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Date : 20201119


Dossier : A‑354‑19

Référence : 2020 CAF 201

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE WOODS

LA JUGE RIVOALEN

 

ENTRE :

 

 

KEYBRAND FOODS INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 17 septembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20201119


Dossier : A‑354‑19

Référence : 2020 CAF 201

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE WOODS

LA JUGE RIVOALEN

 

ENTRE :

 

 

KEYBRAND FOODS INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1] La Cour est saisie d’un appel de la décision de la Cour canadienne de l’impôt (2019 CCI 161) par laquelle celle-ci a rejeté l’appel interjeté par Keybrand Foods Inc. (Keybrand) contre la nouvelle cotisation lui refusant les déductions qu’elle avait demandées pour une perte déductible au titre d’un placement d’entreprise (PDTPE) et pour certains frais d’intérêts à l’égard de son année d’imposition s’étant terminée le 24 avril 2011. Keybrand avait aussi fait l’objet d’une nouvelle cotisation dans laquelle avait été refusée la déduction pour perte en capital qu’elle avait demandée, mais la Cour canadienne de l’impôt a accueilli son appel sur ce chef, et la Couronne n’a pas contesté cette conclusion dans le présent appel.

[2] Les principales questions en litige dans le présent appel sont celles de savoir si le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en concluant, premièrement, que Keybrand et Vidabode Group Inc. (Vidabode) avaient entre elles un lien de dépendance au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), quand Keybrand a acheté des actions de Vidabode en décembre 2010 et, deuxièmement, que Keybrand n’avait pas emprunté l’argent utilisé pour acquérir ces actions dans le but de gagner un revenu.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

I. Les faits

[4] Keybrand est une filiale à cent pour cent de B.W. Strassburger Ltd. (BWS), laquelle appartient à M. Bernhardt Strassburger et à ses frères. BWS et Keybrand exercent leurs activités dans le secteur de la restauration et des services alimentaires.

[5] En 2005, un des frères de M. Strassburger lui a suggéré qu’ils investissent dans Vidabode, une société néo-écossaise constituée en 2005. Vidabode avait développé un nouveau produit de bétonnage appelé Vidacrete ainsi qu’un système de production de ce produit, destiné au secteur du bâtiment résidentiel. Le plan stratégique était « de vendre des licences maîtresses pour l’utilisation de la technologie de l’usine de production au montant de 7,5 millions de dollars, et de percevoir des redevances qui seraient calculées en fonction de chaque mètre cube de ciment produit » (paragraphe 15 des motifs du juge de la Cour canadienne de l’impôt). M. Strassburger désapprouvait l’idée d’investir dans cette société, mais il a été mis en minorité par ses frères.

[6] Le premier investissement dans Vidabode a été réalisé en 2006 par Twincorp Inc., une société qui appartenait à cent pour cent à M. Strassburger. Au cours des années suivantes, BWS a acquis des actions ordinaires et des actions privilégiées sans droit de vote de Vidabode et lui a également consenti des prêts. Mme Dorothy Strassburger, la mère de M. Strassburger, a aussi acheté des actions privilégiées sans droit de vote de Vidabode. Cependant, Keybrand n’a pas acheté d’actions de Vidabode avant la fin de 2010.

[7] M. Strassburger avait pris les dispositions nécessaires pour que GE Capital prête à Vidabode des sommes qui l’aideraient à financer son exploitation et l’achat de certaines immobilisations. Dans le cadre de cet arrangement, Keybrand, BWS et une autre société appartenant à la famille Strassburger garantissaient la dette envers GE Capital.

[8] Vidabode avait des difficultés financières, enregistrant les pertes suivantes de 2005 (sa première année d’exploitation) à 2009 (sa dernière année d’exploitation avant l’achat d’actions en cause) :

Année (fin)

Perte nette

31 décembre 2005

(152 091 $)

31 décembre 2006

(443 407 $)

31 décembre 2007 (après rajustement)

(1 116 253 $)

31 décembre 2008

(7 117 929 $)

31 décembre 2009

(8 622 524 $)

Total :

(17 452 204 $)

[9] Selon les états financiers de l’exercice se terminant le 31 décembre 2009, le déficit accumulé était à cette date de 17 708 743 $. À un moment avant l’été 2010, il est devenu évident que Vidabode ne pourrait s’acquitter de ses obligations envers GE Capital. À la fin de 2009, les sommes dues à cette dernière excédaient 15 millions de dollars. Un ballon d’environ trois millions de dollars devait être payé en septembre 2010. À un moment avant septembre 2010, les frères de M. Strassburger l’ont informé que ni BWS ni Keybrand ne fournirait la somme nécessaire pour exécuter ce paiement. À la réunion du conseil d’administration de Vidabode tenue le 27 août 2010, M. Strassburger a soulevé la question de la manière dont cette société pourrait s’acquitter du ballon. Aucune solution n’a été trouvée, de sorte que Vidabode s’est trouvée en défaut de paiement. GE Capital a appelé au remboursement de tous ses prêts.

[10] Pour payer la dette en souffrance envers GE Capital, Keybrand a emprunté 14 452 515 $ à la Banque TD le 29 décembre 2010 ou vers cette date. Cette somme a servi à payer le prix de souscription des actions de Vidabode émises à l’intention de Keybrand. Vidabode a dès lors utilisé cet argent pour rembourser GE Capital.

[11] Selon le registre des actionnaires de Vidabode, celle‑ci a émis à l’intention de Keybrand un total de 19 343 493 actions ordinaires (16 448 428 + 2 895 065) le 22 décembre 2010. Or cette date précédait d’une semaine celle où Keybrand a emprunté à la Banque TD la somme nécessaire pour payer ces actions. S’il est vrai que les paragraphes 25(3) et (5) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C‑44, ont pour effet d’interdire aux sociétés constituées sous le régime cette loi d’émettre des actions en échange d’un billet à ordre ou d’une promesse de paiement, la loi de la Nouvelle-Écosse Companies Act, R.S.N.S., ch. 81, n’impose pas de telle restriction. Ce fait pourrait expliquer qu’on n’ait pas contesté la validité de l’émission d’actions exécutée le 22 décembre 2010.

[12] On a produit des éléments de preuve contradictoires concernant le nombre d’actions ordinaires de Vidabode détenues par BWS avant le 22 décembre 2010. Lors de la réunion du conseil d’administration de Vidabode tenue le 22 décembre 2010, M. Strassburger a signalé, plus d’une fois, que BWS détenait déjà une participation majoritaire dans cette société. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt, dans une longue note en bas de page, a rappelé ce fait et conclu en fin de compte que BWS détenait environ 41 % des actions ordinaires de Vidabode avant l’émission par celle‑ci en décembre 2010 d’actions de ce type à l’intention de Keybrand. La Couronne ne conteste pas cette conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt. Les autres actionnaires ordinaires de Vidabode étaient Atlantic Aboriginal Capital Inc. (AACI) et M. David B. MacDonald. Il n’est pas mis en question qu’aucun lien de dépendance n’unissait Keybrand et ces deux autres actionnaires.

[13] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a décrit dans les termes suivants l’émission d’actions de Vidabode à l’intention de Keybrand :

[41] Une fois l’accord de financement conclu avec la TD, M. Strassburger a cherché à déterminer la meilleure façon de rembourser GE Capital. M. Strassburger a consulté des avocats, des experts-comptables et des fiscalistes qui lui ont recommandé que [Keybrand] fasse l’acquisition d’actions. Vers le 22 décembre 2002 [sic], [Keybrand] a donc souscrit 19 343 493 actions ordinaires de Vidabode d’une valeur nominale d’un dollar l’action. Vers le 29 décembre 2010, [Keybrand] a emprunté 14 452 515 $ qui ont servi à acheter 14 452 515 actions.

[Renvois omis.]

