Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20201113


Dossier : A-382-19

Référence : 2020 CAF 196

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

L’ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS

appelante

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

intimé

et

LA COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

intervenante

Audience par vidéoconférence organisée par le greffe, le 16 septembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20201113


Dossier : A-382-19

Référence : 2020 CAF 196

CORAM :

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

L’ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS

appelante

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

intimé

et

LA COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés (l’ACAADR ou l’appelante) interjette appel d’une décision rendue par le juge en chef Crampton de la Cour fédérale, en date du 4 septembre 2019 (2019 CF 1126) (motifs), par laquelle il a accueilli, en partie, deux demandes de contrôle judiciaire concernant la désignation de quatre guides jurisprudentiels par le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission ou la CISR); le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (l’intimé) interjette un appel incident. La première demande (IMM-3433-17) concernait la décision de désigner trois décisions de la Section d’appel des réfugiés (SAR) touchant le Pakistan, l’Inde et la Chine, respectivement, comme guides jurisprudentiels. La seconde demande (IMM-3373-18) concernait une décision similaire, mais à propos d’un guide jurisprudentiel sur le Nigéria.

[2]  La Cour fédérale a conclu que les guides jurisprudentiels contestés ont été validement adoptés conformément à l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Autrement dit, il n’était pas déraisonnable pour le président d’interpréter implicitement cette disposition comme lui conférant le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels contenant des considérations factuelles.

[3]  Cela dit, la déclaration d’attente incluse dans les notes de politique accompagnant les guides jurisprudentiels sur le Pakistan, l’Inde et la Chine a été jugée illégale et inopérante, dans la mesure où elle exerçait une pression sur les commissaires pour qu’ils adoptent les propres conclusions de la Section d’appel des réfugiés, sur des questions allant au-delà des éléments de preuve propres aux demandeurs d’asile. Toutefois, la Cour a estimé que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria ne posait aucun problème, compte tenu de l’importance accordée aux circonstances propres à chaque demande, et qu’il ne constituait pas une entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des commissaires, et n’empiétait pas non plus sur leur indépendance.

[4]  La Cour fédérale a certifié comme questions graves de portée générale, au sens de l’alinéa 74d) de la LIPR, les deux questions suivantes :

1. Le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-il le pouvoir, aux termes de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles?

2. Les guides jurisprudentiels que le président a publiés sur le Nigéria, le Pakistan, l’Inde et la Chine constituent-ils une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire des membres de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés de tirer leurs propres conclusions de fait, ou portent-ils indûment atteinte à leur indépendance décisionnelle?

[5]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en répondant par l’affirmative à la première question, mais qu’elle a commis une erreur en répondant par l’affirmative à la seconde question, dans la mesure où les guides jurisprudentiels sur le Pakistan, l’Inde et la Chine étaient en cause. Par conséquent, je rejetterais l’appel et j’accueillerais l’appel incident.

I.  Contexte factuel

[6]  Le présent appel concerne la décision prise par le président de la Commission de désigner quatre décisions de la Section d’appel des réfugiés comme guides jurisprudentiels, conformément à l’alinéa 159(1)h) de la LIPR. Trois de ces guides ont été publiés le 18 juillet 2017 : la décision TB7-01837 de la Section d’appel des réfugiés, concernant un demandeur d’asile pakistanais (guide sur le Pakistan); la décision TB6-11632 de la Section d’appel des réfugiés concernant un demandeur d’asile chinois (guide sur la Chine); la décision MB6-01059/MB6-01060 de la Section d’appel des réfugiés, concernant un demandeur d’asile indien (guide sur l’Inde). Le quatrième guide, qui a été publié le 6 juillet 2018, concernait la décision TB7-19851 de la Section d’appel des réfugiés mettant en cause un demandeur d’asile nigérian (guide sur le Nigéria).

[7]  Les notes de politique accompagnant la publication des guides jurisprudentiels soulignent qu’il est « extrêmement important » pour la CISR de veiller à ce que les demandes d’asile devant la Section de la protection des réfugiés et les appels devant la Section d’appel des réfugiés soient tranchés de manière équitable et efficace, et que c’est là une condition « essentielle » au traitement par la CISR de « l’arriéré important » lié au processus d’octroi de l’asile. Elles précisent que ces guides jurisprudentiels visent à faciliter le processus décisionnel et à « favoriser l’uniformité et la cohérence dans le traitement de cas apparentés sur le plan des faits ». En fait, il ressort clairement des notes internes que l’important arriéré et le nombre croissant de nouvelles demandes font partie des motifs justifiant la publication des guides jurisprudentiels contestés.

[8]  Toutes les notes de politique expliquent également que « les commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés doivent appliquer les guides jurisprudentiels aux cas comportant des faits semblables ou justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant » (dossier d’appel, pages 1735, 1755, 1776 et 1793). On y ajoute que les guides jurisprudentiels ont pour but d’aider les commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés à restreindre la portée des questions à trancher, et d’accroître l’équité, l’uniformité et l’efficience des motifs invoqués. Enfin, les notes de politique accompagnant la publication des guides jurisprudentiels sur la Chine, l’Inde et le Pakistan précisent que la Direction des recherches de la Commission doit obligatoirement surveiller les faits nouveaux concernant les renseignements sur le pays d’origine qui pourraient avoir une incidence sur le fondement factuel des guides jurisprudentiels, et les signaler au vice-président de la Section d’appel des réfugiés.

[9]  La note de politique accompagnant la désignation de la décision TB6-11632 en tant que guide jurisprudentiel pour la Chine (note de politique sur la Chine) indique que la décision a été choisie en raison de son analyse détaillée, claire et solide des procédures de contrôle des sorties de la Chine, et de la question visant à établir si une personne recherchée par les autorités peut quitter la Chine depuis un aéroport en utilisant un passeport authentique. Cette question avait donné lieu à une jurisprudence contradictoire au niveau de la Commission et de la Cour fédérale. L’analyse présentée aux paragraphes 12 à 22 et 25 à 34 de la décision de la Section d’appel des réfugiés constitue le fondement de ce guide jurisprudentiel. La note de politique précise que la détermination clé de ce guide jurisprudentiel est [TRADUCTION] « une question de fait qui peut s’appliquer à un grand nombre de demandes [...] relative[s] à l’infrastructure de sécurité publique du gouvernement chinois et à son fonctionnement » (dossier d’appel, page 1756). Après avoir examiné les éléments de preuve concernant le projet Bouclier d’or de la Chine et son appareil de sécurité, la Section d’appel des réfugiés a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était improbable qu’une personne recherchée ait pu quitter la Chine depuis un aéroport international en utilisant un passeport sur lequel figurent son nom, sa date de naissance et sa photographie.

[10]  Dans la note de politique accompagnant la désignation de la décision TB7-19851 en tant que guide jurisprudentiel (note de politique sur le Nigéria), l’on accusait réception de la décision, et reconnaissait, plus précisément, que les paragraphes 13 à 30 de la décision présentaient une analyse détaillée, claire et solide concernant la viabilité de possibilités de refuge intérieur (PRI) au Nigéria, pour les personnes fuyant des acteurs non étatiques. La note de politique indique que le guide jurisprudentiel porte sur une question mixte de droit et de fait, et établit qu’il existe plusieurs grandes villes multilingues et multiethniques dans le sud et le centre du Nigéria, où des personnes qui fuient des acteurs non étatiques peuvent s’établir en toute sécurité, en fonction de leur situation personnelle. La note de politique encourage également les commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés, dans les cas appropriés, à procéder directement à l’analyse de la possibilité de refuge intérieur au Nigéria, sans nécessairement devoir d’abord trancher la question de la crédibilité des allégations de persécution du demandeur d’asile.

[11]  Le guide jurisprudentiel concernant la décision MB6-01059/MB6-01060 portait sur la question de savoir si des demandeurs d’asile sikhs originaires du Pendjab disposaient d’une possibilité de refuge intérieur viable. Comme dans le cas du Nigéria, la note de politique concernant la désignation de cette décision en tant que guide jurisprudentiel (note de politique sur l’Inde) réitère l’objectif visant à mener des audiences davantage ciblées et à fournir des motifs davantage ciblés. Dans les cas appropriés, les commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés sont invités à procéder directement à l’analyse d’une possibilité de refuge intérieur en Inde. Comme l’existence d’une possibilité de refuge intérieur est déterminante, les commissaires n’auraient pas nécessairement à déterminer d’abord si les allégations de persécution du demandeur sont crédibles. Dans cette décision, après avoir examiné les éléments de preuve, la commissaire de la Section d’appel des réfugiés en est arrivée à la conclusion que la police du Pendjab ne tenterait de retrouver une personne qui aurait déménagé dans un autre État que dans des cas extrêmes, et que ni le système d’enregistrement des locataires, ni le système informatisé intégré de la police (ZIPNET), ne pourraient faciliter la traque interétatique d’une personne recherchée.

[12]  Enfin, la note de politique concernant la désignation de la décision TB7-01837 en tant que guide jurisprudentiel pour le Pakistan (note de politique sur le Pakistan) précise que la conclusion déterminante de ce guide jurisprudentiel concerne une question mixte de droit et de fait, dont la portée est liée à la question de savoir si le traitement réservé aux ahmadis du Pakistan équivaut à de la persécution et s’ils peuvent bénéficier de la protection de l’État et d’une possibilité de refuge intérieur. Dans cette décision, le commissaire de la Section d’appel des réfugiés a conclu que la demanderesse était exposée à une possibilité sérieuse d’être persécutée en raison de sa religion ahmadie, et ne pouvait s’attendre à bénéficier d’une protection de l’État adéquate ou se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur viable.

[13]  Au moment où la Cour fédérale a rendu sa décision, les guides jurisprudentiels concernant l’Inde et la Chine avaient été révoqués (le 30 novembre 2018 et le 28 juin 2019, respectivement). Dans le cas de l’Inde, le guide jurisprudentiel a été révoqué en raison de faits nouveaux concernant les renseignements sur le pays d’origine dont disposait la Commission. Il semble que le guide jurisprudentiel n’a pas été révoqué en raison de changements réels survenus en Inde depuis sa publication, mais plutôt à la suite de changements dans la documentation accessible sur la question. Quant au guide jurisprudentiel sur la Chine, il a été révoqué parce qu’une conclusion de fait tirée du cartable national de documentation de la Commission a finalement été jugée non étayée par le même document, en vigueur au moment où la décision a été rendue.

[14]  Le président a par la suite annoncé que le guide jurisprudentiel concernant le Nigéria avait été révoqué le 6 avril 2020, à la lumière de faits nouveaux concernant les renseignements sur le pays d’origine. Par conséquent, parmi les quatre guides jurisprudentiels faisant l’objet du présent appel, seul le guide jurisprudentiel sur le Pakistan est toujours en vigueur.

II.  La décision contestée

[15]  Devant la Cour fédérale, l’intimé a soulevé deux questions préliminaires. Premièrement, le procureur général a affirmé que l’appelante n’avait pas qualité pour présenter les deux demandes de contrôle judiciaire, puisque les questions centrales n’étaient pas des questions susceptibles de ne jamais être soumises aux tribunaux, et qu’elles auraient pu être présentées par une partie plus directement touchée par ces questions. Deuxièmement, l’intimé a soutenu que le guide jurisprudentiel sur l’Inde (et, par la suite, celui sur la Chine) ne devrait plus faire partie de la demande présentée dans le dossier IMM-3433-17, dans la mesure où la question de sa validité était devenue théorique compte tenu de sa révocation.

