Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20201123


Dossier : A-285-19

Référence : 2020 CAF 202

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

RAJESVARAN SUBRAMANIAM

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 21 octobre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20201123


Dossier : A-285-19

Référence : 2020 CAF 202

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

RAJESVARAN SUBRAMANIAM

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Notre Cour est saisie d’un appel de la décision rendue le 13 juin 2019 par la juge Heneghan de la Cour fédérale, qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision d’un agent du Bureau de réduction de l’arriéré d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). L’agent en question a refusé de traiter la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) présentée par M. Rajesvaran Subramaniam (l’appelant), sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[2] En 2011, l’appelant a été déclaré interdit de territoire par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, car il s’était livré au passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. En 2017, en invoquant un changement apporté récemment au critère juridique applicable au passage de clandestins, l’appelant a présenté une demande CH. L’agent a toutefois jugé que la conclusion antérieure d’interdiction de territoire l’empêchait d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 25(1) de la LIPR, et il a donc refusé d’examiner la demande.

[3] L’appelant soutient que le libellé du paragraphe 25(1) ne constitue pas une interdiction absolue à l’examen des demandes présentées par des personnes qui ont été déclarées interdites de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 de la LIPR. Subsidiairement, il soutient que le ministre conserve un pouvoir discrétionnaire résiduel à l’égard des demandes reçues de la part d’étrangers qui se trouvent au Canada (plutôt qu’à l’extérieur du Canada) et qui ont déjà été déclarés interdits de territoire au titre des mêmes dispositions.

[4] La Cour fédérale a certifié la question grave de portée générale ci-après, conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR :

Un étranger peut-il présenter une demande fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi), s’il a été déclaré interdit de territoire en application des articles 34, 35 ou 37 de la Loi, mais que des changements sont par la suite apportés dans la façon d’interpréter les motifs d’interdiction de territoire?

I. Les faits

[5] L’appelant, un citoyen du Sri Lanka, est arrivé au Canada à bord d’un cargo, le Sun Sea, le 13 août 2010. À son arrivée au Canada, l’appelant a demandé l’asile.

[6] Le 1er novembre 2010, un agent d’immigration chargé de l’application de la loi, de l’Agence des services frontaliers du Canada, a préparé un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR, car il estimait que l’appelant était interdit de territoire au Canada puisqu’il s’était livré au passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b). Ce rapport établi en application du paragraphe 44(1) a été transmis à la Section de l’immigration pour enquête par le représentant du ministre.

[7] Le 29 août 2011, la Section de l’immigration a rendu une ordonnance d’expulsion après avoir conclu que l’appelant était interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 37(1)b). La conclusion d’interdiction de territoire était fondée sur le fait que l’appelant s’était livré au passage de clandestins en travaillant à bord du navire Sun Sea. Bien que rien dans la preuve n’ait démontré que l’appelant avait été payé pour son travail ou avait été affilié à un groupe du crime organisé mondial, le critère juridique applicable au passage de clandestins n’exigeait pas à l’époque d’éléments de preuve en ce sens.

[8] Le 12 janvier 2012, la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de l’immigration. La conclusion d’interdiction de territoire étant définitive, la demande de l’appelant ne pouvait être portée devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) au titre des alinéas 104(1)b) et 101(1)f) de la LIPR. L’appelant a donc présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), laquelle est toujours en instance.

[9] Le 15 mars 2017, l’appelant a présenté une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. À cette date, le paragraphe 25(1) de la LIPR avait été modifié afin d’exclure de l’exemption pour considérations d’ordre humanitaire les étrangers « interdits de territoire » au titre des articles 34, 35 ou 37 (Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16).

[10] La Cour suprême du Canada avait aussi clairement redéfini le critère juridique s’appliquant au passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b) lorsqu’elle a rendu l’arrêt B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704 [B010]. Dans l’arrêt B010, la Cour suprême a affirmé notamment que l’alinéa 37(1)b) « vise le fait d’assurer l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée » et que les demandeurs d’asile peuvent échapper à l’interdiction de territoire « s’ils ont simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge » (par. 72).

[11] Dans sa demande, l’appelant demandait à l’agent de ne pas se fonder sur la conclusion antérieure d’interdiction de territoire prononcée à son endroit parce que le fondement juridique de cette conclusion avait été modifié depuis l’arrêt B010. Invoquant les exceptions au principe de la chose jugée prévues dans la jurisprudence, de même que l’intérêt de la justice, l’appelant a insisté sur le fait qu’à tout le moins, on ne devrait pas lui interdire le recours prévu au paragraphe 25(1). L’appelant a également invoqué l’argument subsidiaire formulé dans le cadre du présent appel et demandé à l’agent d’examiner sa demande en exerçant son pouvoir discrétionnaire résiduel.

[12] Dans une lettre datée du 18 juin 2018, le gestionnaire du Bureau de réduction de l’arriéré d’IRCC de Vancouver, agissant à titre d’agent chargé de l’examen des demandes CH, a informé l’appelant qu’il refusait d’examiner sa demande, que sa demande lui était donc retournée et que les frais de traitement lui seraient remboursés. Le passage important de ses brefs motifs rédigé ainsi :

[traduction]
Le paragraphe 25(1) empêche le demandeur interdit de territoire au titre de l’article 37 de présenter une demande CH. Par conséquent, puisque la Section de l’immigration a déjà conclu que M. Subramaniam est interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)b) et a pris une mesure de renvoi contre lui pour ce motif, sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne peut être examinée. L’arrêt B010 rendu par la Cour suprême du Canada ne l’emporte pas sur l’interdiction prévue au paragraphe 25(1), et le décideur chargé d’examiner les demandes CH n’a pas compétence pour annuler une mesure de renvoi prise par la Section de l’immigration.

