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Date : 20201222


Dossier : A-144-19

Référence : 2020 CAF 219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

EUROPEAN STAFFING INC.

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 17 décembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2020.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20201222


Dossier : A-144-19

Référence : 2020 CAF 219

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

EUROPEAN STAFFING INC.

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

[1] L’appelante interjette appel du jugement de la Cour canadienne de l’impôt (2019 CCI 59, le juge Hogan), qui a rejeté les appels à l’encontre des déterminations du ministre du Revenu national. Le ministre a déterminé que l’appelante était une agence de placement, et qu’elle avait placé des personnes dans des emplois ouvrant droit à pension au sens du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8 (RPC) et assurables au sens de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, et de leurs règlements correspondants (alinéa 6g) du Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332 et paragraphe 34(1) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C., ch. 385).

[2] L’appelante, European Staffing, est une entreprise qui fournit des travailleurs spécialisés à des clients. Comme l’a décrit le juge, l’entreprise de l’appelante consiste exclusivement à jumeler des travailleurs qualifiés à des entreprises qui ont besoin de tels services spécialisés. Dans les années en cause, soit 2013 et 2014, l’appelante avait placé entre 45 et 51 travailleurs dans dix secteurs professionnels différents.

[3] La première question dont le juge a été saisi était de savoir si l’appelante était une agence de placement au sens des deux lois. Comme la Loi sur l’assurance-emploi et son règlement d’application ne contiennent aucune définition du terme « agence de placement », le juge a examiné les précédents et a appliqué la définition figurant dans le Règlement sur le Régime de pensions du Canada (Wholistic Child and Family Services Inc. c. M.R.N., 2016 CCI 34; Carver PA Corporation c. M.R.N., 2013 CCI 125). Cette définition, prévue au paragraphe 34(2) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, dispose que :

34(2) Une agence de placement comprend toute personne ou organisme s’occupant de placer des personnes dans des emplois, de fournir les services de personnes ou de trouver des emplois pour des personnes moyennant des honoraires, récompenses ou autres formes de rémunération.

34(2) For the purposes of subsection (1), placement or employment agency includes any person or organization that is engaged in the business of placing individuals in employment or for performance of services or of securing employment for individuals for a fee, reward or other remuneration.

[4] En examinant cette question, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a fait remarquer à juste titre que l’examen doit porter sur la nature des services fournis et sur la question de savoir qui a l’obligation de fournir les services. Si la prétendue agence de placement a l’obligation d’assurer un service en plus de la fourniture de personnel, c’est une entité qui fournit ce service plutôt que de placer des gens et qui n’est pas visée par les Règlements (S K Manpower Ltd. c. M.R.N., 2010 CCI 584, par. 40).

[5] Ceci étant établi, le juge a examiné l’argument de l’appelante selon lequel elle fournissait des services qui allaient au-delà de simplement fournir des travailleurs. Il a conclu « [qu’]on ne sait pas trop » quels autres services European Staffing fournit, et a souligné l’absence de tout élément de preuve documentaire des services offerts allant au-delà de fournir des travailleurs. Il a fait remarquer qu’il y avait « peu de corroboration » du témoignage du propriétaire de l’appelante concernant ses visites régulières sur les lieux de travail et sur la vérification des conditions de travail. Au contraire, deux témoins ont déclaré qu’ils ne l’avaient pas vu sur place. Le juge a conclu que l’appelante ne fournissait aucun service à ses clients au-delà de fournir des travailleurs (motifs, par. 68).

[6] En ce qui concerne la deuxième question, le juge a appliqué l’arrêt de notre Cour 1392644 Ontario Inc. (Connor Homes) c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 85 (arrêt Connor Homes).

[7] L’arrêt Connor Homes impose un critère subjectif et un critère objectif. Bien que la Cour doive examiner l’intention des parties et la question de savoir si elles pensaient réellement être dans une relation d’emploi ou si elles se considéraient comme des entrepreneurs indépendants, l’examen ne s’arrête pas là. La Cour doit également examiner l’ensemble des circonstances selon un point de vue objectif. L’examen repose sur les quatre critères objectifs énoncés dans l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 CF 553 (arrêt Wiebe Door), soit le degré de contrôle exercé sur le travailleur, la propriété des instruments de travail, les chances de bénéfices et les risques de pertes et l’intégration du travailleur dans l’entreprise de l’employeur. Nul ne conteste que le juge a correctement indiqué les critères juridiques applicables.

[8] Le juge a entendu le témoignage de huit témoins, soit le propriétaire de la société appelante, cinq travailleurs ainsi que deux fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada. Ces fonctionnaires ont témoigné au sujet des entrevues qu’ils ont menées auprès de 16 travailleurs, des déclarations de revenus de 35 autres travailleurs et de la correspondance avec quatre autres travailleurs (motifs, par. 23 et 26). Les éléments de preuve documentaire dont le juge était saisi comprenaient des factures et des feuilles de temps concernant 22 travailleurs.

[9] Dans la mesure où l’intention subjective des parties était en cause, le juge a conclu qu’il était loin d’être évident que les travailleurs avaient accepté de fournir leurs services en tant qu’entrepreneurs indépendants (motifs, par. 45).

