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Date : 20201210


Dossier : A-427-19

Référence : 2020 CAF 212

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

DOUGLAS JOST

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 9 novembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE WOODS


Date : 20201210


Dossier : A-427-19

Référence : 2020 CAF 212

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

DOUGLAS JOST

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

[1] Après près de 25 années de service, Douglas Jost a pris sa retraite des Forces armées canadiennes (FAC). Il n’a pas reçu le paiement de sa pension avant 29 semaines suivant la prise de sa retraite des FAC, alors qu’on l’avait avisé qu’il pouvait s’attendre à recevoir sa prestation de retraite forfaitaire dans un délai de huit à douze semaines. M. Jost n’a pas perçu d’intérêts sur les sommes que lui devaient les FAC et il affirme qu’il a dû s’endetter et payer des intérêts qu’il devait pour couvrir ses frais de subsistance de base pendant la période qui a aussitôt suivi son départ à la retraite. M. Jost fait valoir que d’autres retraités des FAC ont subi des retards similaires relativement à la réception de leurs prestations de retraite et qu’ils ont de ce fait connu des pertes similaires.

[2] M. Jost a intenté ce recours collectif projeté pour son propre compte et pour le compte d’autres retraités des FAC. Dans une décision publiée sous la référence 2019 CF 1356, la Cour fédérale a autorisé cette instance à titre de recours collectif, concluant que la déclaration de M. Jost révélait des causes d’action valables pour manquement à une obligation fiduciaire, rupture de contrat et négligence, et que les autres conditions des règles de recours collectif relatives à l’autorisation avaient été satisfaites.

[3] Le procureur général du Canada interjette appel de l’ordonnance d’autorisation de la Cour fédérale et allègue que la Cour a commis plusieurs erreurs dans son analyse juridique en concluant que la déclaration révélait des causes d’action valables. Le procureur général soutient ensuite que l’analyse par la Cour fédérale des autres critères d’autorisation est tellement dépourvue de détails qu’il est impossible de déterminer si la Cour a appliqué le bon critère juridique ou si elle a procédé à un bon exercice de pondération. Le procureur général fait aussi valoir que le contenu de l’ordonnance de la Cour ne respecte pas les Règles des Cours fédérales.

[4] Comme je l’explique ci-dessous, je conviens que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs lorsqu’elle a tranché la question de savoir si M. Jost avait satisfait au critère d’autorisation indiqué à l’article 334.16 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106. Par conséquent, j’accueillerais l’appel.

I. Le régime législatif

[5] Les membres des FAC touchent une pension en contrepartie de leur service. Il existe deux régimes de pension destinés aux membres des FAC. Le régime qui s’applique dépend du statut du membre des FAC. Le Régime de pension de la Force régulière (« Régime de la Force régulière ») s’applique aux membres qui exercent leurs fonctions à temps plein, tandis que le Régime de pension de la Force de réserve (« Régime de la Force de réserve ») s’applique aux membres qui effectuent leur service militaire tout en poursuivant une carrière dans le civil ou des études universitaires. Il y a cependant une exception à cette règle. Lorsqu’un membre de la Force de réserve doit cotiser au Régime de la Force régulière, ce membre n’est plus admissible à cotiser au Régime de la Force de réserve. Cette règle est communément appelée la règle « membre un jour, membre toujours ».

[6] Bien que les membres de la Force régulière aient eu droit à des prestations de retraite depuis 1901, aucune prestation comparable n’était offerte aux membres de la Force de réserve avant 2007. Cette année-là, la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes L.R.C. 1985, ch. C-17 a été modifiée pour autoriser la création d’un régime de pension à prestations définies à l’intention des membres de la Force de réserve.

[7] Avant 2016, la Direction des Services de pension des Forces canadiennes assumait la responsabilité principale de la gestion des pensions des Forces armées canadiennes. Cependant, le 4 juillet 2016, le gouvernement du Canada a transféré la gestion des pensions des FAC à Services publics et Approvisionnement Canada, dans le cadre d’un projet de modernisation des pensions du gouvernement. Dans les présents motifs, les organes responsables de la gestion des régimes de pension des FAC doivent être appelés collectivement « l’administrateur du régime de pension ».

[8] Lorsque le Régime de la Force de réserve est entré en vigueur, les membres de ce régime devaient contribuer au régime. Afin de tenir compte du service au sein de la Force de réserve antérieur au 1er mars 2007, le Règlement sur le régime de pension de la force de réserve, D.O.R.S./2007-32, a autorisé les membres à [traduction] « racheter » des années de service passé, ce qui augmentait ainsi les prestations de retraite auxquelles ils auraient droit, aux termes du Régime de la Force de réserve.

[9] Dans certains cas, conformément au Régime de la Force de réserve, la somme du droit à pension est payable à la libération des membres des FAC (les [traduction] « droits immédiats à la pension »). Si le membre a le choix quant au type de prestations qu’il peut recevoir, il doit confirmer son choix avant le versement des fonds. La Loi n’édicte pas un échéancier pour le versement des prestations de retraite.

[10] Dans sa déclaration, M. Jost indique que, depuis au moins 2007, le traitement des droits immédiats à la pension pour les membres des FAC a fait l’objet de retards déraisonnables et excessifs. Ces lacunes ont été soulignées dans les rapports du vérificateur général, du Bureau de l’ombudsman des vétérans et de l’ombudsman des Forces armées canadiennes, entre autres.

[11] M. Jost fait ensuite valoir que les anciens membres des FAC comptent sur le versement, en temps opportun, de leurs droits immédiats à la pension pour se procurer les nécessités de la vie, notamment un logement, de la nourriture, des médicaments et autres, pendant la période qui suit leur départ à la retraite.

II. Expérience de M. Jost

[12] Au printemps 2015, M. Jost a remis aux FAC l’avis requis de son départ imminent à la retraite. Avant de prendre sa retraite, l’administrateur du régime de pension l’a avisé qu’il avait le choix de percevoir une allocation annuelle, une pension différée ou une valeur de transfert (c.-à-d. un montant forfaitaire). M. Jost a choisi la valeur de transfert et l’administrateur du régime de pension l’a informé qu’elle s’élevait à 859 980,00 $. Dans sa déclaration, M. Jost fait valoir qu’il s’était fait dire qu’il recevrait le montant forfaitaire dans un délai de 8 à 12 semaines et les plans financiers qu’il avait élaborés reposaient sur cette affirmation.

[13] La libération de M. Jost de la Force de réserve est entrée en vigueur le 1er juillet 2015. Quelques semaines plus tard, l’administrateur du régime de pension l’a avisé que la valeur de transfert de sa pension avait été réduite et qu’elle s’élevait à ce moment-là à 726 904,96 $. En octobre 2015, M. Jost a été informé d’une autre réduction qui faisait passer sa valeur de transfert à 703 180,00 $. À l’audience, l’avocat du procureur général a expliqué que les réductions de la valeur de transfert de la pension de M. Jost étaient probablement attribuables à une variation des taux d’intérêt. Il est toutefois indiqué, dans le dossier, que la réduction de la valeur de transfert de M. Jost pourrait avoir été au moins en partie due au fait qu’il n’avait pas payé le prix de [traduction] « rachat » total d’une partie de son service antérieur à 2007 effectué dans la Force de réserve.

[14] L’administrateur du régime de pension n’a versé la valeur de transfert de M. Jost que le 20 janvier 2016, soit six mois et demi après la date de son départ à la retraite. Il allègue qu’il n’a jamais été indemnisé pour les paiements en retard ou pour la réduction de la valeur de transfert de sa pension pendant la durée du retard. M. Jost fait ensuite valoir qu’il s’est endetté et qu’il a payé des frais pour retard de paiement au cours de la période qui a immédiatement suivi son départ à la retraite des FAC et qu’il a subi une perte de jouissance de la vie importante [traduction] « en raison de la ruine financière que le retard du Canada lui a directement causée ».

