Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210113


Dossier : A-139-19

Référence : 2021 CAF 3

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

TENSAR TECHNOLOGIES, LIMITED, TENSAR CORPORATION LLC et TENSAR INTERNATIONAL CORPORATION

appelantes

et

ENVIRO-PRO GEOSYNTHETICS, LTD.

intimée

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe le 23 novembre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20210113


Dossier : A-139-19

Référence : 2021 CAF 3

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

TENSAR TECHNOLOGIES, LIMITED, TENSAR CORPORATION LLC et TENSAR INTERNATIONAL CORPORATION

appelantes

et

ENVIRO-PRO GEOSYNTHETICS, LTD.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Résumé des faits

[1] Notre Cour est saisie de l'appel de la décision de la Cour fédérale (2019 CF 277, le juge Michael D. Manson) qui a conclu que plusieurs revendications du brevet canadien no 2 491 858 (le brevet 858) des appelantes étaient valides, mais qu'elles n'avaient pas été contrefaites par l'intimée. L'intimée a abandonné son appel incident peu avant l'audience.

II. Le brevet et les revendications en cause

[2] Le brevet 858 est intitulé « Géogrille ou structure maillée ». Ainsi qu'il est indiqué dans la section [TRADUCTION] « Contexte de l'invention », une géogrille est une grille constituée de fils ou nervures reliés soit aux nervures transversales ou côtes de la grille, soit à des jonctions ou nœuds. Les géogrilles décrites au brevet 858 sont obtenues en étirant une feuille de matière plastique ou polymère ayant des perforations, d'abord dans la « direction machine » (DM, ou « MD » en anglais), puis perpendiculairement, dans la « direction transversale » (DT, ou « TD » en anglais). L'étirement augmente la taille des perforations (pour produire les ouvertures de maille) et augmente la résistance du matériau de départ tout en réduisant son épaisseur. Le brevet 858 précise que l'objectif premier d'une géogrille est de renforcer le sol.

[3] L'invention revendiquée dans le brevet 858 porte sur la disposition, dans la matière plastique de départ, de perforations selon un motif hexagonal, ainsi qu'il est illustré à la figure 1 du brevet :

[4] Ce matériau de départ est ensuite étiré dans la direction machine, ce qu'indique la figure 2, puis dans la direction transversale, pour produire la géogrille illustrée à la figure 4 :

[5] Les géogrilles antérieures qui étaient étirées dans les deux directions offraient une bonne résistance dans la direction machine et la direction transversale; la géogrille décrite dans le brevet 858 offre toutefois une plus grande résistance diagonale que les produits précédemment offerts sur le marché. Le brevet 858 mentionne deux brevets pour illustrer les antériorités qui offraient une moins grande résistance diagonale, soit les brevets américains nos 4 374 798 (le brevet Mercer 798) et 5 053 264. La figure 3 qui suit, tirée du brevet Mercer 798, illustre la géogrille rectangulaire qu'on y envisageait :

[6] Le brevet 858 mentionne également le brevet américain no 3 386 876 (le brevet Wyckoff), qui divulgue une grille constituée d'ouvertures triangulaires obtenues en étirant la matière plastique de départ ayant des perforations. Le brevet 858 affirme que la grille du brevet Wyckoff était lourde et relativement peu résistante. La figure 10 du brevet Wyckoff illustre les mailles triangulaires :

Figure 10

[7] Bien que les fils ou nervures décrits dans le brevet Wyckoff soient obtenus par étirement, il y est mentionné à plusieurs reprises que les nœuds ou jonctions ne sont pas étirés.

[8] Les revendications du brevet 858 qui sont en cause sont les revendications 6 à 8, 11 à 13 et 18 à 31. Cependant, toutes ces revendications — à l'exception des revendications 6 et 18 — dépendent, directement ou indirectement, d'une des deux revendications indépendantes 6 ou 18. Dans le présent appel, il n'est pas nécessaire d'examiner ces deux revendications indépendantes. Le texte de ces revendications est reproduit ci-après :

[TRADUCTION]

6. Une géogrille obtenue par étirement dans les deux sens d'une feuille de matière plastique utilisée comme matériau de départ et ayant une série de trous qui comporte :

un premier ensemble de fils orientés sensiblement de façon droite disposés à un angle aigu par rapport à une première direction;

un deuxième ensemble de fils orientés sensiblement de façon droite disposés à un angle aigu par rapport à la première direction et, pour ce qui est de cette seconde direction, à angle droit par rapport à la première direction, un fil (à angle) sur deux des deux ensembles étant disposé à angle par rapport à la première direction selon des angles sensiblement égaux et opposés;

d'autres fils supplémentaires orientés sensiblement de façon droite dans ladite seconde direction;

des nœuds, dont chacun lie quatre fils disposés à angle et deux des fils supplémentaires orientés, où, à sensiblement chaque nœud, la fourche entre chaque paire de fils adjacents est orientée dans la direction entourant la fourche, de sorte que l'orientation est soit du bord d'un fil, autour de la fourche et jusqu'au bord du fil adjacent.