[16]  En ce qui concerne la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public, la Cour a jugé que la question était devenue res judicata en ce qui concernait le dossier IMM-3433-17, dans la mesure où une requête en vue de radier l’appelante en tant que partie à l’instance avait été rejetée par une ordonnance interlocutoire du protonotaire Aalto. L’intimé n’était pas autorisé à faire appel de la décision aux termes de l’alinéa 72(2)e) de la LIPR, mais a soutenu que l’alinéa 74d) de la LIPR permettrait d’interjeter appel de la décision du protonotaire Aalto si la Cour fédérale certifiait une question grave de portée générale dans le jugement définitif à l’égard de la demande connexe. Invoquant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Edwards, 2005 CAF 176 [arrêt Edwards], la Cour fédérale a rejeté cet argument et a conclu que l’appel visé par l’alinéa 74d) est un appel du jugement rendu à l’égard de la demande de contrôle judiciaire, et non concernant des questions interlocutoires. La Cour fédérale a également rejeté l’argument présenté par l’intimé selon lequel une décision relative à la qualité pour agir constitue un acte judiciaire distinct et divisible, notre Cour ayant explicitement rejeté cet argument dans l’arrêt HD Mining International Ltd. c. Construction and Specialized Workers Union, section locale 1611, 2012 CAF 327 [arrêt HD Mining]. Comme l’ACAADR s’est vu reconnaître la qualité pour agir dans le dossier IMM-3433-17, elle devrait aussi obtenir qualité pour agir dans le dossier IMM-3373-18.

[17]  Concernant le caractère théorique d’une question en litige, la Cour fédérale a conclu que le guide sur la Chine, même s’il avait été révoqué, pourrait toujours constituer un facteur pertinent dans des litiges en cours concernant d’anciennes décisions rendues au sujet de demandes d’asile pour lesquelles le guide sur la Chine a été utilisé. Le même raisonnement pourrait sans doute s’appliquer à l’Inde. Quoi qu’il en soit, le juge en chef a estimé que les facteurs à prendre en compte pour exercer son pouvoir discrétionnaire d’aborder le guide jurisprudentiel sur la Chine jouaient en faveur de le faire, même si la question est devenue théorique, comme on l’a souligné dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Plus précisément, le rapport contradictoire continu entre les parties, les considérations relatives à l’économie des ressources judiciaires, et l’intérêt du public à résoudre l’incertitude persistante concernant ces questions, étaient particulièrement pertinents, à son avis.

[18]  Le juge en chef est ensuite passé aux questions en litige, et s’est d’abord demandé si le président avait le pouvoir de désigner des guides jurisprudentiels sur des questions de fait. Appliquant la norme de la décision raisonnable, il a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour le président d’avoir implicitement interprété l’alinéa 159(1)h) de la LIPR comme lui conférant le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels relativement à des questions de fait. Le juge en chef a souligné d’abord qu’à la lumière du libellé clair de la disposition, le pouvoir du président ne se limitait pas expressément à la publication de guides jurisprudentiels sur des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait. À son avis, l’historique législatif et l’objet énoncé de cette disposition, de même que l’objectif défini par le président, qui traduisaient tous une intention d’améliorer la cohérence du processus décisionnel tout en facilitant des audiences et des motifs plus ciblés, soutenaient cette interprétation.

[19]  Concernant le contexte législatif, le juge en chef était d’avis que l’alinéa 159(1)g) et le paragraphe 162(2), qui énoncent respectivement le vaste pouvoir du président et l’objectif général de la Commission, soutenaient l’idée que le président a le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels portant sur des questions de fait. Il a également souligné que le fait qu’il soit difficile de faire la distinction entre les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, de même que le fait qu’il soit impossible de tirer des conclusions sur des questions mixtes de fait et de droit sans d’abord tirer des conclusions sur des questions de fait, favorisaient l’interprétation implicite faite par le président de l’alinéa 159(1)h).

[20]  Enfin, il a rejeté l’argument de l’ACAADR selon lequel l’expression « guide jurisprudentiel » ne pouvait être interprétée comme un guide sur des questions de fait parce que le terme « jurisprudence » renvoie à des principes juridiques et n’englobe pas les conclusions de fait. Même si elle ne contestait pas l’idée que les différends factuels doivent être réglés selon le bien-fondé de chaque affaire, la Cour fédérale a affirmé que le sens ordinaire du terme « jurisprudence » englobait les décisions rendues par une cour concernant des questions factuelles, ainsi que des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit.

[21]  La Cour fédérale est ensuite passée à la deuxième question en litige et s’est penchée sur la question de savoir si les quatre guides jurisprudentiels contestés ont entravé illégalement le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Sur ce point, le juge en chef a refusé de trancher la question de savoir si la norme de contrôle était celle de la décision correcte ou de la décision raisonnable parce que, dans un cas comme dans l’autre, toute entrave au pouvoir discrétionnaire d’un décideur est en soi déraisonnable. Il a ensuite résumé les principes d’indépendance décisionnelle, laquelle à la base signifie que les juges et décideurs quasi judiciaires doivent être entièrement libres d’entendre et de juger les affaires qui leur sont soumises sans ingérence. Invoquant l’arrêt Sitba c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282 [arrêt Consolidated-Bathurst], et l’arrêt Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221 [arrêt Ellis-Don], il a affirmé ce qui suit :

[93] En d’autres termes, dans le contexte du droit administratif, il peut être tout à fait approprié d’utiliser des outils tels que des directives pour influer de manière générale sur la façon dont les décisions sont prises. À cet égard, un type légitime d’influence générale peut inclure l’identification de facteurs, de sources de renseignements et même de renseignements particuliers qui pourront être utiles à prendre en compte. En effet, j’estime qu’il est permis d’aller plus loin et d’encourager la prise en compte de tels renseignements, dans la mesure où il est clairement indiqué que les décideurs restent entièrement libres de tirer leurs propres conclusions, sur le fondement des faits propres à chaque affaire.

[…]

[95] Toutefois, la ligne de démarcation serait franchie lorsque le libellé des directives peut être raisonnablement perçu par les décideurs ou les membres du grand public comme ayant un effet probable de pression sur des décideurs indépendants afin qu’ils tirent des conclusions de fait précises ou d’atténuation de leur impartialité à cet égard. Il en va de même lorsque qu’un [sic] tel libellé peut être raisonnablement perçu comme faisant en sorte qu’il soit plus difficile pour les décideurs indépendants d’établir leurs propres déterminations factuelles. Il en est ainsi même s’il a été déclaré que les directives ne sont pas contraignantes.

[22]  Appliquant ces principes à chacun des guides jurisprudentiels, le juge en chef a conclu que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’entravait pas illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires, ni ne restreignait indûment leur liberté de statuer sur les affaires dont ils sont saisis, étant donné qu’il est très clair que chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses faits particuliers.

[23]  À son avis, il n’en allait pas de même pour les guides jurisprudentiels sur le Pakistan, l’Inde et la Chine. Dans tous ces cas, le juge en chef a conclu que les faits qui sont propres au demandeur en particulier ne posaient pas de problème potentiel, pas plus que les faits caractérisés comme ayant été rapportés dans la documentation sur le pays en cause. Les premiers sont propres au demandeur d’asile, et les derniers ne sont pas présentés comme des conclusions de fait tirées par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés, mais plutôt comme des renseignements tirés de la documentation sur le pays qui étaient pertinents et qui devraient être pris en compte dans de futures décisions. Ce sont les faits présentés comme constituant les propres conclusions de la Section d’appel des réfugiés, sur des questions allant au-delà des éléments de preuve propres au demandeur, qui ont été jugés plus problématiques. De l’avis du juge en chef, la déclaration d’attente formulée dans les notes de politique qui accompagnaient la publication de ces trois guides jurisprudentiels, selon laquelle « les commissaires de la [Section de la protection des réfugiés] et de la [Section d’appel des réfugiés] doivent appliquer les guides jurisprudentiels aux cas comportant des faits semblables ou justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant », est troublante. À tout le moins, certains commissaires ne se sentiraient pas tout à fait libres de trancher des affaires comportant des faits semblables selon leur propre conscience, et une partie du public pourrait raisonnablement craindre que certains commissaires se sentent ainsi soumis à des pressions et ne soient donc pas totalement impartiaux. Le juge en chef a affirmé ce qui suit :

[141] [...] Imposer cette attente [soit d’appliquer les guides jurisprudentiels] et l’obligation correspondante de justifier une décision de ne pas suivre le guide jurisprudentiel dans des affaires comportant des faits semblables entraîne la pression indue exercée sur les commissaires d’adopter les déterminations factuelles établies par la Section d’appel des réfugiés [...] comme étant les leurs. C’est d’autant plus vrai compte tenu de la mesure dans laquelle la communication de cette attente a été répétée et de l’absence de déclaration claire indiquant que chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses faits précis.

[24]  Il convient de souligner que, selon le juge en chef, encourager les commissaires à prendre en compte les guides jurisprudentiels, ou à les suivre dans les affaires comportant des faits semblables, serait entièrement légitime, « à condition qu’il soit aussi clairement indiqué qu’ils sont totalement libres de s’écarter du guide jurisprudentiel sur la foi des faits particuliers de l’affaire dont ils sont saisis » (motifs, au paragraphe 142).

[25]  La troisième question en litige soumise à la Cour fédérale concernait la question de savoir si les guides jurisprudentiels contestés rehaussaient injustement le fardeau de la preuve imposé aux demandeurs d’asile. Dans la mesure où le problème concerne la déclaration d’attente formulée dans les notes de politique, relativement aux conclusions de fait qui vont au-delà des faits qui sont propres à un demandeur d’asile, la Cour a jugé que cet argument était simplement un autre moyen d’affirmer que les guides jurisprudentiels contestés entravent illicitement le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Exception faite de ce problème bien précis, la Cour a conclu que l’alourdissement du fardeau imposé aux demandeurs d’asile en raison de la nécessité d’étayer leur exposé des faits pour tenir compte des faits présentés dans le cartable national de documentation de la Commission n’était pas injuste. Il faut comprendre qu’en conférant au président le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels, le législateur l’a implicitement autorisé à faire référence à la documentation sur la situation du pays en cause et à d’autres sources objectives dans les guides jurisprudentiels.

[26]  En ce qui concerne la question de savoir si le président avait l’obligation d’entreprendre des consultations auprès d’intervenants externes avant de désigner les décisions en question comme des guides jurisprudentiels, il n’est pas nécessaire que je m’y attarde, puisque cet aspect de la décision de la Cour fédérale n’a pas été remis en question en appel. Il suffit de dire que la Cour fédérale a rapidement rejeté cet argument en invoquant l’alinéa 159(1)h), selon lequel le président a le pouvoir de préciser les décisions de la Commission qui serviront de guide jurisprudentiel « après consultation des vice-présidents ». De l’avis de la Cour, cette disposition pouvait raisonnablement être interprétée comme indiquant implicitement que le législateur a considéré qu’aucune autre consultation n’était nécessaire.