[15] M. Jost a aussi fourni des affidavits de plusieurs anciens membres des FAC qui affirment qu’ils ont connu des retards semblables liés à la réception de leurs droits immédiats à pension. Dans plusieurs de ces cas, les retards de paiement remontaient à plus d’un an et un membre a allégué qu’il n’a commencé à recevoir ses prestations de retraite que quelque trois années et demie suivant sa libération des FAC.

III. La présente instance

[16] M. Jost a intenté ce recours collectif projeté pour son propre compte et pour le compte de membres faisant partie du groupe suivant :

[TRADUCTION]

Tous les membres des Forces canadiennes, participants du Régime de pension de la Force de réserve et des Forces canadiennes, participants du Régime de pension de la Force régulière, qui avaient droit, au moment de leur libération, à une pension immédiate, à une valeur de transfert, à une allocation annuelle ou à une prestation de raccordement entre le 1er mars 2007 et aujourd’hui.

[17] Le fondement sur lequel reposaient les réclamations formulées dans la déclaration de M. Jost était un manquement allégué à une obligation fiduciaire, une rupture de contrat et la négligence.

[18] Un juge de la Cour fédérale, qui agissait comme gestionnaire de cette instance, a conclu qu’il n’était pas clair et évident que de telles réclamations étaient vouées à l’échec, de sorte que la Cour a refusé de les radier. La Cour a ensuite conclu que M. Jost avait satisfait aux conditions d’autorisation de cette instance à titre de recours collectif et que la requête en autorisation devrait donc être accueillie.

[19] Cependant, même si la Cour fédérale a convenu qu’un groupe identifiable existait, elle a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve faisant état que des membres de la Force régulière avaient connu des retards liés à la réception de leurs prestations de retraite. Par conséquent, la Cour a modifié la définition du groupe pour qu’elle ne comprenne que les réclamations avancées par les adhérents au Régime de la Force de réserve. La définition révisée du groupe certifiée par la Cour fédérale est rédigée ainsi :

Tous les membres de la Force de réserve du Canada, participants du Régime de pension de la Force de réserve, qui avaient droit, au moment de leur libération, à une pension immédiate, à une valeur de transfert, à une allocation annuelle ou à une prestation de raccordement entre le 1er mars 2007 et aujourd’hui.

IV. La norme de contrôle applicable

[20] La seule question dans le présent appel est de savoir si la Cour fédérale a, à juste titre, exercé son pouvoir discrétionnaire d’accorder une autorisation à la présente instance à titre de recours collectif, aux termes du paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales.

[21] Je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de la Cour fédérale est celle indiquée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. La question de savoir si la déclaration de M. Jost révèle une ou plusieurs causes d’action met en jeu des questions de droit et elle peut donc être contrôlée selon la norme de la décision correcte : Canada c. M. Untel, 2016 CAF 191, [2016] A.C.F. no 695, par. 30 à 32. Cependant, la question de savoir si M. Jost avait satisfait aux autres conditions d’autorisation met en jeu des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit et elle peut donc être contrôlée selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : arrêt M. Untel, précité, par. 29.

V. Les Règles des Cours fédérales qui régissent les recours collectifs

[22] Les requêtes en autorisation sont régies par le paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales qui indique qu’un juge autorise une instance comme recours collectif si les cinq conditions suivantes sont réunies :

1) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

2) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

3) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

4) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

5) il existe un représentant demandeur qui représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe, entre autres.

[23] Il convient de mentionner que les critères indiqués dans les Règles des Cours fédérales sont essentiellement semblables à ceux relatifs à une autorisation de recours collectif qui s’appliquent en Ontario et en Colombie-Britannique, de sorte que la jurisprudence qui émane de ces provinces est instructive : Buffalo c. Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165, 405 N.R. 232, par. 8.

VI. Principes généraux régissant les recours collectifs

[24] Avant de répondre aux arguments avancés par le procureur général quant à la question de savoir pourquoi les actes de procédure en l’espèce ne révèlent pas une cause d’action valable, il est utile de commencer par examiner les principes généraux qui régissent les recours collectifs.

[25] Comme la Cour suprême l’a fait observer, les recours collectifs permettent d’offrir un meilleur accès à la justice à ceux qui, autrement, pourraient ne pas être en mesure de revendiquer leurs droits au moyen du processus des litiges traditionnel. Les recours collectifs améliorent également l’économie judiciaire en permettant d’intenter une seule action pour trancher un grand nombre de demandes relatives à des questions similaires. Enfin, les recours collectifs favorisent un changement de comportement de la part de ceux qui causent des préjudices : Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, par. 27 à 29; Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, par. 27; et Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184.

[26] La Cour suprême a aussi conclu que, pour que l’on puisse tirer pleinement parti des recours collectifs, il faut éviter d’interpréter la loi relative à une autorisation de recours collectif de manière trop restrictive : arrêt Western Canadian Shopping Centres, précité, par. 46; arrêt Hollick, précité, par. 15.

[27] Comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt M. Untel, à l’étape de la requête en autorisation, toute l’importance doit être accordée à la forme de l’action. À ce stade, la question n’est pas de savoir s’il est probable que la demande aboutisse, mais plutôt si son instruction est poursuivie de manière appropriée, comme recours collectif : précité, par. 23 et 24.

[28] Dans le cadre d’une requête en autorisation, il incombe au demandeur d’étayer sa demande d’autorisation : arrêt Hollick, précité, par. 25; arrêt M. Untel, précité, par. 24. En d’autres termes, le demandeur doit établir, selon un certain fondement factuel, chacune des conditions d’autorisation, à l’exception de la condition que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable. Chacune des causes d’action invoquées sera abordée tour à tour.

VII. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que la déclaration de M. Jost révélait des causes d’action valables?

[29] La première question à trancher est celle de savoir s’il est « manifeste et évident » que les actes de procédure ne révèlent pas de cause d’action valable, en supposant que les faits plaidés dans la déclaration de M. Jost sont véridiques : arrêt Hollick, précité, par. 25; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, 74 D.L.R. (4th) 321, par. 32 et 33; Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477, par. 63. Il s’agit d’un critère peu exigeant : Brake c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 274, 443 D.L.R. (4th) 507, par. 70.

a) Le manquement allégué à une obligation fiduciaire

[30] Dans sa déclaration, M. Jost allègue que le Canada a manqué à l’obligation fiduciaire d’agir dans l’intérêt supérieur des membres du groupe proposé. Le procureur général soutient qu’en l’espèce, l’existence d’une obligation fiduciaire n’a pas été établie et que la demande de M. Jost relative au manquement à une obligation fiduciaire ne peut pas aboutir, en raison de la décision faisant autorité rendue par la Cour suprême et que la Cour fédérale a omis d’aborder.

[31] L’analyse complète que fait la Cour fédérale de la demande de M. Jost relative au manquement à une obligation fiduciaire se trouve dans le paragraphe suivant.

[14] M. Jost allègue également l’existence d’un manquement à une obligation fiduciaire à l’égard des membres du groupe proposé, en raison de l’engagement du Canada d’agir dans l’intérêt supérieur des membres du groupe. Le PGC fait valoir que l’existence d’une obligation fiduciaire n’a pas été prouvée et que la réclamation liée à une telle obligation échouera inévitablement. Encore une fois, M. Jost a plaidé la présence des éléments essentiels d’une réclamation fondée sur le manquement à une obligation fiduciaire, et il serait inapproprié, dans le cadre de la présente requête, de trancher quant à la probabilité que de tels éléments puissent ou non être prouvés.