[...]

18. Une méthode de fabrication d'une géogrille dans les deux directions avec une matière plastique qui comporte :

une feuille de matière plastique utilisée comme matériau de départ et ayant des perforations selon un motif hexagonal de forme et de taille sensiblement identiques disposées de manière que chaque perturbation soit située au coin de trois hexagones et qu'il n'y ait pas dans l'hexagone de perforations d'une taille égale ou supérieure à celle desdites perforations;

un étirement dans une première direction pour étirer, entre les perforations contiguës, les fils sur les côtés des hexagones et y former des fils orientés;

un étirement dans une seconde direction sensiblement à angle droit par rapport à la première direction pour étirer, entre les perforations contiguës, les fils sur les côtés des hexagones et y former des fils orientés, de sorte que les parties centrales des hexagones forment des nœuds liant les fils orientés, où l'étirement est appliqué jusqu'à ce que l'orientation des fils se prolonge dans sensiblement chaque nœud de sorte que, à sensiblement chaque nœud, la fourche entre chaque paire de fils adjacents soit orientée dans la direction entourant la fourche, de sorte que l'orientation soit continue du bord d'un fil, autour de la fourche et jusqu'au bord du fil adjacent.

[9] Les parties conviennent en outre que les produits censément contrefaits de l'intimée (désignés « Tri‑Grid ») réunissent tous les éléments de ces revendications, à l'exception du dernier passage de chaque revendication :

Dans la revendication 6 :

[TRADUCTION]

[...] où, à sensiblement chaque nœud, la fourche entre chaque paire de fils adjacents est orientée dans la direction entourant la fourche, de sorte que l'orientation est soit du bord d'un fil, autour de la fourche et jusqu'au bord du fil adjacent.

Dans la revendication 18 :

[TRADUCTION]

[...] où l'étirement est appliqué jusqu'à ce que l'orientation des fils se prolonge dans sensiblement chaque nœud de sorte que, à sensiblement chaque nœud, la fourche entre chaque paire de fils adjacents soit orientée dans la direction entourant la fourche, de sorte que l'orientation soit continue du bord d'un fil, autour de la fourche et jusqu'au bord du fil adjacent.

[10] L'expression qui constitue l'essentiel du litige entre les parties est la même dans les deux revendications : [TRADUCTION] « [...] de sorte que l'orientation soit continue du bord d'un fil, autour de la fourche et jusqu'au bord du fil adjacent ».

[11] Un mot important dans cette expression, le mot [TRADUCTION] « orientation », est défini comme suit à la page 5 du brevet 858 :

[TRADUCTION]

Le terme « orientation » signifie l'orientation moléculaire. En général, lorsqu'on mentionne l'orientation d'un fil, l'orientation privilégiée est longitudinale.

[12] Comme l'a expliqué le juge de première instance, la matière plastique de départ décrite dans le brevet 858 a deux états morphologiques, l'état cristallin et l'état amorphe. Dans les deux cas, les molécules sont orientées de façon aléatoire avant l'étirement. L'étirement du matériau oriente les molécules dans la direction de l'étirement, et cette orientation accroît la résistance du matériau dans cette direction.

[13] Dans l'expression en cause, l'orientation revendiquée est décrite comme étant celle [TRADUCTION] « autour de la fourche ». Cette direction de l'orientation est donc importante. Les parties reconnaissent que, pour « obtenir une orientation dans la direction contournant la fourche, les molécules de la fourche doivent s'aligner principalement sur une direction tangentielle à la courbure de la fourche » (voir le paragraphe 100 des motifs du juge de première instance).

