affirment que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés empêche la désignation des États-Unis d’Amérique comme tiers pays sûr au titre de l’article 159.3 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés. Les intimés soutiennent également dans leur appel incident que la Cour fédérale aurait dû déclarer les dispositions législatives invalides en raison du droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte.

[7]  La Cour fédérale a suspendu sa déclaration d’invalidité pour une période de six mois, « [a]fin de permettre au législateur de répondre » (motifs de la Cour fédérale, par. 163). La période de suspension prend fin le 22 janvier 2021. À partir de cette date, les dispositions législatives seront inopérantes.

[8]  Bien avant cette date, le 3 septembre 2020, les ministres ont déposé la présente requête en suspension du jugement de la Cour fédérale avant que soient tranchés l’appel et l’appel incident.

[9]  Pour les motifs qui suivent, la Cour accueillera la requête. Elle ordonnera la suspension du jugement de la Cour fédérale jusqu’à l’issue de l’appel et de l’appel incident. Compte tenu de la situation extraordinaire qui existe en ces temps de pandémie, la Cour permettra que son ordonnance puisse être modifiée par la formation qui entendra l’appel et l’appel incident si la preuve démontre l’existence de faits nouveaux importants ou un changement de situation important qui est raisonnablement susceptible de modifier l’analyse faite par la Cour.

B.  Discussion

[10]  Les parties conviennent que notre Cour peut surseoir à l’exécution du jugement de la Cour fédérale, sur le fondement de l’arrêt de la Cour suprême du Canada RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117. Notre Cour peut ordonner le sursis si elle est convaincue qu’il a été satisfait au critère à trois volets : il existe un appel défendable, un préjudice irréparable sera subi s’il n’est pas sursis à l’exécution du jugement de la Cour fédérale et une comparaison des difficultés associées au sursis, par opposition au maintien du jugement, milite en faveur d’un sursis.

[11]  Au départ, les intimés contestent la juridiction de notre Cour pour trancher la présente requête. Ils affirment que la Cour fédérale – au vu de la plaidoirie complète et des éléments de preuve au dossier – a rejeté la requête des ministres visant à obtenir un sursis pour une période de douze mois et n’a accordé ce sursis que pour une période de six mois. Les intimés affirment que, si les ministres souhaitaient une prorogation de la période de suspension de six mois, ils auraient dû s’adresser à la Cour fédérale, et non à notre Cour, et lui demander de modifier sa décision au titre de l’alinéa 399(2)a) des Règles des cours fédérales (les Règles).

[12]  Notre Cour rejette l’objection relative à la juridiction. Notre Cour est compétente.

[13]  L’assertion d’incompétence présentée par les intimés repose sur une supposition erronée. Les intimés présument que les deux cours jouent le même rôle, soit déterminer s’il faut suspendre la déclaration d’invalidité, et que la cour qui a tranché la question en premier lieu, en l’espèce la Cour fédérale, devrait avoir la possibilité de décider si une prolongation de la période fixée devrait être accordée. En fait, les deux cours jouent des rôles différents, indépendants, et appliquent des critères juridiques qui sont différents, même s’ils se chevauchent.

[14]  La Cour fédérale a suspendu la déclaration d’invalidité en vertu du pouvoir d’ordonner une mesure corrective que lui confère l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, 1992 CanLII 74). Dans l’exercice de ce pouvoir, la Cour fédérale a tenu compte de « l’effet d’une déclaration d’invalidité sur le public », comme les préjudices susceptibles d’être causés (Schachter, p. 715 à 717). Les préjudices doivent être suffisamment importants pour prévaloir sur la nécessité d’assurer immédiatement la protection des droits consentis aux plaignants par la Charte. La Cour examine les éléments de preuve dont elle dispose et, le cas échéant, fixe une période de suspension. Comme l’a concédé à bon droit l’avocat des intimés au moment de sa plaidoirie à propos de la présente requête, fixer la durée de la période de suspension est un exercice imprécis et peu scientifique.

[15]  Notre Cour dispose d’un pouvoir indépendant découlant d’une autre source. Il ne s’agit pas de modifier la réparation accordée par la Cour fédérale en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il s’agit plutôt d’exercer le pouvoir qui lui est conféré par l’alinéa 398(1)b) des Règles : « dans le cas où un avis d’appel [concernant un jugement de la Cour fédérale] a été délivré », notre Cour peut « surseoir [au jugement de la Cour fédérale] », conformément au critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald.