[32] L’obligation fiduciaire est une notion juridique issue du droit des fiducies. Elle exige qu’une partie (le fiduciaire) fasse preuve de loyauté absolue envers une autre partie (le bénéficiaire) dans la gestion des affaires de ce dernier : Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, par. 22.

[33] Il a été constaté que les obligations fiduciaires s’inscrivent dans le contexte de relations ayant des caractéristiques particulières. Ces caractéristiques sont notamment un certain pouvoir discrétionnaire que détient le fiduciaire, la capacité du fiduciaire à exercer unilatéralement ce pouvoir discrétionnaire, de sorte qu’il aura un effet sur les intérêts du bénéficiaire et la vulnérabilité du bénéficiaire face au pouvoir exercé : arrêt Elder Advocates, précité, par. 27.

[34] Les types de relations qui entraîneront une obligation fiduciaire ne sont pas exhaustifs. Cependant, pour prouver l’existence d’une obligation fiduciaire, outre les catégories de relations fiduciaires établies précédemment, le prétendu fiduciaire doit de toute évidence s’engager à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire, expressément ou par déduction nécessaire : arrêt Elder Advocates, précité, par. 30 à 32 et 36.

[35] L’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire et un intérêt juridique ou pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires, sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable, doivent être établis : arrêt Elder Advocates, précité, par. 36.

[36] La Cour suprême a toutefois également fait observer que, vu la responsabilité générale de l’État d’agir dans l’intérêt public, son obligation de loyauté envers une personne ou un groupe en particulier ne sera constatée que dans de rares cas : arrêt Elder Advocates, précité, par. 44.

[37] Selon le procureur général, la Cour suprême a déjà conclu qu’il n’existait pas d’obligation fiduciaire dans le cadre de la relation entre le gouvernement et des membres de régimes de pension du secteur public : Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660, par. 142 [arrêt IPFPC].

[38] Il est vrai que la Cour suprême a conclu qu’une obligation fiduciaire ne découlait pas des faits de l’affaire IPFPC. Il est néanmoins important de noter que dans l’affaire IPFPC, différents syndicats et diverses associations ont poursuivi le Canada, pour le compte de leurs membres, dans le but d’obtenir la restitution des quelque 28 milliards de dollars aux régimes de pension administrés par le gouvernement relativement aux surplus actuariels.

[39] C’est dans ce contexte que la Cour suprême a conclu que le gouvernement du Canada n’avait aucune obligation fiduciaire envers les membres des régimes à l’égard des surplus actuariels qu’affichaient les comptes des régimes de pension. En arrivant à cette conclusion, la Cour suprême avait tenu particulièrement compte de la condition voulant que le fiduciaire allégué s’engage, expressément ou implicitement, à agir dans le respect d’un devoir de loyauté. La Cour a souligné qu’il était « indispensable que le bénéficiaire présumé puisse démontrer que, relativement à l’intérêt particulier en jeu, le fiduciaire a renoncé aux intérêts de toute autre partie en faveur de ceux du bénéficiaire » : arrêt IPFPC, précité, par. 124. Concluant à l’absence d’un tel engagement de la part du gouvernement, la Cour a estimé que la demande liée à une obligation fiduciaire ne pouvait pas être accueillie : arrêt IPFPC, précité, par. 124 à 127.

[40] La Cour suprême a réitéré, dans l’arrêt IPFPC, qu’un devoir de loyauté allégué fondé sur l’exercice du pouvoir du gouvernement allait « naturellement à l’encontre » de l’obligation du gouvernement d’agir au mieux des intérêts de la société canadienne dans son ensemble : précité, par. 127. Cela dit, la Cour n’a pas conclu qu’une relation fiduciaire ne pouvait jamais exister entre le gouvernement, en qualité d’administrateur d’un régime de pension et les adhérents au régime. En effet, la Cour a expressément déclaré qu’il n’était pas nécessaire de déterminer « quelle serait l’étendue précise d’une obligation fiduciaire susceptible d’exister entre le gouvernement, en qualité d’administrateur des régimes de pension, et les bénéficiaires des régimes, ni si leur relation emporte intrinsèquement certaines obligations fiduciaires » : arrêt IPFPC, précité, par. 120.

[41] La Cour suprême ayant expressément laissé subsister la possibilité que l’administrateur d’un régime de pension gouvernemental puisse, dans certains cas, avoir une obligation fiduciaire envers les adhérents au régime et sous réserve des commentaires formulés ci-après, on ne peut pas dire, à ce stade, qu’il est évident et manifeste que la demande liée à une obligation fiduciaire de M. Jost n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie.

[42] Il y a aussi une jurisprudence émanant d’autres cours qui appuie dans une certaine mesure l’argument de M. Jost voulant que l’État ait une obligation fiduciaire à l’égard des adhérents au Régime de la Force de réserve.

[43] En d’autres termes, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’État avait une obligation fiduciaire envers les anciens combattants invalides à l’égard de la gestion des fonds de pension qui avaient été versés aux anciens combattants et qui étaient gérés pour leur compte : Authorson (Guardian of) v. Canada (AG) (2000), 215 D.L.R. (4th) 496, 58 O.R. (3d) 417 (C.A.) Dans l’affaire Authorson, un recours collectif a été intenté pour le compte d’anciens combattants dont les pensions et les allocations étaient gérées par le ministère fédéral des Anciens Combattants pour eux, car les anciens combattants n’étaient pas en mesure de le faire eux-mêmes. Bien que la Cour suprême ait par la suite renversé la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario pour d’autres motifs, il convient de mentionner que l’État a reconnu devant la Cour suprême avoir effectivement agi à titre de fiduciaire à l’égard des anciens combattants : Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40, par. 2 et 8.

[44] Je dois l’admettre, les faits de l’affaire Authorson diffèrent de ceux en l’espèce. Dans l’affaire Authorson, les fonds avaient déjà été versés aux pensionnés et étaient gérés pour leur compte. Cela dit, la décision de la Cour d’appel de l’Ontario laisse néanmoins subsister la possibilité que l’État, dans certains cas, ait une obligation fiduciaire envers les membres de régimes de pensions gérés par le gouvernement. Cela confirme ma conclusion selon laquelle il n’est pas évident et manifeste que les demandes liées à une obligation fiduciaire présentées en l’espèce n’ont aucune chance raisonnable d’être accueillies.

[45] Cependant, la réclamation liée à une obligation fiduciaire de M. Jost, dans sa forme actuelle, comporte un vice fondamental.

[46] Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Elder Advocates que, pour prouver l’existence d’une obligation fiduciaire, outre les catégories de relations fiduciaires établies précédemment, le prétendu fiduciaire doit de toute évidence s’engager à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires, expressément ou par déduction nécessaire. En effet, l’absence d’un tel engagement était au cœur de la conclusion de la Cour selon laquelle aucune obligation fiduciaire n’avait été établie dans l’arrêt IPFPC : précité, par. 142.

[47] La Cour fédérale a qualifié la demande de M. Jost d’« allég[ation de] l’existence d’un manquement à une obligation fiduciaire à l’égard des membres du groupe proposé, en raison de l’engagement du Canada d’agir dans l’intérêt supérieur des membres du groupe » [non souligné dans l’original]. En refusant de radier la réclamation liée à une obligation fiduciaire, la Cour fédérale a ensuite déclaré que M. Jost avait « plaidé la présence des éléments essentiels d’une réclamation fondée sur le manquement à une obligation fiduciaire ». En toute déférence, ce n’est tout simplement pas le cas.