[14] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt présente les actions comme ayant une valeur nominale unitaire d’un dollar. S’il est vrai que la Companies Act admet la possibilité que le capital autorisé consiste en actions à valeur nominale, les états financiers de l’exercice 2009 indiquent que les actions ordinaires n’avaient pas de valeur de cette nature. Les mêmes états financiers montrent également que le capital autorisé, par rapport aux actions ordinaires, consistait en 1 000 actions de ce type, et que 10 000 000 d’actions ordinaires étaient émises et en circulation. La question de savoir si Vidabode disposait du capital autorisé nécessaire pour émettre les actions ordinaires qui étaient émises au 31 décembre 2009 ou les 19 343 493 actions ordinaires supplémentaires émises en décembre 2010 n’est pas en litige dans le présent appel. Quoi qu’il en soit, cette mention d’une valeur nominale unitaire d’un dollar doit vraisemblablement s’interpréter comme renvoyant au prix unitaire de souscription.

[15] Comme le juge de la Cour canadienne de l’impôt l’a fait observer dans une note en bas de page, les parties s’accordaient sur le nombre total des actions émises à l’intention de Keybrand et la somme totale empruntée par cette dernière pour les acheter. Cependant, dans sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition se terminant le 24 avril 2011, Keybrand a fait état d’une PDTPE de 9 667 636 $ (la moitié de 19 335 272 $). On n’a pas expliqué la différence entre la somme ainsi déclarée et celle qui l’aurait été si le prix de base rajusté des 19 343 493 actions acquises par Keybrand avait été de 19 343 493 $ au total, soit un prix unitaire d’un dollar.

[16] Quoi qu’il en soit, en supposant que les 19 343 493 actions ordinaires de Vidabode aient été émises à l’intention de Keybrand pour un prix unitaire d’un dollar, la seule contrepartie versée par Keybrand que le juge de la Cour canadienne de l’impôt ait trouvée, qu’il mentionne au paragraphe 41 de ses motifs, est la somme de 14 452 515 $ qu’elle a empruntée à la Banque TD pour acheter 14 452 515 actions. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt formule l’observation suivante à la note 49 de ses motifs : « je suis […] convaincu que, lorsqu’une partie emprunte plus de 14 millions de dollars et qu’elle convertit près de 5 millions de dollars d’une dette antérieure pour acquérir des actions dont la juste valeur marchande est nulle, cela constitue certainement une indication que la transaction n’est pas libre de tout lien de dépendance ». Cependant, il est loin de ressortir clairement du dossier que la dette antérieure utilisée pour acquérir les actions de Vidabode était une créance de Keybrand ou BWS.

[17] La seule mention d’une créance de Keybrand sur Vidabode concerne une somme de 500 000 $ que la première a payée pour le compte de la seconde en 2010. Vidabode a émis à l’ordre de Keybrand, au titre de cette dette, un billet prévoyant des intérêts annuels de 10 %. Cette somme de 500 000 $ a fait l’objet d’une demande de déduction pour perte en capital : elle n’a pas été incluse dans la demande de déduction pour PDTPE. La Cour canadienne de l’impôt a accueilli la demande de déduction pour perte en capital concernant le prêt de 500 000 $ (qui représente une perte en capital déductible de 250 000 $), et la Couronne n’en a pas appelé.

[18] Il est plusieurs fois question d’avances consenties par BWS dans les motifs du juge de la Cour canadienne de l’impôt. Les états financiers de Vidabode datés du 31 décembre 2009 indiquent que, à cette date, BWS détenait des billets à ordre émis par Vidabode dont le total s’élevait à 6 441 394 $. Il ressort en outre du témoignage de M. Strassburger qu’il parlait souvent de Keybrand et de BWS sans faire de distinction entre ces deux personnes morales. Par conséquent, on ne sait pas avec certitude, tant s’en faut, si en décembre 2010 Vidabode devait à Keybrand (plutôt qu’à BWS) des sommes que la seconde aurait pu utiliser pour acheter des actions de la première, ni donc si l’acquisition des actions de Vidabode a coûté plus que 14 452 515 $ à Keybrand.

[19] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a aussi constaté que, même avant la réunion du conseil d’administration tenue le 22 décembre 2010, les conseillers de Keybrand envisageaient la possibilité de l’insolvabilité de Vidabode et s’y préparaient. M. Strassburger a écrit à BDO Canada s.r.l./S.E.N.C.R.L. une lettre désignant cette société comme administrateur-séquestre au titre du contrat de sûreté générale détenu par BWS à l’égard de sa créance sur Vidabode. Cette lettre, bien que datée du 15 décembre 2010, n’a été signée que le 5 janvier 2011. BDO Canada est devenue l’administrateur-séquestre de Vidabode le 14 avril 2011 ou vers cette date, et cette dernière a demandé la protection contre ses créanciers le 6 mai de la même année.

II. La décision de la Cour canadienne de l’impôt

[20] Trois questions ont été soulevées devant la Cour canadienne de l’impôt. La plus importante portait sur la demande de déduction pour PDTPE. Les deux autres questions concernaient les déductions demandées par Keybrand pour les intérêts à payer sur la somme empruntée en décembre 2010 dans le but d’acheter les actions de Vidabode et pour une perte en capital relative à la somme de 500 000 $ payée pour le compte de Vidabode la même année.

[21] Le seul élément en litige devant la Cour canadienne de l’impôt concernant la PDTPE était celui de savoir s’il existait un lien de dépendance entre Keybrand et Vidabode. Les parties avaient convenu, avant l’audience devant la Cour canadienne de l’impôt, que la juste valeur marchande des actions acquises par Keybrand en décembre 2010 était nulle à ce moment. Si Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance, la première serait réputée avoir acheté les actions pour cette somme nulle. Si le prix de base rajusté des actions était nul, la disposition de celles‑ci n’aurait pas entraîné de perte en capital, ni par conséquent de PDTPE.

[22] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance, de sorte que Keybrand n’avait pas réalisé de PDTPE.

[23] Concernant les intérêts à payer sur la somme empruntée par Keybrand pour acquérir les actions de Vidabode, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que cet emprunt n’avait pas été contracté en vue de gagner un revenu et que, par conséquent, Keybrand ne pouvait se prévaloir d’une déduction pour ces intérêts.

[24] Pour ce qui est du prêt de 500 000 $, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que Keybrand avait droit à une déduction pour perte en capital à cet égard. La perte en capital résultant de la disposition de cette créance n’est pas en litige dans le présent appel.

III. Les questions en litige et les normes de contrôle applicables

[25] Les questions en litige dans le présent appel sont celles de savoir si le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en concluant que Vidabode et Keybrand avaient entre elles un lien de dépendance et en concluant que Keybrand n’avait pas emprunté en vue de gagner un revenu la somme utilisée pour l’achat des actions de Vidabode.

[26] Pour autant que ces questions soulèvent des questions de droit, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, et pour autant qu’elles soulèvent des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit desquelles on ne peut isoler de question de droit, la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33).

IV. Analyse

A. PDTPE – Existait‑il un lien de dépendance entre Keybrand et Vidabode?

[27] Le présent appel découle de la déduction demandée par Keybrand pour une PDTPE dans la déclaration de revenus relative à son année d’imposition se terminant le 24 avril 2011. La PDTPE est égale à la moitié de la perte au titre d’un placement d’entreprise subie à la disposition d’un bien (alinéa 38c) de la Loi), la perte au titre d’un placement d’entreprise étant un certain type de perte en capital (alinéa 39(1)c) de la Loi). Selon l’alinéa 39(1)c) de la Loi, une perte au titre d’un placement d’entreprise (et par conséquent une PDTPE) ne peut être déclarée que relativement à une perte en capital réalisée par suite de la disposition d’actions du capital‑actions d’une société exploitant une petite entreprise (au sens du paragraphe 248(1) de la Loi), ou de la disposition d’une créance d’une telle société, en activité ou dissoute. Si le contribuable est une société, sa créance doit être sur une autre société avec laquelle il n’a pas de lien de dépendance (sous-alinéa 39(1)c)(iv) de la Loi).