[27]  La dernière question que devait trancher la Cour fédérale concernait le guide jurisprudentiel sur le Nigéria. L’ACAADR a allégué que la décision désignée pour servir de guide jurisprudentiel sur le Nigéria avait été présélectionnée de façon inadmissible pour faire l’objet d’un guide jurisprudentiel avant d’être finalement rendue, contrevenant ainsi à l’alinéa 159(1)h) et compromettant l’indépendance du processus de détermination du statut de réfugié. La Cour fédérale n’était pas de cet avis, et a conclu, en s’appuyant sur la norme de la décision raisonnable, qu’il n’existait aucun élément de preuve indiquant que le président ait décidé dans les faits de désigner la décision en question en tant que guide jurisprudentiel avant le prononcé de la décision. La Cour fédérale a de plus conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve montrant que l’impartialité de la commissaire concernée avait été minée par des échanges ayant précédé le prononcé de la décision, ou que l’un ou l’autre des principes établis dans l’arrêt Consolidated-Bathurst avait été enfreint à la suite des échanges ayant eu lieu à l’interne à propos du guide jurisprudentiel sur le Nigéria.

III.  Questions en litige

[28]  Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour fédérale a certifié deux questions, l’une concernant le pouvoir du président, aux termes de l’alinéa 159(1)h) de la LIPR, de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles, et l’autre concernant l’entrave illicite alléguée au pouvoir discrétionnaire des commissaires. Même si la certification de ces questions a permis de « justifier » l’autorisation de l’appel (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, au paragraphe 44 [arrêt Kanthasamy]), notre Cour n’a pas à se limiter à ces questions, et peut prendre en considération toute question pouvant influer sur la validité du jugement dont il est fait appel. La jurisprudence établissant ce principe a été bien résumée dans l’arrêt Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, au paragraphe 50 :

Dès qu’un appel est présenté à la Cour au moyen d’une question certifiée, la Cour doit traiter de la question certifiée et de toutes les autres questions en litige qui pourraient avoir une incidence sur la validité du jugement dont il est fait appel […]. Sans la certification d’une question, « l’appel ne serait pas justifié » et, une fois la question certifiée, l’appel concerne « le jugement lui-même, et non simplement la question certifiée » […]. En termes simples, « lorsque la Cour d’appel fédérale doit examiner une affaire, elle n’est pas tenue de trancher uniquement la question certifiée »; la Cour peut plutôt « examiner tous les aspects de l’appel dont elle a été saisie » […].

[29]  À mon avis, et en tenant compte des observations des parties, le présent appel et son appel incident soulèvent quatre questions, dont deux reprennent les questions certifiées. Elles peuvent être formulées de la façon suivante :

A. L’appelante a-t-elle qualité pour agir dans l’intérêt public?

B. Le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-il le pouvoir, aux termes de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles?

C. Les guides jurisprudentiels que le président a publiés sur le Nigéria, le Pakistan, l’Inde et la Chine constituent-ils une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire des membres de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés de tirer leurs propres conclusions de fait, ou portent-ils indûment atteinte à leur indépendance décisionnelle?

D. L’effet cumulé des faits et du contexte entourant la promulgation du guide jurisprudentiel sur le Nigéria donne-t-il ouverture à une crainte raisonnable de partialité?

IV.  Norme de contrôle

[30]  Les parties s’entendent dans l’ensemble sur la norme de contrôle applicable. Il est maintenant bien établi que, lors d’un appel d’une décision de la Cour fédérale saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, notre Cour doit se mettre « à la place » de la Cour fédérale, et déterminer si elle a employé la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47. Toutefois, lorsque la Cour fédérale tire des conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit en s’appuyant sur les éléments de preuve qui lui ont été présentés, plutôt que sur un examen de la décision administrative, c’est la norme de contrôle en appel consacrée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [arrêt Housen], qui s’applique : Apotex Inc. c. Canada (Santé), 2018 CAF 147, aux paragraphes 57 à 58; Oceanex Inc. v. Canada (Transport), 2019 FCA 250, au paragraphe 18.

[31]  Selon cette matrice, je suis d’avis que la première question portant sur la conclusion de la Cour fédérale sur la question de la qualité pour agir doit être examinée selon la norme de contrôle consacrée dans l’arrêt Housen. Il s’agit clairement d’une décision rendue par la Cour fédérale, et non par le décideur administratif : Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, aux paragraphes 37 à 39; Canada (Procureur général) c. Rapiscan Systems, Inc., 2015 CAF 96, au paragraphe 21. Comme la décision d’octroyer à l’ACAADR la qualité pour agir est clairement une question mixte de droit et de fait, elle doit être examinée selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[32]  En ce qui concerne la deuxième question portant sur le pouvoir du président de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles, la Cour fédérale a correctement appliqué la norme de la décision raisonnable. Même si le juge en chef a sélectionné la norme applicable en faisant référence à l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 R.C.S. 230, c’est quand même la norme de la décision raisonnable qui s’applique selon le cadre énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [arrêt Vavilov]. En effet, la Cour suprême a affirmé que, chaque fois qu’une cour examine une décision administrative, « elle doit partir de la présomption que la norme de contrôle applicable à l’égard de tous les aspects de cette décision est celle de la décision raisonnable » (arrêt Vavilov, au paragraphe 25).

[33]  La même norme de la décision raisonnable s’applique aux questions relatives aux consultations et à la présélection touchant le guide jurisprudentiel sur le Nigéria. Ces questions concernent l’interprétation que fait le président de sa loi constitutive. La présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique dans de tels cas était déjà bien établie dans la jurisprudence : voir Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 30, Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 46, et Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, au paragraphe 22; elle a été réitérée dans l’arrêt Vavilov (au paragraphe 25).

[34]  Quant à la question en litige soulevée dans la deuxième question certifiée (la troisième question en litige dont notre Cour est saisie), la Cour fédérale a affirmé qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si la norme applicable était celle de la décision correcte ou de la décision raisonnable. Ce faisant, la Cour fédérale a souligné le fait que toute entrave au pouvoir discrétionnaire d’un décideur est en soi déraisonnable, en s’appuyant sur l’arrêt Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 23 et 24, et la décision Danyi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 112, au paragraphe 19.

[35]  Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte : voir Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Thamotharem, 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385, au paragraphe 33 [arrêt Thamotharem]; Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, [2015] 2 R.C.F. 170, au paragraphe 34; Wsáneć School Board c. Colombie-Britannique, 2017 CAF 210, aux paragraphes 22 et 23; Johnny c. Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CAF 146, au paragraphe 19; Therrien c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 14, au paragraphe 2; El-Helou c. Service administratif des tribunaux judiciaires, 2016 CAF 273, au paragraphe 43; Arsenault c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 179, au paragraphe 11; Henri c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 38, au paragraphe 16; Abi-Mansour c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 135, au paragraphe 6; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 33 à 56. En fait, la raison pour laquelle nous continuons d’évaluer les questions touchant l’équité procédurale dans le cadre du contrôle judiciaire n’est pas claire pour moi, étant donné que l’équité procédurale concerne la manière avec laquelle une décision a été rendue, plutôt que l’essence de la décision, comme l’a à juste titre observé le juge Binnie dans l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 102. Ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non.

V.  Discussion

A.  L’appelante a-t-elle qualité pour agir dans l’intérêt public?

[36]  Dans son mémoire des faits et du droit, l’intimé ne consacre qu’un paragraphe à cette question, et répète simplement la thèse qu’il avait défendue devant la Cour fédérale, soit que l’ACAADR n’a pas qualité pour agir dans l’intérêt public, sans préciser quelle erreur la Cour a commise, ou sans ajouter de nouveaux arguments appuyant sa thèse. À l’audience, l’intimé a semblé accepter que les arrêts Edwards et HD Mining fassent autorité concernant la proposition selon laquelle les questions touchant la qualité pour agir relèvent de la LIPR et ne peuvent être attaquées lors d’un contrôle judiciaire, en raison des contraintes imposées par l’article 72 de cette même loi.

[37]  Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il est trop tard pour affirmer que l’ACAADR n’avait pas qualité pour déposer des demandes de contrôle judiciaire visant la légitimité des guides jurisprudentiels contestés. Qui plus est, le protonotaire a fourni des motifs impérieux justifiant son octroi de la qualité pour agir, et l’intimé n’a pu démontrer une erreur susceptible de révision dans le raisonnement de la Cour fédérale qui pourrait justifier de modifier sa décision, selon laquelle il n’était pas possible de faire appel de la décision du protonotaire.

B.  Le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-il le pouvoir, aux termes de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles?

[38]  L’alinéa 159(1)h) de la LIPR est rédigé en ces termes :

159(1) Le président est le premier dirigeant de la Commission ainsi que membre d’office des quatre sections; à ce titre:

 

159(1) The Chairperson is, by virtue of holding that office, a member of each Division of the Board and is the chief executive officer of the Board. In that capacity, the Chairperson

 

[…]

 

 

h) après consultation des vice-présidents et en vue d’aider les commissaires dans l’exécution de leurs fonctions, il donne des directives écrites aux commissaires et précise les décisions de la Commission qui serviront de guide jurisprudentiel;

(h) may issue guidelines in writing to members of the Board and identify decisions of the Board as jurisprudential guides, after consulting with the Deputy Chairpersons, to assist members in carrying out their duties;

[39]  L’appelante soutient que l’interprétation que fait implicitement le président de l’alinéa 159(1)h) comme lui conférant le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles est déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, selon l’appelante, les principes de base de l’interprétation des lois n’appuient pas une telle interprétation de la disposition. Deuxièmement, les motifs du président semblent contenir des incohérences internes, étant donné que la politique sur laquelle il s’appuie en premier lieu se limite à la publication de guides jurisprudentiels sur des questions de droit et des questions mixtes de droit et de fait.

[40]  Invoquant le libellé de l’alinéa 159(1)h), l’appelante répète que le terme « jurisprudentiel » ne peut être interprété de manière plausible comme visant des directives sur des questions de fait, parce que le terme « jurisprudence » concerne des précédents juridiques établis.

[41]  En ce qui concerne l’objet de l’alinéa 159(1)h), l’appelante soutient d’abord que la promotion de la cohérence au sein du processus décisionnel administratif, qui est au cœur de la disposition, touche les questions de droit et de politique, et que rien dans les discussions entourant l’adoption de la LIPR ne laisse croire autre chose. L’appelante soutient que, même si la disposition ne contient pas de termes explicites et sans équivoque supplantant les principes de justice naturelle, l’interprétation que fait le président de l’alinéa 159(1)h) va dans ce sens. Pour son deuxième argument, l’appelante s’appuie essentiellement sur les arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don qui, à son avis, doivent être interprétés comme empêchant un décideur institutionnalisé d’influer sur les conclusions de fait d’un commissaire et, par conséquent, comme empêchant que des conclusions de fait fassent partie des guides jurisprudentiels de la Commission. À mon avis, cette interprétation des arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don n’a absolument aucun fondement, comme je m’efforcerai de le démontrer dans la prochaine section des présents motifs. Enfin, l’appelante affirme que les directives concernant les conditions existant dans un pays qui changent constamment, pour lesquelles il n’existe aucune base de données centralisée, mènent inévitablement à une surveillance imparfaite et à des retards, en plus d’entraîner la révocation définitive de guides jurisprudentiels précédemment appliqués dans de nombreuses décisions.

