Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210120


Dossiers : A-484-19

A-485-19

A-188-20

A-189-20

A-190-20

Référence : 2021 CAF 8

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LEBLANC

 

 

 

 

ENTRE :

 

 

L’Honorable Gérard Dugré

 

 

appelant

 

 

et

 

 

Le procureur général du Canada

 

 

intimé

 

Affaire jugée sur la foi du dossier sans comparution des parties.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

[en blanc]

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20210120


Dossiers : A-484-19

A-485-19

A-188-20

A-189-20

A-190-20

Référence : 2021 CAF 8

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LEBLANC

 

ENTRE :

 

 

L’Honorable Gérard Dugré

 

 

appelant

 

 

et

 

 

Le procureur général du Canada

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF NOËL

[1]  La Cour est appelée à répondre à la question soulevée par une directive émise à la fin décembre, à savoir si les appels en titre doivent être rejetés sommairement au motif qu’ils sont voués à l’échec et constituent de ce fait un abus de procédure.

[2]  Pour les motifs qui sont énoncés ci-après, je propose de répondre à la question par l’affirmative et de mettre fin aux appels de façon sommaire.

[3]  L’original des motifs qui suivent sera déposé dans le dossier A-484-19 et une copie sera déposée dans les quatre autres dossiers pour y tenir lieu de motifs.

I.  MISE EN CONTEXTE

[4]  L’honorable Gérard Dugré (l’appelant) interjette appel de deux jugements de la Cour fédérale qui ont radié, pour cause de prématurité, cinq demandes de contrôle judiciaire qu’il a déposées à l’encontre de décisions interlocutoires rendues par le Conseil canadien de la magistrature (le CCM) :

  • Le 13 décembre 2019, le juge Martineau a radié deux demandes de contrôle judiciaire portant sur le traitement de deux plaintes déontologiques par le CCM qui ont été soumises au Comité d’enquête le 30 août 2019 (Dugré c. Canada (Procureur Général), 2019 CF 1604);

  • Le 31 juillet 2020, le juge Roy a radié trois demandes de contrôle judiciaire portant sur le traitement de plaintes déontologiques par le CCM qui ont été soumises au Comité d’enquête les 4 octobre et 13 novembre 2019 ainsi que l’avis d’allégations émis par ce même comité le 4 mars 2020 (Dugré c. Canada (Procureur Général), 2020 CF 789).

[5]  Les juges de la Cour fédérale ont tous deux conclu que, suivant une jurisprudence claire et constante, l’appelant ne peut se pourvoir en contrôle judiciaire avant que le processus administratif ne soit terminé et que tous les recours efficaces soient épuisés. Ils soulignent tous les deux que, dans la présente affaire, plusieurs décisions préliminaires ont été rendues, mais que les audiences devant le Comité d’enquête n’ont pas encore débuté. De plus, il n’y a aucune circonstance exceptionnelle qui pourrait justifier l’intervention de la Cour à ce stade des procédures.

[6]  La question soulevée par l’appelant dans chacun des appels est celle de savoir si les juges de la Cour fédérale ont commis une erreur en radiant préliminairement les demandes de contrôle judiciaire pour cause de prématurité.

-  L’émission des directives

[7]  Règle générale, les appels devant notre Cour sont entendus selon la disponibilité des parties. L’une des tâches du juge en chef est de fixer les dates d’audience lorsque les parties n’arrivent pas à s’entendre d’un commun accord.

[8]  C’est suite à l’insistance de l’appelant pour que ses appels soient entendus alors même que le Comité d’enquête du CCM devait tenir ses audiences à Montréal entre le 18 janvier et le 5 février 2021, que la Cour a été appelée à prendre connaissance des cinq dossiers d’appel, ainsi que des mémoires.

[9]  C’est après avoir pris connaissance des dossiers que la Cour a avisé les parties qu’aucune date ne serait fixée pour l’instant et les a invitées par voie de directive à soumettre leurs observations écrites sur la question de savoir si les appels sont voués à l’échec.

[10]  La tenue de l’enquête a depuis été reportée suite aux mesures sanitaires adoptées par le gouvernement du Québec. Compte tenu de ce report, l’appelant a réitéré sa demande d’être entendu au mérite pendant la période durant laquelle le Comité d’enquête devait tenir ses audiences. Il n’y a pas lieu d’accéder à cette demande. La Cour est maintenant en mesure de répondre à la question soulevée par les directives et si, comme je le crois, les appels sont voués à l’échec, il y a lieu d’y mettre fin de façon sommaire.