[14] Un autre mot important dans l'expression en cause est le mot [TRADUCTION] « continue ». Les parties conviennent que le mot « continu » signifie « ininterrompu », et elles conviennent que cela est la définition selon les dictionnaires, mais elles ne s'entendent pas sur le sens du mot « continu » (ou « ininterrompu ») dans le cas de l'orientation moléculaire. Les appelantes affirment que l'« orientation continue » devrait être interprétée selon la réduction de l'épaisseur de la matière plastique de départ qui résulte de l'étirement. Elles notent que, dans la divulgation du brevet 858, l'invention est décrite selon la réduction de l'épaisseur et elles affirment que c'est ainsi qu'il faut déterminer la portée des revendications. L'intimée, pour sa part, insiste sur le renvoi à l'orientation moléculaire et affirme que l'« orientation continue » devrait être interprétée en tenant compte des interruptions, à la fois dans le degré d'orientation et dans la direction de l'orientation des molécules.

III. La décision de la Cour fédérale

[15] Dans sa décision, le juge de première instance a discuté des règles de droit qui s'appliquent à l'interprétation des revendications, notamment le point de vue de la personne versée dans l'art, dont on doit se servir pour interpréter les revendications du brevet 858, et les connaissances générales courantes que posséderait cette personne versée dans l'art. S'agissant de la personne versée dans l'art, le juge de première instance a conclu en ces termes :

[82] Après avoir examiné l'ensemble de la preuve présentée à la Cour, je conclus que :

a. Une personne moyennement versée dans l'art, dans le contexte du brevet 858, combinerait, grâce à son expérience, deux domaines du génie :

i. le génie mécanique, chimique ou textile avec une spécialisation en génie des matériaux synthétiques ou plusieurs années d'expérience dans les systèmes de fabrication de textiles synthétiques et de matériaux connexes, mais avec une connaissance limitée des relations entre la structure moléculaire et les propriétés des matières plastiques ou des polymères [ingénieur de fabrication];

ii. le génie civil ou militaire avec une spécialisation en génie géotechnique ou génie des revêtements ou de cinq à sept années d'expérience de l'utilisation de textiles synthétiques, de tissus maillés, de filets et de grilles dans l'industrie de la construction [ingénieur d'application].

b. L'ingénieur de fabrication est surtout intéressé par les méthodes de traitement du matériau de départ et les effets de celles‑ci sur les propriétés des produits finis, ici, la fabrication de produits en tissu maillé polymère ou de géogrilles, avec des connaissances limitées des relations entre la structure moléculaire et les propriétés des matières plastiques ou des polymères. L'ingénieur d'application est surtout intéressé par les propriétés physiques et mécaniques des produits finis, leurs fonctions prévues, leur durabilité à long terme et leur efficacité opérationnelle dans diverses applications, ici, l'application et l'utilisation de tissus maillés et de géogrilles dans l'industrie de la construction.

c. La personne moyennement versée dans l'art serait soit un ingénieur de fabrication avec assez d'expérience dans l'industrie (de cinq à sept ans) pour posséder les connaissances d'un ingénieur d'application ou l'inverse.

[16] Le fait que l'ingénieur de fabrication ait « une connaissance limitée des relations entre la structure moléculaire et les propriétés des matières plastiques ou des polymères » a une très grande importance dans le présent appel.

[17] Le juge de première instance a mentionné que les parties ont reconnu que les connaissances générales courantes pertinentes comprennent le brevet Wyckoff et le brevet Mercer 798, ainsi qu'un autre brevet Mercer (le brevet américain no 5 269 631 (le brevet Mercer 631)). Le juge a noté que le brevet Mercer 631 a introduit l'expression [TRADUCTION] « orientation continue ». Au sujet du brevet Wyckoff, le juge de première instance a ajouté que, bien qu'on étire les nervures de la géogrille décrite dans le brevet, on n'étire pas les nœuds ou jonctions. Cela distingue le brevet Wyckoff du brevet 858.

[18] Le juge de première instance a également déclaré ce qui suit :

[87] De plus, aux dates pertinentes, la personne moyennement versée dans l'art aurait eu les connaissances générales courantes suivantes :

i. les propriétés moléculaires de base des polymères;

ii. l'orientation moléculaire inhérente à l'étirement d'un polymère lorsque celui‑ci est étiré au‑delà de sa limite apparente d'élasticité dans la direction de l'étirement;

iii. le terme « continu » signifie ininterrompu;

iv. le terme « orientation » signifie orientation moléculaire;

v. la direction de l'orientation est relative à une direction de référence;

vi. différentes méthodes sont utilisées pour fabriquer des structures de polymères géométriques, y compris des géogrilles, au moyen d'un étirement uniaxial ou d'un étirement biaxial;

vii. lorsqu'une section d'un matériau polymérique de départ subit une réduction de son épaisseur, c'est une indication qu'il s'est produit un étirement et qu'un certain degré d'orientation est présent.