[28] Dans sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition se terminant le 24 avril 2011, Keybrand n’a pas précisé si la PDTPE qu’elle déclarait se rapportait à une créance ou à des actions. Cependant, le dossier a été traité sur la prémisse que Keybrand avait demandé la déduction de la PDTPE relativement aux actions de Vidabode qu’elle avait acquises en décembre 2010. Pour pouvoir déclarer une perte en capital (et donc une perte au titre d’un placement d’entreprise), Keybrand devait avoir disposé des actions de Vidabode. Or, selon le registre des actionnaires de cette dernière, Keybrand n’a pas effectué de telle disposition. Par conséquent, elle devait se fonder sur la disposition d’actions réputée que prévoit le paragraphe 50(1) de la Loi.

[29] Comme Vidabode n’a déposé son bilan qu’après l’année d’imposition de Keybrand s’étant terminée le 24 avril 2011, il est à supposer que Keybrand estimât que les conditions établies au sous-alinéa 50(1)b)(iii) étaient remplies à cette date et qu’elle avait exprimé le choix approprié dans sa déclaration de revenus. Les motifs de la Cour canadienne de l’impôt restent muets sur la disposition de biens à l’origine de la demande de déduction pour PDTPE. S’il n’est pas contesté que Keybrand est réputée avoir disposé des actions de Vidabode, il est pertinent de prendre en considération les conditions à remplir pour qu’il y ait eu disposition réputée afin d’établir si Keybrand a emprunté en vue de gagner un revenu la somme destinée à l’achat des actions, comme on le verra plus loin à propos de la question de la déductibilité des intérêts.

[30] Les motifs de la Cour canadienne de l’impôt, en ce qui concerne la demande de déduction pour PDTPE, portent uniquement sur la question de savoir si Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance au moment de l’acquisition des actions de cette dernière, en décembre 2010.

[31] Le question de savoir si Vidabode et Keybrand avaient entre elles un lien de dépendance en décembre 2010 est pertinente en raison des dispositions de l’alinéa 69(1)a) de la Loi :

69 (1) Sauf disposition contraire expresse de la présente loi :

69 (1) Except as expressly otherwise provided in this Act,

a) le contribuable qui a acquis un bien auprès d’une personne avec laquelle il avait un lien de dépendance pour une somme supérieure à la juste valeur marchande de ce bien au moment de son acquisition est réputé l’avoir acquis pour une somme égale à cette juste valeur marchande;

(a) where a taxpayer has acquired anything from a person with whom the taxpayer was not dealing at arm’s length at an amount in excess of the fair market value thereof at the time the taxpayer so acquired it, the taxpayer shall be deemed to have acquired it at that fair market value;

[32] Comme on l’a vu plus haut, les parties reconnaissent que la juste valeur marchande des actions ordinaires de Vidabode était nulle en décembre 2010. Par conséquent, si Vidabode et Keybrand avaient entre elles un lien de dépendance au moment de l’achat des actions considérées, Keybrand serait réputée les avoir achetées pour cette somme, et non pour la somme qu’elle a en fait payée. Comme elle serait réputée avoir acheté les actions pour cette somme nulle, le prix de base rajusté de celles‑ci serait nul aussi. Il s’ensuivrait que la disposition ultérieure des actions ne pourrait donner lieu à une perte en capital (ni par conséquent à une perte au titre d’un placement d’entreprise).

[33] La règle générale à appliquer pour établir si deux ou plusieurs personnes ont entre elles un lien de dépendance est énoncée au paragraphe 251(1) de la Loi :

251. (1) Pour l’application de la présente loi :

251. (1) For the purposes of this Act,

a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance;

(a) related persons shall be deemed not to deal with each other at arm’s length;

b) un contribuable et une fiducie personnelle (sauf une fiducie visée à l’un des alinéas a) à e.1) de la définition de « fiducie » au paragraphe 108(1)) sont réputés avoir entre eux un lien de dépendance dans le cas où le contribuable, ou une personne avec laquelle il a un tel lien, aurait un droit de bénéficiaire dans la fiducie si le paragraphe 248(25) s’appliquait compte non tenu de ses subdivisions b)(iii)(A)(II) à (IV);

(b) a taxpayer and a personal trust (other than a trust described in any of paragraphs (a) to (e.1) of the definition “trust” in subsection 108(1)) are deemed not to deal with each other at arm’s length if the taxpayer, or any person not dealing at arm’s length with the taxpayer, would be beneficially interested in the trust if subsection 248(25) were read without reference to subclauses 248(25)(b)(iii)(A)(II) to (IV); and

c) dans les autres cas, la question de savoir si des personnes non liées entre elles n’ont aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait.

(c) in any other case, it is a question of fact whether persons not related to each other are, at a particular time, dealing with each other at arm’s length.

[34] En l’espèce, il n’est pas allégué que Keybrand fût liée à Vidabode pour l’application de la Loi. C’est donc l’alinéa 251(1)c) de la Loi qui s’applique : « la question de savoir si des personnes non liées entre elles n’ont aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait ».

[35] Le critère permettant d’établir si deux personnes ont ou non entre elles un lien de dépendance est applicable « à un moment donné ». Ce moment sera déterminé en fonction des dispositions de la Loi qui exigent cette détermination. En l’espèce, ces dispositions sont celles de l’article 69, qui s’applique lorsque « le contribuable […] a acquis un bien auprès d’une personne avec laquelle il avait un lien de dépendance pour une somme supérieure à la juste valeur marchande de ce bien au moment de son acquisition ». Comme l’opération pertinente est l’acquisition d’un bien, le moment donné par rapport auquel il faut établir si Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance est celui de l’acquisition de ce bien.

[36] On n’a produit que très peu d’éléments de preuve éclairant les interactions entre Keybrand et Vidabode concernant l’acquisition des actions en cause. À l’audience sur le présent appel, les parties ont porté leur attention sur la réunion du conseil d’administration de Vidabode du 22 décembre 2010, où M. Strassburger a pour la première fois évoqué devant les autres administrateurs de cette société la possibilité que cette dernière émette des actions. C’est le même jour que, selon le registre des actionnaires de Vidabode, ces actions ont été émises à l’intention de Keybrand. Les parties n’ont pas fait valoir qu’un autre moment devait servir de référence dans l’analyse servant à établir si Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance.

[37] Bien que le législateur ait affirmé qu’il s’agit là d’« une question de fait », le juge Bowman (plus tard juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt) a formulé les observations suivantes dans la décision RMM Canadian Enterprises Inc. c. Canada, [1997] A.C.I. no 302 :

33 Il est vrai que pour déterminer si des personnes ont entre elles un lien de dépendance, le tribunal doit tirer des conclusions de fait, mais la question de savoir si, compte tenu des faits, il existe en droit un lien de dépendance est nécessairement une question de droit. Même le législateur qui, sous réserve de restrictions constitutionnelles, est suprême et a le pouvoir de présumer qu’une chose en est une autre, ne peut pas transformer une question de droit en une question de fait. L’alinéa 251(1)b) [qui est maintenant l’alinéa 251(1)c)] veut simplement dire qu’en déterminant si, en droit, des personnes non liées ont entre elles un lien de dépendance, le fondement factuel de leur relation doit être déterminé. Le sens de l’expression « lien de dépendance » figurant dans la Loi est de toute évidence une question de droit.

[38] Ce passage est cité par notre Cour au paragraphe 54 de l’arrêt McLarty c. Canada, 2006 CAF 152. Cependant, l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada lorsque l’affaire a été portée en appel (Canada c. McLarty, 2008 CSC 26 (McLarty)) ne renvoie pas à ce passage. Le juge Rothstein, écrivant au nom de la majorité de la Cour suprême, a simplement fait observer ce qui suit :

44 Le lien de dépendance n’est pas défini dans la Loi de l’impôt sur le revenu. Le paragraphe 251(1) donne cependant les précisions suivantes :

251. (1) Pour l’application de la présente loi :

a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance;

b) la question de savoir si des personnes non liées entre elles n’avaient aucun lien de dépendance à un moment donné est une question de fait.

45 En l’espèce, les parties n’étaient pas liées entre elles. La question de savoir s’il existait entre elles un lien de dépendance est donc une question de fait.