[48] Dans la déclaration de M. Jost, il n’y a aucune allusion au fait que la Couronne fédérale se soit engagée, de façon expresse ou implicite, à agir au mieux des intérêts des membres du groupe proposé. M. Jost n’a pas non plus laissé entendre qu’un tel engagement découle de la loi pertinente. Il est donc évident et manifeste que la demande relative au manquement à une obligation fiduciaire, dans sa forme actuelle, ne peut pas être accueillie.

[49] Rappelons toutefois que la Cour suprême a conclu que, pour que l’on puisse tirer pleinement parti des recours collectifs, il faut éviter d’interpréter la loi relative à une autorisation de recours collectif de manière trop restrictive. En effet, l’autorisation de modifier un acte de procédure dans le cadre d’un recours collectif proposé ne sera refusée que dans les cas les plus notoires, où il est évident et manifeste qu’aucune cause d’action défendable n’est possible selon les faits allégués et où il n’y a aucune raison de croire que la partie pourrait mieux défendre sa cause au moyen d’une modification : Barkley v. Tier 1 Capital Management Inc., 2018 ONSC 1956, [2018] O.J. No. 1572, par. 68, conf. par 2019 ONCA 54, [2019] O.J. No. 354; Jordan v. CIBC Mortgages Inc., 2019 ONSC 1178, [2019] O.J. No. 1170, par. 82 et 83.

[50] Ayant ces principes à l’esprit, je conclus qu’il y a lieu d’accorder à M. Jost une autorisation pour lui permettre de modifier sa déclaration afin d’invoquer l’existence d’un engagement, de la part du gouvernement du Canada, d’agir au mieux des intérêts des adhérents au Régime de la Force de réserve.

b) La réclamation de nature contractuelle

[51] Dans sa déclaration, M. Jost allègue également qu’en différant de façon déraisonnable le calcul, le traitement et le versement des droits immédiats à la pension des membres du groupe, le Canada a manqué à ses obligations contractuelles à l’égard des adhérents au Régime de la Force de réserve.

[52] Les deux phrases suivantes renferment l’intégralité de l’analyse contractuelle de la Cour fédérale :

[15] Dans un même ordre d’idées, le PGC fait valoir que M. Jost ne peut pas prouver une rupture quelconque de contrat comme il l’a plaidé dans sa déclaration. Encore une fois, il s’agit d’une question de preuve, et, à ce moment-ci, il n’est pas clair et évident qu’une telle réclamation n’est pas raisonnablement fondée.

[53] Le procureur général soutient qu’en arrivant à cette conclusion, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en ne respectant pas le principe bien établi selon lequel il n’existe aucune relation contractuelle entre le personnel militaire et la Couronne fédérale.

[54] Pour appuyer cette affirmation, le procureur général s’appuie sur la décision de la Cour fédérale intitulée Gallant v. The Queen, [1978] F.C.J. No. 1122, 91 D.L.R. (3d) 695, où la Cour a conclu que le service du personnel militaire ne donne pas lieu à des relations contractuelles avec la Couronne. La Cour fédérale a ensuite déclaré, dans la décision Gallant, que la Couronne [TRADUCTION] « n’[est] nullement engagée contractuellement avec les membres des Forces armées », que celui qui [TRADUCTION] « s’enrôle prend un engagement unilatéral en contrepartie duquel la Reine n’assume aucune obligation, et que les rapports entre celle-ci et ses militaires, en tant que tels, ne sauraient donner lieu à quelque recours devant les tribunaux civils » : les deux citations, par. 4. Par conséquent, la déclaration de M. Gallant, selon laquelle il avait été congédié injustement des FAC a été radiée.

[55] Dans l’arrêt Sylvestre c. R., [1986] 3 C.F. 51, 30 D.L.R. (4th) 639, par. 4, notre Cour a invoqué et de toute évidence approuvé les extraits susmentionnés de la décision Gallant et conclus qu’une déclaration d’allégation d’un congédiement abusif, de la part des FAC, ne révélait pas une cause d’action valable. Notre Cour a confirmé une conclusion similaire tirée dans la décision Campbell c. Canada, [1979] A.C.F. no 118 (1re inst.), dans [1981] A.C.F. no 414 (C.A.F.).

[56] La Cour fédérale a aussi appliqué le principe adopté dans la décision Gallant dans plusieurs décisions : voir, par exemple, les décisions Bissonnette c. Canada, 2007 CF 281, par. 7 et 8 (1re instance); Cottle c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1998] A.C.F. no 592, par. 51 et 52; Gligbe c. Canada, 2016 CF 467, [2016] A.C.F. no 458, par. 13 à 16; McClennan c. Canada, 2002 C.F. 1re inst. 244, par. 11 et 17; Donoghue c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2004 CF 733, [2004] A.C.F. no 889, par. 35. La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a également adopté le raisonnement exposé dans la décision Gallant comme motif pour radier une demande de congédiement déguisé : MacLellan v. Canada (Attorney General), 2014 NSSC 280, [2014] N.S.J. no 412, par. 58 et 59.

[57] Le procureur général invoque ensuite la décision de la Cour fédérale Pilon c. Canada, [1996] A.C.F. no 1200, 119 F.T.R. 269 (C.F. 1re inst.) comme jurisprudence étayant la proposition selon laquelle il n’existe pas de relation contractuelle d’après-mandat entre un réserviste et la Couronne qui régirait le droit du membre à des prestations d’emploi : par. 9. Je souligne toutefois que ce qui est en cause en l’espèce n’est pas simplement le droit des membres d’un groupe à une prestation d’emploi, mais aussi le temps qui a été nécessaire pour fournir cette prestation aux membres du groupe et les pertes qui auraient résulté de ce retard.

[58] M. Jost plaide que la décision Gallant est un précédent qui peut être écarté en faisant valoir qu’aucun des membres du groupe n’est, à l’heure actuelle, un membre des FAC. Il s’agit plutôt d’adhérents à un régime de pension. Par conséquent, M. Jost soutient que l’existence d’une relation contractuelle entre les adhérents au Régime de la Force de réserve et l’administrateur du régime de pension dépendra de la présence d’une offre, d’une acceptation et d’une contrepartie. M. Jost fait valoir qu’il a plaidé adéquatement ces éléments dans sa déclaration, que les éléments de preuve, qui appuyaient les éléments constitutifs pointant vers l’existence d’un contrat possible, ont été présentés et que la Cour fédérale a conclu, à juste titre, que l’existence d’un contrat est une question de preuve.

[59] Plus précisément, M. Jost fait observer qu’en application du Règlement sur le régime de pension de la force de réserve, les adhérents au régime de la Force de réserve se sont vu offrir la possibilité de [traduction] « racheter » leurs années de service antérieures à la création en 2007 du Régime de la Force de réserve, ce qui leur permettrait ainsi d’augmenter les prestations de retraite auxquelles ils auraient droit. Près de 14 000 adhérents au régime ont accepté cette offre et au moins certains d’entre eux ont versé les sommes nécessaires en contrepartie de ces prestations de retraite supplémentaires.