II. La décision contestée

[13] Le 13 juin 2019, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’encontre de la décision du gestionnaire. La juge de la Cour fédérale a conclu que le gestionnaire avait fait une interprétation raisonnable du paragraphe 25(1), à la lumière du libellé clair de cette disposition. Elle a aussi conclu que l’intention du législateur, en adoptant les modifications apportées au paragraphe 25(1) en 2013, était d’« exclure les étrangers interdits de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 de l’exercice du pouvoir discrétionnaire relatif aux motifs d’ordre humanitaire » (décision de la Cour fédérale, par. 23). Selon elle, l’interprétation du paragraphe 25(1) que propose l’appelant « vide l’exclusion énoncée au paragraphe 25(1) de tout son sens » (décision de la Cour fédérale, par. 26). Enfin, la juge a indiqué que l’appelant pouvait demander à la Section de l’immigration de rouvrir la décision d’interdiction de territoire et qu’il disposait également d’un recours auprès du ministre en vertu du paragraphe 42.1(1) de la LIPR.

[14] Comme je l’ai dit plus haut, la Cour fédérale a certifié une question portant sur l’application du paragraphe 25(1) aux étrangers dont les motifs d’interdiction de territoire ont fait l’objet d’une interprétation différente depuis qu’ils ont été déclarés interdits de territoire.

III. Les questions en litige

[15] L’appelant soutient que la question certifiée soulève trois sous-questions distinctes. Je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de scinder la question certifiée en sous-questions distinctes. S’il y a lieu de les examiner pour répondre à la question certifiée par la Cour fédérale, je le ferai dans mes motifs.

IV. La norme de contrôle

[16] Lorsqu’elle examine en appel une décision de la Cour fédérale sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, notre Cour doit se mettre « à la place » de la Cour fédérale pour déterminer si elle a défini la bonne norme de contrôle et si elle l’a appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 45 à 47.

[17] Les parties s’entendent dans l’ensemble pour dire que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Bien que l’appelant ait précédemment fait valoir que le présent appel soulevait essentiellement une question « touchant véritablement à la compétence » qui commande la norme de la décision correcte, il est depuis revenu sur sa position après que la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Conformément à la directive donnée par la juge Mactavish le 24 janvier 2020, l’appelant a présenté d’autres observations sur la question et a reconnu que l’appel de la décision de la Cour fédérale devait être examiné selon la norme de la décision raisonnable. En effet, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer aux décisions administratives, en particulier lorsque le litige concerne l’interprétation de la loi constitutive du tribunal, sauf si l’intention du législateur ou la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte. Aucune de ces deux exceptions ne s’applique en l’espèce. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en appliquant la norme de la décision raisonnable.

[18] J’examinerai donc le refus du gestionnaire de traiter la demande CH présentée par l’appelant en tenant compte des contraintes d’ordre contextuel énoncées dans l’arrêt Vavilov, pour déterminer si la Cour fédérale a bien appliqué la norme de la décision raisonnable. Ce faisant, je m’abstiendrai de statuer moi-même sur la question en litige et j’examinerai plutôt la décision qui a été rendue, afin de déterminer si celle-ci appartient aux issues possibles.

V. Discussion

[19] En général, les étrangers qui demandent d’entrer ou de rester au Canada doivent convaincre l’agent qu’ils ne sont pas interdits de territoire et qu’ils satisfont aux exigences de la LIPR. Des étrangers peuvent être interdits de territoire pour les motifs énoncés aux articles 34 à 42 de la LIPR. Aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR, certains agents désignés peuvent établir un rapport dans lequel ils énoncent les motifs pour lesquels ils estiment qu’un résident permanent ou un étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, et ce rapport est ensuite transmis à un représentant du ministre de la Sécurité publique. Si le représentant du ministre estime le rapport bien fondé, il peut prendre une mesure de renvoi ou déférer l’affaire à la Section d’immigration pour enquête, conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR : Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 6.

[20] Lorsque le rapport sur l’interdiction de territoire est déféré à la Section de l’immigration, le tribunal procède à une enquête en application de l’article 45 de la LIPR. Si le tribunal estime que la personne est interdite de territoire, il prend la mesure de renvoi applicable laquelle, dans le cas d’un crime transnational (alinéa 37(1)b)), est une mesure d’expulsion : LIPR, art. 45; Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, al. 229(1)e) (le Règlement). Les personnes qui sont interdites de territoire pour raison de sécurité ou parce qu’elles se sont livrées à des crimes contre l’humanité ou à des activités liées au crime organisé ou transnational ne peuvent interjeter appel de la décision de la Section de l’immigration auprès de la Section d’appel de l’immigration : LIPR, par. 64(1). Toutefois, la décision de la Section de l’immigration peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale : LIPR, par. 72(1).