[10] En examinant la situation de façon objective, se fondant sur les critères énoncés dans l’arrêt Wiebe Door, le juge a conclu qu’en réalité, les travailleurs n’étaient pas des entrepreneurs indépendants, mais qu’ils avaient plutôt été placés dans des conditions qui correspondent à celles d’un contrat de louage de services. Les clients d’European Staffing exerçaient un degré de contrôle et de supervision important sur les travailleurs. Les critères relatifs, d’une part, à la propriété des instruments de travail, aux chances de bénéfices et aux risques de pertes et, d’autre part, au degré d’intégration du travailleur dans la main-d’œuvre du client menaient tous à la conclusion selon laquelle il existait une relation d’emploi. Le juge a conclu que les travailleurs étaient payés à un taux horaire selon un horaire établi par les clients de l’appelante, et non par l’appelante. Il a conclu que, de façon générale, les travailleurs ne fournissaient pas leurs propres outils (motifs, par. 46, 55 et 58). Dans la mesure où deux travailleurs ont déclaré dans leur témoignage que, parfois, pendant leur placement, ils ne se présentaient pas au travail pour des raisons personnelles ou pour accepter des emplois différents, le juge a conclu qu’il s’agissait d’une caractéristique typique des emplois occasionnels à court terme. Le juge a affirmé qu’il ne considérait pas que les travailleurs pouvaient exercer un contrôle sur leurs heures comme le ferait un entrepreneur indépendant (motifs, par. 47).

[11] En tirant ces conclusions, le juge a eu l’avantage d’entendre les témoins et d’observer leur comportement. À cet égard, il a conclu que le témoignage du propriétaire de l’appelante était « intéressé et [...] semblait avoir été préparé », et que les réponses aux questions étaient vagues, voire évasives. Il a également constaté des divergences entre le témoignage de l’appelante et de certains clients de l’appelante, dont il a estimé les témoignages plus convaincants.

[12] Comme je l’ai déjà mentionné, l’appelante ne conteste pas le fait que le juge a tenu compte des principes juridiques applicables aux questions dont il était saisi; l’analyse en deux étapes de l’arrêt Connor Homes et les quatre critères énoncés dans l’arrêt Wiebe Door. L’essentiel de l’argument de l’appelante est plutôt que le juge a commis une erreur dans son application des faits au droit. Il est bien établi qu’un appelant qui cherche à infirmer des conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit, comme en l’espèce, doit démontrer qu’une erreur manifeste et dominante a été commise (voir, par exemple, l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235).

[13] Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire (voir les arrêts Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, par. 46 et Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 RCS 352, par. 38). Aucune erreur de ce genre n’a été décelée dans l’appréciation de la preuve faite par le juge ni dans son application des principes juridiques. Les raisons pour lesquelles le juge a retenu le témoignage de certains témoins et a rejeté celui de l’appelante, correspondant à son évaluation de la crédibilité et de la valeur probante des documents dont il était saisi, sont inattaquables.

[14] L’appelante soutient ensuite que le juge a commis une erreur dans sa compréhension et son application du droit relatif au fardeau incombant au contribuable de réfuter les hypothèses du ministre. Il souligne le fait que le juge était saisi de certains éléments de preuve qui n’avaient pas été contredits.

[15] Pour réfuter les hypothèses du ministre, le contribuable doit [traduction] « établir des faits qui permettent d’affirmer que la cotisation n’était pas autorisée par la loi fiscale ou qui jettent un tel doute sur la question qu’en vertu des principes susmentionnés, la responsabilité de l’appelant ne peut être retenue » (Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336). Ainsi, le contribuable a le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits qui réfutent les hypothèses du ministre (Sarmadi c. Canada, 2017 CAF 131, par. 46; Eisbrenner c. Canada, 2020 CAF 93, par. 24 à 52; Van Steenis c. Canada, 2019 CAF 107, par. 13; voir également l’arrêt F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41).

[16] L’appelante souligne que certains éléments de preuve présentés par le propriétaire et l’un des travailleurs étayaient l’opinion selon laquelle il ne s’agissait pas d’une agence de placement. L’existence de certains éléments de preuve n’est toutefois pas suffisante; cette preuve doit également être crédible et suffisamment convaincante, selon la prépondérance des probabilités. Le juge a conclu qu’aucun élément de preuve de ce genre ne lui avait été présenté. Le fait que le juge ait souligné l’absence d’éléments de preuve corroborants n’était qu’une simple observation de ce qui serait nécessaire pour confirmer les éléments de preuve qu’il jugeait non convaincants. L’appelante avait le fardeau de réfuter les hypothèses du ministre en ce qui concerne tous les travailleurs faisant l’objet des déterminations. Elle ne l’a pas fait. Une hypothèse ne peut être réfutée sur le fondement de « certains » éléments de preuve ou sur une preuve non crédible.

[17] Le juge n’a commis aucune erreur en appliquant les résultats de son analyse à tous les travailleurs faisant l’objet des déterminations. L’appelante a choisi de ne faire entendre que deux travailleurs dont les témoignages ont été retenus par le juge. Si l’appelante avait voulu réfuter l’hypothèse du ministre compte tenu de la situation des autres travailleurs, il incombait à l’appelante et non au ministre de le faire. En somme, aucune erreur de droit n’a été relevée dans la conception du juge de la charge de la preuve.

[18] Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Yves de Montigny, j.c.a.»

« Je souscris à ces motifs.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

 

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-144-19

 

INTITULÉ :

EUROPEAN STAFFING INC. c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 décembre 2020

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

DATE DES MOTIFS :

Le 22 décembre 2020

COMPARUTIONS :

Duane R. Milot

Kris Gurprasad

Pour l’appelante

Sandra K.S. Tsui

Pallavi Gotla

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Milot Law

Toronto (Ontario)

Pour l’appelante

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

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