[19] Dans son analyse de l'interprétation des revendications, le juge de première instance a mentionné ce qui suit :

[100] Les experts conviennent de ce qui suit :

i. L'orientation est définie dans le brevet 858 et s'entend de l'orientation moléculaire;

ii. Dans les deux revendications, la direction de l'orientation continue est importante;

iii. Un point de référence est requis lorsqu'il s'agit de la direction de l'orientation, et le point de référence dans les deux revendications est la courbure de la fourche;

iv. Une certaine orientation est inhérente à l'étirement d'un polymère au-delà de sa limite apparente d'élasticité;

v. Une cristallisation à cent pour cent d'un polymère est pratiquement impossible;

vi. Pour obtenir une orientation dans la direction contournant la fourche, les molécules de la fourche doivent s'aligner principalement sur une direction tangentielle à la courbure de la fourche;

vii. « Continu » signifie « ininterrompu ».

[20] Le juge de première instance a examiné le témoignage des experts des deux parties, Alan McGown pour les appelantes (les demanderesses lors du procès) et Phillip Choi pour l'intimée (la défenderesse lors du procès). Aux paragraphes 102 à 120 de ses motifs, le juge de première instance discute des points de vue exprimés par ces experts sur le sens du mot [TRADUCTION] « continue » dans l'expression [TRADUCTION] « orientation continue [...] autour de la fourche » du brevet 858.

[21] Le juge de première instance n'a pas accepté intégralement le témoignage de l'un ou l'autre expert. M. McGown a insisté sur la réduction de l'épaisseur lorsqu'on étire la matière plastique et sur la question de savoir si la réduction se produisait partout autour de la fourche. Le juge de première instance a reconnu que le brevet 858 établit un lien entre la réduction de l'épaisseur et l'orientation moléculaire autour de la fourche et qu'il n'est pas nécessaire que la réduction de l'épaisseur soit uniforme autour de la fourche, mais il a jugé que la simple présence d'une certaine réduction de l'épaisseur ne suffisait pas et que l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » devait signifier davantage. Le juge a conclu que l'interprétation que M. McGown propose de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » n'offre pas assez de poids au mot « continue » et qu'elle « est simplement trop générale et ne constitue pas une interprétation téléologique ».

[22] M. Choi a interprété l'expression « orientation continue » selon l'interruption de la continuité de l'orientation moléculaire. Comme l'a indiqué le juge de première instance, M. Choi a fait valoir qu'« une interruption peut se produire s'il y a une quantité significative de molécules en phase amorphe interrompant l'orientation directionnelle des molécules en phase cristalline ». M. Choi a mentionné que l'orientation continue peut également être interrompue par la direction de l'orientation des lamelles (des faisceaux de macromolécules étroitement groupées qui forment un motif en phase cristalline), si les lamelles ne sont pas tangentiellement au bord de la courbure de la fourche. Le juge de première instance a estimé que l'interprétation de M. Choi posait problème pour plusieurs raisons, notamment le fait que, selon son interprétation, il serait impossible de produire une géogrille contrefaite, et que ce n'était pas l'interprétation que ferait une personne moyennement versée dans l'art ayant la volonté de comprendre le brevet 858 dans son intégralité.

[23] Le juge de première instance a toutefois retenu l'avis de M. Choi selon lequel l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » doit tenir compte à la fois du degré d'orientation et de la direction de l'orientation. Le juge de première instance a renvoyé à des extraits du témoignage de M. McGown (notamment que le degré et la direction de l'orientation doivent tous deux être pris en compte dans l'interprétation de l'expression « orientation continue ») et a formulé la conclusion suivante :

[120] Je suis d'avis que l'expression « orientation continue » signifie, à tout le moins, (1) qu'une quantité prédominante ou un pourcentage substantiel de molécules autour de la fourche sont orientées dans une direction tangentielle à la courbure de la fourche et (2) qu'une quantité prédominante ou un pourcentage substantiel des molécules orientées autour de la fourche sont en phase cristalline.