[21] Avant 2013, les personnes interdites de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 pouvaient se prévaloir de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR. Comme tout autre étranger demandant la résidence permanente, ces personnes pouvaient demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour lever tout ou partie des critères et obligations applicables, y compris l’exigence voulant que la personne ne soit pas interdite de territoire au Canada. Cependant, l’adoption du projet de loi C‑43, Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers) (le projet de loi C-43), a eu pour effet d’enlever aux étrangers interdits de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 de la LIPR la possibilité de faire valoir des considérations d’ordre humanitaire. La version modifiée du paragraphe 25(1) est rédigée ainsi :

25(1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire – sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 –, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada – sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 – qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25(1) Subject to subsection (1.1), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible – other than under section 34, 35 or 37 – or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada – other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 – who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[22] L’appelant est d’avis que la juge de la Cour fédérale a commis une erreur en interprétant l’expression « is inadmissible » (qui se traduit par « est interdit de territoire »), dans la version anglaise du paragraphe 25(1), comme étant l’équivalent de l’expression « has been found to be inadmissible » (qui pourrait se traduire par « a été déclaré interdit de territoire »). L’appelant affirme qu’une telle interprétation révèle l’omission par la juge de la Cour fédérale de prendre en considération le rôle hautement discrétionnaire de l’agent chargé d’examiner les demandes CH ainsi que l’économie de la LIPR dans son contexte global, et qu’elle est contraire à la présomption d’uniformité d’expression.

[23] Au sujet de ce dernier principe, l’appelant soutient que les différents temps de verbe utilisés dans la LIPR lorsqu’il est question d’interdiction de territoire ont chacun leur sens. On doit donc présumer que l’intention du législateur, en choisissant l’expression « is inadmissible », comme c’est le cas au paragraphe 25(1), était de lui conférer un sens différent de celui donné à l’expression « has been found inadmissible » ou même « is determined to be inadmissible » (qui pourrait se traduire par « est jugé interdit de territoire »). Cette dernière expression en anglais a été examinée dans le contexte du paragraphe 112(3) de LIPR, dans l’arrêt Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34 [Tapambwa]. Dans cet arrêt, notre Cour a notamment conclu que l’utilisation du présent dans la phrase « is determined to be inadmissible » ne signifiait pas que les agents d’ERAR avaient le pouvoir de réexaminer des conclusions tirées antérieurement quant à l’exclusion et à l’interdiction de territoire. L’appelant soutient que la présente affaire se distingue de l’affaire Tapambwa, car le temps de verbe utilisé dans cette affaire s’apparentait davantage au « present perfect », un temps de verbe qui décrit une action ou un état qui a commencé dans le passé et qui est terminé dans le présent. L’appelant est d’avis qu’il faut établir une autre distinction avec l’interprétation que fait notre Cour de l’expression « is determined to be inadmissible », car cette interprétation reposait fortement sur le rôle limité des agents d’ERAR selon l’économie de la Loi.

[24] L’appelant affirme que, tandis que les agents d’ERAR doivent limiter leur examen aux allégations de risque avant renvoi, les agents chargés d’examiner les demandes CH doivent prendre des décisions hautement discrétionnaires, notamment quant à l’interdiction de territoire. À cet égard, l’appelant invoque plusieurs décisions où la Cour fédérale, appelée à statuer sur des conclusions d’interdiction de territoire fondées sur une analyse juridique qui a par la suite été infirmée, a conclu que les agents chargés d’examiner les demandes CH pouvaient réexaminer de telles conclusions. En réponse aux observations de la juge de la Cour fédérale selon lesquelles la thèse de l’appelant avait pour effet de « vid[er] de leur sens » certaines parties du paragraphe 25(1), l’appelant soutient qu’une conclusion antérieure d’interdiction de territoire ne serait réexaminée que dans des cas exceptionnels, c’est-à-dire lorsqu’il existe une exception valable à la règle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Enfin, l’appelant fait de nouveau valoir que l’interprétation qu’il propose est conforme à l’intention du législateur. Il affirme ainsi que, si les agents chargés d’examiner les demandes CH ont compétence pour rendre des conclusions d’interdiction de territoire dans des affaires où aucune conclusion n’a encore été rendue, ils devraient aussi pouvoir réexaminer des conclusions antérieures auxquelles s’appliquent des exceptions à la règle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[25] Cependant, aucun de ces arguments, qu’ils soient examinés séparément ou ensemble, ne suffit à établir que l’interprétation du paragraphe 25(1) qu’a faite le gestionnaire était déraisonnable. Je suis d’avis que la Cour fédérale était justifiée de conclure que le gestionnaire n’avait pas commis d’erreur en concluant que M. Subramaniam ne pouvait pas présenter de demande CH parce qu’il était interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Le gestionnaire n’a pas non plus commis d’erreur en refusant de réexaminer l’interdiction de territoire et d’annuler la mesure de renvoi prise par la Section de l’immigration au motif qu’il n’avait pas compétence pour le faire.

[26] Lorsque les termes du paragraphe 25(1) sont lus dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi et l’intention du législateur (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21), il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’interprétation privilégiée par le gestionnaire est tout à fait défendable et raisonnable. Cette interprétation est manifestement conforme à l’objectif législatif exprès des modifications apportées à l’article 25 de la LIPR par le dépôt du projet de loi C-43, comme en témoignent à la fois les débats parlementaires sur l’adoption de ce projet de loi et les divers instruments interprétatifs publiés par le gouvernement.