[16]  Les appelants sont autorisés à demander à notre Cour d’exercer le pouvoir qui lui est conféré par l’alinéa 398(1)b) des Règles. Ils n’ont pas à s’adresser d’abord à la Cour fédérale pour lui demander de modifier la réparation accordée en prolongeant la période de six mois.

[17]  Certes, à l’instar de la Cour fédérale quand elle a fixé la période de suspension de six mois, notre Cour doit s’acquitter de la tâche imprécise et peu scientifique consistant à apprécier les éléments de preuve en fonction du volet « prépondérance des inconvénients » du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald. Toutefois, en application de ce critère, notre Cour doit en faire davantage que la Cour fédérale : elle doit s’assurer qu’il existe un appel défendable et un préjudice irréparable.

[18]  Abordons ensuite la requête des ministres sur le fond. Comme nous l’expliquons ci-après, notre Cour estime que les deux premiers volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, soit l’existence d’une cause défendable et d’un préjudice irréparable, ne prêtent pas vraiment à controverse. L’issue de la requête dépend du dernier volet du critère, soit la prépondérance des inconvénients.

[19]  Les intimés reconnaissent l’existence d’une cause défendable. Il s’agit d’une concession juste pour laquelle ils doivent être félicités. Les exigences minimales à remplir pour démontrer l’existence d’une cause défendable ne sont « pas élevées » et la Cour est « peu exigeante » (RJR-MacDonald, p. 337; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, p. 358, 1994 CanLII 89, sous la plume du juge La Forest (dissident, avec l’accord des juges majoritaires sur cette question)). Les ministres doivent seulement démontrer que leur appel n’est pas voué à l’échec ou qu’il n’est « ni futile ni vexatoire » (RJR-Macdonald, p. 337; voir également Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, par. 11, et Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, par. 25).

[20]  Il est satisfait au second volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, à savoir l’existence d’un préjudice irréparable, en raison d’une décision antérieure de notre Cour. En 2008, elle était saisie d’une affaire assez semblable au présent appel. La Cour fédérale avait déclaré invalides des dispositions passablement similaires aux dispositions dont il est question en l’espèce, fondant sa décision sur les effets causés par l’Entente sur les tiers pays sûrs (il est possible de consulter le jugement de la Cour fédérale sous la référence 2008 CanII 91561 (CF) et les motifs du jugement sous la référence 2007 CF 1262). L’appelante dans cette affaire, la Couronne fédérale, demandait à notre Cour de surseoir à l’exécution du jugement rendu par la Cour fédérale, sur le fondement du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, jusqu’à ce qu’elle ait tranché l’appel.

[21]  Notre Cour a accordé le sursis (Canada c. Canada (Conseil Canadien pour les réfugiés), 2008 CAF 40). Elle a conclu (par. 23 à 30) que l’invalidation immédiate des dispositions et la dénonciation de l’Entente sur les tiers pays sûrs causeraient un préjudice irréparable. En l’espèce, les éléments de preuve favorisant une conclusion de préjudice irréparable sont plus solides que ceux présentés dans l’affaire de 2008.

[22]  Il convient de souligner que le Conseil canadien pour les réfugiés était partie à l’instance de 2008. Il lui est donc interdit, en principe, de saisir à nouveau les tribunaux de cette question (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Ontario c. S.E.E.F.P.O., 2003 CSC 64, [2003] 3 R.C.S. 149).

[23]  Il est loisible aux autres intimés de participer à l’instance. Cependant, la Cour est liée ­ ou à tout le moins fortement convaincue ­ par sa conclusion de 2008 selon laquelle un préjudice irréparable découlerait du défaut de surseoir à l’exécution de la décision de la Cour fédérale invalidant des dispositions législatives fondamentalement similaires. Aucun des intimés ne fait valoir que la jurisprudence de 2008 ne devrait pas être appliquée ou est « manifestement erronée », suivant le critère énoncé dans l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370.

[24]  Sans égard à la décision de notre Cour rendue en 2008 et qui nous lie, les éléments de preuve déposés par les ministres en l’espèce prouvent l’existence d’un préjudice irréparable. En outre, l’on peut conclure à un préjudice irréparable sur le fondement du passage suivant de l’arrêt de la Cour suprême, qui nous lie :

Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.

[RJR-MacDonald, p. 346]

[25]  Comme je le mentionne plus haut, la présente requête en suspension fait principalement intervenir le volet « prépondérance des inconvénients » du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald. Il convient de prendre en considération plusieurs éléments soulevés par les parties.