[42]  Dans ses observations sur la première question certifiée, l’appelante s’oppose également au fait que le président s’appuie sur la Politique sur l’utilisation de guides jurisprudentiels de la Commission (modifiée en décembre 2016), pour désigner officiellement des guides jurisprudentiels. La politique indique qu’une « décision qui sert de guide jurisprudentiel peut porter sur une question de droit ou une question mixte de droit et de fait », mais la décision du président va beaucoup plus loin et concerne des questions de fait. De l’avis de l’appelante, les motifs du président contiennent des incohérences internes; pour cette raison, la décision de publier les guides jurisprudentiels contestés contenant des déterminations factuelles est déraisonnable.

[43]  Je ne peux retenir les observations de l’appelante. Au contraire, j’estime que la Cour a conclu à juste titre que le président avait le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels sur des questions de fait, conformément au sens ordinaire de la disposition législative. Le président a implicitement interprété l’alinéa 159(1)h) comme lui conférant le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels sur des questions de fait, et cette interprétation implicite était raisonnable.

[44]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a affirmé que « quelle que soit la forme que prend l’opération d’interprétation d’une disposition législative, le fond de l’interprétation de celle-ci par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet » (au paragraphe 120), en faisant ainsi référence aux principes habituels d’interprétation des lois établis dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21. Même si le président n’a pas officiellement entrepris une telle opération, il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette interprétation implicite est conforme à cette approche.

[45]  Je commencerais par souligner que les organismes administratifs n’ont pas besoin de disposer d’une autorisation législative expresse pour pouvoir utiliser des « instruments législatifs non contraignants », comme des énoncés de politique, des directives, des manuels et des guides, afin de structurer l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt Thamotharem (au paragraphe 56) :

Le recours à ces instruments législatifs non contraignants donne à un organisme la possibilité de faire connaître à ses membres et à son personnel, de même qu’au public en général et aux « parties intéressées » en particulier, la position qu’il pense adopter relativement à une question. Ces instruments non contraignants pouvant être mis en place assez facilement, puis modifiés à la lumière de l’expérience acquise graduellement, ils peuvent être préférables à l’adoption de règles formelles qui nécessitent une autorisation externe et qui peuvent exiger une rédaction adaptée à un texte de nature législative. En effet, un organisme administratif peut, sans disposer d’une autorisation législative expresse, donner des directives et définir des politiques visant à structurer l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou l’interprétation de sa loi habilitante [...].

[46]  En l’espèce, le président dispose d’une autorisation législative expresse. Qui plus est, comme l’a souligné à juste titre le juge en chef, il n’existe aucune limite confinant le champ d’application de l’alinéa 159(1)h) aux questions de droit ou aux questions mixtes de droit et de fait. Au contraire, le pouvoir dont dispose le président de publier des guides jurisprudentiels lui est conféré selon des termes généraux, pourvu que leur but soit d’aider les commissaires dans l’exécution de leurs fonctions, et que leur publication est précédée d’une consultation des vice-présidents.

[47]  L’étendue de ce pouvoir respecte le contexte de l’alinéa 159(1)h). Non seulement l’alinéa 159(1)g) autorise-t-il le président à prendre « les mesures nécessaires pour que les commissaires remplissent leurs fonctions avec diligence et efficacité », mais le paragraphe 162(2) oblige aussi la Commission à agir, « dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité ». À cette fin, les articles 170 et 171 fournissent aux commissaires une orientation concernant la conduite des instances, et indiquent clairement que l’intention du législateur était de promouvoir l’efficience et la cohérence, tout en tenant compte de considérations d’équité et de justice naturelle.

[48]  Pour accomplir ce mandat à titre de tribunal composé d’un nombre imposant et diversifié de commissaires chargés de traiter un grand volume de dossiers, la CISR a été dotée d’un arsenal d’outils comprenant non seulement les guides jurisprudentiels, mais aussi des directives et des décisions convaincantes. La CISR dispose également de divers instruments de politique, notamment des consignes, et peut compter sur des comités de trois membres et de la formation, grâce aux initiatives du président. L’alinéa 159(1)h) ne peut être interprété hors contexte. Le contexte législatif qui l’entoure est conforme à l’interprétation large qu’a faite le président de cette disposition, soit qu’elle vise à permettre aux commissaires de remplir leurs fonctions avec diligence et efficacité.

[49]  La seule limite au sens ordinaire de l’alinéa 159(1)h) à laquelle l’appelante peut faire référence est l’utilisation du terme « jurisprudentiel ». Pour l’appelante, le terme « jurisprudence » peut uniquement faire référence à des principes juridiques énoncés dans les jugements antérieurs ou dans les décisions des cours. Comme le juge en chef de la Cour fédérale, je trouve peu d’arguments à l’appui d’une interprétation aussi étroite de ce concept. L’appelante cite l’arrêt R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, où la Cour suprême du Canada a affirmé qu’« on ne peut présumer que la réponse à une question de fait, qui repose entièrement sur la preuve propre à chaque cause, vaut pour quelque situation que ce soit hormis celle dont était saisi le tribunal de première instance » (au paragraphe 86). Même s’il ne fait pas de doute que ce principe est vrai, il ne sous-entend pas que les décisions entièrement ou en grande partie fondées sur des déterminations factuelles doivent être exclues de la jurisprudence d’un tribunal. Au contraire, la Cour suprême ne semble pas faire une telle distinction, comme l’a souligné l’intimé, lorsqu’il mentionne que les décisions de tribunaux et de commissions composent la « jurisprudence » : voir Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, au paragraphe 13; Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161, au paragraphe 199; Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, au paragraphe 67. Quoi qu’il en soit, il faudrait davantage qu’une telle référence oblique pour limiter le sens ordinaire du vaste pouvoir conféré au président par l’alinéa 159(1)h) de la LIPR.

[50]  En outre, publier des guides jurisprudentiels sur des questions de fait n’équivaut pas à établir des précédents juridiques contraignants. Pour reprendre les propos du juge en chef, l’invalidité de précédents factuels « est bien loin de la thèse plus modeste du défendeur selon laquelle l’alinéa 159(1)h) autorise la publication des guides jurisprudentiels non contraignants aux fins déterminées par le président » (motifs, au paragraphe 77). D’un autre côté, la question de savoir si ces guides jurisprudentiels entravent de manière illicite le pouvoir discrétionnaire des commissaires est une tout autre question qui sera abordée plus loin dans la présente analyse.

[51]  Concernant l’historique législatif et l’objet de l’alinéa 159(1)h), il semble que l’idée de conférer au président le pouvoir de publier des guides jurisprudentiels sur des questions de fait portant entre autres sur la situation dans le pays en cause est dans l’air depuis un certain temps. Commentant la loi de 1992, le professeur Goodwin-Gill a proposé que la pertinence, l’actualité et l’autorité de renseignements portant sur des pays précis pourrait faire l’objet de directives du président : Chambre des communes : Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C-86 (le 15 septembre 1992) à 10:33, 10A:14; Sénat du Canada : Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie (le 4 septembre 1992) à 17:32. De même, un ancien président de la Commission de réforme du droit du Canada a affirmé que les renseignements sur la situation dans le pays en cause devraient faire l’objet de directives du président, et que les commissaires rendant une décision s’écartant des renseignements disponibles devraient avoir l’obligation de fournir des motifs justifiant leur décision : mémoire de John Frecker présenté au Comité législatif sur le projet de loi C-86 (Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence), août 1992 (dossier d’appel, pages 475-476).

[52]  Au paragraphe 70 de ses motifs, le juge en chef fait également référence à l’analyse article par article du projet de loi C-11, qui abrogeait et remplaçait la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, c. I-2. Dans ce document, la raison justifiant le pouvoir conféré au président de désigner des guides jurisprudentiels a été brièvement résumée dans les termes suivants : [TRADUCTION] « [l]a disposition confère au président le pouvoir de préciser les décisions qui serviraient de guides jurisprudentiels qui ne lieraient pas les commissaires, mais amélioreraient la cohérence du processus décisionnel » : Citoyenneté et Immigration Canada, Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, projet de loi C-11 : analyse article par article (septembre 2001), p. 127. Je suis d’accord avec le juge en chef quand il affirme qu’« on ne comprend pas à première vue pourquoi les guides jurisprudentiels qui traitent de questions de fait ne seraient pas aussi utiles que ceux qui traitent de questions de droit ou de questions mixtes de fait et de droit pour aider les commissaires dans l’exercice de leurs fonctions » (motifs, au paragraphe 69).

[53]  Quant à l’argument présenté par l’appelante, selon lequel l’interprétation que fait le président de l’alinéa 159(1)h) ne concorde pas avec la Politique sur l’utilisation de guides jurisprudentiels de la Commission (modifiée en décembre 2016), il est sans fondement. Il est vrai que l’on précise notamment dans cette politique qu’« [u]ne décision qui sert de guide jurisprudentiel peut porter sur une question de droit ou une question mixte de droit et de fait ». Cependant, comme l’a conclu à juste titre le juge en chef, la politique « donne une indication de la manière dont le président a interprété son pouvoir aux termes de l’alinéa 159(1)h) » (motifs, au paragraphe 63). Il est bien établi qu’une telle politique, comme d’autres instruments non contraignants sur lesquels s’appuient tous les jours les tribunaux administratifs, ne peut remplacer le pouvoir conféré au président aux termes de la Loi, et entraver l’exercice de son pouvoir discrétionnaire : Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pages 6 et 7 [arrêt Maple Lodge]. Ce principe a été réitéré dans un contexte d’immigration à maintes occasions : voir, par exemple, l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 30 à 33; l’arrêt Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706, au paragraphe 94 et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358, au paragraphe 20.

[54]  Ainsi, il est parfaitement raisonnable d’interpréter les termes de la politique comme faisant référence à une description de la pratique passée et actuelle, selon laquelle le président peut envisager d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour désigner une décision comme guide jurisprudentiel. Ils ne peuvent en aucun cas être interprétés comme contraignant ou limitant le pouvoir conféré par le législateur. Pour paraphraser la Cour suprême dans l’arrêt Maple Lodge (à la page 7), donner à la politique la portée que l’appelante allègue qu’elle a équivaudrait à attribuer un caractère législatif aux directives du président et entraverait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Conformément à cette approche, je souligne que la politique a été modifiée après la décision de la Cour fédérale et mentionne maintenant explicitement qu’une décision qui sert de guide jurisprudentiel « peut porter sur une question de droit, une question de fait ou une question mixte de droit et de fait » (Politique sur l’utilisation de guides jurisprudentiels (modifiée en décembre 2019); dossier d’appel, page 1865).