[27] Il convient plus particulièrement de mentionner le Résumé législatif du projet de loi C-43 (publication no 41-1-C43F – le 30 juillet 2012, révisée le 3 octobre 2012, p. 5, 10 et 11), où il est notamment indiqué que, depuis les modifications apportées en 2013, les étrangers interdits de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour criminalité organisée ou grande criminalité ne sont pas admissibles à une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Bien que ce document en soi ne tranche pas l’affaire (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 31), cette source extrinsèque est néanmoins instructive. Voir aussi :

  • Débats de la Chambre des communes : 41e législature, 1re session, volume 146, numéro 151 (24 septembre 2012);
  • Témoignages du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, 41e législature, 1re session, fascicule 38;
  • Document d’information : La Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers – Que permettra-t-elle? (20 juin 2012) (cahier conjoint de la jurisprudence et de la doctrine, onglet 56);
  • Document d’information : Dépôt de la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers (20 juin 2012) (cahier conjoint de la jurisprudence et de la doctrine, onglet 57);
  • Bulletin opérationnel 527 – le 20 juin 2013, « C-43 – Modifications aux demandes pour motifs d’ordre humanitaire » (cahier conjoint de la jurisprudence et de la doctrine, onglet 62);
  • Instructions relatives à l’exécution des programmes : Considérations d’ordre humanitaire (CH) : réception des demandes et admissibilité (le 16 avril 2020) (cahier conjoint de la jurisprudence et de la doctrine, onglet 64).

[28] Quant au libellé du paragraphe 25(1), dans sa version modifiée par le projet de loi C-43, il est on ne peut plus clair. Il interdit formellement l’examen des demandes présentées par des personnes interdites de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37, et rien dans cette disposition ne confère quelque pouvoir discrétionnaire ou autre à un agent chargé d’examiner les demandes CH de réexaminer une conclusion antérieure et définitive d’interdiction de territoire. Qui plus est, il s’agit de l’interprétation qui est la plus conforme à l’objectif et à l’intention du législateur.

[29] L’appelant insiste beaucoup sur le fait que la version anglaise de la disposition est écrite au présent, et non au passé ou au « present perfect ». J’estime que cet argument ne suffit pas à établir que des agents chargés d’examiner les demandes CH peuvent réexaminer des conclusions antérieures d’interdiction de territoire. Dans l’arrêt Tapambwa, notre Cour a examiné un argument comparable lorsqu’elle s’est penchée sur l’interprétation du paragraphe 112(3) de la LIPR. À cet égard, notre Cour a déclaré que « [l]e présent “est interdit de territoire” fait référence au fait qu’une fois que l’on a déterminé que le demandeur est interdit de territoire, celui-ci demeure interdit de territoire » (par. 46). Le même raisonnement s’applique en l’espèce. Je note par ailleurs que, dans la version française, les expressions « is inadmissible » et « is determined to be inadmissible » sont toutes deux rendues par « qui est interdit de territoire », ce qui constitue une confirmation supplémentaire que ces différentes formulations ne portent pas à conséquence.

[30] Je conclus que la tentative de l’appelant d’établir une distinction entre les expressions, utilisées dans la version anglaise, « is inadmissible » (rendue en français par « est interdit de territoire ») et « is determined to be inadmissible » (également rendue en français par « est interdit de territoire ») est assez peu convaincante, celui-ci faisant valoir que la dernière expression anglaise utilise un temps de verbe s’apparentant plutôt au « present perfect » (mémoire des observations de l’appelant, par. 53). Le résumé législatif du projet de loi C-43, par exemple, ne semble pas établir de telle distinction, car il utilise l’expression « determined to be inadmissible » (« a été déclaré interdit de territoire ») à une occasion (cahier conjoint de la jurisprudence et de la doctrine, p. 388). Même si l’on présume que les deux expressions sont distinctes pour l’interprétation des lois, l’expression « is inadmissible » (« est interdit de territoire ») vise inéluctablement un état antérieur d’interdiction de territoire, à un moment où cette décision a déjà été prise; elle décrit un état qui se poursuit.

[31] Il est vrai qu’il existe une différence cruciale entre une demande d’ERAR (par. 112(3)) et une demande CH (par. 25(1)) en ce qui concerne le moment et la manière dont l’interdiction de territoire est prise en compte. Dans le premier type de demande, l’interdiction de territoire est un « statut que le demandeur a acquis avant sa demande d’ERAR » (Tapambwa, par. 58). Pour l’application du paragraphe 25(1), en revanche, il est clair que le demandeur peut être interdit de territoire soit du fait d’une conclusion antérieure d’interdiction de territoire, soit du fait de la décision rendue par l’agent chargé d’examiner la demande CH.

[32] Cette différence ne justifie toutefois pas que nous écartions les conclusions tirées par notre Cour dans l’arrêt Tapambwa. À cet égard, il convient de préciser que l’interprétation qu’a faite notre Cour du paragraphe 112(3) n’était fondée qu’en partie sur le fait que les agents d’ERAR n’ont pas le pouvoir de rendre des conclusions d’interdiction de territoire (Tapambwa, par. 53). En effet, la conclusion de notre Cour ne tire pas sa justification de ce seul fait, car celui-ci ne constitue qu’un des éléments de la structure de la LIPR. Il faut plutôt examiner l’ensemble du processus au terme duquel un demandeur est jugé interdit de territoire et sur lequel notre Cour s’est largement fondée pour interpréter le paragraphe 112(3). J’ai décrit ce processus aux paragraphes 19 et 20 des présents motifs.

[33] À mon avis, le fait que les conclusions de la Section de l’immigration quant à l’interdiction de territoire soient exécutoires et définitives sauf si elles sont annulées par la Cour fédérale signifie que ni les agents d’ERAR ni les agents chargés les demandes CH n’ont le pouvoir d’infirmer de telles conclusions. De fait, les paragraphes 25(1) et 112(3) s’inscrivent dans le même cadre législatif, et le premier ne confère pas plus que le second le pouvoir de réexaminer des conclusions d’interdiction de territoire.