La décision de la Cour fédérale de suspendre l’exécution de son jugement pour une période de six mois n’empêche pas notre Cour de surseoir à l’exécution de ce jugement

[26]  Comme je l’indique plus haut, la suspension de six mois par la Cour fédérale n’empêche pas notre Cour de surseoir à l’exécution de ce jugement pendant une période qu’elle juge convenable. Notre Cour agit en vertu d’un pouvoir différent, indépendant.

Seul un sursis mineur semble nécessaire

[27]  L’instruction de l’appel et de l’appel incident a été accélérée, et les parties ont été avisées de réserver la semaine du 22 février 2021 pour l’audience, un mois après la fin de la période de suspension de six mois ordonnée par la Cour fédérale. La formation qui entendra l’appel et l’appel incident pourra mettre fin à tout sursis interlocutoire accordé par notre Cour. En pratique, la question se résume en l’espèce à une prolongation d’un seul mois. Il est probable que la formation fera son possible pour accélérer le délibéré, surtout si elle entend rejeter l’appel, ce qui réduira la durée de la période de sursis.

[28]  Le rôle de la formation saisie de l’appel dans le cas d’un sursis ou d’une suspension interlocutoire précédemment accordé nécessite quelques explications additionnelles.

[29]  Normalement, l’ordonnance interlocutoire rendue par le juge des requêtes ne peut être annulée par une formation de trois juges (Ignace c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 239; Raincoast Conservation Foundation c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 259).

[30]  Cependant, une ordonnance interlocutoire peut être modifiée par un autre juge des requêtes, en vertu de l’alinéa 399(2)a) des Règles, ou par  la formation saisie de l’appel, en présence de « faits nouveaux importants » ou d’un « changement de situation important » (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CAF 245, par. 14, renvoyant à Del Zotto c. Canada (M.R.N.), [1996] A.C.F. 294, par. 12 (C.A.F.)). De plus, la formation saisie de l’appel peut modifier une ordonnance interlocutoire comme elle l’estime indiqué, en réponse à une invitation expresse ou implicite contenue dans l’ordonnance interlocutoire (Ignace, par. 29).

[31]  La situation peut changer avant la décision finale dans l’appel et l’appel incident. La Cour fédérale a tiré des conclusions sur les graves répercussions de l’Entente sur les tiers pays sûrs sur les demandeurs d’asile. La décision de notre Cour dans l’appel et l’appel incident pourrait tarder beaucoup. Par conséquent, notre Cour autorisera la formation saisie de l’appel à modifier ou à annuler le sursis si elle estime qu’il est satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Del Zotto.

La Cour fédérale a conclu qu’une suspension de six mois serait tolérable

[32]  Dans leur appel incident, les intimés ne contestent pas la décision de la Cour fédérale de suspendre la déclaration d’invalidité. Implicitement, ils ne s’opposent pas à la thèse selon laquelle le volet du critère portant sur la prépondérance des inconvénients milite en faveur des ministres, du moins pour une période de six mois. Par conséquent, la vraie question reste de savoir si une courte prolongation, peut-être d’un seul mois, est justifiée.

[33]  La Cour fédérale a fixé la période de suspension à six mois. Elle a pris cette décision en soupesant des considérations opposées. Les intimés reconnaissent que cette démarche n’est ni scientifique ni précise, pas plus que ne l’est la décision de fixer la période de suspension à six mois. Il s’agit d’une estimation. En accordant un sursis d’un mois de plus, notre Cour ne dépréciera pas le travail de la Cour fédérale. En fait, il se peut que l’on conclue que cette décision est raisonnablement conciliable avec celle de la Cour fédérale.

La politique publique qui se dégage de la nouvelle loi invite notre Cour à la souplesse

[34]  Avant de rendre une décision discrétionnaire de ce genre, notre Cour devrait tenir compte de la politique publique qui se dégage de la législation.

[35]  Cinq jours après la décision de la Cour fédérale de suspendre la déclaration d’invalidité pour une période de six mois, la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19), édictée par la Loi concernant des mesures supplémentaires liées à la COVID-19, L.C. 2020, ch. 11, art. 11, est entrée en vigueur. Aux termes de cette Loi, les délais prévus sous le régime d’une loi fédérale sont suspendus entre le 13 mars 2020 et le 13 septembre 2020.