[55]  Enfin, il faudrait dire un mot à propos des problèmes pratiques soulevés par l’appelante concernant les guides jurisprudentiels factuels. L’on a allégué que la promulgation de guides jurisprudentiels sur des déterminations factuelles avait mené à la reproduction d’erreurs, comme l’illustre la révocation du guide sur l’Inde et du guide sur la Chine (et par la suite du guide sur le Nigéria après la décision rendue par la Cour fédérale). À mon avis, ce qui arrive à un guide jurisprudentiel une fois adopté, en ce qui a trait à son application et à sa révocation définitive, ne constitue pas un élément de preuve pertinent lorsqu’il est question de déterminer s’il est autorisé au titre de l’alinéa 159(1)h). Dans un sens, comme le soutient l’intimé, la révocation d’un guide jurisprudentiel en particulier démontre que, dans une certaine mesure, la surveillance exercée par la CISR concernant ses guides jurisprudentiels est efficace, et permet de s’assurer qu’ils demeurent utiles et exacts. Plus important encore, le pouvoir conféré au président d’adopter un guide jurisprudentiel ne peut être mesuré par son efficacité, ni même par son exactitude, à l’instar des règlements, dont la validité ne dépend pas de leur utilité ni de leur pertinence. Le simple fait que des guides jurisprudentiels portant sur la situation dans un pays soient fréquemment révoqués peut être un signal indiquant qu’ils doivent être utilisés avec prudence, surtout si cette révocation résulte d’une découverte ultérieure venant miner leur exactitude, mais cela n’a aucune incidence sur leur conformité avec la LIPR.

[56]  Pour toutes les raisons qui précèdent, je suis d’avis qu’il convient de répondre à la première question certifiée (soit la deuxième question en litige dans le présent appel) par l’affirmative.

C.  Les guides jurisprudentiels que le président a publiés sur le Nigéria, le Pakistan, l’Inde et la Chine constituent-ils une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire des membres de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés de tirer leurs propres conclusions de fait, ou portent-ils indûment atteinte à leur indépendance décisionnelle?

[57]  L’appelante convient avec le juge en chef que la déclaration d’attente incluse dans les notes de politique accompagnant les guides pour la Chine, l’Inde et le Pakistan porte atteinte à l’indépendance des commissaires, mais elle affirme que la chose n’est pas moins vraie en ce qui concerne la note de politique accompagnant le guide sur le Nigéria. La position de l’appelante est que la distinction entre une déclaration d’attente et un simple encouragement à tenir compte des déterminations factuelles contenues dans les guides jurisprudentiels est sans importance parce que, dans les deux cas, le président utilise un mécanisme institutionnel pour communiquer les conclusions de fait qu’il préfère. En agissant ainsi, le président empiète sur l’indépendance des décideurs, dans la mesure où il leur incombe d’expliquer pour quelle raison ils ne suivent pas le guide jurisprudentiel applicable. Le problème est aggravé par le fait que les guides jurisprudentiels sont fondés sur un dossier factuel qui n’est pas divulgué au public ou aux autres décideurs.

[58]  La thèse de l’appelante est largement inspirée de son interprétation des arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don selon laquelle la Cour suprême n’a apparemment laissé aucune place à des directives institutionnelles concernant les conclusions de fait d’un décideur. Pourtant, une lecture attentive de ces arrêts mène, à mon avis, à une conclusion plus nuancée.

[59]  Dans l’arrêt Consolidated-Bathurst, le litige portait sur une décision de la Commission des relations de travail de l’Ontario portant que l’appelante avait refusé de négocier de bonne foi en ne divulguant pas, au cours des négociations visant la signature d’une convention collective, qu’elle projetait de fermer l’usine visée par la convention collective. Durant les délibérations relatives à cette décision, la Commission a tenu une réunion plénière pour débattre un avant-projet de motifs. La réunion s’est déroulée conformément à la pratique habituelle que la Commission suit depuis longtemps, qui consiste à restreindre les débats aux conséquences en matière de politique d’un avant-projet de décision, et à considérer les faits mentionnés dans la décision comme avérés. Lorsque l’appelante a appris l’existence de cette réunion, à laquelle aucune des parties n’avait été invitée, elle a contesté la décision de la Commission au motif qu’il y avait eu violation des règles de justice naturelle.

[60]  La Cour suprême a d’abord souligné que deux règles distinctes de justice naturelle étaient en cause : celle portant que le décideur doit être désintéressé et impartial, et celle portant que les parties doivent recevoir un préavis suffisant et avoir la possibilité d’être entendues. En ce qui concerne la première de ces règles, le juge Gonthier (s’exprimant au nom de la majorité) a conclu qu’une procédure de consultation institutionnelle ne soulevait pas en soi une crainte raisonnable de partialité ou un manque d’indépendance, à condition qu’elle ait pour but de protéger la capacité du décideur de se prononcer de façon indépendante tant sur les faits que sur le droit dans l’affaire en cause. Il a ainsi réitéré que « [l]e critère de l’indépendance est non pas l’absence d’influence, mais plutôt la liberté de décider selon ses propres conscience et opinions » (arrêt Consolidated-Bathurst, au paragraphe 84). Concernant la procédure suivie par la Commission dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que la réunion plénière de la Commission avait « constitué un élément important du processus légitime de consultation, mais non une participation à la décision par des personnes qui n’avaient pas entendu les parties » (ibid.).

[61]  La Cour suprême s’est à nouveau penchée sur la même question dix ans plus tard dans l’arrêt Ellis-Don, et a résumé de la manière suivante les conditions établies par le juge Gonthier pour qu’une consultation institutionnelle ne suscite par une crainte raisonnable de partialité : 1) la procédure de consultation ne pouvait pas être imposée par un niveau d’autorité supérieur dans la hiérarchie administrative, et ne pouvait être demandée que par les arbitres eux-mêmes; 2) la consultation devait se limiter aux questions de principe et de droit, et on ne pouvait pas permettre aux membres de l’organisation qui n’avaient pas entendu les témoignages de les réévaluer; 3) même relativement aux questions de droit et de principe, les arbitres devaient demeurer libres de prendre la décision qu’ils jugeaient juste selon leur conscience, et ne pas être forcés d’adopter les opinions exprimées par d’autres membres du tribunal administratif (arrêt Ellis-Don, au paragraphe 29).

[62]  Quant à l’application de la règle audi alteram partem, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Consolidated-Bathurst que les discussions relatives à des questions de fait, lorsque des personnes qui n’ont pas entendu toute la preuve sont concernées, constituent généralement un manquement aux principes de justice naturelle. Il convient de reproduire l’extrait pertinent du raisonnement de la Cour suprême sur cette question.

[86] Aux fins de l’application de la règle audi alteram partem, il faut distinguer les discussions portant sur des questions de fait et celles portant sur des questions de droit ou de politique. Dans toute décision, les membres du banc doivent établir les faits, les normes juridiques à appliquer à ces faits et, enfin, ils doivent évaluer la preuve conformément à ces normes juridiques. En l’espèce, par exemple, la Commission devait déterminer quels événements avaient donné lieu à la décision de fermer l’usine de Hamilton, pour ensuite décider si l’appelante avait omis de négocier de bonne foi en n’informant pas de la fermeture prochaine de l’usine, pour le motif qu’une « décision de facto » avait été prise en ce sens ou pour un autre motif. La détermination et l’évaluation des faits sont des tâches délicates qui dépendent de la crédibilité des témoins et de l’évaluation globale de la pertinence de tous les renseignements présentés en preuve. En général, les personnes qui n’ont pas entendu toute la preuve ne sont pas à même de bien remplir cette tâche et les règles de justice naturelle ne permettent pas à ces personnes de voter sur l’issue du litige. Leur participation aux discussions portant sur ces questions de fait pose moins de problèmes quand elles ne participent pas à la décision finale. Cependant, j’estime que ces discussions violent généralement les règles de justice naturelle parce qu’elles permettent à des personnes qui ne sont pas parties au litige de faire des observations sur des questions de fait alors qu’elles n’ont pas entendu la preuve.

[63]  Après avoir tranché la discussion concernant les questions de fait et l’introduction de tout nouvel élément de preuve en l’absence des parties, la Cour suprême a poursuivi en ajoutant que les parties doivent également être avisées de « tout nouveau moyen » à propos duquel elles n’ont pas soumis de plaidoirie (arrêt Consolidated-Bathurst, au paragraphe 92). La Cour suprême a établi une distinction entre les questions de fait et les questions juridiques, affirmant que les parties doivent obtenir une possibilité raisonnable de corriger ou de contredire tout énoncé pertinent qui nuit à leur point de vue, alors que la règle relative aux arguments juridiques ou de politique qui ne soulèvent pas de questions de fait est un « peu moins sévère », puisque les parties n’ont que le droit de présenter leur cause adéquatement et de répondre aux arguments qui leur sont défavorables (ibid., au paragraphe 93).

[64]  Cette dichotomie entre les questions de fait et les questions juridiques et de politique est reprise dans l’avant-dernier paragraphe de l’analyse de la majorité, qui est rédigé en ces termes :

[94] Je conclus donc que le processus de consultation décrit par le président [...] dans sa décision relative à la demande de réexamen ne viole pas la règle audi alteram partem pourvu que les questions de fait ne soient pas discutées à la réunion plénière de la Commission et que les parties aient une possibilité raisonnable de répliquer à tout nouveau moyen soulevé à cette réunion. En l’espèce, une importante question de politique était en jeu, [...] et la Commission avait le droit de convoquer une réunion plénière pour en débattre. Il n’y a aucune preuve qu’on ait discuté d’autres sujets ou même qu’on ait soulevé quelque autre argument lors de cette réunion. Il s’ensuit que l’appelante n’a pas prouvé qu’elle ait été victime d’une violation quelconque de la règle audi alteram partem. En réalité, la décision elle-même montre qu’elle repose sur des considérations connues des parties et au sujet desquelles elles avaient eu tout le loisir de se faire entendre.

[65]  Je ne peux être d’accord avec l’appelante que les arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don ne laissent aucune place à des directives internes sur des questions de fait du type de celles incluses dans les guides jurisprudentiels contestés. Même si je reconnais que le sens ordinaire des mots employés par la Cour suprême dans ces arrêts peut nous amener à penser que les processus internes des organismes administratifs se limitent aux questions de droit et de politique, j’hésite à adopter une interprétation aussi stricte des principes établis par la Cour suprême et à conclure que les guides jurisprudentiels portant sur certains aspects de la situation dans un pays violent nécessairement les principes de justice naturelle. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Consolidated-Bathurst, les contraintes institutionnelles auxquelles les tribunaux administratifs sont soumis déterminent les règles de justice naturelle, lesquelles « n’ont pas un contenu fixe » (aux pages 323 et 324).

[66]  Je commence par la proposition selon laquelle la cohérence du processus décisionnel est un objectif légitime pour les commissions et tribunaux administratifs. Alors que l’absence d’unanimité est peut-être le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle accordées aux décideurs administratifs, comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, à la page 800 [arrêt Domtar], les personnes touchées par des décisions administratives ont le droit de s’attendre à ce que des affaires semblables soient traitées de la même manière, et que l’issue de ces litiges ne dépende pas simplement de l’identité du décideur. Cet objectif a été jugé valable dans l’arrêt Consolidated-Bathurst, où le juge Gonthier a écrit :

[74] La seconde raison d’être de la pratique de tenir des réunions plénières de la Commission tient au fait que le grand nombre de personnes qui participent aux décisions de la Commission crée un risque que des bancs différents rendent des décisions divergentes sur des questions semblables. Il est évident qu’il faut favoriser la cohérence des décisions rendues en matière administrative. L’issue des litiges ne devrait pas dépendre de l’identité des personnes qui composent le banc puisque ce résultat serait « difficile à concilier avec la notion d’égalité devant la loi, l’un des principaux corollaires de la primauté du droit, et peut-être aussi le plus intelligible » […]. Vu le grand nombre de décisions rendues en matière de droit du travail, la Commission est justifiée de prendre les mesures nécessaires pour éviter d’arriver, par inadvertance, à des solutions différentes dans des affaires semblables. Puisque les décisions de la Commission sont protégées par une clause privative [...], il est encore plus impérieux de recourir à des mesures comme les réunions plénières de la Commission pour éviter ces solutions incompatibles.