[34] Dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, au paragraphe 21, la Cour suprême du Canada a qualifié le paragraphe 25(1) de mesure « à vocation équitable ». Cette disposition n’a aucunement pour but d’offrir un moyen d’appeler de conclusions antérieures d’interdiction de territoire.

[35] Compte tenu de ce qui précède, la conclusion de notre Cour selon laquelle permettre aux agents d’ERAR de réexaminer des questions d’exclusion et d’interdiction de territoire « aurait pour effet d’introduire un niveau d’appel sous la forme d’un nouvel examen de la décision » (Tapambwa, par. 57) s’applique tout autant, avec les adaptations nécessaires, aux agents chargés d’examiner les demandes CH. En outre, retenir l’observation de M. Subramaniam selon laquelle les agents, en vertu du paragraphe 25(1), ont le pouvoir discrétionnaire de réviser une décision d’interdiction de territoire rendue par un tribunal au titre des articles 34, 35 ou 37 afin de déterminer si l’exclusion prévue à l’article 25 s’applique viderait cette exclusion de son sens et serait contraire à l’intention du législateur. Il ne suffit pas d’affirmer que l’exclusion prévue par la Loi s’appliquerait [traduction] « de manière mécaniste » dans la plupart des cas et que les conclusions antérieures d’interdiction de territoire seraient définitives dans la grande majorité des cas. Soit les agents chargés d’examiner les demandes CH ont le pouvoir de réexaminer des conclusions antérieures d’interdiction de territoire, soit ils ne l’ont pas.

[36] L’appelant soutient également que, si la décision du gestionnaire était confirmée, le seul recours dont il disposerait ne serait pas véritablement l’ équivalent de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire prévue au paragraphe 25(1). Il est vrai que la dispense ministérielle prévue au paragraphe 42.1(1) a uniquement pour effet de faire abstraction de l’interdiction de territoire et qu’elle n’offre pas aux demandeurs le statut de résident permanent. La Cour fédérale n’a toutefois pas prétendu le contraire : elle a simplement indiqué que l’appelant disposait de ce recours. Plus important encore, le fait que la portée du paragraphe 42.1(1) soit vraisemblablement plus restreinte que celle du paragraphe 25(1) n’étaye pas l’interprétation proposée par l’appelant. Le législateur n’a pas créé une interdiction visant certaines personnes au paragraphe 25(1) pour ensuite leur offrir un recours semblable dans une autre disposition. Cela étant dit, si la dispense ministérielle était accordée (et il y a de bonnes raisons de croire qu’elle pourrait l’être étant donné les circonstances très spéciales en l’espèce), l’appelant pourra présenter une demande CH au titre de l’article 25 et demander la levée de l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent et de satisfaire aux critères de sélection pour une catégorie d’immigrants.

[37] L’appelant invoque quelques précédents à l’appui de sa proposition selon laquelle une conclusion d’interdiction de territoire peut être réexaminée dans les cas où il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de s’appuyer sur une conclusion fondée sur une analyse juridique qui a subséquemment été infirmée. Cependant, un examen approfondi de ces précédents révèle qu’ils n’ont aucune incidence sur la présente affaire.

[38] M. Subramaniam invoque plus précisément la décision Hamida c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 998, [2015] 4 R.C.F. 44 [Hamida], pour soutenir que les agents chargés d’examiner les demandes CH disposent dans une certaine mesure du pouvoir discrétionnaire de réexaminer des conclusions d’interdiction de territoire en raison de l’évolution de la jurisprudence depuis l’arrêt B010. M. Hamida avait présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire après avoir été déclaré interdit de territoire par la SPR en application de l’alinéa 35(1)a). Un élément crucial de l’analyse dans cette affaire est que la demande de M. Hamida avait été présentée avant que les critères d’admissibilité énoncés à l’article 25 soient modifiés par le projet de loi C-43. À l’époque, les agents disposaient du pouvoir discrétionnaire de lever l’interdiction de territoire, même si celle-ci était fondée sur les articles 34, 35 ou 37, si des considérations d’ordre humanitaire le justifiaient.

[39] Dans cette affaire, l’agent avait rejeté la demande de M. Hamida parce que les considérations d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur la gravité du motif de son interdiction de territoire (c’est-à-dire la complicité dans des crimes contre l’humanité). Cependant, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678 [Ezokola], a subséquemment rejeté le critère juridique qui constituait le fondement même de la conclusion d’interdiction de territoire formulée à l’égard de l’appelant.

[40] Dans la décision Hamida, estimant que la conclusion d’interdiction de territoire était au cœur de la décision de l’agent et « vu l’injustice d’être jugé sur des principes manquants [sic] d’équité » (Hamida, par. 2), le juge de la Cour fédérale a renvoyé l’affaire au même agent afin que celui-ci réexamine la demande en tenant compte de l’arrêt Ezokola dans son évaluation des considérations d’ordre humanitaire (Hamida, par. 80). Ce faisant, le juge a néanmoins reconnu implicitement qu’il n’aurait pu parvenir à cette conclusion si la demande avait été déposée après la modification du paragraphe 25(1) en 2013. Non seulement il déclare qu’il n’aurait pas été nécessaire de modifier le paragraphe 25(1) si la conclusion d’interdiction de territoire l’emportait sur les considérations d’ordre humanitaire (Hamida, par. 59 et 60), comme le soutenait le défendeur, mais il a aussi conclu ses motifs par la mise en garde suivante :

[82] Il faut constater qu’à la lumière du projet de loi C-43, les demandes de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire ne peuvent plus être déposées par des demandeurs qui ont été auparavant déclarés interdit [sic] de territoire en vertu des articles 34 à 36 de la LIPR. Cependant, le projet de loi C-43 permet la poursuite du traitement des demandes de résidence permanente en vertu de la législation précédente dans le cas d’une demande pour laquelle aucune décision n’a été prise lors de l’entrée en vigueur des modifications à l’article 25(1). Ce type de demande aura donc une incidence très limitée à l’avenir.