-  Les directives

[11]  La première directive émise le 24 décembre 2020 se lit en partie comme suit :

[…]

En vertu du plein pouvoir que possède la Cour de gérer ses instances et également en vertu des Règles 4 et 74, cette Cour peut ordonner qu’il soit mis fin à un appel de façon sommaire dans la mesure où il est voué à l’échec. La poursuite d’un tel appel constitue un abus de procédure. Voir, par exemple, Canada (Revenu national) c. McNally, 2015 CAF 195, paragraphes 8-10; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance-vie RBC, 2013 CAF 50, paragraphe 36; Mazhero c. Fox, 2014 CAF 226, paragraphe 9; National Railway Company c. BNSF Railway Company, 2016 CAF 284.

La Cour ordonne aux parties de déposer des observations écrites sur la question de savoir si les appels en titre sont voués à l’échec selon le critère de rejet énoncé dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332.

[…]

[Non souligné dans l’original.]

[12]  Dans sa réponse, l’appelant n’a pas traité de la question soulevée et a soutenu que la Cour, composée d’un juge seul, n’avait ni la compétence requise pour soulever cette question ni pour y répondre. Par souci d’équité procédurale, la Cour a émis une deuxième directive en date du 4 janvier 2021, afin de préciser le sens de la première et inviter à nouveau l’appelant à faire valoir son point de vue quant à la réponse à donner à la question soulevée. Cette deuxième directive se lit en partie comme suit :

La Cour remercie l’appelant pour sa lettre du 31 décembre 2020 en réponse à la directive de la Cour émise en date du 24 décembre 2020.

Dans cette lettre, l’appelant semble agir sur la base d’un malentendu concernant la nature de l'examen effectué par la Cour. Par souci d'équité procédurale, la Cour souhaite corriger ce malentendu et donner à l’appelant une autre occasion de présenter ses observations.

Selon une pratique bien établie, tout juge de cette Cour peut demander à une partie de démontrer que son appel n’est pas voué à l’échec. Le juge qui soulève cette question n’est pas de ce fait partial et n’a pas non plus d’opinion arrêtée sur la réponse à donner. Le but de l’exercice est d’obtenir tout l’éclairage voulu sur la réponse à donner à la question soulevée. C’est pourquoi je considère qu’il est important que l’appelant ait une autre occasion de présenter son point de vue.

Comme c’est le cas à l’égard de tout appel, seule une formation de trois juges peut rejeter un appel au motif qu’il est voué à l’échec. Le juge qui soulève la question peut faire partie du banc chargé de l’examiner. Voir Ignace c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 239 aux paragraphes 14-17; Rock-St Laurent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 192.

La question entourant le fardeau de la preuve ne se pose pas. Le fardeau repose sur l’appelant de la même façon que si la question était soulevée par l’un ou l’autre des juges désignés pour entendre l’appel au début de l’audition. C'est après avoir constaté la non-disponibilité des parties avant la reprise de l'enquête devant le Conseil canadien de la magistrature (CCM) le 18 janvier 2021, et l'insistance de l'appelant pour que les appels soient entendus à des dates qui coïncident avec celles réservées pour les auditions devant le CCM, soit entre le 18 janvier et le 5 février 2021, que la Cour a soulevé la question de façon préliminaire. La Cour a agi ainsi afin de permettre que réponse soit donnée à la question avant d’envisager la modification du calendrier de l’enquête.

L’appelant soulève aussi l’apparence de conflit qui pourrait résulter du fait que je suis, en tant que juge en chef, membre d’office du CCM, organisme dont les décisions font l’objet des appels en cause. Je confirme que j’ai l’esprit ouvert en ce qui a trait à la réponse à donner à la question soulevée.

J’ajoute qu’étant conscient du fait que la Cour d’appel fédérale est appelée à revoir les décisions de la Cour fédérale, laquelle contrôle les décisions disciplinaires du CCM, et étant aussi conscient du code de conduite des juges de nomination fédérale qui m’invite à éviter tout comportement susceptible de m’empêcher d’exercer mes fonctions judiciaires, je ne participe à aucune activité du CCM qui touche de près ou de loin au processus disciplinaire des juges, incluant celles entamées à l’égard de l’appelant en l’espèce. Un observateur informé, conscient de cette mesure, constaterait l’absence d’apparence de conflit.

Toutes les observations contenues dans la lettre du 31 décembre 2020 ainsi que toute autre observation portant sur la pratique de la Cour ou la compétence d’une Cour composée d’un seul juge pour soulever la question de savoir si les appels sont voués à l’échec seront soumises au banc chargé d’examiner la question.