[Renvoi omis.]

[67]  Ces considérations s’appliquent avec une force égale dans le contexte de la CISR. Tout comme la Commission des relations de travail de l’Ontario, la CISR est un tribunal qui traite un grand nombre de cas et qui reçoit et tranche chaque année des milliers de demandes et d’appels. Des centaines de commissaires sont répartis à travers les différentes régions du pays. De plus, toute demande de contrôle judiciaire doit auparavant être autorisée par la Cour fédérale. Dans ce contexte, la nécessité d’une cohérence est encore plus évidente et, comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Thamotharem, le recours à des directives et autres techniques n’ayant pas caractère obligatoire en vue d’assurer une cohérence raisonnable est particulièrement important pour les tribunaux de grande envergure exerçant un pouvoir discrétionnaire, comme la CISR.

[68]  La Cour suprême a réitéré l’importance de cette cohérence dans l’arrêt Vavilov. Faisant référence aux extraits cités plus haut tirés des arrêts Domtar et Consolidated-Bathurst, la Cour a conclu que les organismes administratifs peuvent avoir recours à des directives à d’autres techniques non contraignantes pour garantir cette cohérence. Elle est même allée jusqu’à affirmer que, lorsqu’un tribunal s’écarte d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante, sans expliquer la raison de cet écart, la décision peut être qualifiée de déraisonnable (arrêt Vavilov, au paragraphe 131).

[69]  Naturellement, l’uniformisation des décisions ne doit pas se faire aux dépens des règles de justice naturelle, et elle ne doit pas compromettre l’indépendance judiciaire des commissaires et leur capacité à rendre une décision en fonction des faits particuliers de chaque affaire et de leurs opinions : arrêt Consolidated-Bathurst, au paragraphe 74. En l’espèce, l’appelante soutient que c’est exactement ce que font les guides jurisprudentiels contestés.

[70]  Avant de me tourner vers l’essentiel de l’argument de l’appelante, selon lequel les guides jurisprudentiels entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires sur les questions de fait, je me dois de dire un mot à propos de la présumée violation de la règle audi alteram partem, au motif que le dossier sur lequel sont fondés les guides jurisprudentiels n’est pas communiqué dans son ensemble au public et aux autres décideurs. L’avocat de l’appelante soutient que les demandeurs d’asile ne connaissent pas les éléments de preuve à réfuter.

[71]  Je dois l’admettre, l’ensemble du dossier en fonction duquel est rendue la décision désignée comme guide jurisprudentiel n’est pas divulgué. Toutefois, cela ne signifie pas que le demandeur d’asile ne connaît pas le motif de cette décision, ou les facteurs pertinents qui pourraient à juste titre être pris en considération pour particulariser sa situation. En premier lieu, bon nombre des documents au dossier sont cités dans la décision et accessibles pour de futurs décideurs de même que pour le public. Comme l’a souligné l’intervenante, la preuve documentaire serait incluse dans le cartable national de documentation pertinent. Naturellement, le dossier disponible ne contiendrait pas les faits qui sont propres au demandeur visé par le guide jurisprudentiel, et qui ont été produits comme éléments de preuve. Toutefois, il est clair que les guides jurisprudentiels n’ont pas pour but de traiter de ces faits personnels particuliers, mais uniquement des questions qui sont extrinsèques à la situation personnelle d’un demandeur.

[72]  Le véritable objet de l’argument de l’appelante, que la Cour fédérale a approuvé dans une large mesure, est l’influence qu’auraient les guides jurisprudentiels contestés sur l’indépendance des commissaires. Comme je l’ai indiqué précédemment, le juge en chef était d’accord avec l’appelante que les guides jurisprudentiels sur la Chine, le Pakistan et l’Inde semblaient porter atteinte au pouvoir discrétionnaire des commissaires et exercer sur eux des pressions afin qu’ils adoptent les conclusions de fait de ces guides ou fournissent une explication raisonnable pour ne pas le faire. Il en est arrivé à cette conclusion en raison des termes employés dans les notes de politique accompagnant les décisions désignées, selon lesquelles les commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés « doivent appliquer les guides jurisprudentiels aux cas comportant des faits semblables ou justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant », et de l’absence de mises en garde quant à la nature non contraignante de ces guides jurisprudentiels.

[73]  Je suis tout à fait d’avis que les juges et décideurs quasi judiciaires doivent avoir toute liberté pour en arriver à leurs propres conclusions de fait, sans pressions de l’extérieur. Il s’agit là d’un des principes de justice naturelle les plus sacrés, et de la pierre angulaire de notre système de justice. Toutefois, avec égard pour l’opinion contraire, je ne vois pas comment les guides jurisprudentiels contestés ont à tort porté atteinte à l’indépendance décisionnelle des commissaires. J’en viens à cette conclusion essentiellement pour trois raisons.

[74]  Premièrement, je voudrais souligner que les questions de fait incluses dans les guides jurisprudentiels contestés se distinguent des questions sur lesquelles se penchait la Cour suprême dans les arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don. Par exemple, dans l’arrêt Consolidated-Bathurst, la Commission devait déterminer si, à la lumière des événements ayant mené à la décision de fermer une usine, l’appelante avait omis de négocier de bonne foi en ne divulguant pas que l’usine fermerait prochainement. Pour ce faire, la Commission devait uniquement tenir compte des éléments de preuve propres à la situation de chacune des parties, et il était donc interdit aux commissaires qui n’avaient pas eu connaissance de ces éléments de preuve, de les réévaluer.

[75]  On ne peut affirmer la même chose de l’examen des éléments de preuve portant sur la situation dans un pays, ou des cadres analytiques inclus dans les guides jurisprudentiels contestés. Même si ces éléments peuvent être qualifiés de conclusions de fait, ils ont une nature particulière, dans la mesure où ils dépassent les éléments de preuve propres à un demandeur en particulier. L’exactitude de l’examen mené concernant les conditions particulières dans un pays, en ce qui a trait aux possibilités de refuge intérieur, à la protection offerte par l’État ou à l’existence d’une crainte objective, ne dépend pas de la situation particulière du demandeur d’asile, et n’est pas censée en dépendre. Après tout, l’objectif de la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas tant de déterminer ce qui s’est passé, mais ce qui arrivera si une personne est renvoyée dans son pays d’origine.

[76]  Le fait qu’il y a peu de discrimination à l’égard des sikhs en Inde et que les sikhs n’ont généralement pas de difficulté à déménager dans d’autres régions de l’Inde (guide sur l’Inde, aux paragraphes 36 et 47), ou que le gouvernement pakistanais persécute de manière proactive les ahmadis (guide sur le Pakistan, au paragraphe 33), par exemple, ne repose pas sur les antécédents personnels du demandeur d’asile. C’est précisément pourquoi ces déterminations factuelles vont généralement s’appliquer aux demandeurs d’asile dont la situation est similaire. Comme la Cour fédérale l’a souligné dans la décision Barrantes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 518, « il ne serait pas acceptable qu’une organisation qualifiée de terroriste par un membre du tribunal soit considérée par un autre membre comme un organisme non gouvernemental de bienfaisance » (au paragraphe 12). Ce n’est pas comme demander à des commissaires d’adopter des conclusions de fait précises concernant un demandeur d’asile en particulier. En fin de compte, les commissaires sont toujours libres d’accepter ou de rejeter le raisonnement utilisé dans un guide jurisprudentiel lorsqu’ils l’appliquent au récit personnel et unique du demandeur d’asile qui comparaît devant eux.

[77]  Deuxièmement, il convient d’établir une distinction entre la nature publique des guides jurisprudentiels et les consultations que mènent des commissaires derrière des portes closes, sur une affaire en particulier, et dont on a fait mention dans les arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don. Les guides jurisprudentiels sont censés s’appliquer à tous les demandeurs d’asile originaires du pays sur lequel ils portent, et dont la situation soulève en règle générale les mêmes questions. Ils sont aussi clairement identifiés et affichés sur le site Web de la CISR, et sont facilement accessibles à tous les demandeurs d’asile et à leurs avocats. Par conséquent, ils sont moins susceptibles de donner ouverture à une crainte de coercition ou à une perception d’ingérence de la part de supérieurs.

[78]  Troisièmement, et c’est un aspect encore plus important, les commissaires demeurent libres de statuer sur une affaire en fonction de leur propre appréciation des faits et des éléments de preuve qui leur ont été présentés. Je suis d’accord avec la Cour fédérale que le guide jurisprudentiel sur le Nigéria est plus explicite que les trois autres guides, et indique clairement que les commissaires doivent prendre leurs propres décisions sur la base des faits particuliers de l’affaire. Toutefois, ce n’est pas là la raison pour laquelle l’on a conclu que les guides jurisprudentiels sur le Pakistan, l’Inde et la Chine n’étaient pas acceptables et avaient pour effet d’exercer des pressions indues sur les commissaires pour qu’ils adoptent les déterminations factuelles incluses dans les décisions désignées. De l’avis de la Cour fédérale, c’est la déclaration contenue dans les notes de politique accompagnant ces trois guides jurisprudentiels, selon laquelle « les commissaires de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés doivent appliquer les guides jurisprudentiels aux cas comportant des faits semblables ou justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant », qui posait problème (motifs, au paragraphe 141). Je constate pour ma part que ce raisonnement est discutable sous plusieurs aspects. Pourtant, il convient de souligner que toutes les notes de politique, y compris celles accompagnant le guide jurisprudentiel sur le Nigéria, utilisaient les mêmes termes, jugés dérogatoires par la Cour fédérale.

[79]  Cela dit, et malgré l’importance accordée au libellé des notes de politique, il semble que la conclusion de la Cour fédérale relative aux pressions indues exercées sur les commissaires repose sur une constellation de facteurs. Dans son avant-dernier paragraphe consacré à l’évaluation du guide jurisprudentiel sur le Pakistan (qui a servi pour l’évaluation des guides jurisprudentiels sur l’Inde et la Chine), le juge en chef a écrit ce qui suit :

[151] En résumé, j’estime que la déclaration d’attente contenue dans la note de politique accompagnant la publication du guide jurisprudentiel sur le Pakistan entrave illicitement l’exercice du pouvoir discrétionnaire des commissaires et porte atteinte indûment à leur indépendance en ce qui concerne les déterminations factuelles énoncées au paragraphe 33 et dans les deux premières phrases du paragraphe 35 de ce guide jurisprudentiel. Les considérations qui appuient cette conclusion comprennent le caractère impératif du libellé de la déclaration, la mesure dans laquelle des déclarations similaires ont été communiquées à plusieurs reprises aux commissaires, l’absence de libellé indiquant clairement que les commissaires sont libres d’établir leurs propres déterminations factuelles sur la base des faits propres à chaque cas, et l’absence de toute indication ou de tout appel que le guide jurisprudentiel n’est pas contraignant. J’ajouterai simplement en passant que les données disponibles concernant le résultat des décisions de la Commission comme suite à la publication du guide jurisprudentiel contribuent très peu à dissiper mes inquiétudes quant à la mesure dans laquelle il pourrait entraver indûment l’indépendance décisionnelle des commissaires.