[41] À mon sens, ces observations établissent clairement que les modifications apportées au paragraphe 25(1) empêchent aujourd’hui la personne interdite de territoire de se prévaloir du recours fondé sur les considérations d’ordre humanitaire lorsque son interdiction de territoire est prononcée en vertu des articles 34, 35 ou 37. Dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire, l’agent peut tenir compte de l’évolution récente de la jurisprudence puisqu’il s’agit de l’un des nombreux facteurs à soupeser en regard de l’interdiction de territoire du demandeur, mais seulement si ce dernier peut se prévaloir du recours qu’est la demande CH. Il est en outre important de souligner qu’il ne s’agissait pas, dans la décision Hamida, de réexaminer ou de réviser une conclusion antérieure d’interdiction de territoire, mais plutôt de mettre en balance cette interdiction de territoire en regard des facteurs d’ordre humanitaire pertinents pour déterminer si la dispense devait être accordée (voir Sabadao c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 815, par. 22). Depuis 2013, les demandeurs interdits de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 ne peuvent plus se prévaloir de ce processus de mise en balance.

[42] M. Subramaniam s’appuie également sur les conclusions formulées par la Cour fédérale dans les décisions Oladele c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 851 [Oladele], Aazamyar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 99 [Aazamyar], et Azimi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1177 [Azimi]. Cependant, il faut aussi établir une distinction entre ces affaires et la présente affaire.

[43] Dans la décision Oladele, le juge est arrivé à une conclusion très semblable, même quasi identique, à celle rendue dans la décision Hamida, en déclarant que « les décideurs des demandes de dispense pour considérations d’ordre humanitaire ont le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de l’incidence de l’arrêt Ezokola sur les conclusions antérieures d’interdiction de territoire » (par. 78). Et tout comme dans l’affaire Hamida, le demandeur avait pu se prévaloir du recours prévu au paragraphe 25(1) puisqu’il avait déposé sa demande CH avant l’adoption des modifications en 2013.

[44] Dans la décision Aazamyar, le demandeur avait présenté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en décembre 2012, après que la SPR lui eut refusé l’asile pour complicité dans des crimes contre l’humanité. En rendant cette décision, la SPR n’avait pas conclu à l’interdiction de territoire, mais avait plutôt statué sur l’exclusion du demandeur du droit d’asile, en application de l’article 98 de la LIPR et de l’alinéa 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] R.T. Can. n6. L’interdiction de territoire de M. Aazamyar avait été déclarée pour la toute première fois dans le contexte de sa demande CH. Pour arriver à cette conclusion, l’agent s’était fondé sur les conclusions de fait tirées par la SPR, conformément à l’article 15 du Règlement. C’est dans ce contexte que la demande de contrôle judiciaire de M. Aazamyar a été accueillie et que l’affaire a été renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec l’arrêt Ezokola. Il y a également lieu de faire une distinction entre cette affaire et la présente affaire, car, contrairement à M. Aazamyar, la Section de l’immigration avait déjà conclu à l’interdiction de territoire de M. Subramaniam lorsqu’il a présenté sa demande CH.

[45] Dans la décision Azimi, le juge a conclu que les agents d’ERAR et les agents d’exécution de l’Agence des services frontaliers du Canada n’étaient pas habilités à réexaminer les décisions de la SPR quant à l’exclusion du droit d’asile. Dans cette affaire, le demandeur demandait essentiellement que la conclusion soit réexaminée à la lumière des modifications apportées par l’arrêt Ezokola au critère juridique applicable pour juger de la complicité. Le juge, dans ce qui semble être des remarques incidentes, a fait observer qu’une demande CH aurait été une procédure plus indiquée pour un tel examen (par. 24). Tout comme dans l’affaire Aazamyar, aucune conclusion antérieure d’interdiction de territoire n’avait été tirée dans cette affaire, de sorte que rien n’empêchait le demandeur de se prévaloir du recours prévu au paragraphe 25(1).

[46] Il ne fait aucun doute que les décisions Hamida et Oladele sont instructives dans les affaires où, à l’étape du traitement de la demande CH, une conclusion d’interdiction de territoire a déjà été prononcée dans le cadre d’une demande présentée avant l’entrée en vigueur du projet de loi C-43. Les décisions Aazamyar et Azimi, quant à elles, sont pertinentes dans les affaires où aucune conclusion antérieure d’interdiction de territoire n’a été prononcée, quel que soit le moment où la demande a été présentée. Cependant, aucune de ces quatre décisions ne porte précisément sur le type de situation faisant l’objet du litige en l’espèce, c’est-à-dire lorsqu’une conclusion d’interdiction de territoire a déjà été tirée et que la demande a été déposée après l’entrée en vigueur du projet de loi C-43.