La Cour invite donc une deuxième fois l’appelant à répondre à la question soulevée dans la directive du 24 décembre 2020. La Cour reconnait que ce faisant, l’appelant ne renonce pas à ses observations sur la compétence.

[…]

[13]  La deuxième réponse de l’appelant ainsi que sa réplique ont depuis été reçues. L’appelant maintient que les directives sont sans fondement juridique et, qu’à tout évènement, la Cour ne devrait pas répondre à la question soulevée puisqu’elle est dans une situation de conflit d’intérêts. Les arguments soulevés par l’appelant, dans aucun ordre particulier, sont les suivants :

  • La Cour constituée par un juge seul n’a pas la compétence pour soulever la question de savoir si les appels sont voués à l’échec et devraient être rejetés sommairement;

  • La Cour constituée par une formation de trois juges n’a pas non plus la compétence pour rejeter les appels sommairement lorsque la question est ainsi soulevée;

  • Le simple fait de soulever la question dénote un préjugé quant à la réponse à donner;

  • Au surplus, la participation du juge en chef dans le processus d’appel donne lieu à un conflit d’intérêts réel ou apparent, compte tenu du fait qu’il est membre d’office du CCM;

  • Seule une requête pour rejet en bonne et due forme aurait pu permettre à la Cour de se saisir de la question soulevée par les directives et de la soumettre à une formation de trois juges pour que réponse y soit donnée;

  • Le fait que la question a été soulevée par la Cour de sa propre initiative a pour effet de renverser indûment le fardeau de la preuve;

[14]  Par ailleurs, si les directives ont validement été émises et que la Cour n’est pas empêchée d’agir ou autrement entachée par un conflit d’intérêts, l’appelant maintient que les appels ne sont pas voués à l’échec. Il précise à cet égard que l’affaire Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332 [C.B. Powell], sur laquelle se sont fondés les juges Martineau et Roy pour radier les demandes de contrôle judiciaire au motif qu’elles étaient prématurées, a été rendue désuète par la décision de la Cour suprême dans Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364 [Halifax]. Selon l’appelant, il ressort d’Halifax que seul le juge du mérite aurait pu rejeter les demandes de contrôle judiciaire pour cause de prématurité. Il s’ensuit que les appels ne sont pas voués à l’échec.

-  Partialité institutionnelle

[15]  Avant de débuter l’analyse, je réitère que j’ai abordé la présente affaire avec un esprit impartial et ouvert envers l’appelant, les questions qu’il soulève devant le CCM et la réponse à donner à la question soulevée par la première directive. Je me suis toujours gardé à l’écart de toute activité du CCM concernant l’appelant, comme je le fais scrupuleusement à l’égard de toutes plaintes à compter de leur dépôt jusqu’à ce que jugement soit rendu par notre Cour ou épuisement du droit d’appel.

[16]  Cette mesure est celle adoptée par tout membre du CCM qui préside une cour susceptible d’être appelée à intervenir dans le processus de révision des décisions du CCM en matière disciplinaire et qui désire sauvegarder son rôle en tant que juge indépendant à l’égard de ces décisions. Un observateur informé constaterait, compte tenu de cette mesure, que le seul fait que je suis membre d’office du CCM ne donne pas lieu à une apparence de conflit.

II.  Analyse

[17]  Aux fins de l’analyse, la Cour a tenu compte du dossier tel que constitué dans chaque appel, des mémoires de faits et de droit déposés par les parties ainsi que des observations écrites reçues suite à l’émission des directives. La Cour a aussi tenu pour avérés les faits allégués par l’appelant au soutien de ses appels.

[18]  Pour répondre à la question posée par la Cour, il est nécessaire de traiter de deux questions principales : premièrement, la compétence de cette Cour pour rejeter un appel sommairement et, deuxièmement, la doctrine de la prématurité, qui sous-tend le principe de non-ingérence des tribunaux judiciaires dans les processus administratifs en cours.

A.  La compétence de cette Cour pour rejeter un appel sommairement

[19]  Cette Cour est compétente pour rejeter les appels sommairement. Bien que les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) ne contiennent pas de disposition spécifique permettant le rejet sommaire d’un appel, elle exerce cette compétence depuis des décennies (David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), p. 600).