[60] Bien qu’il semble être bien établi que les membres des FAC ne bénéficient pas d’une relation de travail contractuelle avec la Couronne, aucune des parties ne nous a soumis une jurisprudence établissant que la relation entre les membres des FAC et l’administrateur du régime de pension ne peut jamais être régie par des principes contractuels. Compte tenu du critère peu exigeant à satisfaire pour établir une cause d’action valable et étant donné que les actes de procédure ne devraient pas être radiés lorsqu’une jurisprudence ne les a pas entièrement clarifiés ou lorsqu’une nouvelle cause d’action est présentée, je conclus qu’il n’est pas évident et manifeste que la réclamation de nature contractuelle de M. Jost est irrecevable.

c) La réclamation fondée sur la négligence

[61] Pour qu’il y ait une réclamation fondée sur la négligence, le défendeur doit avoir une obligation de diligence à l’égard du demandeur, il doit y avoir un manquement à cette obligation et des préjudices doivent en découler. Devant la Cour fédérale, le procureur général n’a contesté sérieusement que le premier élément du critère, à savoir si le gouvernement du Canada a une obligation de diligence à l’égard des adhérents au Régime de la Force de réserve.

[62] Le procureur général affirme qu’il y a deux raisons pour lesquelles la déclaration de M. Jost, selon laquelle le Canada a fait preuve de négligence en ce qui concerne la garantie d’un versement rapide et exact des droits immédiats à la pension des retraités, ne peut pas être accueillie de la façon dont elle a été plaidée. Premièrement, il soutient que l’obligation de diligence alléguée se rapporte à des décisions politiques qui échappent à la responsabilité délictuelle. Deuxièmement, il affirme que le régime législatif qui régit le régime de la Force de réserve exclut le recouvrement des intérêts ou la diminution alléguée de la valeur des droits à pension.

[63] La Cour fédérale n’a pas accepté ces arguments, en faisant remarquer d’une part que le procureur général soutenait essentiellement que l’allégation de négligence de M. Jost serait finalement rejetée parce qu’elle n’est pas fondée, et d’autre part qu’il ne s’agissait pas d’un motif suffisant pour conclure qu’aucune cause d’action raisonnablement valable n’avait été révélée.

[64] En concluant qu’il n’était pas évident et manifeste que la réclamation fondée sur la négligence de M. Jost n’avait aucune chance raisonnable de réussir, la Cour fédérale a conclu que le fait que le régime de la Force de réserve soit le produit d’une décision stratégique ne libérait pas automatiquement le gouvernement du Canada de toute obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime. La Cour a ensuite conclu que le procureur général n’avait pas réussi à démontrer qu’il était évident et manifeste que les éléments requis pour révéler une cause d’action fondée sur la négligence ne pouvaient pas être établis.

[65] De même, les arguments du procureur général présentés devant notre Cour étaient principalement axés sur le premier élément du critère fondé sur la négligence, à savoir si les FAC avaient une obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime de la Force de réserve. Reconnaissant que la question du caractère valable de l’allégation fondée sur la négligence de M. Jost le confrontait à [traduction] « une tâche plutôt difficile », un grand nombre des observations de l’avocat ont, encore une fois, porté sur le bien-fondé de la demande sous-jacente de M. Jost. Des exemples de cette importance accordée au premier élément du critère fondé sur la négligence comprenaient l’explication fournie au sujet des retards de paiement des prestations de retraite aux adhérents du régime, les renseignements relativement aux nombreuses étapes nécessaires pour déterminer l’étendue du droit d’un adhérent à un régime et la description des problèmes auxquels est confronté l’administrateur du régime de pension pour accéder aux états de service des adhérents.

[66] Pour appuyer l’affirmation selon laquelle il est évident et manifeste que le Canada n’a pas une obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime de la Force de réserve, le procureur général s’est appuyé sur l’arrêt de la Cour suprême intitulé Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu qu’un critère à deux étapes s’applique pour établir l’existence d’une obligation de diligence dans une affaire donnée. La première question consiste à déterminer si les exigences de prévisibilité raisonnable et de proximité ont été respectées. Si la Cour conclut qu’une obligation de diligence prima facie existe, il faut alors déterminer s’il existe des motifs de politique résiduels qui militent contre l’imposition d’une obligation de diligence : par. 38 et 39.

[67] Afin de déterminer s’il est évident et manifeste que le Canada n’a pas d’obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime de la Force de réserve, il faut tenir compte de la jurisprudence abondante où les tribunaux ont conclu que le lien entre les administrateurs d’un régime de pension et les adhérents à un régime de pension est suffisamment étroit pour donner lieu à une obligation de diligence.

[68] Par exemple, dans l’arrêt Hembruff v. Ontario Municipal Employees Retirement Board, [2005] O.J. No. 4667, 78 O.R. (3d) 561, demande d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada refusée [2006] C.S.C.R. no 3, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu qu’il y avait [traduction] « une jurisprudence abondante pour appuyer la proposition selon laquelle l’administrateur d’un régime de pension a une obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime de pension » : par. 65.

[69] Pour en arriver à cette conclusion, la Cour d’appel de l’Ontario s’est appuyée sur l’arrêt de notre Cour intitulé Spinks c. Canada [1996] 2 C.F. 563, [1996] A.C.F. no 352, (1996) 134 D.L.R. (4th) 223. Dans l’arrêt Spinks, notre Cour a conclu qu’un employeur avait une obligation de diligence à l’égard d’un employé qui était en partie fondée sur le fait que l’employé « se fiait complètement à son employeur pour les renseignements en matière de pension dont il avait besoin » : par. 23. On peut dire qu’il en va de même en l’espèce : on peut soutenir que les adhérents au régime de la Force de réserve se fient complètement au gouvernement du Canada pour le paiement rapide et exact de leurs prestations de retraite.

[70] De même, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu qu’une obligation de diligence existait dans l’arrêt Ault v. Canada (AG), 2011 ONCA 147, [2011] O.J. No. 845, lequel portait sur la Couronne fédérale et ses obligations au titre du Régime de pension de retraite de la fonction publique. Invoquant son arrêt antérieur intitulé Hembruff, la Cour a conclu à l’existence [traduction] « d’un lien spécial entre l’administrateur d’un régime de pension et les adhérents au régime », de sorte que l’administrateur du régime a l’obligation de tenir compte des intérêts des adhérents dans le cadre de l’administration du régime. La Cour a ensuite souligné que la conclusion selon laquelle l’administrateur d’un régime avait une obligation de diligence à l’égard des adhérents à un régime de pension n’était [traduction] « rien de nouveau » : par. 36.

[71] À la lumière de cette jurisprudence, je ne suis pas persuadée qu’il est évident et manifeste que le gouvernement du Canada, à titre d’administrateur d’un régime de pension, n’a pas une obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime de la Force de réserve.

[72] Dans la mesure où le deuxième élément du critère mentionné dans l’arrêt Cooper c. Hobart est en cause, le procureur général affirme que, même s’il existe un lien de proximité suffisant entre l’administrateur du régime de pension et les adhérents au régime de la Force de réserve pour donner lieu à une obligation de diligence prima facie à l’égard des adhérents au régime, il existe des motifs stratégiques résiduels qui militent contre l’imposition d’une obligation de diligence en l’espèce.

[73] Le procureur général soutient que la création et l’administration du régime de la Force de réserve sont le produit de décisions stratégiques prises par le gouvernement du Canada et qu’il est dans l’intérêt public que le montant de tout paiement effectué au titre du régime soit exact. Par conséquent, le procureur général affirme qu’il faut prendre des mesures pour garantir l’exactitude du calcul des prestations de retraite, et ce, même si de telles mesures prennent du temps.

[74] Il existe toutefois une jurisprudence qui établit que les tribunaux devraient être réticents à rejeter un recours collectif projeté, au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable [traduction] « fondée sur des motifs stratégiques, à l’étape de la présentation de la requête, avant d’obtenir un dossier sur lequel un tribunal peut s’appuyer pour analyser les points forts et les points faibles des arguments stratégiques » : Haskett v. Equifax Canada Inc., 224 D.L.R. (4th) 419, [2003] O.J. No. 771, par. 52; voir aussi l’arrêt Williams v. City of Toronto, 2011 ONSC 6987, 346 D.L.R. (4th) 173, par. 47.