[47] Sous le régime de l’ancienne version du paragraphe 25(1), « l’interdiction de territoire ne [devait] pas être considérée comme un obstacle déterminant, mais constitu[ait] plutôt un facteur à soupeser » (Hamida, par. 60). Depuis l’entrée en vigueur du projet de loi C-43, cette observation ne s’applique plus aux conclusions d’interdiction de territoire prononcées au titre des articles 34, 35 ou 37. Comme l’a souligné à juste titre l’intimé, les considérations d’ordre humanitaire peuvent être soupesées en regard d’une conclusion d’interdiction de territoire uniquement [traduction] « lorsque le processus d’examen des considérations d’ordre humanitaire est amorcé – un critère auquel ne peut satisfaire la personne visée par l’exclusion imposée par le projet de loi C-43 » (mémoire des faits et du droit de l’intimé, par. 49).

[48] L’appelant cherche à se soustraire à cette conclusion en adjoignant le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à l’article 25. Selon l’appelant, l’agent chargé d’examiner les demandes CH s’en remettra dans la plupart des cas à la conclusion antérieure d’interdiction de territoire à cause du principe de la préclusion. Cependant, même lorsque toutes les conditions préalables à son application sont réunies, ce principe de common law admet des exceptions s’il est dans l’intérêt de la justice de ne pas l’appliquer. L’appelant soutient qu’en omettant d’exercer ce pouvoir discrétionnaire et de décider si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devait s’appliquer en l’espèce, le gestionnaire a commis une erreur. J’estime que ce raisonnement est erroné, et ce pour plusieurs motifs.

[49] D’abord, le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (ou principe de la chose jugée) a été supplanté par le langage clair du paragraphe 25(1) de la LIPR, au point où les agents chargés des demandes CH ne sont pas habilités à réexaminer les conclusions d’interdiction de territoire prononcées par la Section de l’immigration. Saisie de cette même thèse, notre Cour a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Tapambwa :

[67] En deuxième lieu, le principe de la chose jugée n’a aucune incidence dans les circonstances où le deuxième décideur n’a pas compétence pour prendre la décision en premier lieu. Dans le traité intitulé Administrative Law (Droit administratif), 11e éd. (New York: Oxford University Press, 2014), à la page 197, les auteurs font remarquer que [traduction] « [...] la limite la plus évidente du principe de la préclusion est qu’il ne peut être invoqué de façon à conférer à une autorité des pouvoirs qu’elle ne possède pas en droit. [...] Aucune préclusion ne peut non plus conférer à un tribunal administratif une compétence plus vaste que celle qu’il possède. » Une objection contre le deuxième décideur tranche relève purement d’une question de compétence, reposant sur le régime législatif.

[50] De fait, lorsqu’elle a été interrogée sur cette question, l’avocate de l’appelant a reconnu ce fait et a admis que sa thèse fondée sur la chose jugée reposait sur une interprétation du paragraphe 25(1) qui permettrait à l’agent chargé de l’examen des demandes CH de modifier une conclusion antérieure d’interdiction de territoire tirée par un autre décideur. En d’autres mots, elle a reconnu que ce principe de common law serait dépourvu de pertinence si son interprétation de cette disposition fondée sur l’expression « is inadmissible » (« est interdit de territoire ») devait être rejetée.

[51] Qui plus est, les conditions préalables requises à l’application du principe de la chose jugée ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, selon toute vraisemblance, ne sont pas réunies. L’enquête sur l’interdiction de territoire menée par la Section de l’immigration est une procédure opposant des parties adverses, et la décision est rendue par un tribunal quasi judiciaire au terme d’une audience à laquelle le ministre de la Sécurité publique est partie et est représenté par un avocat. Ce processus diffère de celui envisagé à l’article 25, où un agent examine, dans le cadre d’une procédure où il n’y a pas de partie adverse, une demande visant la levée de l’interdiction de territoire ou d’une exigence de la LIPR. Les parties ne sont donc pas les mêmes dans ces procédures.

[52] Quoi qu’il en soit, notre Cour a conclu que l’évolution du droit à la suite d’une décision de la Cour suprême du Canada ne satisferait pas au critère de l’« intérêt de la justice » justifiant une exception à la règle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Tapambwa (par. 69), « [l]’évolution du droit ne constitue pas une raison de s’écarter du principe de la préclusion découlant d’une question en litige ». Je reconnais toutefois que cette question n’est pas entièrement résolue et que d’autres décisions indiquent plutôt que l’évolution du droit offre la possibilité de faire valoir que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devrait pas s’appliquer : voir, par exemple, Oberlander c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, par. 22; Apotex Inc. v. Schering Corporation, 2018 ONCA 890, par. 27. Il est inutile d’en dire davantage en l’espèce, car toute autre observation relèverait purement de la remarque incidente.

[53] L’appelant soutient, à titre subsidiaire, que les obligations prévues au paragraphe 25(1) pour l’examen des demandes CH diffèrent selon que le demandeur se trouve au Canada ou hors du Canada. À l’appui de sa thèse, l’appelant souligne les distinctions suivantes dans le libellé : alors que le ministre doit étudier la demande d’un étranger se trouvant au Canada, il peut étudier la demande CH d’un étranger se trouvant hors du Canada. L’appelant fait valoir que, lorsque le demandeur se trouvant au Canada a déjà été déclaré interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37, le ministre n’est plus tenu d’étudier la demande. Autrement dit, l’interdiction prévue par la loi ne fait que supprimer l’obligation pour le ministre d’étudier la demande et laisse place à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel.

[54] À mon sens, la thèse subsidiaire de l’appelant se fonde sur une approche trop formaliste de l’interprétation des lois. Je suis d’avis que cette thèse doit être rejetée pour deux motifs principaux.