[39] L’expression « question de fait » (figurant au paragraphe 45 cité ci-dessus) semble simplement reprendre le libellé de la Loi. À mon avis, il reste nécessaire de définir l’expression « lien de dépendance » pour l’application de la Loi. Le sens de cette expression est une question de droit, exigeant une interprétation de la jurisprudence des cours qui ont examiné le problème. Le droit applicable sera alors appliqué aux faits de la situation donnée. Le résultat, dans toute affaire donnée, dépendra dans une large mesure des faits de l’espèce.

[40] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commencé son analyse de la question de savoir si Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance en citant l’arrêt McLarty de la Cour suprême du Canada. L’une des questions en litige dans l’affaire McLarty était de savoir si M. McLarty avait un lien de dépendance avec Compton Resource Corporation.

[41] Cependant, après avoir cité l’arrêt McLarty, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a renvoyé à l’arrêt de notre Cour McGillivray Restaurant Ltd. c. Canada, 2016 CAF 99 (McGillivray Restaurant), qui renvoyait lui-même à un autre arrêt de notre Cour, Silicon Graphics Ltd. c. Canada, 2002 CAF 260 (Silicon Graphics).

[42] La question à trancher dans l’arrêt McGillivray Restaurant était celle de savoir si deux sociétés étaient associées l’une à l’autre et, plus précisément, si une personne physique donnée exerçait un contrôle de fait sur une société, au sens du paragraphe 256(5.1) de la Loi :

3 La question en litige dans le présent appel est de savoir si, durant les années visées par les nouvelles cotisations, la contribuable était associée à G.R.R. Holdings Ltd. (« GRR ») et à MorCourt Properties Ltd. (« MorCourt ») parce que Gordon R. Howard, qui exerçait un contrôle de droit et un contrôle de fait sur GRR et sur MorCourt, exerçait aussi un contrôle de fait sur la contribuable au sens du paragraphe 256(5.1).

[Non souligné dans l’original.]

[43] Le paragraphe 256(5.1) de la Loi est libellé ainsi :

(5.1) Pour l’application de la présente loi, lorsque l’expression « contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, » est utilisée, une société est considérée comme ainsi contrôlée par une autre société, une personne ou un groupe de personnes — appelé « entité dominante » au présent paragraphe — à un moment donné si, à ce moment, l’entité dominante a une influence directe ou indirecte dont l’exercice entraînerait le contrôle de fait de la société. Toutefois, si cette influence découle d’un contrat de concession, d’une licence, d’un bail, d’un contrat de commercialisation, d’approvisionnement ou de gestion ou d’une convention semblable — la société et l’entité dominante n’ayant entre elles aucun lien de dépendance — dont l’objet principal consiste à déterminer les liens qui unissent la société et l’entité dominante en ce qui concerne la façon de mener une entreprise exploitée par la société, celle-ci n’est pas considérée comme contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, par l’entité dominante du seul fait qu’une telle convention existe.

(5.1) For the purposes of this Act, where the expression “controlled, directly or indirectly in any manner whatever,” is used, a corporation shall be considered to be so controlled by another corporation, person or group of persons (in this subsection referred to as the “controller”) at any time where, at that time, the controller has any direct or indirect influence that, if exercised, would result in control in fact of the corporation, except that, where the corporation and the controller are dealing with each other at arm’s length and the influence is derived from a franchise, licence, lease, distribution, supply or management agreement or other similar agreement or arrangement, the main purpose of which is to govern the relationship between the corporation and the controller regarding the manner in which a business carried on by the corporation is to be conducted, the corporation shall not be considered to be controlled, directly or indirectly in any manner whatever, by the controller by reason only of that agreement or arrangement.

[Non souligné dans l’original.]

[emphasis added]

[44] Le paragraphe 256(5.1) de la Loi ne s’applique que dans les cas où l’expression « contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit » est employée dans la Loi. Cette expression apparaît dans les dispositions portant sur les questions de savoir si une société est associée à une autre société (paragraphe 256(1)) et si une société donnée est une société privée sous contrôle canadien (paragraphe 125(7)) (ce qui était la question en litige dans l’arrêt Silicon Graphics). Cependant, l’expression « contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit » ne figure pas dans l’article 251 de la Loi, de sorte que le paragraphe 256(5.1) ne s’applique pas lorsqu’il faut trancher la question de fait (dans les mots l’alinéa 251(1)c) de la Loi) consistant à déterminer si deux personnes données ont entre elles un lien de dépendance.

[45] Sans aucun doute, il y a un chevauchement important entre une situation où la personne exerce un contrôle de fait sur une société (au sens du paragraphe 256(5.1) de la Loi) et une situation où la personne a un lien de dépendance avec cette société. Lorsque l’on conclut qu’une personne exerce un contrôle de fait sur une société, pour l’application du paragraphe 256(5.1) de la Loi, il est probable que l’on conclue également qu’elle a un lien de dépendance avec cette société. Cependant, l’objet et l’application de la conclusion voulant qu’une personne exerce un contrôle de fait sur une société (au sens du paragraphe 256(5.1)) diffèrent de l’objet et de l’application d’une conclusion voulant que la personne ait un lien de dépendance avec cette société. En outre, ce n’est pas parce que l’on conclut à l’existence d’un lien de dépendance entre une personne et une société qu’il s’ensuit nécessairement que l’on conclura aussi que cette personne exerce un contrôle de fait sur cette société au sens du paragraphe 256(5.1) de la Loi.

[46] La réponse à la question de savoir si une personne exerce un contrôle de fait sur une société au sens du paragraphe 256(5.1) de la Loi n’est pas liée à une opération précise. Il s’agit plutôt de la question plus générale du contrôle d’une société, qui sert à établir si deux sociétés sont associées l’une à l’autre ou si une société donnée est une société privée sous contrôle canadien. À l’inverse, la question de savoir si une personne a ou non un lien de dépendance avec une autre personne pour l’application de l’article 69 (ces personnes pouvant être aussi bien physiques que morales) se pose à propos d’une opération précise. Pour l’application de l’article 69, cette question se limite à une acquisition donnée et à la réponse à la question de savoir si le contribuable a acquis quoi que ce soit d’une personne avec laquelle il avait un lien de dépendance. Le fait que ce critère ne s’applique qu’à un moment précis se trouve confirmé par le libellé de l’alinéa 251(1)c) de la Loi, qui renvoie à des personnes traitant l’une avec l’autre à un moment donné.

[47] La question en l’espèce est celle de savoir si Keybrand avait un lien de dépendance avec Vidabode lorsqu’elle a acquis les actions de cette dernière, et non celle de savoir si Keybrand contrôlait Vidabode, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, pour l’application du paragraphe 256(5.1) de la Loi. Il est important de bien voir que la question de savoir si deux personnes ont ou non entre elles un lien de dépendance a donné lieu à une jurisprudence séparée et distincte. C’est sur cette jurisprudence qu’il faut se fonder en l’espèce.

[48] Par conséquent, à mon avis, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur de droit en s’appuyant sur l’arrêt McGillivray Restaurant. La jurisprudence applicable pour établir si deux personnes ont un lien de dépendance pour l’application de l’alinéa 251(1)c) de la Loi est celle qui porte sur cette question précise. Il s’agit donc dans le présent appel d’établir si l’application aux faits en l’espèce de la jurisprudence pertinente mènera à la conclusion selon laquelle Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance lorsque la première a acquis les actions de la seconde en décembre 2010.