[20]  Ce pouvoir émane de la compétence plénière de la Cour (Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50, 443 N.R. 378, par. 36; Lee c. Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228 [Lee], par. 6). Cette Cour dispose non seulement des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, mais aussi des pouvoirs nécessaires à son bon fonctionnement (Canada (Commission des droits de l’homme) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, 224 N.R. 241; Lee, par. 2 et 7 à 15; Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 171, par. 3 et les décisions qui y sont citées). Comme l’explique la Cour dans Lee, les Cours fédérales, en tant que tribunaux faisant partie de la branche judiciaire du gouvernement, doivent avoir les pouvoirs nécessaires pour gérer leurs propres instances (Lee, par. 8).

[21]  Ce pouvoir se manifeste aussi dans les Règles par l’effet combiné de la règle 74 (la suppression des procédures engagées sans compétence), de la règle 4 (la règle des lacunes) et de la règle 55 (le pouvoir de modifier une règle, ici la règle 74, dans des « circonstances spéciales »).

[22]  Exerçant cette prérogative, cette Cour a reconnu que les appels voués à l’échec pouvaient être assujettis à un rejet sommaire en se fondant sur son pouvoir plénier de gérer ses procédures (Lee, par. 15). Les appels qui sont voués à l’échec, mais qui demeurent néanmoins sur le rôle, donnent lieu à un gaspillage de ressources judiciaires et entravent l’accès à la justice pour ceux qui exercent des recours méritoires (Hébert c. Wenham, 2020 CAF 186 [Wenham], par. 8; Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 224, par. 25).

[23]  Ce pouvoir de rejeter sommairement les appels voués à l’échec a été exercé à de nombreuses reprises : Canada (Revenu national) c. McNally, 2015 CAF 195, par. 8 à 10; Mazhero c. Fox, 2014 CAF 226, par. 9; Compagnie nationale des chemins de fer c. BNSF Railway Company, 2016 CAF 284; Bernard c. Canada (Institut professionnel de la fonction publique), 2019 CAF 236, par. 8 à 10.

[24]  Dans chacune de ces affaires, c’est la Cour constituée par un juge seul qui a soulevé la question de savoir si les recours devraient être rejetés de façon sommaire. Comme dans le présent cas, la Cour a tranché la question après avoir invité les parties à faire valoir leur point de vue sur la réponse à donner à la question soulevée.

[25]  Tel qu’expliqué dans la directive du 4 janvier 2021, lorsque la réponse à donner à la question soulevée est susceptible de mettre fin à un appel, comme c’est le cas en l’espèce, seule une formation de trois juges peut être appelée à la trancher conformément à l’article 16 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7.

-  Réponse aux prétentions de l’appelant

[26]  À la lumière de ces principes, je me dois de commenter brièvement chacun des arguments de l’appelant.

[27]  Tout d’abord, l’appelant avance que le simple fait de soulever une question susceptible de mener à un rejet est indicatif d’un esprit clos quant à la réponse à donner. Comme la Cour l’explique dans Ignace c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 239 aux paragraphes 14 à 17, un juge peut se rendre compte, après avoir pris connaissance d’un dossier, que la procédure pourrait être vouée à l’échec et demander aux parties de s’exprimer sur la question. Il ne s’agit de rien d’autre qu’une appréciation de l’existence d’une préoccupation qui exige clarification. Contrairement à ce qu’affirme l’appelant, poser la question n’équivaut pas à y répondre et c’est avec un esprit ouvert que la Cour invite les parties à faire valoir leur point de vue respectif.

[28]  L’appelant fait aussi valoir que seule une requête en radiation déposée par l’intimé aurait pu permettre à la Cour de soumettre la question à un banc de trois juges et qu’en soulevant la question de son propre chef, la Cour fait indûment porter le fardeau de la preuve sur l’appelant plutôt que sur l’intimé.

[29]  Comme exposé ci-haut, la Cour n’a pas à attendre qu’une partie prenne l’initiative pour assumer la gestion de ses instances et, le cas échéant, se débarrasser de recours abusifs lorsqu’elle est en mesure d’en constater l’existence.

[30]  La réponse à la question soulevée par la Cour n’est pas fonction du fardeau de la preuve qui incombe à l’une ou l’autre des parties dans une procédure inter partes. Lorsque la Cour constate qu’un recours est affligé d’une irrégularité potentiellement fatidique, elle invite les parties à faire valoir leur point de vue. Comme il se doit, la partie qui a introduit le recours ciblé par la question est invitée à s’exprimer en premier et a, par conséquent, le droit de réplique. Faute d’être en mesure de conclure, démonstration à l’appui, que le recours est voué à l’échec, la Cour ne peut y mettre fin.