[55] Premièrement, l’interprétation que propose l’appelant porte sur une portion très restreinte du paragraphe 25(1). Lorsqu’on la lit dans son ensemble, l’expression « sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 » ne vise pas à caractériser l’obligation d’examiner les demandes CH, mais plutôt à énoncer une exception relative à l’examen même de ces demandes. Toute conclusion contraire aurait pour effet de faire abstraction de l’objet central du paragraphe 25(1), à savoir l’examen des demandes CH.

[56] Deuxièmement, je crois comprendre que l’intention du législateur, en adoptant l’exclusion prévue au paragraphe 25(1), était de légiférer sur certains types de motifs d’interdiction de territoire, et non sur le lieu géographique où se trouve les demandeurs. Le fait que l’exclusion soit « rattachée » aux deux segments du paragraphe 25(1) – celui visant les demandeurs se trouvant au Canada et l’autre visant les demandeurs hors du Canada – confirme qu’il n’y a pas de distinction. Autrement dit, la modification ne visait pas à conférer au ministre un quelconque pouvoir discrétionnaire lui permettant d’étudier les demandes reçues de personnes se trouvant au Canada différemment de celles reçues de personnes se trouvant hors du Canada dans le cas de demandeurs interdits de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37.

[57] Cette interprétation du paragraphe 25(1) est conforme à l’esprit du bulletin opérationnel qui a été publié après l’entrée en vigueur du projet de loi C-43 :

Si une demande pour circonstances d’ordre humanitaire (CH) présentée aux termes du paragraphe 25(1) est reçue le 19 juin 2013 ou après cette date, de la part d’un étranger, au Canada ou à l’extérieur, qui est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37, cette demande ne fera plus l’objet d’un examen, puisque l’étranger n’a plus le droit de présenter de demande. En outre, l’étranger ne peut plus faire examiner ses motifs à l’initiative du ministre au titre du paragraphe 25.1(1).

Bulletin opérationnel 527 – le 20 juin 2013, « C-43 – Modifications aux demandes pour motifs d’ordre humanitaire » (non souligné dans l’original).

[58] L’article 25.1, qui porte sur les demandes CH examinées à l’initiative du ministre et auquel le bulletin opérationnel renvoie, est également conforme à ce raisonnement. Cet article dispose clairement que la mesure s’applique, que l’étranger se trouve au Canada ou hors du Canada :

25.1(1) Le ministre peut, de sa propre initiative, étudier le cas de l’étranger qui est interdit de territoire – sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 – ou qui ne se conforme pas à la présente loi; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25.1(1) The Minister may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning a foreign national who is inadmissible – other than under section 34, 35 or 37 – or who does not meet the requirements of this Act and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[59] Il aurait certainement été préférable que le gestionnaire examine la thèse subsidiaire de l’appelant, car cette thèse lui avait été présentée. Cependant, on ne peut s’attendre des décideurs administratifs qu’ils « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Vavilov, par. 128, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 25). En l’espèce, la thèse subsidiaire est plutôt secondaire et le fait que le gestionnaire n’ait pas examiné cette question ne rend pas sa décision déraisonnable.

[60] On peut en dire autant de l’omission alléguée du gestionnaire de tenir compte de la thèse de l’appelant concernant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, et comme l’a reconnu l’appelant, cette thèse ne pourrait être retenue que si l’on acceptait que le gestionnaire avait le pouvoir d’examiner la demande CH de l’appelant malgré la conclusion d’interdiction de territoire tirée à son égard par la Section de l’immigration. Ayant conclu que le paragraphe 25(1) empêche les demandeurs qui ont été déclarés interdits de territoire au titre de l’article 37 de présenter une demande CH, il n’est pas nécessaire que je me penche sur l’exception au principe de la chose jugée ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée que l’intérêt de la justice pourrait justifier. Après examen de la décision dans le contexte du droit applicable et à la lumière du dossier produit, et en tenant compte de l’expertise et de l’expérience du gestionnaire, je conclus qu’elle était raisonnable et que les motifs, bien que brefs, font état d’une « analyse rationnelle » (Vavilov, par. 103).

VI. Conclusion

[61] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que le paragraphe 25(1), lorsqu’il est lu dans son contexte global, en tenant dûment compte de l’esprit et de l’objet de la LIPR et de l’intention du législateur, ne se prête pas à l’interprétation que propose l’appelant. Aucune disposition de cette loi ne confère à un agent le pouvoir de soustraire à l’application des exigences de la LIPR relatives aux considérations d’ordre humanitaire des étrangers qui ont été déclarés interdits de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37.

[62] Cette conclusion ne laisse toutefois pas M. Subramaniam sans recours. Il peut en effet demander au ministre, en vertu de l’article 42.1, la levée de son interdiction de territoire, après quoi il pourrait présenter une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire.

[63] Je rejetterais donc l’appel et je répondrais ainsi à la question certifiée :

Q. Un étranger peut-il présenter une demande fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi), s’il a été déclaré interdit de territoire en application des articles 34, 35 ou 37 de la Loi, mais que des changements sont par la suite apportés dans la façon d’interpréter les motifs d’interdiction de territoire?

R. Non.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

George R. Locke, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-285-19

 

 

INTITULÉ :

RAJESVARAN SUBRAMANIAM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience par vidéoconférence ORGANISÉE par le greffe

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 octobre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 novembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Lobat Sadrehashemi

Lorne Waldman

 

Pour l’appelant

 

Helen Park

Tasneem Karbani

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

 

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