[49] La question de savoir si deux personnes données ont entre elles un lien de dépendance, en tant que question de fait, a fait l’objet de plusieurs articles et de diverses décisions judiciaires. Au moins quatre articles ont été écrits sur ce sujet à l’occasion des conférences annuelles de la Fondation canadienne de fiscalité :

  • Evelyn P. Moskowitz, « Dealing at Arm’s Length: A Question of Fact », dans Report of Proceedings of the Thirty-Ninth Tax Conference, 1987 Conference Report, Toronto, Fondation canadienne de fiscalité, 1988, vol. 33, no 1;

  • Susan Eng, « The Arm’s Length Rules », dans Report of the Proceedings of the Fortieth Tax Conference, 1988 Conference Report, Toronto, Fondation canadienne de fiscalité, 1989, vol. 13, no 1;

  • Tom Stack, « Arm’s Length as a Question of Fact », dans Report of the Proceedings of the Forty-Ninth Tax Conference, 1997 Conference Report, Toronto, Fondation canadienne de fiscalité, 1998, vol. 16, no 1;

  • Sandra Mah et Mark Meredith, « Factual Non-Arm’s Length Relationships », dans Report of the Proceedings of the Sixty-Sixth Tax Conference, 2014 Conference Report, Toronto, Fondation canadienne de fiscalité, 2015, vol. 16, no 1.

[50] La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt McLarty, fait observer que l’Agence du revenu du Canada a exposé dans un de ses bulletins d’interprétation le critère servant à établir si deux personnes ont entre elles un lien de dépendance :

62 Le bulletin d’interprétation IT‑419R2 de l’Agence du revenu du Canada intitulé « Sens de l’expression “sans lien de dépendance” » (8 juin 2004) énonce une méthode pour déterminer s’il existe ou non un lien de dépendance entre les parties à une opération. La réponse dépendra des faits de chaque affaire. Les tribunaux ont toutefois élaboré et accepté des critères utiles : voir par exemple Peter Cundill & Associates Ltd. c. Canada, [1991] A.C.F. no 21 (QL) (1re inst.), conf. par [1991] A.C.F. no 1008 (QL) (C.A.). Le bulletin indique ce qui suit :

22. [...] En proposant des critères généraux pour déterminer si, pour une opération donnée, des personnes non liées ont entre elles un lien de dépendance ou non, il faut tenir compte du fait qu’il est impossible d’élaborer des lignes directrices prévoyant toutes les situations. Chaque transaction ou série de transactions donnée doit être examinée individuellement. Vous trouverez ci‑après les lignes directrices générales de l’ARC ainsi que des commentaires particuliers à propos de certaines relations.

23. Les tribunaux ont, de manière générale, appliqué les critères suivants pour déterminer si une transaction avait été réalisée entre des personnes « sans lien de dépendance » :

- un seul cerveau dirige les négociations pour les deux parties à une transaction;

- les parties à une transaction agissent de concert sans intérêts distincts;

- il y a exercice effectif (de fait) du contrôle.

[51] Il semble que la première fois qu’une cour ait renvoyé au contrôle « de fait » ou « effectif » (« de facto » en anglais) dans le contexte de la question de savoir si deux personnes ont ou non entre elles un lien de dépendance ait été dans l’arrêt Robson Leather Company Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), [1977] A.C.F. no 104 (C.A.F.) (Robson Leather) :

Maintenant, Robson et le Dr Appel avaient-ils des intérêts séparés? Eclipse, dont Charles Robson était propriétaire bénéficiaire unique, possédait 50% des actions d’Appel Process, les autres 50% appartenant à Appel Consultants Limited. Quant à cette dernière, la preuve ne révèle pas clairement entre qui les actions se répartissaient, mais elle indique que le Dr Appel en était actionnaire et, semble-t-il, administrateur et qu’avant le 31 octobre 1964, Lorenzen était le comptable, le conseiller financier, l’administrateur et le secrétaire d’Appel Process et d’Appel Consultants Limited. Elle révèle aussi qu’Appel Process avait une dette de $350,000 envers le groupe Robson, que le Dr Appel et sa famille étaient sans ressource, que Robson avait refusé d’avancer de l’argent à Appel Process et que Lorenzen avait avisé Appel et Appel Consultants Limited que s’ils désiraient vendre leurs actions d’Appel Process, il pourrait leur trouver un acheteur. Vu ces circonstances et, en particulier, le fait qu’Appel Process avait une dette importante envers Robson et ne serait jamais en mesure de s’en acquitter, il n’est pas besoin d’une imagination fertile pour se rendre compte que Robson, comme on dit familièrement, “tirait les ficelles” lorsqu’il a donné à Lorenzen (qui était son représentant et aussi celui d’Appel) son agrément pour négocier l’achat des actions d’Appel Process.

Donc, Robson n’avait pas le contrôle des votes, mais la dette contractée par le Dr Appel et sa compagnie envers lui était telle qu’en plus d’être sans doute pratiquement le seul acheteur possible, il était en mesure d’exercer un genre de pression lui permettant d’imposer sa volonté dans les affaires d’Appel Process. Lorsque le 28 octobre 1964, l’achat a été effectué, les intérêts de Lorenzen étant, comme je l’ai déjà montré, inséparables de ceux de Robson qui contrôlait effectivement d’une manière ou d’une autre la prise de décision du vendeur et de l’acheteur, il s’ensuit que la vente des droits de brevet a Robson Leather, le 31 octobre 1964, pour $500,000 n’était pas une opération entre parties traitant à distance.

Pour reprendre les propres termes de la jurisprudence que j’ai invoquée auparavant, au moment pertinent (c’est-à-dire, à mon avis, le 31 octobre 1964, date de la vente des droits de brevet américains), le “cerveau directeur” était bien Charles [N. Robson]. Il était en mesure d’exercer le contrôle effectif des deux parties participant à l’opération, qui n’était donc pas une opération effectuée par des personnes traitant à distance.

[Non souligné dans l’original.]

[52] S’il est vrai que notre Cour a bien parlé du contrôle effectif (« de facto » en anglais), elle ne faisait ainsi que reformuler la phrase précédente : Charles N. Robson était le « cerveau dirigeant » des opérations et exerçait par conséquent un contrôle effectif sur les deux parties à l’opération. La Cour n’a pas établi de distinction entre le fait qu’une personne soit le cerveau dirigeant de l’opération et celui qu’elle ait le contrôle effectif de cette opération. Evelyn P. Moskowitz et Tom Stack ont formulé la même observation dans leurs articles respectifs : « Dealing at Arm’s Length: a Question of Fact », aux pages 5 et 6, et « Arm’s Length as a Question of Fact », à la page 15.

[53] À mon sens, il n’existe pas de différence concrète entre les concepts de contrôle de fait et de « cerveau dirigeant » lorsqu’il s’agit d’établir si deux personnes ont ou non entre elles un lien de dépendance. La personne qui est le cerveau dirigeant d’une opération donnée ne peut qu’exercer aussi un contrôle de fait sur les modalités et l’exécution de cette opération, et inversement.

[54] Aux fins qui nous occupent, une comparaison des faits examinés dans l’arrêt Robson Leather et de ceux en l’espèce révèle une ressemblance frappante. Dans l’affaire Robson Leather, Appel Process avait une dette considérable « envers Robson et ne serait jamais en mesure de s’en acquitter ». De même, en l’espèce, Vidabode avait envers les sociétés contrôlées par la famille Strassburger une lourde dette qu’elle n’avait aucun moyen de rembourser. Le montant de cette dette aurait augmenté considérablement si Keybrand ou une ou plusieurs des autres sociétés Strassburger qui avaient garanti la créance de GE Capital avaient honoré leur garantie.

[55] Dans l’affaire Robson Leather, « Robson avait refusé d’avancer de l’argent à Appel Process ». En l’espèce, la famille Strassburger avait fait comprendre à Vidabode en termes fermes qu’elle ne lui avancerait plus d’autres sommes pour couvrir des dettes ou des dépenses d’exploitation (mis à part la somme à utiliser pour rembourser GE Capital, qui comprenait vraisemblablement le ballon non versé). Il était également clair, en l’espèce, que les autres actionnaires de Vidabode ne voulaient pas ou ne pouvaient pas lui consentir d’avance. Par conséquent, la seule source possible de fonds pour rembourser GE Capital était soit Keybrand, soit une ou plusieurs des autres sociétés Strassburger.