[24] En ce qui concerne la contrefaçon, les questions en litige se limitent à l'expression [TRADUCTION] « de sorte que l'orientation soit continue du bord d'un fil, autour de la fourche et jusqu'au bord du fil adjacent » et à son interprétation. M. McGown s'est appuyé sur deux rapports pour défendre la thèse des appelantes. Le premier rapport présentait une analyse tridimensionnelle de la taille et de la forme des nœuds dans les produits Tri‑Grid de l'intimée en se fondant sur des photographies de ces produits. Le second présentait des mesures de l'épaisseur prises à différents endroits des échantillons des produits Tri‑Grid de l'intimée et des photographies de ces produits obtenues à l'aide d'un microscope électronique à balayage.

[25] Le juge de première instance a reconnu que le deuxième rapport de M. McGown indiquait une certaine réduction de l'épaisseur à la fourche dans l'échantillon du produit Tri‑Grid analysé, et qu'il y avait donc une certaine orientation dans la fourche des produits de l'intimée. Il a toutefois noté que les analyses dans les deux rapports ne portaient que sur la surface du matériau et que ni l'un ni l'autre ne permettait de déterminer correctement le degré ou la direction de l'orientation des molécules à la fourche dans les produits de l'intimée. En l'absence de tels éléments de preuve, le juge de première instance a conclu qu'il n'y avait pas contrefaçon.

IV. Les questions portées en appel

[26] Les appelantes soulèvent trois questions en appel :

Question 1 : Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur de droit en omettant d'interpréter l'expression précise du brevet 858 en cause de façon téléologique, en tenant compte du brevet dans son ensemble, de sa propre définition de la personne versée dans l'art et de ses conclusions quant aux connaissances générales courantes?

Question 2 : Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en ajoutant les mentions restrictives « quantité prédominante » et « pourcentage substantiel » en parlant des molécules autour de la fourche devant être orientées dans une direction tangentielle à la courbure de la fourche et devant être en phase cristalline?

Question 3 : Le cas échéant, cette interprétation erronée des revendications a‑t‑elle créé un fardeau inéquitable pour les demanderesses et fait en sorte qu'il leur a été impossible de prouver la contrefaçon, même si le brevet 858 n'était pas contesté sur le fondement de l'utilité, du caractère suffisant de la description ou de revendications excessives?

[27] On ne sait pas très bien quelle distinction les appelantes cherchent à établir entre les questions 1 et 2. Après une lecture attentive de leurs observations, il semble que la question 1 vise à établir que le juge de première instance s'est contredit, et a de ce fait commis une erreur de droit, en rejetant d'abord la preuve d'expert de M. Choi sur l'interprétation de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue », puis en accordant un certain poids à cette preuve. Sinon, il semble y avoir chevauchement entre les questions 1 et 2.

V. Analyse

A. La norme de contrôle

[28] La norme de contrôle qui s'applique dans le présent appel est celle énoncée dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. La norme de la décision correcte s'applique aux questions de droit (voir le paragraphe 8), alors que les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit — à moins qu'il n'existe une question de droit isolable — ne sont susceptibles de révision que s'il est établi que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante (voir les paragraphes 10 et 36).

[29] L'interprétation d'un brevet est une question de droit qu'il appartient au juge de trancher : Tearlab Corporation c. I‑MED Pharma Inc., 2019 CAF 179 (Tearlab), au paragraphe 28. En revanche, l'appréciation de la preuve d'expert quant à la manière dont une personne versée dans l'art interpréterait le libellé des revendications et quant aux connaissances générales courantes dont disposait cette personne à la date de publication est une question de fait susceptible d'examen selon la norme de l'erreur manifeste et dominante : Tearlab, au paragraphe 29.

[30] Si le juge de première instance a bien interprété les revendications, alors, sauf s'il existe une question de droit isolable, la question de la contrefaçon est une question de fait qui doit être examinée selon la norme de l'erreur manifeste et dominante (ABB Technology AG c. Hyundai Heavy Industries Co., Ltd., 2015 CAF 181, [2015] A.C.F. no 973 (QL), au paragraphe 30).

B. La première question en litige

[31] J'examinerai ici l'argument des appelantes selon lequel le juge de première instance s'est contredit et a, de ce fait, commis une erreur de droit. J'examinerai tous les arguments des appelantes portant sur l'interprétation de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » dans mon analyse de la question 2.

[32] Je rejette l'argument invoqué par les appelantes à la question 1, pour le motif que je ne relève aucune contradiction ni incohérence dans l'examen que le juge de première instance a fait des éléments de preuve. D'abord, le juge de première instance n'a pas expressément rejeté tous les éléments de preuve de M. Choi. Il a plutôt exposé plusieurs raisons pour lesquelles il estimait que l'interprétation faite par M. Choi de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » posait problème. J'interprète cette partie de son analyse comme un rejet partiel, mais non total, du point de vue de M. Choi.