[80]  Selon moi, ces remarques sont discutables pour les raisons suivantes.

[81]  Comme l’a souligné l’intimé, les commissaires ne savent pas au moment de rédiger les motifs d’une décision qu’elle sera désignée comme guide jurisprudentiel (affidavit de M. Kipling, aux paragraphes 17 à 39; dossier d’appel, pages 1664 à 1670). Par conséquent, je ne vois pas comment l’on pourrait considérer comme une mise en garde le fait que tout futur décideur considérant la décision comme un précédent potentiel doive fonder sa décision sur les faits et circonstances propres à l’affaire, ou pourquoi l’absence d’une telle mise en garde devrait disqualifier cette décision en tant que guide jurisprudentiel potentiel. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu qu’il existe un contraste aussi net entre le guide jurisprudentiel sur le Nigéria et les trois autres guides à cet égard.

[82]  L’on soulignait dans le guide jurisprudentiel sur le Pakistan que ce n’est pas à la Section de la protection des réfugiés ni à la Section d’appel des réfugiés de déterminer si [TRADUCTION] « chaque ahmadi serait un réfugié » (dossier d’appel, page 660). Le guide jurisprudentiel sur l’Inde traite également d’un examen de la preuve documentaire « en l’espèce » et de la « situation personnelle » des demandeurs (dossier d’appel, pages 623 et 627). Le guide jurisprudentiel sur la Chine indique clairement qu’« il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve en l’espèce » pour établir que le passeur a soudoyé des personnes à chaque point de contrôle de sécurité en place. Toutefois, la conclusion donnée dans une autre décision, selon laquelle le fait de soudoyer une personne ayant accès au système informatique suffirait, « ne s’applique pas en l’espèce » (dossier d’appel, page 639).

[83]  Je suis d’accord avec le juge en chef que les éléments de preuve permettant de déterminer si les décideurs se considéraient comme obligés de suivre les guides jurisprudentiels doivent être examinés avec d’autres facteurs. Ces facteurs ont été décrits par le juge en chef comme étant « le libellé du document, l’existence éventuelle de sanctions ou d’autres conséquences défavorables réelles ou raisonnablement perçues comme telles en cas de non-respect, et la manière dont le document est susceptible d’être raisonnablement perçu par un membre du public » (motifs, au paragraphe 106).

[84]  En ce qui concerne le libellé du document, le juge en chef a surtout insisté sur la différence entre le « caractère impératif du libellé » des guides jurisprudentiels sur le Pakistan, l’Inde et la Chine, et la mise en garde du guide jurisprudentiel sur le Nigéria qui, à son avis, « indique clairement que chaque affaire doit être tranchée en fonction de ses faits particuliers » (motifs, au paragraphe 119). Avec tout mon respect, je ne peux voir comment la déclaration selon laquelle « les commissaires de la [Section de la protection des réfugiés] et de la [Section d’appel des réfugiés] doivent appliquer les guides jurisprudentiels aux cas comportant des faits semblables ou justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant » est si différente d’une simple invitation ou d’un simple encouragement à tenir compte des directives factuelles. Pourtant, le juge en chef est d’avis que cette déclaration franchit la ligne de démarcation parce que le libellé employé « peut être raisonnablement perçu par les décideurs ou les membres du grand public comme ayant un effet probable de pression sur des décideurs indépendants afin qu’ils tirent des conclusions de fait précises ou d’atténuation de leur impartialité à cet égard » (motifs, au paragraphe 95). Selon moi, cette distinction ne fait pas de différence : dans un cas comme dans l’autre, l’on comprend que tout écart par rapport au guide jurisprudentiel sera raisonnable s’il est justifié, c’est-à-dire si le décideur fournit des motifs appropriés de s’en écarter. En fait, comme je l’ai mentionné au paragraphe 68 qui précède, il incombe au décideur d’expliquer pour quelle raison il déroge à une pratique de longue date ou à une jurisprudence interne établie.

[85]  Quant à l’effet des guides jurisprudentiels contestés dans la pratique, j’estime que les éléments de preuve, tels qu’ils ont été présentés par le juge en chef, ne permettent pas d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les commissaires subissaient des pressions quant à la conduite qu’on attendait d’eux. Le juge en chef souligne lui-même qu’il n’y a « aucune preuve que les commissaires s’exposeraient à des sanctions ou à d’autres conséquences défavorables s’ils n’appliquaient aucun des guides jurisprudentiels contestés » (motifs, au paragraphe 134), et que les statistiques « démontrent aussi implicitement que ce ne sont pas tous les commissionnaires [sic] qui suivent aveuglément les guides jurisprudentiels » (motifs, au paragraphe 136). L’« expérience commune », pour reprendre les propos du juge en chef, ne suffit pas à établir l’existence de pressions indues, surtout dans le contexte d’un tribunal quasi judiciaire comme la CISR.

[86]  À cet égard, il convient de répéter que le terme « guide » lui-même rappelle l’idée d’une norme générale, ou d’un outil, n’ayant pas pour but de dicter invariablement le résultat de la question à régler : arrêt Thamotharem, au paragraphe 66. Cette notion est renforcée par la Politique sur l’utilisation de guides jurisprudentiels qui était en vigueur au moment de la désignation de chacun des quatre guides jurisprudentiels, où il est possible de lire que l’on [TRADUCTION] « s’attend des commissaires à ce qu’ils suivent le raisonnement exposé dans une décision qui sert de guide jurisprudentiel, conformément au texte d’accompagnement, à moins qu’il n’existe une raison de ne pas le faire, lorsque les faits sous-jacents ressemblent suffisamment à l’affaire qui doit être tranchée pour justifier l’application du raisonnement du guide jurisprudentiel » (dossier d’appel, page 1682). Qui plus est, outre cette politique et les diverses notes de politique accompagnant les guides jurisprudentiels désignés, les commissaires devraient connaître le principe juridique bien établi selon lequel les instruments tels que les directives sont non contraignants. Il semble d’après l’affidavit de M. Kipling que les commissaires sont informés de l’utilisation appropriée des guides jurisprudentiels (dossier d’appel, page 1674), et que les documents de formation soulignent qu’[TRADUCTION] « un tribunal ne peut s’appuyer sur les conclusions d’un autre tribunal que d’une manière restreinte, réfléchie et justifiée » et que [TRADUCTION] « les motifs du tribunal doivent démontrer que toutes les circonstances matérielles propres à l’affaire ont été prises en considération » (dossier d’appel, page 1852).

[87]  Quant aux statistiques citées par la Cour fédérale tendant à démontrer qu’un pourcentage substantiel des commissaires suivent les guides jurisprudentiels contestés, elles sont au mieux peu concluantes. Non seulement les guides jurisprudentiels ne sont pas toujours explicitement cités dans les décisions, ce qui fait qu’il est difficile de déterminer dans quelle proportion des décisions ils sont réellement suivis, mais, lorsqu’ils sont cités, ils sont loin d’être suivis aveuglément. Dans le cas du guide sur l’Inde, par exemple, les commissaires ont choisi de ne pas l’appliquer dans 49 p. 100 des décisions qui citent le guide jurisprudentiel, selon un suivi des guides jurisprudentiels daté d’avril 2018. Ces commissaires qui choisissent de ne pas l’appliquer le font souvent en raison de l’existence d’éléments de preuve documentaire objectifs (dossier d’appel, page 983). Considérant la nature équivoque des données statistiques, il serait risqué et présomptueux de tirer quelque conclusion ferme que ce soit quant à l’incidence, réelle ou perçue, des guides jurisprudentiels sur l’indépendance décisionnelle des commissaires. Le nombre considérable de décisions de la Section d’appel des réfugiés et de la Section de la protection des réfugiés postérieures aux guides jurisprudentiels sur la Chine, le Pakistan et l’Inde révèle également que les commissaires exercent leur pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils rendent des décisions relatives à des demandes d’asile, et qu’ils n’hésitent pas à mener leur propre analyse et à opérer une distinction entre différents faits, le cas échéant.

[88]  Pour toutes les raisons qui précèdent, je suis d’avis que les guides jurisprudentiels contestés n’entravent pas illégalement l’indépendance des commissaires. Ils informent simplement les demandeurs d’asile que les conditions existantes actuelles semblent indiquer que certaines conditions existent dans un pays donné, sans fournir une évaluation définitive des faits, et sans interdire aux demandeurs d’asile et à leurs avocats d’expliquer comment leur situation personnelle se distingue à cet égard.

[89]  Cela dit, je suis sensible au fait que les guides jurisprudentiels comportant des conclusions de fait présentent des risques et des difficultés, comme le démontre amplement la révocation de trois d’entre eux. Par sa nature même, la situation dans un pays est vouée à changer, parfois à un rythme accéléré en raison de circonstances graves, ce qui peut avoir des conséquences potentiellement dramatiques pour les demandeurs d’asile. Même si les guides jurisprudentiels sont surveillés de près, comme l’a laissé entendre M. Kipling dans son affidavit (dossier d’appel, page 1673), le préjudice subi par les demandeurs d’asile dont la demande a été tranchée en fonction d’un guide jurisprudentiel qui a été en bout de ligne révoqué ne peut être minimisé. Dans les cas où une mesure d’expulsion est prise et exécutée, en particulier, le préjudice peut se révéler irréparable.

[90]  Une telle possibilité commande, c’est certain, la plus grande vigilance de la part des avocats représentant les demandeurs d’asile, et nécessite qu’ils agissent selon les normes les plus élevées de professionnalisme et de rigueur. Le respect des normes les plus élevées est essentiel pour s’assurer de ne pas rejeter par erreur des demandes valables, soit à la suite d’une interprétation erronée de la situation existante dans le pays ou en raison de faits nouveaux qui auraient été omis. Malheureusement, bon nombre de demandeurs d’asile ne sont pas représentés par un avocat et sont mal outillés pour défendre leur cause et surtout établir une distinction entre leur situation personnelle et la situation décrite dans un guide jurisprudentiel.

[91]  C’est pourquoi la décision de désigner un guide jurisprudentiel devrait être prise avec la plus grande prudence. Il ne revient pas aux tribunaux de concevoir un système où le risque d’erreur sera, s’il n’est pas éliminé, tout au moins réduit au minimum. Toutefois, les instances juridictionnelles doivent en tout temps exercer leurs pouvoirs discrétionnaires avec sagesse, et s’efforcer d’éviter de favoriser la cohérence et l’opportunité au détriment de l’équité.

D.  L’effet cumulé des faits et du contexte entourant la promulgation du guide jurisprudentiel sur le Nigéria donne-t-il ouverture à une crainte raisonnable de partialité?