[75] En gardant à l’esprit cette jurisprudence, on ne peut pas affirmer qu’il est évident et manifeste, à ce stade, que le gouvernement du Canada ne pourrait avoir aucune obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime de la Force de réserve, au motif que l’allégation se rapporte à des décisions stratégiques qui échappent à la responsabilité délictuelle.

[76] Bien que le procureur général se soit principalement concentré sur la question de savoir si le gouvernement du Canada avait une obligation de diligence à l’égard des adhérents au régime, il a également fait remarquer que les préjudices sont un élément constitutif d’une cause d’action fondée sur la négligence et que M. Jost doit donc établir que les dommages-intérêts demandés peuvent être recouvrés. La Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes ne prévoyant pas le paiement des intérêts dans les circonstances décrites dans la déclaration de M. Jost, le procureur général soutient que sa demande de dommages-intérêts est donc vouée à l’échec.

[77] Il est vrai que M. Jost tente de recouvrer les intérêts relatifs aux paiements en retard, ainsi que d’obtenir une indemnisation au titre de la diminution de la valeur de ses prestations de retraite. À ce stade, il n’est toutefois pas nécessaire de déterminer son droit à des intérêts, étant donné qu’il demande également le paiement d’autres dommages-intérêts de nature pécuniaire et autre qui auraient résulté de l’action des FAC. Il n’est pas évident et manifeste que ces demandes ne peuvent pas être accueillies et elles suffisent pour satisfaire à la condition nécessaire d’une cause d’action en négligence permettant d’établir le recouvrement des dommages-intérêts.

[78] Enfin, le procureur général fait valoir que la loi créant le régime de la Force de réserve prévoit ses propres redressements. Plus précisément, le ministre peut prendre des mesures correctives lorsqu’une personne n’a pas pu effectuer un choix de pension en raison d’un avis erroné ou d’une erreur administrative. De plus, les personnes insatisfaites d’une décision touchant leurs prestations peuvent demander une révision : Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, art. 92 et 93.

[79] La Cour fédérale a conclu que les recours prévus par la loi mentionnés par le procureur général ne remplaçaient pas une réclamation pour négligence. Je souscris à cette conclusion. Il est très difficile de savoir si les réclamations de M. Jost pouvaient être examinées par l’intermédiaire des mécanismes prévus aux articles 92 et 93 de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes.

VIII. Les lacunes alléguées dans l’ordonnance d’autorisation de la Cour fédérale

[80] J’ai conclu qu’il n’est pas évident et manifeste que les réclamations de M. Jost de nature contractuelle et fondées sur la négligence ne révèlent pas des causes d’action valables. J’ai en outre conclu que sa demande relative au manquement à une obligation fiduciaire révélera une cause d’action valable, en autant que sa déclaration est modifiée pour invoquer l’existence d’un engagement, de la part de l’administrateur du régime de pension, d’agir au mieux des intérêts des adhérents au régime de la Force de réserve. J’examinerai maintenant les arguments du procureur général quant aux lacunes alléguées dans l’ordonnance d’autorisation de la Cour fédérale.

a) Le groupe identifiable

[81] Comme je l’ai indiqué précédemment, bien que la Cour fédérale n’ait pas approuvé la définition du groupe initialement proposée par M. Jost, elle a toutefois conclu que sa demande concernait le groupe identifiable suivant :

Tous les membres de la Force de réserve du Canada, participants du Régime de pension de la Force de réserve, qui avaient droit, au moment de leur libération, à une pension immédiate, à une valeur de transfert, à une allocation annuelle ou à une prestation de raccordement entre le 1er mars 2007 et aujourd’hui.

[82] M. Jost n’a pas interjeté appel de la décision de la Cour d’attribuer une définition plus restreinte au terme « groupe » et le procureur général ne la conteste pas. Cependant, comme je l’expliquerai ci-après, la modification de la définition du terme « groupe » est importante, car elle porte sur le caractère approprié de M. Jost en tant que représentant demandeur en l’espèce.

b) Les points communs

[83] L’alinéa 334.17(1)e) des Règles des Cours fédérales dispose que « [l]’ordonnance d’autorisation de l’instance comme recours collectif contient [...] l’énumération des points de droit ou de fait communs du groupe ».

[84] Bien que la Cour fédérale ait indiqué dans les motifs de son ordonnance que l’élément des [traduction] « points communs » du critère d’autorisation avait été satisfait en l’espèce, son analyse de ce que ces points communs représentaient en réalité était, de par sa nature, très générale. La Cour a mentionné qu’elle avait conclu que des points de droit communs, comme la négligence, le manquement à une obligation fiduciaire et la rupture de contrat, constituaient des causes d’action valables et qu’ils étaient communs aux membres du groupe proposé, car « le fondement juridique et factuel des réclamations sera commun aux membres du groupe ».

[85] Bien que M. Jost ait de toute évidence présenté à la Cour fédérale une liste de trois pages de ce qui, selon lui, constituait les 14 points communs qui sont soulevés en l’espèce, cette liste (ou les points qui y sont mentionnés) n’est citée à aucun endroit dans les motifs de la Cour fédérale. Plus important encore, l’ordonnance d’autorisation ne mentionne aucun point de droit ou de fait commun du groupe et elle n’adopte pas non plus, par renvoi, la liste des points communs de M. Jost.

[86] Pour qu’une affaire se prête à une autorisation du recours collectif, elle doit soulever des questions de fait ou de droit qui sont communes à tous les membres du groupe : arrêt Western Canadian Shopping Centres, précité, par. 39. En effet, l’existence de questions communes est considérée comme l’aspect crucial d’un recours collectif : Manuge c. Canada, 2008 CF 624, [2009] 1 R.C.F. 416, par. 26 et Campbell v. Flexwatt Corp., [1998] 6 W.W.R. 275, 44 B.C.L.R. (3d) 343 (C.A.C.B.), par. 52, demande d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada refusée, [1998] C.S.C.R. no 13. De plus, la définition du terme « groupe » dépendra souvent en partie de la détermination des points communs et inversement : Cloud v. Attorney General of Canada, (2004), 73 O.R. (3d) 401, 247 D.L.R. (4th) 667 (C.A. Ont.), par. 48, demande d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada refusée, [2005] C.S.C.R. no 50.

[87] Pour inclure des points communs dans une ordonnance d’autorisation, une définition précise est nécessaire et ces points sont généralement formulés sous la forme de questions auxquelles il faut répondre dans le cadre du litige. À titre d’exemple, dans l’arrêt Harrington v. Dow Corning Corp., [1996] B.C.J. no 734, 22 B.C.L.R. (3d) 97, conf. par 2000 BCCA 605, l’une des questions certifiées par la Cour suprême de la Colombie-Britannique était [traduction] « [l]es implants mammaires au gel de silicone sont-ils raisonnablement adaptés à leur usage prévu? » : par. 41. De même, dans la décision Manuge, précitée, la Cour fédérale a certifié plusieurs questions, notamment « [l]a Couronne a-t-elle des obligations fiduciaires envers le demandeur et le groupe et a-t-elle manqué aux obligations fiduciaires qu’elle a envers le groupe, par suite de l’application de l’alinéa 24a)(iv) de la partie III(B) de la police no 901102 du RARM? », « [l]a Couronne s’est-elle enrichie sans cause, et une ordonnance de restitution est‑elle justifiée? » et « [l]a Couronne devrait-elle être tenue de verser des dommages-intérêts généraux pour discrimination, violation d’obligations fiduciaires et mauvaise foi? ».