[56] En outre, lorsqu’il a été question de l’achat éventuel de 19 343 493 actions ordinaires au prix unitaire d’un dollar à la réunion du conseil d’administration tenue le 22 décembre 2010, M. Strassburger a répondu à la question de savoir comment il était parvenu à cette évaluation en disant : [traduction] « juste parce que c’était facile à faire ». Bien qu’on ait soulevé à la même réunion quelques questions concernant l’effet qu’aurait cette émission d’actions sur le pourcentage de la participation que détiendrait AACI, on n’a négocié ni le prix auquel les actions seraient émises ni aucune autre modalité relative à cette émission d’actions. Les administrateurs ont aussi discuté de la question de savoir si AACI participerait à l’acquisition, mais, en fin de compte, cette société n’a pas acheté d’autres actions.

[57] Les états financiers de Vidabode pour son exercice se terminant le 31 décembre 2009 jettent une lumière supplémentaire sur son degré de dépendance à l’égard de BWS et de Keybrand. Ces états indiquent une dette de 6 441 394 $ envers BWS (qui détenait 41 % des actions ordinaires), alors que la créance d’AACI (qui détenait 34 % des actions ordinaires) se chiffrait à 563 090 $ seulement. Selon ces états financiers, deux sociétés néo-écossaises à dénomination numérique sont présentées comme étant des [traduction] « sociétés associées », dont la créance totale s’élève à 250 043 $. On ne précise pas à qui appartiennent ces sociétés.

[58] Étant donné le degré de dépendance financière de Vidabode à l’égard de BWS et de Keybrand et l’absence de négociation des modalités (y compris le prix) de la souscription d’actions, selon toute vraisemblance, Keybrand contrôlait les deux parties à l’opération portant sur l’émission d’actions de Vidabode à son intention.

[59] L’idée qu’un degré donné de dépendance puisse étayer la conclusion selon laquelle les parties ont entre elles un lien de dépendance se trouve aussi dans l’arrêt Société de banque Suisse et al. c. Ministre du Revenu national, [1974] R.C.S. 1144, 1972 CanLII 191 (Société de banque Suisse) :

Selon moi, le fait que l’agent administratif et les dépositaires s’interposent entre City Park et les porteurs de certificats n’a pas pour effet, en dépit du Règlement, de créer une situation de personnes traitant à distance entre elles, au sens de l’exception énoncée à l’art. 106(1)b)(iii)(A). City Park doit son existence même aux fonds fournis par les porteurs de certificats; elle n’a d’appui d’aucune autre source et les engagements contractés exigent que ces fonds ne procurent un revenu qu’aux porteurs de certificats. Bref, City Park est absolument esclave des intérêts des porteurs de certificats, agissant par l’entremise d’administrateurs et de fiduciaires professionnels.

[60] En l’espèce, Vidabode était elle aussi absolument esclave des intérêts de Keybrand et de BWS. Si Keybrand ne lui avait pas fourni les fonds nécessaires pour rembourser GE Capital en décembre 2010 (ou n’avait pas d’une autre manière payé cette dette ou pris les dispositions nécessaires pour la payer), Vidabode n’aurait pu continuer à exploiter son entreprise.

[61] En outre, dans l’arrêt Peter Cundill & Associates Limited c Canada, [1991] A.C.F. no 1008, (C.A.F.), notre Cour a cité le passage suivant de la décision de la Section de première instance :

Il ressort de la preuve produite à l’instruction que, bien que Peter Cundill ne possède que 50 % des actions de la demanderesse, il exerce, sur les affaires et le futur de la demanderesse, une influence et un contrôle qui sont disproportionnés à sa possession d’actions. Le bien-être financier de la société dépend directement des décisions de placement qu’il prend. Bien que la demanderesse ait dit qu’elle songeait effectivement à des remplacements si elle venait à perdre les services de Peter Cundill, il est clair que, à ses yeux, il comptait parmi les meilleurs conseillers en placements pour ne pas dire qu’il était le meilleur conseiller en la matière, et que le remplacer causerait une grande perturbation aux affaires de la demanderesse. À plusieurs égard[s], Peter Cundill était le "produit" de la société et la source d’une grande partie de sa clientèle. Il est clair que, en négociant les conditions d’une compensation entre [la compagnie des Bermudes] et la demanderesse. Peter Cundill était en position de force parce que la demanderesse comptait sur lui. Il convient également de noter un motif important pour ne pas dire prépondérant de la réduction à 50 % par Peter Cundill de sa possession d’actions chez la demanderesse: il fallait qu’il respecte les désirs de l’organisme de réglementation du commerce des valeurs mobilières. Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la demanderesse et [la compagnie des Bermudes] avaient un lien de dépendance entre elles, et que, en conséquence, la demanderesse n’est pas visée par l’exception que prévoit la loi.

[62] La Section d’appel a établi une distinction entre le fait pour une personne de diriger les des deux parties à une opération et le fait d’en avoir le contrôle de fait :

Toutes les conclusions de fait reposaient sur la preuve et il ne nous est pas loisible de les modifier. Il ressort d’une juste interprétation des motifs du juge de première instance qu’il a conclu que Cundill était la personne qui dirigeait les deux parties à la négociation de l’entente, et non pas qu’il avait le contrôle « de facto » (réel) de celles-ci.

[63] En concluant que Peter Cundill n’avait pas le « contrôle “de facto” » sur les deux parties, notre Cour visait vraisemblablement le sens plus général du contrôle de fait d’une société, et non pas le fait « d’exercer le contrôle effectif des deux parties participant à l’opération » au sens de ces mots dans l’arrêt Robson Leather.

[64] En ce qui concerne la question de savoir si l’on peut conclure à un lien de dépendance entre les parties à une opération dans le cas où l’une d’elles dépend de l’autre dans une mesure notable, la Section d’appel a formulé les observations suivantes :

La principale contestation du jugement repose sur la conclusion sur laquelle j’ai mis l’accent et qui découle simplement des conclusions qui la précèdent, savoir que, dans la négociation, Cundill était en position de grande force. […] Selon l’appelante, rien n’étaye l’idée que la dépendance économique ou autre ou l’interdépendance entraîne un lien de dépendance. J’en conviens. Toutefois, il me semble surtout que l’existence d’une telle dépendance des deux parties à une négociation envers une personne par les deux parties à une négociation se rapporte à la question de savoir si cette dernière peut, dans les faits, être le cerveau qui dirige les deux dans cette négociation.

[Renvois omis.]

[65] Il est difficile de savoir si notre Cour ou les parties, avant d’affirmer que « rien n’étaye l’idée que la dépendance économique ou autre ou l’interdépendance entraîne un lien de dépendance », avaient pris en considération l’arrêt Robson Leather de la Section d’appel ou l’arrêt Société de banque Suisse de la Cour suprême. Cependant, notre Cour a bien reconnu que l’existence d’une telle dépendance n’est pas dénuée de pertinence. À mon avis, à la lumière des arrêts Robson Leather et Société de banque Suisse, le degré de dépendance financière où se trouvait Vidabode à l’égard de Keybrand et de BWS en décembre 2010 constituait un facteur important parmi d’autres montrant que Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance.

[66] Quant à la question de savoir si l’écart entre la somme payée pour les actions (plus de 14 millions de dollars) et la juste valeur marchande des actions acquises (nulle) constitue un facteur à prendre en considération pour établir si les parties à l’opération avaient entre elles un lien de dépendance, je rappellerai les observations suivantes formulées par notre Cour dans l’arrêt Petro-Canada c. Canada, 2004 CAF 158 :

55 Le juge a examiné ces questions implicitement plutôt qu’expressément et il a conclu que les sociétés d’exploration en commun avaient un lien de dépendance lorsqu’elles avaient conclu l’accord visant l’achat et la vente de données sismiques. À mon avis, la preuve justifie cette conclusion. Les termes des opérations ne traduisaient pas des relations commerciales ordinaires entre fournisseurs et acheteurs agissant dans leurs propres intérêts. Les sociétés d’exploration en commun, par exemple, n’ont pas tenté de négocier une ristourne, comme cela eût été normal, selon la preuve, pour des acquisitions aussi volumineuses de données sismiques. Aucune des deux sociétés d’exploration en commun n’agissait indépendamment et dans son propre intérêt lorsqu’elle a conclu les opérations. Les modalités de l’opération étaient en fait dictées conjointement par Petro-Canada et par Phillips (dans le cas de la SEC Phillips) et conjointement par Petro-Canada et par CanEagle (dans le cas de la SEC CanEagle). Les sociétés d’exploration en commun, à toutes fins utiles, étaient indifférentes au prix d’achat des données sismiques parce que, quel qu’il fût, les actionnaires veilleraient à ce que ce prix d’achat soit financé. Tout allégement fiscal se rapportant au coût des données sismiques serait transféré à Petro-Canada au moyen d’une renonciation.