[36]  Cette loi n’a pas pour effet de suspendre la période de suspension de six mois établie par la Cour fédérale (Affaire intéressant l’article 6 de la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19), 2020 CAF 137, par. 15 à 21). Cependant, il s’en dégage une politique publique favorisant la souplesse, dans la mesure du possible, en raison de la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons en raison de l’extraordinaire pandémie de COVID-19.

[37]  Notre Cour constate une diminution de l’activité législative en 2020 par rapport aux années antérieures. Il n’est pas faux de penser que la pandémie influe sur l’efficacité de la filière législative. Le délai de six mois estimé par la Cour fédérale pour l’adoption de toute mesure législative nécessaire semble aujourd’hui irréaliste.

[38]  En fixant la durée de la période de suspension, la Cour fédérale n’a peut-être pas tenu compte de la situation exceptionnelle causée par l’extraordinaire pandémie de COVID-19. La Cour fédérale a entendu cette affaire en novembre 2019, bien avant le début de la pandémie. Les motifs de la Cour fédérale ne font pas mention de la pandémie.

[39]  Il est loisible à notre Cour de prendre connaissance d’office de la situation exceptionnelle découlant de la pandémie (voir, par exemple, R. v. Baidwan, 2020 ONSC 2349). Pour déterminer la durée de tout sursis, elle donnera effet à la politique publique qui se dégage de la Loi sur les délais et autres périodes et adoptera une approche empreinte de souplesse.

Prorogation du Parlement

[40]  La Cour fédérale a fixé à six mois la durée de la période de suspension de son jugement, en reconnaissance du préjudice potentiel à l’intérêt public et afin de permettre au législateur d’adopter une nouvelle loi.

[41]  Toutefois, un fait nouveau est survenu un mois après le jugement rendu par la Cour fédérale. Le Parlement a été prorogé inopinément durant un peu plus d’un mois, du 18 août au 23 septembre. Ce fait n’a pas été présenté à la Cour.

[42]  La Cour peut tenir compte de faits admis d’office sans preuve les étayant (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458). En général, seuls les faits qui sont notoires peuvent être admis d’office; la norme est stricte.

[43]  La norme la moins stricte quant à la connaissance d’office énoncée par la Cour figure dans l’arrêt R c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555, au paragraphe 99. Dans cette affaire, la Cour suprême a pris connaissance d’office de la guerre en Afghanistan et des activités de contre-insurrection, qu’elle a qualifiées d’« activité terroriste ».

[44]  De l’avis de la Cour, la prorogation du Parlement du 18 août au 23 septembre est un fait beaucoup plus notoire que les faits admis d’office dans l’arrêt Khawaja. Par conséquent, notre Cour peut prendre connaissance d’office de la prorogation inattendue du Parlement et en tenir compte.

Activité ou inactivité législative – un facteur neutre

[45]  Les intimés affirment que les ministres n’ont rien fait en vue de légiférer par suite du jugement rendu par la Cour fédérale.

[46]  Cette assertion n’est pas étayée par la preuve présentée à la Cour. Rien ne démontre ou ne réfute l’argument selon lequel des modifications à la Loi et au Règlement sont actuellement à l’étude.

[47]  À l’audience, la Cour a reproché aux ministres leur inaction et leur mépris à l’égard du jugement rendu par la Cour fédérale. Les ministres ont contesté cette interprétation, soulignant que six mois sont [traduction] « un délai extrêmement court ».

[48]  Dans l’ensemble, sur ce point, la preuve ne permet pas de conclure à l’activité ou à l’inactivité législative aux fins de l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où l’on pourrait tirer une inférence défavorable du fait que les ministres ont omis de déposer des éléments de preuve (Lévesque c. Comeau et al., [1970] R.C.S. 1010, 1970 CanLII 4; R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 22 à 30).

Risque que l’appel devienne théorique

[49]  Les ministres affirment que toute intervention du législateur pourrait rendre leur appel théorique. En songeant aux différents scénarios législatifs possibles, la Cour convient qu’il s’agit là d’un risque important qui doit être pris en compte dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.

[50]  Les ministres considèrent que le jugement rendu par la Cour fédérale est entièrement erroné en droit. Ils ont réagi en interjetant appel de ce jugement et en demandant à notre Cour d’accélérer l’instruction de l’appel. Ils souhaitent que la Cour se prononce dans l’appel avant que l’adoption d’une loi ne rende ce dernier théorique.