[88] La Cour fédérale a ainsi commis une erreur en ne précisant pas dans son ordonnance d’autorisation tous les points de droit ou de fait communs du groupe, comme l’exige l’alinéa 334.17(1)e) des Règles des Cours fédérales.

c) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en estimant qu’un recours collectif était la meilleure procédure judiciaire à suivre en l’espèce?

[89] L’alinéa 334.16(1)d) des Règles des Cours fédérales exige qu’un juge des requêtes conclue qu’un recours collectif « est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs » soulevés dans une affaire donnée. En répondant à cette question, l’alinéa 334.16(2)a) dispose que le juge doit prendre en compte tous les facteurs pertinents, notamment les suivants : la prédominance des points de fait ou de droit qui sont communs aux membres du groupe sur ceux qui ne concernent que certains membres.

[90] En concluant qu’un recours collectif était en effet la meilleure procédure judiciaire en l’espèce, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit :

[25] Le PGC soutient que de nombreuses questions exigent une appréciation individuelle quant à la responsabilité de l’État. Selon lui, il serait préférable de trancher de telles réclamations au cas par cas plutôt que dans le cadre d’un recours collectif, ajoutant que les questions sont trop complexes et difficiles pour être tranchées ensemble.

[26] Je ne souscris pas aux observations du PGC. Il faudra composer avec les aspects complexes de la loi et des faits, et ce, que l’affaire fasse l’objet d’un recours collectif ou qu’il y ait une multitude de réclamations individuelles. Le PGC n’a trouvé aucune solution de rechange plus efficace ou à même d’offrir un redressement équivalent.

[91] Le procureur général soutient que les motifs épars de la Cour fédérale qui, en guise de conclusion, ne proposent rien d’autre qu’un rejet de ses arguments témoignent du fait qu’elle n’a pas procédé à l’exercice de pondération exigé par la jurisprudence de la Cour suprême. Bien que cela puisse être vrai, l’analyse de la Cour fédérale pose un problème plus fondamental.

[92] Comme l’a indiqué la Cour suprême, dans l’arrêt Hollick, précité, par. 28, les tribunaux de première instance ne devraient pas interpréter d’une manière trop restrictive les questions quant à la meilleure procédure judiciaire, à l’étape de la requête en autorisation. La Cour a fait remarquer que le critère de la meilleure procédure judiciaire pourrait être satisfait, même dans les affaires où des questions fondamentales nécessitant une évaluation individuelle existaient, tant que le règlement des questions communes ferait progresser substantiellement l’instance : par. 30.

[93] Cependant, comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait observer dans l’arrêt Cloud ̧ trancher la question de savoir si le règlement des questions communes fera progresser substantiellement l’instance ne peut être fait qu’en tenant compte des questions de fait ou de droit communes particulières que la Cour a relevées. La Cour a fait remarquer que [traduction] « sans une formulation de ce que les questions communes constituent, toute évaluation de leur importance relative dans le contexte de l’ensemble de la demande ne peut pas être correctement effectuée » : précité, par. 77.

[94] En l’absence de tous les points de fait ou de droit communs que la Cour fédérale a mentionnés dans son ordonnance d’autorisation, il est impossible de déterminer si un recours collectif constitue le meilleur moyen de régler tous les points de fait ou de droit communs que la présente affaire pourrait en fait soulever : arrêt Buffalo, précité, par. 5 et 8.

d) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que M. Jost était un représentant demandeur approprié?

[95] La dernière condition d’autorisation d’un recours collectif indiquée dans les Règles des Cours fédérales est qu’il existe un représentant demandeur capable de convaincre la Cour qu’il représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe.

[96] Le procureur général a fait valoir à la Cour fédérale que M. Jost n’était pas un représentant demandeur approprié, parce qu’il a reçu ses prestations en temps opportun. La Cour a rejeté cet argument en signalant que « M. Jost a allégué un retard important dans le cadre du versement de ses prestations de retraite » et qu’il avait « prouvé son intention de poursuivre vigoureusement la présente action par l’intermédiaire d’un avocat compétent, qui agira en son nom et dans l’intérêt d’autres personnes qui se trouvent dans une situation similaire ».

[97] Cependant, le rôle de M. Jost en tant que représentant demandeur en l’espèce a soulevé des préoccupations que la Cour fédérale n’a pas abordées. Elles concernent le fait que M. Jost n’est pas un membre du groupe que la Cour fédérale a décrit dans son ordonnance d’autorisation.

[98] Rappelons que le groupe proposé dans la déclaration de M. Jost a été désigné comme un groupe composé de :

[TRADUCTION]

Tous les membres des Forces canadiennes, participants du Régime de pension de la Force de réserve et des Forces canadiennes, participants du Régime de pension de la Force régulière, qui avaient droit, au moment de leur libération, à une pension immédiate, à une valeur de transfert, à une allocation annuelle ou à une prestation de raccordement entre le 1er mars 2007 et aujourd’hui.

[99] Je crois comprendre qu’il n’y a pas de désaccord entre les parties sur le fait que M. Jost appartenait au groupe qui a été décrit dans sa déclaration.

[100] Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, la Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve faisant état que des membres de la Force régulière avaient connu des retards liés à la réception de leurs prestations de retraite. Par conséquent, la Cour a modifié la définition du mot « groupe » pour exclure les réclamations avancées par les membres de la Force régulière. La définition révisée, certifiée par la Cour fédérale, était rédigée ainsi :

Tous les membres de la Force de réserve du Canada, participants du Régime de pension de la Force de réserve, qui avaient droit, au moment de leur libération, à une pension immédiate, à une valeur de transfert, à une allocation annuelle ou à une prestation de raccordement entre le 1er mars 2007 et aujourd’hui.

[101] Rappelons aussi que la règle « membre un jour, membre toujours » dispose que, lorsqu’un membre de la Force de réserve a auparavant cotisé au régime de la Force régulière, il ne sera plus admissible à cotiser au régime de la Force de réserve. M. Jost a été membre de la Force régulière avant de se joindre à la Force de réserve; il a cotisé au régime de la Force régulière et il était admissible à des prestations de retraite au titre du régime de la Force régulière. Par conséquent, il n’était pas admissible à cotiser au régime de la Force de réserve : voir le Règlement sur le régime de pension de la force de réserve, par. 4(4). Étant donné que le groupe, tel qu’il est défini à l’heure actuelle, se limite aux adhérents au régime de la Force de réserve, il semble que M. Jost ne soit pas un membre du groupe autorisé.

[102] Comme je l’ai indiqué, la Cour fédérale n’a pas abordé cette question et, comme je l’explique ci-dessous, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que M. Jost est un représentant demandeur approprié.

[103] En l’espèce, le caractère approprié de M. Jost en tant que représentant demandeur dépend de la question de savoir si une personne n’appartenant pas à un groupe autorisé peut en fait être un représentant demandeur approprié. Aucune des parties n’a renvoyé la Cour aux décisions rendues par une Cour fédérale ou une Cour d’appel fédérale qui portent directement sur cette question. Cependant, un examen des Règles des Cours fédérales laisse entendre qu’un représentant demandeur devrait en effet être un membre du groupe pertinent.

[104] Plus précisément, le paragraphe 334.12(1) porte qu’« une action ou une demande peut être introduite par un membre d’un groupe de personnes au nom du groupe ». Le paragraphe 334.12(2) prévoit alors que « [l]e membre présente une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif et de se faire nommer représentant demandeur ». Le paragraphe 334.12(3) dispose que « [l]e représentant du groupe doit être une personne qui peut agir comme demandeur aux termes des présentes règles ». Ces dispositions laissent entendre assurément qu’un membre du groupe de personnes pertinent doit intenter le recours collectif proposé.