[31]  Cette procédure est respectueuse de l’équité procédurale et est la seule qui puisse permettre à la Cour de jouer un rôle actif dans la gestion de ses instances. L’appelant ne m’a pas convaincu que les décisions qui ont consacré cette pratique au cours des années sont manifestement erronées au sens de l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4th) 149.

[32]  Je rejette donc l’argument de l’appelant selon lequel la procédure suivie en l’espèce – à savoir le renvoi à une formation de la Cour pour déterminer si les appels doivent être sommairement rejetés – est irrégulière ou que cette Cour n’est pas compétente pour prononcer un tel rejet.

B.  Les appels sont-ils voués à l’échec?

[33]  Avant de répondre à la question soulevée, il convient d’abord de déterminer s’il était loisible aux juges Martineau et Roy de radier les demandes de contrôle judiciaire pour cause de prématurité.

-  La doctrine de la prématurité

[34]  En l’espèce, toutes les demandes de contrôle judiciaire portent sur des décisions du CCM qui sont de nature interlocutoire. Les deux juges de la Cour fédérale ont estimé que ces demandes devaient être radiées au motif qu’elles étaient prématurées. La règle de droit applicable en la matière et sa justification trouvent assises dans les principes de l’arrêt C.B. Powell:

En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point [citation omise].

La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif…

(C.B. Powell, par. 30 à 32).

[35]  Comme le passage ci-dessus l’indique, une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision administrative de nature interlocutoire ne peut être introduite que dans des « circonstances exceptionnelles ». De telles circonstances sont très rares, et exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en question la primauté du droit (Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467 [Wilson], par. 31 à 33, renversé sur un autre point, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, 473 N.R. 283, par. 56 à 60 [Budlakoti]).

[36]  Cette Cour a assimilé ces circonstances à celles susceptibles de donner ouverture à l’émission d’un bref de prohibition; en l’absence de telles circonstances, la demande doit être assujettie à un rejet sommaire (Wilson, par. 33; Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35, par. 14 et 15). Même les questions constitutionnelles et les questions dites « juridictionnelles » ne font pas exception; ni une ni l’autre autorise la poursuite de recours interlocutoires (C.B. Powell, par. 39 à 46; Black c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 201, 448 N.R. 196, par. 18 et 19).

[37]  Somme toute, la limite à l’exercice de recours interlocutoires est quasi-absolue. Un critère amoindri ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des maux identifiés dans l’arrêt C.B. Powell. Pour cette raison, certaines tentatives récentes de la Cour fédérale de reformuler le test établi en précisant des critères d’exception sont mal venues et ne font pas autorité (voir Whalen c. Fort McMurray No. 468 First Nation, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217, par. 20 et 21 et les décisions de la Cour fédérale qui l’ont suivie). Cette tentative de reformuler les critères, si bien intentionnée soit-elle, ne fait que brouiller les cartes et atténue la rigueur du principe de non-ingérence.

[38]  En outre, la jurisprudence entourant l’interdiction des contrôles judiciaires prématurés démontre sans équivoque que la Cour peut rejeter un recours de façon sommaire de sa propre initiative (Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75, par. 22; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 241, par. 47 à 56).

-  La norme de contrôle

[39]  Afin de répondre à la question soulevée, à savoir si les appels sont voués à l’échec, il y a lieu de déterminer la norme de contrôle applicable. En effet, la norme peut faire en sorte qu’un argument qui semble valide en théorie n’ait en réalité aucune chance de succès (Raincoast Conservation Foundation c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 224, [2020] 1 R.C.F. 362, par. 16; voir également Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2020 CAF 208, par. 9 et 10; Wenham, par. 11 à 14).

[40]  En l’occurrence, cette Cour n’est pas saisie d’un contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires rendues par le CCM. Il s’agit de cinq appels dirigés à l’encontre de décisions de la Cour fédérale radiant des demandes de contrôle judiciaire; les appels ne cherchent pas à annuler les décisions du CCM.

[41]  Par conséquent, la norme de contrôle est la norme d’appel prescrite dans Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen] (voir Budlakoti, par. 37 à 39; Canada c. Première nation de Long Plain, 2015 CAF 177, 388 D.L.R. (4th) 209, par. 88; Apotex c. Canada (Santé), 2018 CAF 147, 157 C.P.R. (4th) 289, par. 57 à 61).