[33] Le juge de première instance a ensuite examiné les éléments de preuve de M. McGown et y a aussi relevé certains problèmes. En présence d'une situation où il jugeait que des éléments de preuve des deux parties sur l'interprétation des revendications posaient problème, il a fait ce qui lui était loisible de faire : il a choisi les aspects des éléments de preuve qu'il privilégiait (en tenant compte de l'ensemble du dossier dont il était saisi) et il a tiré une conclusion sur l'interprétation de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue ». Je ne connais ni jurisprudence ni doctrine — et les appelantes n'ont renvoyé à aucune — indiquant que le juge de première instance était tenu d'accepter l'ensemble des éléments de preuve de l'une ou l'autre partie, et qu'il ne pouvait pas tirer sa propre conclusion.

[34] Le principal élément de l'opinion de M. Choi que le juge de première instance a retenu concerne la double exigence voulant que l'interprétation de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » doive tenir compte à la fois du degré d'orientation (le pourcentage relatif de molécules en phases cristalline et amorphe) et de la direction de l'orientation (la direction de l'alignement des lamelles) : voir le paragraphe 115 des motifs du juge. Je n'y vois aucune incompatibilité avec les préoccupations exprimées par le juge de première instance à l'égard des éléments de preuve de M. Choi.

[35] Voilà où doit s'arrêter notre analyse des allégations des appelantes concernant l'erreur de droit commise par le juge. Toute discussion plus poussée de la part de notre Cour de l'interprétation que le juge de première instance a faite des revendications requiert un examen des éléments de preuve qui ont été présentés à la Cour fédérale ainsi que du poids qui y a été accordé. Un tel examen soulève une question de fait et de droit, qui est soumise à la révision selon la norme de l'erreur manifeste et dominante. Cela sera l'objet de la prochaine section.

C. La deuxième question en litige

[36] Cette question porte sur l'interprétation que le juge de première instance a faite de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » et elle constitue en fait l'essentiel du présent appel.

[37] Les appelantes affirment que, dans son interprétation de cette expression, le juge de première instance y a ajouté, d'une manière inadmissible, des mots qui ne figurent pas dans les revendications en cause, dans le mémoire descriptif du brevet ou dans les connaissances générales courantes. Les appelantes insistent plus précisément sur l'utilisation des expressions « quantité prédominante » et « pourcentage substantiel » pour définir dans quelle mesure les molécules autour de la fourche sont orientées dans une direction tangentielle à la courbure de la fourche et sont en phase cristalline.

[38] Les appelantes notent que la Cour fédérale n'a pas été saisie de questions telles que l'insuffisance de la divulgation, l'absence d'utilité ou des revendications excessives et qu'il faut donc présumer que la description et les revendications du brevet 858 sont suffisantes et raisonnables. Dans ce cas, affirment‑elles, la personne versée dans l'art aurait été en mesure de réaliser l'invention sans devoir utiliser des connaissances qui excèdent son expertise. Compte tenu de la « connaissance limitée des relations entre la structure moléculaire et les propriétés des matières plastiques » que le juge de première instance a attribuée à la personne versée dans l'art, les appelantes affirment que le juge a commis une erreur en concluant que M. McGown avait fait une interprétation trop générale de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » et en interprétant [TRADUCTION] « orientation continue » selon une quantité prédominante ou un pourcentage substantiel de molécules ayant certaines propriétés.

[39] Je ne suis pas d'accord avec les appelantes lorsqu'elles affirment que le juge de première instance a interprété l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » en y ajoutant des termes qui ne figurent pas dans les revendications en cause. Je suis d'avis que le juge de première instance a clairement indiqué qu'il cherchait à donner un sens au mot « continue » utilisé dans les revendications, ce que M. McGown n'avait pas fait en exprimant son point de vue. Lors de ses efforts, le juge de première instance a retenu le point de vue de M. Choi, à savoir que le mot « continue » renvoie à la continuité de l'orientation moléculaire, et que l'on évite les revendications en cause s'il y a interruption de cette continuité. Le juge de première instance a également souscrit à l'opinion de M. Choi que cette continuité renvoie à la fois au degré d'orientation et à la direction de l'orientation. En l'absence d'énoncé offrant une définition pertinente du mot « continue » dans le brevet 858 proprement dit, le juge de première instance pouvait se fonder sur la preuve d'expert pour interpréter ce mot et préférer les éléments de preuve de M. Choi à ceux de M. McGown. D'ailleurs, M. McGown a reconnu que, pour qu'il y ait [TRADUCTION] « orientation continue », l'orientation doit se faire principalement de la façon définie dans les revendications en cause, et les parties conviennent que les revendications en cause exigent que les molécules s'alignent principalement dans une direction tangentielle à la courbure de la fourche.