[105] La conclusion selon laquelle un représentant demandeur doit être un membre du groupe pertinent est étayée par le sous-alinéa 334.16(1)e)(iii) des Règles des Cours fédérales qui traite des requêtes en autorisation. Ce sous-alinéa édicte que « le juge autorise une instance comme recours collectif [...] s’il existe un représentant demandeur qui [...] n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs ». Une fois de plus, l’utilisation de l’expression « autres membres du groupe » indique que le représentant demandeur doit lui-même être un membre du groupe en question.

[106] L’Ontario utilise le même libellé que celui du sous-alinéa 334.16(1)e)(iii) dans sa loi sur les recours collectifs : voir le sous-alinéa 5(1)e)(iii) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs, L.O. 1992, chap. 6. La disposition de l’Ontario a été interprétée comme exigeant que le représentant demandeur proposé soit un membre du groupe.

[107] On en trouve un exemple dans l’arrêt Stone v. Wellington (County) Board of Education (1999), 29 C.P.C. (4th) 320, [1999] O.J. No. 1298 (C.A. Ont.), demande d’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada refusée, [1999] C.S.C.R. no 336. Les intimées dans l’arrêt Stone ont cherché à faire rejeter un recours collectif proposé en raison d’un délai de prescription prévue par la loi. Il a été démontré que la demande de la représentante demanderesse n’était pas valable, en raison de l’expiration du délai de prescription et, en conséquence, la demande a été rejetée.

[108] La Cour d’appel de l’Ontario a par la suite rejeté l’appel de la demanderesse, en déclarant que la Loi de 1992 sur les recours collectifs prévoyait qu’un représentant demandeur devait être un membre du groupe pertinent et [traduction] « pas simplement une personne désignée n’ayant aucun intérêt dans l’issue éventuelle » : par. 9 et 10.

[109] Il est vrai que certaines provinces autorisent des personnes, qui ne sont pas des membres du groupe pertinent, à agir à titre de représentantes demanderesses. En pareil cas, toutefois, cette capacité est précisée dans la loi pertinente sur les recours collectifs. Par exemple, en Colombie-Britannique, la Class Proceedings Act, R.S.B.C. 1996, c. 50 édicte que la Cour peut autoriser une personne qui n’appartient pas au groupe à agir à titre de représentante demanderesse du recours collectif. Cependant, la loi ajoute que la Cour ne peut le faire que si cela est nécessaire pour éviter de faire subir au groupe une grave injustice : paragraphe 2(4). Il existe des dispositions similaires dans la Class Actions Act de Terre-Neuve-et-Labrador, S.N.L. 2001, c. C-18.1, par. 3(4), la Class Actions Act de Saskatchewan, S.S. 2001, c. 12.01, par. 4(4) et la Class Proceedings Act de l’Alberta, S.A. 2003, c. C-16.5, par. 2(4).

[110] Compte tenu du libellé des Règles des Cours fédérales, et en l’absence de toute disposition expresse autorisant une personne, qui n’est pas membre d’un groupe, à agir à titre de représentante demanderesse d’un recours collectif, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que M. Jost était un représentant demandeur approprié en l’espèce.

[111] Il ressort des affidavits au dossier que plusieurs personnes sont visées par la définition du mot « groupe ». L’avocat du groupe demande qu’une autorisation soit accordée afin qu’une autre personne remplace M. Jost, si la Cour établit que ce dernier n’est pas un représentant demandeur approprié, au motif qu’il n’était pas un membre du groupe autorisé. Je suis d’avis qu’il s’agit d’une demande appropriée et, en conséquence, j’accorderais l’autorisation de modifier la déclaration pour qu’une autre personne remplace M. Jost et agisse à titre de représentante demanderesse ou, subsidiairement, pour redéfinir la description du groupe, de sorte qu’il comprendrait M. Jost.

e) Le contenu de l’ordonnance de la Cour fédérale

[112] La Cour fédérale a commis d’autres erreurs qui se rapportent au contenu de son ordonnance d’autorisation.

[113] Le paragraphe 334.17(1) des Règles des Cours fédérales indique que l’ordonnance d’autorisation de l’instance comme recours collectif contient six éléments. En d’autres termes, l’ordonnance d’autorisation contient :

(i) la description du groupe;

(ii) le nom du représentant demandeur;

(iii) l’énoncé de la nature des réclamations présentées au nom du groupe;

(iv) l’énoncé des réparations demandées par ou contre le groupe;

(v) l’énumération des points de droit ou de fait communs du groupe;

(vi) des instructions quant à la façon dont les membres du groupe peuvent s’exclure du recours collectif et la date limite pour le faire.

[114] En l’espèce, l’ordonnance de la Cour fédérale, lorsqu’on la lit au complet, indique que :

La Cour ordonne que la requête en autorisation soit accueillie pour le groupe suivant :

Tous les membres de la Force de réserve du Canada, participants du Régime de pension de la Force de réserve, qui avaient droit, au moment de leur libération, à une pension immédiate, à une valeur de transfert, à une allocation annuelle ou à une prestation de raccordement entre le 1er mars 2007 et aujourd’hui.

[115] Ainsi, bien que la Cour fédérale ait décrit le groupe dans son ordonnance d’autorisation, comme l’exigeait l’alinéa 334.17(1)a), elle a commis une erreur en ne se conformant pas aux exigences prévues aux alinéas 334.17(1)b) à f).

IX. Conclusion

[116] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et j’annulerais l’ordonnance d’autorisation du 4 novembre 2019 de la Cour fédérale. J’accorderais à M. Jost l’autorisation de signifier et de déposer une déclaration modifiée dans les 30 jours suivant la date du présent jugement. La requête en autorisation devrait alors être présentée au juge chargé de la gestion de l’instance aux fins de réexamen.

X. Dépens

[117] Dans son mémoire des faits et du droit, le procureur général demande que lui soient accordés ses dépens fixés dans le présent appel. Dans son mémoire, M. Jost ne demande pas que lui soient adjugés des dépens.

[118] Je note que le paragraphe 334.39(1) des Règles des Cours fédérales dispose que « les dépens ne sont adjugés contre une partie à une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif, à un recours collectif ou à un appel découlant d’un recours collectif » qu’en cas d’application de certaines exceptions. Il s’agit notamment de cas où la conduite d’une partie « a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance », où « une mesure prise par elle au cours de l’instance était inappropriée, vexatoire ou inutile ou a été effectuée de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection » et où « des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste d’en priver la partie qui a eu gain de cause ».

[119] La question des dépens n’a pas été abordée lors de l’audition de l’appel. Si le procureur général continue de croire que des dépens devraient lui être adjugés en l’espèce, il disposera de dix jours à compter de la date du présent jugement pour soumettre des observations écrites de cinq pages maximum. L’intimé disposera de dix autres jours pour répondre au moyen d’observations écrites ne dépassant pas cinq pages, et le procureur général disposera de cinq jours supplémentaires pour présenter une réponse d’au plus trois pages à ces observations.

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb j.c.a »

« Je suis d’accord.

Judith Woods j.c.a»

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-427-19

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. DOUGLAS JOST

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 novembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Barney Brucker

Laura Tausky

Jacob Pollice

 

Pour l’appelant

 

Celeste Poltak

Adam Tanel

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’appelant

 

Koskie Minsky LLP

Toronto (Ontario)

Pour l’intimé

 

 

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