[Non souligné dans l’original.]

[67] Notre Cour, dans l’arrêt Canada c. Remai, 2009 CAF 340 (Remai), s’est exprimée sur la pertinence de la question de savoir si les modalités d’une opération témoignent de relations commerciales ordinaires entre parties agissant chacune dans son propre intérêt :

33 Sa Majesté admet que le critère exposé dans la décision Peter Cundill est le critère juridique à appliquer, mais elle ajoute que le juge a commis une erreur de droit en ne se demandant pas si « les termes des opérations […] traduisaient […] des relations commerciales ordinaires entre [des parties] agissant dans leurs propres intérêts » (la juge Sharlow, dans l’arrêt Petro-Canada c. La Reine, 2004 CAF 158, 2004 DTC 6329, au paragraphe 55).

34 À mon avis, il ne s’agit pas là d’une erreur de droit, parce que la question de savoir si les termes d’une opération traduisent « des relations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans leurs propres intérêts » ne constitue pas un facteur distinct du critère juridique dont on doit tenir compte pour déterminer si une opération a été conclue sans lien de dépendance. Cette expression se veut plutôt une définition utile d’une opération sans lien de dépendance que les divers éléments du cadre d’analyse de la décision Peter Cundill visent à cerner. Elle peut également aider le juge à s’interroger sur le bien-fondé de la conclusion à laquelle aboutit l’application de chacun des facteurs énoncés dans la décision Peter Cundill.

[68] Notre Cour, dans l’arrêt Remai, a simplement fait observer qu’on ne commet pas d’erreur de droit en omettant d’examiner « si les termes d’une opération traduisent “des relations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans leurs propres intérêts” ». Cependant, comme la présence de « relations commerciales ordinaires entre des parties agissant dans leurs propres intérêts » constitue « une définition utile d’une opération sans lien de dépendance », l’absence de modalités commerciales ordinaires dont auraient convenu des parties agissant chacune dans son propre intérêt peut étayer la conclusion voulant que l’opération ne soit pas exempte de lien de dépendance et que, par conséquent, les parties avaient entre elles un lien de cette nature.

[69] À mon sens, dans un cas extraordinaire tel que celui en l’espèce, où l’on paie plus de 14 millions de dollars pour des actions de valeur nulle, l’ampleur de l’écart incite à douter de l’absence de lien de dépendance entre les parties à l’opération.

[70] Par conséquent, en toute probabilité, Keybrand dirigeait les deux parties à l’opération liée à l’acquisition des actions ordinaires de Vidabode en décembre 2010. Il s’ensuit que le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur en concluant que Keybrand et Vidabode avaient entre elles un lien de dépendance lorsque la première a acquis des actions de la seconde en décembre 2010.

B. La déductibilité des intérêts

[71] Keybrand fait aussi appel de la conclusion selon laquelle son emprunt de décembre 2010 destiné à financer l’acquisition d’actions de Vidabode n’a pas été contracté en vue de gagner un revenu. Le sous‑alinéa 20(1)c)(ii) de la Loi dispose que sont déductibles les intérêts payés ou payables sur « de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien ». La Cour suprême du Canada notait à ce propos dans l’arrêt Entreprises Ludco Ltée c. Canada, 2001 CSC 62 (Ludco) :

54. […] Par conséquent, voici le critère applicable pour déterminer la fin visée par l’utilisation des fonds empruntés et décider si l’intérêt est déductible en application du sous‑al. 20(i)c)(i) : Compte tenu de toutes les circonstances, le contribuable avait-il, au moment de l’investissement, une expectative raisonnable de tirer un revenu?

[72] Keybrand a emprunté le 29 décembre 2010, ou vers cette date, l’argent nécessaire pour acquérir les actions de Vidabode. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a exposé aux paragraphes 80 à 90 de ses motifs les conclusions de fait établissant selon lui que Keybrand n’avait pas d’expectative raisonnable de tirer un revenu lorsqu’elle a emprunté la somme destinée à l’achat des actions en question. Keybrand ne conteste aucune de ces conclusions de fait, qui sont notamment les suivantes :

  • À la fin de décembre 2010, Vidabode n’avait encore vendu aucune licence d’exploitation d’usine de ciment, et aucun acheteur éventuel ne lui avait versé de dépôt.

  • Ni Keybrand, ni BWS, ni la famille de M. Strassburger n’avaient l’intention de fournir de l’argent à Vidabode, à l’exception des sommes nécessaires pour rembourser GE Capital.

  • Rien ne donnait à penser qu’AACI ou une quelconque autre partie serait disposée à avancer de l’argent à Vidabode pour couvrir ses comptes fournisseurs et lui permettre de poursuivre ses activités.

  • Vidabode ne disposant pas des fonds nécessaires pour poursuivre ses activités, il était raisonnablement à prévoir, à la fin de décembre 2010, qu’elle s’effondrerait bientôt.

[73] Comme on l’a vu plus haut, Keybrand ne conteste aucune des conclusions de fait tirées par le juge de la Cour canadienne de l’impôt, mais seulement sa décision finale selon laquelle ces faits menaient à la conclusion que Keybrand n’avait aucune expectative raisonnable de tirer un revenu de l’acquisition des actions de Vidabode. En substance, Keybrand demande à notre Cour d’apprécier à nouveau la preuve et d’en tirer une conclusion différente. Or ce n’est pas là le rôle de notre Cour (Ahmar c. Canada, 2020 CAF 65, au paragraphe 28).

[74] Quoi qu’il en soit, le juge de la Cour canadienne de l’impôt disposait de fondements suffisants à l’appui de la conclusion à laquelle il est parvenu. Il est également à noter que, pour que les intérêts courus sur l’emprunt de Keybrand soient déductibles, l’argent devait avoir été emprunté en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien (alinéa 20(1)c) de la Loi). À propos des questions relatives à l’intention ou à l’objet du contribuable, la Cour suprême a formulé les observations suivantes dans l’arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, à la page 736 :

Comme dans d’autres domaines du droit, lorsqu’il faut établir l’objet ou l’intention des actes, on ne doit pas supposer que les tribunaux se fonderont seulement, en répondant à cette question, sur les déclarations du contribuable, ex post facto ou autrement, quant à l’objet subjectif d’une dépense donnée. Ils examineront plutôt comment l’objet se manifeste objectivement, et l’objet est en définitive une question de fait à trancher en tenant compte de toutes les circonstances.

[Non souligné dans l’original.]

[75] On lit aussi ce qui suit, sur le même sujet, dans l’arrêt récent de la Cour suprême MacDonald c. Canada, 2020 CSC 6 :

43 Le témoignage ex‑post facto de M. MacDonald quant à ses intentions ne saurait supplanter les manifestations d’un objet différent qui ressort objectivement du dossier.

[76] Les faits énumérés au paragraphe 72 ci‑dessus étayent tous la conclusion de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle Keybrand ne pouvait raisonnablement s’attendre à tirer un revenu de l’acquisition des actions de Vidabode et n’a donc pas emprunté l’argent en vue de tirer un revenu d’un bien, quoi qu’elle en dise. En outre, les actes ou mesures ultérieurs de Keybrand ou de BWS pourraient à mon sens servir à confirmer ou à infirmer le but déclaré par Keybrand concernant l’emprunt de l’argent destiné à l’acquisition des actions de Vidabode.