[51]  Il s’agit là d’un facteur important dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. Il milite en faveur du sursis à l’exécution du jugement de la Cour fédérale jusqu’à ce que notre Cour puisse trancher l’appel et l’appel incident.

Considérations relatives à l’intérêt public

[52]  Lorsque, comme en l’espèce, des dispositions sont entièrement suspendues, les considérations relatives à l’intérêt public ayant rendu nécessaires ces dispositions pèsent lourdement dans l’évaluation que fait la Cour de la prépondérance des inconvénients (RJR-MacDonald, p. 342 à 347; Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, 1987 CanLII 79). En l’espèce, ces considérations doivent être appréciées en fonction des éléments de preuve présentés par les intimés.

Évaluation des éléments de preuve présentés par les intimés concernant la requête en sursis

[53]  Selon les intimés, plus longtemps le jugement rendu par la Cour fédérale est suspendu, plus longtemps les effets pénibles de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre les États-Unis et le Canada se font sentir. Ils ont présenté des éléments de preuve très nombreux et détaillés sur ce point. Ils affirment que ces effets sont fréquents.

[54]  À première vue, il s’agit là d’une prétention sérieuse. Toutefois, les éléments de preuve déposés par les intimés ne sont pas aussi solides qu’ils l’affirment.

[55]  Les intimés ont présenté de nombreux éléments de preuve portant sur le préjudice subi en général par les demandeurs d’asile placés en détention aux États-Unis. Toutefois, ces éléments de preuve doivent être appréciés dans leur contexte.

[56]  Suivant le volet portant sur la prépondérance des inconvénients du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, le préjudice dont doit tenir compte la Cour n’est pas celui subi en général par les demandeurs d’asile placés en détention aux États-Unis. La Cour doit plutôt examiner le préjudice subi par les demandeurs d’asile qui se verront refuser l’entrée au Canada entre le 22 janvier 2021 (la fin de la suspension ordonnée par la Cour fédérale) et la fin de tout sursis accordé par notre Cour.

[57]  D’après les éléments de preuve présentés par les intimés eux-mêmes, les demandes d’asile au Canada ont chuté brusquement depuis le début de la pandémie. Les intimés mentionnent les décrets liés à la COVID-19 qui ont entraîné la fermeture effective de la frontière canado-américaine. Ils soulignent que les demandeurs d’asile ne peuvent entrer au Canada que s’ils sont visés par des exceptions très limitées prévues dans les décrets (mémoire des faits et du droit des intimés, par. 20). Ainsi, actuellement, peu de personnes sont renvoyées en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs.

[58]  Je ne veux pas banaliser la situation. Si l’on présume pour les besoins de la cause que l’analyse menée par la Cour fédérale est fondée, il demeure que des violations des droits consentis par la Charte ont toujours lieu. Une violation de la Charte est une affaire sérieuse. Or, la diminution des arrivées aux points d’entrée canadiens joue dans l’évaluation faite par la Cour de la prépondérance des inconvénients.

Conclusion concernant la prépondérance des inconvénients

[59]  Dans l’ensemble, compte tenu des éléments de preuve présentés par les ministres, y compris l’effet sur l’intérêt public, et compte tenu de ceux présentés par les intimés, la prépondérance des inconvénients milite en faveur de surseoir à l’exécution du jugement de la Cour fédérale jusqu’à ce que soit rendue une décision finale concernant le présent appel et l’appel incident.

[60]  La Cour remercie les avocats pour leurs excellents documents de requête, leurs observations écrites et leurs plaidoiries.

C.  Conclusion

[61]  Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, notre Cour conclut que la requête présentée par les ministres devrait être accueillie. Il sera sursis à l’exécution du jugement rendu par la Cour fédérale jusqu’à ce que soit rendue une décision finale dans le présent appel et l’appel incident. Il sera loisible aux intimés de solliciter, par voie de requête, la modification de la présente ordonnance, en vertu de l’alinéa 399(2)a) des Règles, si des éléments de preuve peuvent démontrer l’existence de faits nouveaux importants ou un changement de situation important raisonnablement susceptible de modifier l’évaluation de la prépondérance des inconvénients dans la présente requête.

D.  Décision

[62]  La requête sera accueillie. Je rendrai une ordonnance conforme aux présents motifs.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-204-20

 

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL. c. LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OCTOBRE 2019

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 OCTOBRE 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Martin Anderson

Lucan Gregory

David Knapp

Laura Upans

 

Pour les appelants

 

Andrew Brouwer

Kate Webster

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour les appelants

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.