[92]  L’appelante soutient que l’effet cumulé des faits et du contexte entourant la promulgation du guide jurisprudentiel sur le Nigéria donne ouverture à une crainte raisonnable de partialité. Pour appuyer son argument, l’appelante fait état du fort degré de participation de la vice-présidente par intérim de la Section d’appel des réfugiés qui a : 1) remarqué en premier le volume élevé de demandes provenant de demandeurs d’asile nigérians; 2) pris part aux réunions du Comité sur le perfectionnement professionnel et la stratégie décisionnelle de la Section d’appel des réfugiés; 3) rédigé la note expliquant les raisons invoquées pour la désignation de la décision TB7-19851, rédigée par la commissaire Gamble, en tant que guide jurisprudentiel.

[93]  Le manque de précision concernant les raisons ayant amené la commissaire Gamble à rédiger la décision, de façon volontaire ou non, est également préoccupant. Sa décision, affirme l’appelante, a une portée inexplicablement très grande, et va jusqu’à aborder la question de l’existence de possibilité de refuge intérieur dans des villes que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas proposées à la demanderesse. De plus, le fait que le président ait examiné et commenté le projet de motifs est contraire à l’idée que le président est le seul autorisé à désigner des décisions comme guides jurisprudentiels. Enfin, l’absence de consultations auprès des avocats spécialisés en droit de l’immigration et des réfugiés contribue à l’apparence de partialité.

[94]  Comme l’a soutenu l’appelante, il ne fait aucun doute qu’une crainte raisonnable de partialité peut naître en raison de la structure d’un organisme décisionnel ou de son mode de fonctionnement, même si les gestes ou les paroles des décideurs sont sans reproche. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, au paragraphe 67, la norme selon laquelle la justice doit non seulement être rendue, mais doit être rendue aux yeux de tous « envisage qu’un décideur puisse être totalement impartial dans des circonstances faisant néanmoins naître une crainte raisonnable de partialité requérant qu’il soit déclaré inhabile ». Ce que l’appelante prétend, essentiellement, c’est que les circonstances entourant l’origine, la planification et la promulgation du guide jurisprudentiel sur le Nigéria créent une crainte raisonnable de partialité, peu importe que la commissaire Gamble ait ou non agi de manière impartiale quand elle a rédigé sa décision.

[95]  Tous les arguments soulevés par l’appelante devant notre Cour sont le reflet, pour la plupart, des arguments présentés devant la Cour fédérale. Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que ces arguments ont été rejetés à juste titre, et que la manière avec laquelle le guide jurisprudentiel sur le Nigéria a été sélectionné ne donne pas ouverture à une crainte raisonnable de partialité. Quand on examine les circonstances auxquelles l’appelante fait référence du point de vue objectif de la personne raisonnable, je ne peux affirmer qu’elles créent une crainte raisonnable de partialité.

[96]  La Cour fédérale a à juste titre conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve laissant croire que le président ait tenté de désigner la décision comme guide jurisprudentiel avant qu’elle n’ait été complétée, ou d’empiéter sur le pouvoir discrétionnaire de la commissaire l’autorisant à tirer ses propres conclusions. En effet, la décision a été désignée comme guide jurisprudentiel longtemps après que la commissaire eut rendu sa décision. L’élément de preuve montre qu’en juillet 2017, le président par intérim a demandé aux commissaires [TRADUCTION] « de voir quels types d’appels pourraient bénéficier d’un guide jurisprudentiel de la Section d’appel des réfugiés. Si vous travaillez sur un ensemble de motifs de décision qui vous semble un bon candidat pour être désigné comme guide jurisprudentiel, veuillez en parler avec votre vice-président adjoint ou avec le commissaire de votre région qui siège au comité sur la stratégie décisionnelle » (dossier d’appel, page 1699). Il est manifeste qu’une telle invitation ne porte pas, en soi, atteinte à l’indépendance des commissaires, et n’influe pas sur le pouvoir discrétionnaire du président de désigner une décision en tant que guide jurisprudentiel.

[97]  Conformément à cette invitation, la commissaire Gamble a envoyé un projet de sa décision à la vice-présidente par intérim, le 9 mai 2018. Le 10 mai 2018, la vice-présidente par intérim a fait parvenir un projet de note de politique au président par intérim. Le 17 mai 2018, la commissaire Gamble a mis la touche finale à sa décision. Le 13 juin 2018, la vice-présidente par intérim et la vice-présidente travaillaient toujours à la rédaction d’un projet de note de politique. Le 19 juin 2018, la vice-présidente par intérim a rédigé une note recommandant que la décision de la commissaire Gamble soit désignée comme guide jurisprudentiel. Le 6 juillet 2018, près de deux mois après avoir été complétée, la décision de la commissaire Gamble a officiellement été désignée par le président par intérim comme guide jurisprudentiel. Il n’existe aucun élément de preuve que la commissaire Gamble n’a pas rendu sa décision indépendamment de toute influence, ou que les consultations n’étaient pas appropriées. Il n’existe également aucune preuve que le président ait fait plus que simplement examiner le libellé d’une note de politique, laquelle a été complétée longtemps après la publication de la décision. À mon avis, l’appelante n’a pas réussi à démontrer que la Cour fédérale a commis une erreur quand elle a conclu que la décision a été rendue de manière indépendante et que la commissaire Gamble n’a fait l’objet d’aucune pression ou influence pour en arriver à ses conclusions.

[98]  Il n’y a également rien au dossier tendant à démontrer que la commissaire a de manière inappropriée consulté d’autres commissaires pendant qu’elle délibérait, ou que la communication du projet de motifs à d’autres commissaires afin d’obtenir leurs commentaires n’était pas volontaire. À l’étape des délibérations, il n’est pas interdit aux commissaires de consulter d’autres commissaires ayant plus d’expérience, afin de garantir une uniformité dans la prise de décisions. La Cour fédérale a conclu à juste titre que le processus d’examen était entièrement conforme aux principes énoncés dans les arrêts Consolidated-Bathurst et Ellis-Don. Même si la vice-présidente par intérim a examiné les projets de décision de la commissaire, aux termes de la LIPR, le président et le vice-président sont également membres de la Section d’appel des réfugiés, et l’alinéa 159(1)h) ne leur interdit pas de suggérer des changements à un projet de décision à l’étape des délibérations.

[99]  Quant au paragraphe 13 de la décision de la commissaire Gamble, qui élargit l’existence de possibilité de refuge intérieur à des villes que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas proposées à la demanderesse, je n’y vois rien d’inapproprié et surtout rien qui appuierait l’idée que la décision a été présélectionnée. La commissaire a précisément fait référence au dossier qui lui a été soumis et à la possibilité qu’il existe des possibilités de refuge intérieur dans d’autres villes. La Section d’appel des réfugiés souligne que, même si, dans le cas de l’appelante, l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Ibadan et à Port Harcourt a été déterminante, un examen du dossier démontre qu’il existait également une possibilité de refuge intérieur dans d’autres villes pour une personne dans la situation de l’appelante. Les paragraphes 13, 16 et 21 de la décision ne constituent pas des conclusions de fait, mais plutôt des remarques incidentes portant simplement sur un cadre d’analyse, et on y indique clairement qu’il faut toujours tenir compte de la situation et des allégations d’un demandeur en particulier.

[100]  Les objectifs du président quand il a publié le guide jurisprudentiel sur le Nigéria étaient tout à fait légitimes et liés de façon rationnelle à la décision sélectionnée. Comme l’a conclu la Cour fédérale, rien ne laisse croire que l’objectif explicitement énoncé, soit de faciliter « des audiences plus ciblées », et son corollaire, soit de pouvoir passer à l’évaluation des possibilités de refuge intérieur sans devoir d’abord trancher la question de la crédibilité des allégations de persécution du demandeur d’asile, représentent une tentative déguisée de réduire la proportion des demandes d’asile de personnes originaires du Nigéria qui sont acceptées, comme c’était le cas dans l’arrêt Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 R.C.F. 377 [arrêt Kozak], concernant les demandes d’asile de Roms hongrois. Il n’existe aucun élément de preuve que la Commission cherchait un moyen de rejeter rapidement les demandes d’asile de personnes originaires du Nigéria, plutôt qu’une façon de rationaliser le processus en réduisant la durée des audiences et le temps consacré à la rédaction ou au prononcé de motifs de décision.

[101]  Enfin, je ne peux conclure que l’absence de consultations auprès des avocats spécialisés en droit de l’immigration et des réfugiés avant la publication du guide jurisprudentiel sur le Nigéria contribue à une apparence de partialité. J’ai déjà expliqué que la LIPR n’exige pas de telles consultations (voir le paragraphe 26 des présents motifs). Avant de se prononcer dans l’arrêt Kozak, notre Cour a sans conteste vu dans l’absence de consultations auprès d’avocats spécialisés en droit de l’immigration et des réfugiés un élément pointant vers une partialité dans le contexte d’une cause type. Mais comme je l’ai souligné, une cause type n’est pas un guide jurisprudentiel; la cause type est planifiée et organisée avant que l’affaire ne soit entendue, alors qu’une décision est désignée comme guide jurisprudentiel après avoir été rendue. De plus, il est clair que l’absence de consultation dans cette affaire ne constituait qu’un des facteurs ayant mené à la conclusion que la formation était partiale et n’avait pas agi de manière indépendante. Notre Cour a accordé beaucoup d’importance au rôle de premier plan qu’a joué un des deux membres de la formation lors de la création et de la planification de la cause type contestée. Comme la Cour l’a affirmé, « [l]e choix, par la Commission, de l’avocat et des causes types pourrait être considéré comme une partie de la réponse de la direction de la Commission aux préoccupations de CIC concernant les décisions favorables rendues dans le passé par les commissaires et la manière dont ces derniers allaient traiter le grand nombre de demandes émanant de Roms hongrois dans l’avenir » (arrêt Kozak, au paragraphe 63). Aucune de ces préoccupations n’a été soulevée en l’espèce et, par conséquent, j’estime qu’il faut établir une distinction entre l’espèce et l’arrêt Kozak.

VI.  Conclusion

[102]  Pour toutes les raisons qui précèdent, je rejetterais l’appel, j’accueillerais l’appel incident, et je répondrais aux questions certifiées de la façon suivante :

1.  Le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a-t-il le pouvoir, aux termes de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de publier des guides jurisprudentiels comprenant des déterminations factuelles?

Réponse : Oui

2.  Les guides jurisprudentiels que le président a publiés sur le Nigéria, le Pakistan, l’Inde et la Chine constituent-ils une entrave illicite au pouvoir discrétionnaire des membres de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés de tirer leurs propres conclusions de fait, ou portent-ils indûment atteinte à leur indépendance décisionnelle?

Réponse : Non

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-382-19

 

 

INTITULÉ :

L’ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ et LA COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE PAR VIDÉOCONFÉRENCE organisée PAR LE GREFFE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 septembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 novembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Steven Blakey

Lobat Sadrehashemi

 

Pour l’appelante

 

James Todd

Margherita Braccio

 

Pour l’intimé

 

Darren McLeod

Keith Reimer

 

Pour l’intervenante

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Embarkation Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’appelante

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimé

 

Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l’intervenante

 

 

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