[40] Les appelantes mentionnent que les parties ont convenu et que le juge de première instance a reconnu que le mot « continue » signifie « ininterrompue ». Les appelantes affirment qu'il était inutile de renvoyer à une autre preuve d'expert pour interpréter le mot « ininterrompue ». Je ne suis pas d'accord avec les appelantes. Je suis d'avis que la thèse des appelantes se résume à un désir que l'interprétation de leur expert l'emporte sur celle de l'expert de l'intimée. En l'absence d'erreur manifeste et dominante, et je n'en vois aucune, notre Cour ne modifiera pas la pondération des éléments de preuve.

[41] Les appelantes affirment également que le juge de première instance s'est égaré dans son analyse de l'interprétation des revendications lorsqu'il a renvoyé référence à l'utilisation de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » dans un brevet différent (le brevet Mercer 631) pour l'aider à interpréter cette expression dans le brevet 858 : voir les paragraphes 111 et 112 des motifs du juge de première instance. Je ne vois toutefois aucune erreur dans le fait de renvoyer aux connaissances générales courantes (dont le brevet Mercer 631 fait partie) pour aider à déterminer comment la personne versée dans l'art interpréterait une expression de la revendication. De même, je ne souscris pas à l'argument des appelantes selon lequel le juge de première instance s'est fondé sur le brevet Mercer 631 pour justifier son interprétation de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue ». Cette interprétation est plutôt justifiée par des renvois à d'autres éléments de preuve, ainsi qu'il est indiqué au paragraphe 39 qui précède.

[42] Il ne m'apparaît pas non plus erroné d'interpréter l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » selon l'orientation des molécules, malgré la connaissance limitée que possède la personne versée dans l'art sur les relations entre la structure moléculaire et les propriétés des matières plastiques. Le juge de première instance pouvait certainement adopter cette approche, notamment puisque la définition au brevet 858 même lie l'« orientation » à l'orientation moléculaire. Vu cette définition, il n'est pas étonnant que le juge de première instance ait conclu que l'expression [TRADUCTION] « orientation continue » renvoie à l'orientation des molécules. Une telle définition doit signifier que la personne versée dans l'art, dont il faut utiliser le point de vue pour interpréter le brevet, avait une connaissance suffisante des relations entre la structure moléculaire et les propriétés des matières plastiques pour réaliser l'invention, y compris pour déterminer si l'orientation des molécules est continue. Ainsi qu'il est indiqué au paragraphe 18 qui précède, le juge de première instance a reconnu que « les propriétés moléculaires de base des polymères » font partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l'art.

[43] Je reconnais que la divulgation du brevet 858 porte essentiellement sur la réduction de l'épaisseur obtenue par étirement. Les appelantes affirment que cela indique que la réduction de l'épaisseur indique l'orientation moléculaire, et que l'orientation continue autour de la fourche devrait être évaluée selon la réduction de l'épaisseur. Cependant, le titulaire du brevet a choisi de définir son droit exclusif en utilisant l'orientation continue plutôt que la réduction de l'épaisseur. Bien que le titulaire du brevet ait informé la personne versée dans l'art que l'« orientation » s'entend de l'orientation moléculaire, il n'a pas défini ce qu'il entendait par « continue », laissant ainsi à la personne versée dans l'art le soin d'en établir la signification. Compte tenu de ce fait, le juge de première instance pouvait se fonder sur les éléments de preuve de M. Choi pour déterminer comment une personne versée dans l'art interpréterait ce mot.

[44] Le fait que des questions telles que l'insuffisance de la divulgation, l'absence d'utilité ou les revendications excessives n'aient pas été soulevées n'obligeaient pas le juge de première instance à interpréter le mot « continue » en se fondant sur les éléments de preuve de M. Choi quant à l'interprétation que ferait la personne versée dans l'art. Le texte du brevet 858 était tout simplement insuffisant pour permettre une interprétation de ce mot sans tenir compte des connaissances générales courantes de la personne versée dans l'art.