[77] On constate deux actes importants accomplis par Keybrand et BWS après le fait qui contredisent la version selon laquelle elles auraient eu pour but de gagner un revenu lorsqu’elles ont emprunté le 29 décembre 2010 l’argent destiné à l’acquisition des actions de Vidabode. Le premier de ces actes est la désignation par BWS d’un administrateur-séquestre pour Vidabode très peu de temps après, le 5 janvier 2011. Comme on l’a vu plus haut, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a aussi constaté que les conseillers de Keybrand envisageaient l’insolvabilité éventuelle de Vidabode, et s’y préparaient, dès avant le 22 décembre 2010.

[78] Le fait que Keybrand ait envisagé de nommer un administrateur-séquestre pour Vidabode avant d’en acquérir les actions et qu’elle en ait effectivement désigné un une semaine après avoir emprunté l’argent ayant servi à cette acquisition dément son allégation selon laquelle elle aurait contracté cet emprunt en vue de tirer un revenu des actions de Vidabode. Selon toute vraisemblance, la nomination d’un administrateur-séquestre si peu de temps après l’acquisition des actions (alors que cette mesure avait de surcroît été envisagée avant l’acquisition) indique que Keybrand n’avait pas, au moment de cette acquisition, la moindre expectative raisonnable de tirer un revenu de ces actions.

[79] Le deuxième des actes de Keybrand est l’affirmation indirecte qu’elle a faite elle-même dans sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition se terminant le 24 avril 2011. Comme on l’a vu plus haut aux paragraphes 28 et 29, puisqu’il n’y a pas eu disposition réelle des actions de Vidabode, Keybrand a dû invoquer les règles relatives à la disposition réputée figurant au paragraphe 50(1) de la Loi :

50. (1) Pour l’application de la présente sous-section, lorsque, selon le cas :

50. (1) For the purposes of this subdivision, where

a) un contribuable établit qu’une créance qui lui est due à la fin d’une année d’imposition (autre qu’une créance qui lui serait due du fait de la disposition d’un bien à usage personnel) s’est révélée être au cours de l’année une créance irrécouvrable;

(a) a debt owing to a taxpayer at the end of a taxation year (other than a debt owing to the taxpayer in respect of the disposition of personal-use property) is established by the taxpayer to have become a bad debt in the year, or

b) une action du capital-actions d’une société (autre qu’une action reçue par un contribuable en contrepartie de la disposition d’un bien à usage personnel) appartient au contribuable à la fin d’une année d’imposition et :

(b) a share (other than a share received by a taxpayer as consideration in respect of the disposition of personal-use property) of the capital stock of a corporation is owned by the taxpayer at the end of a taxation year and

(i) soit la société est devenue un failli au cours de l’année,

(i) the corporation has during the year become a bankrupt,

(ii) soit elle est une personne morale visée à l’article 6 de la Loi sur les liquidations et les restructurations, insolvable au sens de cette loi et au sujet de laquelle une ordonnance de mise en liquidation en vertu de cette loi a été rendue au cours de l’année,

(ii) the corporation is a corporation referred to in section 6 of the Winding-up and Restructuring Act that is insolvent (within the meaning of that Act) and in respect of which a winding-up order under that Act has been made in the year, or

(iii) soit les conditions suivantes sont réunies à la fin de l’année :

(iii) at the end of the year,

(A) la société est insolvable,

(A) the corporation is insolvent,

(B) ni la société ni une société qu’elle contrôle n’exploite d’entreprise,

(B) neither the corporation nor a corporation controlled by it carries on business,

(C) la juste valeur marchande de l’action est nulle,

(C) the fair market value of the share is nil, and

(D) il est raisonnable de s’attendre à ce que la société soit dissoute ou liquidée et ne commence pas à exploiter une entreprise,

(D) it is reasonable to expect that the corporation will be dissolved or wound up and will not commence to carry on business

le contribuable est réputé avoir disposé de la créance ou de l’action à la fin de l’année pour un produit nul et l’avoir acquise de nouveau immédiatement après la fin de l’année à un coût nul, à condition qu’il fasse un choix, dans sa déclaration de revenu pour l’année, pour que le présent paragraphe s’applique à la créance ou à l’action.

and the taxpayer elects in the taxpayer’s return of income for the year to have this subsection apply in respect of the debt or the share, as the case may be, the taxpayer shall be deemed to have disposed of the debt or the share, as the case may be, at the end of the year for proceeds equal to nil and to have reacquired it immediately after the end of the year at a cost equal to nil.

[80] Étant donné que Vidabode n’a demandé la protection contre ses créanciers que le 6 mai 2011 et que rien n’indique qu’elle ait fait l’objet d’une ordonnance de mise en liquidation sous le régime de la Loi sur les liquidations et les restructurations, L.R.C. (1985), ch. W‑11, la disposition réputée des actions ne pourrait avoir lieu le 24 avril 2011 que si les conditions énumérées au sous-alinéa 50(1)b)(iii) de la Loi se trouvaient remplies à cette date. Or ce sous-alinéa exige qu’il soit satisfait, au 24 avril 2011, à deux conditions clés, soit que « ni la société ni une société qu’elle contrôle n’exploite d’entreprise » (division B) et que, à la même date, « il est raisonnable de s’attendre à ce que la société soit dissoute ou liquidée et ne commence pas à exploiter une entreprise » (division D).

[81] En déclarant une PDTPE dans sa déclaration de revenus de l’année d’imposition se terminant le 24 avril 2011, Keybrand affirmait en fait que, moins de quatre mois après qu’elle eut emprunté l’argent destiné à l’acquisition des actions de Vidabode, cette dernière n’exploitait plus d’entreprise et qu’il était raisonnable, à ce moment, de s’attendre à ce que cette société soit dissoute ou liquidée et ne commence pas à exploiter une entreprise. Cette affirmation se révèle incompatible avec celle selon laquelle Keybrand avait pour but, au 29 décembre 2010 (moins de quatre mois plus tôt), de gagner un revenu en empruntant plus de 14 millions de dollars pour acheter des actions de Vidabode.

[82] Rien ne justifie que notre Cour infirme la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle Keybrand n’avait aucune expectative raisonnable de revenu quand elle a fait l’acquisition des actions de Vidabode et que, par conséquent, elle n’a pas contracté l’emprunt du 29 décembre 2010 en vue de gagner un revenu.

[83] Keybrand soutient en dernier lieu dans son mémoire que le moment à utiliser pour établir si elle avait une expectative raisonnable de gagner un revenu est celui où elle a conclu l’accord de garantie avec GE Capital en 2008, et non celui où, le 29 décembre 2010, elle a emprunté l’argent qu’elle a utilisé pour acquérir les actions de Vidabode.

[84] En l’espèce, il n’est pas nécessaire de trancher cette question. Même si le moment à utiliser pour établir si Keybrand avait une expectative raisonnable de gagner un revenu était celui où elle a conclu l’accord de garantie avec GE Capital en 2008, Keybrand n’avait alors aucune source de revenus (réelle ou potentielle) liée à Vidabode. Aucune commission de garantie n’a été versée, et Keybrand ne possédait pas d’actions de Vidabode en 2008. Par conséquent, même si le moment pertinent était celui de la signature de la garantie, Keybrand n’en serait pas plus avancée.

V. Dispositif

[85] Par conséquent, je rejetterais l’appel. Après l’audience, les parties ont avisé la Cour qu’elles s’étaient entendues sur les dépens. Elles ont convenu que, si la Couronne avait gain de cause, elle aurait droit à des dépens de 2 312 $. J’adjugerais donc à la Couronne des dépens de 2 312 $.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Judith Woods j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DATÉ DU 2 AOÛT 2019, RÉFÉRENCE NO 2019 CCI 161 (DOSSIER NO 2016‑2904(IT)G)

DOSSIER :

A‑354‑19

 

INTITULÉ :

KEYBRAND FOODS INC. c.

SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2020

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE RIVOALEN

DATE DES MOTIFS :

LE 19 NOVEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Sean C. Flaherty

POUR L’APPELANTE

Tokunbo Omisade

POUR L’INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McKenzie Lake Lawyers LLP

London (Ontario)

POUR L’APPELANTE

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

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