-  Réponse à la question soulevée par la Cour

[42]  Suivant Housen, l’application du droit aux faits en l’espèce donne lieu à une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Il s’agit d’une norme très exigeante (Benhaim c. St. Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38, citant Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286, par. 46; Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344, par. 60 à 74).

[43]  L’appelant n’invoque aucune erreur de cette nature.

[44]  L’appelant fonde son argumentation sur sa lecture de l’arrêt Halifax selon laquelle la question de la prématurité relève de l’examen des demandes de contrôle judiciaire par le juge du mérite. En l’espèce, les juges Martineau et Roy de la Cour fédérale n’étaient pas saisis au mérite; ils ne pouvaient donc pas conclure à la radiation des demandes sur la base de la prématurité à ce stade des procédures.

[45]  L’appelant suggère en quelque sorte que cet arrêt de la Cour suprême a circonscrit la portée de C.B. Powell. Or, rien ne laisse croire dans Halifax qu’un juge qui entend une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire ne peut considérer sa prématurité et procéder à sa radiation pour ce seul motif.

[46]  Halifax applique les principes de C.B. Powell dans un contexte plus restreint, soit celui de l’examen d’une demande de contrôle judiciaire sur le mérite. Elle n’en diminue pas la portée. À cet effet, elle cite C.B. Powell avec approbation à cinq reprises, réaffirmant le principe de non-ingérence des tribunaux judiciaires dans les processus administratifs en cours à moins de circonstances exceptionnelles. De fait, les cours à travers le pays ont continué à appliquer C.B. Powell après que l’arrêt Halifax eût été rendu (voir Pridgen v. University of Calgary, 2012 ABCA 139, 350 D.L.R. (4th) 1; Saskatoon (City) v. Wal-Mart Canada Corp., 2019 SKCA 3, [2019] 3 W.W.R. 284; Volochay v. College of Massage Therapists of Ontario, 2012 ONCA 541, 355 D.L.R. (4th) 518; British Columbia Investment Management Corporation v. Canada (Attorney General), 2016 BCSC 1803, 401 D.L.R. (4th) 729; Student X v. Acadia University, 2018 NSSC 70).

[47]  Contrairement aux prétentions de l’appelant, il n’y pas de contradiction jurisprudentielle entre C.B. Powell et Halifax. C.B. Powell fait toujours autorité et scelle l’issue de la présente affaire, chacun des appels étant prématuré à sa face même.

[48]  D’ailleurs, aucun autre des arguments soulevés par l’appelant, tant dans les mémoires que les soumissions écrites en réponse aux directives, ne fait état de circonstances qui se rapprochent de près ou de loin aux circonstances exceptionnelles évoquées dans l’arrêt C.B. Powell. L’existence de la procédure de destitution et son déroulement risque de nuire à la réputation de l’appelant, mais c’est là le propre de toute procédure de destitution (Newbould c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, [2018] 1 R.C.F. 590, par. 31 à 34). L’appelant n’a pas démontré en quoi sa situation particulière se démarque de celle de tout autre juge assujetti à une procédure de destitution.

[49]  Faute d’avoir invoqué une quelconque circonstance susceptible d’être considérée comme étant exceptionnelle au sens de la jurisprudence, rien ne pourrait permettre à cette Cour de remettre en question les décisions visées par les appels. Il s’ensuit que ces appels sont nécessairement voués à l’échec et il y a lieu de les rejeter.

III.  DISPOSITIF

[50]  Je propose donc que l’on mette fin aux appels de façon sommaire. Il va sans dire que ce rejet ne porte pas atteinte au droit de l’appelant, une fois le processus administratif complété, de s’attaquer par voie de contrôle judiciaire à toute décision rendue par le CCM en cours d’instance ou dans le cadre de son rapport.

[51]  L’intimé n’ayant pas demandé de dépens, je propose qu’aucun ne soit octroyé.

« Marc Noël »

Juge en chef

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DossierS :

A-484-19, A-485-19, A-188-20, A-189-20, A-190-20

 

AFFAIRE JUGÉE SUR LA FOI DU DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

INTITULÉ :

L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ C. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

motifs du jugement :

le juge en chef NOËL

 

Y ont souscrit :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LEBLANC

 

DATE des motifs :

20 JANVIER 2021

OBSERVATIONS ÉCRITES

Magali Fournier

Gérald R. Tremblay

 

pour l’appelant

Bernard Letarte

Liliane Bruneau

Pascale-Catherine Guay

pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Fournier Avocats Inc.

Montréal (Québec)

 

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

pour l’appelant

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

pour l’intimé

 

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