D. La troisième question en litige

[45] Cette question vise à déterminer si le juge de première instance a commis une erreur dans son évaluation de la contrefaçon. Selon la manière dont les appelantes ont formulé la question 3, il ne peut y avoir d'erreur dans l'évaluation de la contrefaçon que si notre Cour reconnaît que le juge de première instance a commis une erreur dans son interprétation des revendications. Le mémoire des faits et du droit des appelantes va dans le même sens. Ce n'est qu'à la fin de leur réplique lors de l'audition de l'appel que les appelantes ont exposé leur thèse voulant que les éléments de preuve établissent la contrefaçon, même si l'on retient l'interprétation faite par le juge de première instance de l'expression [TRADUCTION] « orientation continue ».

[46] Je ne suis pas convaincu que le juge de première instance ait commis une erreur dans son évaluation de la contrefaçon. Les appelantes affirment qu'il est communément admis que l'étirement des matières plastiques cause l'orientation des molécules. Les appelantes affirment également qu'il va sans dire que la direction de l'orientation va de pair avec le degré d'orientation. En ce qui concerne le premier point, les réserves exprimées par le juge de première instance tenaient au fait que les appelantes n'avaient pas fourni de preuve directe sur le degré d'orientation des molécules, invoquant plutôt des éléments de preuve sur la réduction de l'épaisseur. Je suis d'avis que le juge de première instance pouvait conclure que les éléments de preuve des appelantes sur la contrefaçon étaient insuffisants pour établir « qu'une quantité prédominante ou un pourcentage substantiel de molécules autour de la fourche sont orientées dans une direction tangentielle à la courbure de la fourche ».

[47] Quant à l'observation des appelantes voulant que la direction de l'orientation aille implicitement de pair avec le degré d'orientation, je ne suis pas convaincu que cela établit que le juge de première instance a commis une erreur. Je reconnais qu'il s'agit là du point de vue de M. McGown, mais cette opinion reposait sur l'idée voulant que l'étirement oriente les molécules dans la direction de l'étirement. Le juge de première instance n'était pas tenu d'en déduire que l'étirement du matériau de départ dans les produits Tri‑Grid de l'intimée orienterait nécessairement les molécules aux fourches des nœuds dans la direction entourant contournant la fourche dans la mesure décrite dans les revendications en cause.

[48] Au final, il est possible que les produits Tri‑Grid de l'intimée utilisent le principe général décrit dans le brevet 858. Cela peut être une grande source de frustration pour les appelantes, mais ne suffit pas pour établir qu'il y a eu contrefaçon de brevet. La contrefaçon repose sur les revendications du brevet (et non sur la description qui y est faite de l'invention) et exige que le produit censément contrefait incorpore tous les éléments essentiels d'au moins une revendication. Si l'objet principal des revendications diffère de celui de la divulgation, ce qui n'est pas rare, il est alors possible que l'invention décrite puisse être utilisée sans qu'il y ait contrefaçon de quelque revendication du brevet. De plus, le fardeau d'établir la contrefaçon incombe au titulaire du brevet (les appelantes, en l'espèce), et les éléments de preuve en l'espèce n'ont pas convaincu le juge de première instance. Il lui était loisible de tirer cette conclusion à la lumière du dossier qui lui a été présenté.

VI. Conclusion

[49] Pour les motifs susmentionnés, je rejetterais le présent appel. Selon l'accord conclu entre les parties, j'adjugerais à l'intimée des dépens de 12 500 $, tout compris.

[50] Avant de conclure, j'aimerais féliciter les parties pour les efforts qu'elles ont faits afin de restreindre la portée des questions en litige. La décision des appelantes de concentrer leur appel sur l'interprétation d'une expression précise figurant dans les revendications, ainsi que la décision de l'intimée de se désister de l'appel incident, ont permis à notre Cour de concentrer efficacement son attention et de rendre une décision relativement courte, sans retard injustifié.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-139-19

 

INTITULÉ :

TENSAR TECHNOLOGIES, LIMITED, TENSAR CORPORATION LLC et TENSAR INTERNATIONAL CORPORATION c. ENVIRO‑PRO GEOSYNTHETICS, LTD.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Audience tenue par viDÉoconférence

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 23 novembre 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 janvier 2021

 

COMPARUTIONS :

Bob H. Sotiriadis

Camille Aubin

Catherine Thall Dubé

 

Pour les appelantes

 

Robert McDonald

 

Pour l'intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROBIC, s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour les appelantes

 

BENNETT JONES LLP

Edmonton (Alberta)

Pour l'intimée

 

 

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