Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210127


Dossier : A-204-20

Référence : 2021 CAF 13

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), ET FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI, REDA YASSIN AL NAHASS et NEDIRA JEMAL MUSTEFA

intimés

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2021.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20210127


Dossier : A-204-20

Référence : 2021 CAF 13

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), ET FG (REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ABC), MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI, REDA YASSIN AL NAHASS et NEDIRA JEMAL MUSTEFA

intimés

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1] À la veille de l’audience de l’appel dans l’affaire, treize requérants ont déposé six requêtes en intervention :

  • British Columbia Civil Liberties Association;

  • Canadian Lawyers for International Human Rights et le Canadian Centre for Victims of Torture;

  • David Asper Centre for Constitutional Rights, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et West Coast Legal Education and Action Fund;

  • HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Réseau juridique VIH, Committee for Accessible AIDS Treatment et Health Justice Program (collectivement, la Coalition de la santé);

  • Conseil national des musulmans Canadiens;

  • Rainbow Refugee Society et Rainbow Railroad.

Pour les motifs que j’expose ci-après, je rejette les requêtes.

A. Le critère encadrant l’autorisation d’intervenir

[2] L’article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 régit les interventions dans le système des Cours fédérales. Deux affaires ont proposé un critère servant à trancher les requêtes en intervention présentées en application de l’article 109 : Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général) (C..A.), [1990] 1 C.F. 90, [1989] A.C.F. no 707 et Canada (Procureur général) c. Première Nation Pictou Landing, 2014 CAF 21, [2015] 2 R.C.F. 253.

[3] La Cour examine l’interaction de ces deux affaires et du critère dans l’affaire Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44, [2016] 4 R.C.F. 3. Elle fait observer que les arrêts Pictou Landing et Rothmans, Benson & Hedges expriment différemment le critère encadrant l’autorisation d’intervenir. Or, à son avis, ils ne sont pas différents en substance.

[4] Cette conclusion lie la Cour. Toutefois, le critère a été difficile à appliquer pour certains, car la formulation du critère est différente dans ces deux arrêts. Comment les parties devraient-elles formuler le critère?

[5] En répondant aux requêtes en intervention en l’espèce, les appelants ont tenté de trouver la bonne formulation. Ils résument la combinaison du libellé de l’article 109, de Pictou Landing et de Rothmans, Benson & Hedges à trois exigences. Ils s’en sont assez bien tirés. Il ne manque plus que la notion d’utilité de l’intervention proposée, prévue à l’alinéa 109(2)b) des Règles. Il convient de rappeler que c’est la disposition légale, en l’occurrence l’article 109, qui régit l’analyse et que tout critère jurisprudentiel énoncé en la matière n’est qu’une explication du sens de cette règle : Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, par. 26 à 28. En outre, le critère doit intégrer la conclusion de la Cour selon laquelle l’utilité pour l’application de l’article 109 des Règles se résout en quatre questions : Canada (Procureur général) c. Kattenburg, 2020 CAF 164.

[6] Ainsi, le critère actuel relatif à l’intervention qui s’applique au titre de l’article 109 des Règles est le suivant :

I. La personne qui se propose d’intervenir fournira d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions. Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :

  • a) Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

  • b) Quelles observations l’intervenant éventuel a-t-il l’intention de présenter concernant ces questions?

  • c) Les observations de l’intervenant éventuel sont-elles vouées à l’échec?

  • d) Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront-elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?

  1. La personne qui se propose d’intervenir doit avoir un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour;

  2. Il est dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée.

[7] Suivant l’arrêt Sport Maska, ce critère doit être appliqué de manière « souple ». Selon moi, cela veut dire que le poids relatif à accorder à ces éléments et la rigueur avec laquelle ils doivent être appliqués peuvent varier d’une affaire à l’autre. La mention de « souplesse » dans l’arrêt Sport Maska ne doit pas mener à une tolérance excessive. Un juge agissant judiciairement est contraint par le libellé de l’article 109 des Règles et les éléments des critères énoncés dans les arrêts Pictou Landing et Rothmans, Benson & Hedges, combinés dans l’arrêt Sport Maska.

[8] Sport Maska ne dit pas, ni même n’implicite, qu’un juge puisse fonder sa décision uniquement sur une vision subjective de ce qui est « dans l’intérêt de la justice », une notion qui varie d’un juge à l’autre. La primauté du droit exige que les requêtes en intervention soient tranchées à la lumière d’une norme juridique raisonnablement stable et uniforme, de manière logique et rationnelle. En outre, il faut se rappeler que de nombreux intervenants se consacrent à des causes qui sont souvent politiques et parfois controversées. Un juge qui fonde sa décision sur des vues subjectives plutôt que sur des règles de droit risque de créer une crainte de sympathie pour la cause de l’intervenant ou montrer une préférence pour une certaine issue, ce qui vient saper l’apparence d’impartialité essentielle au maintien de la confiance du public dans la fonction judiciaire.

[9] Loin d’être un concept subjectif, « l’intérêt de la justice » a été ancré dans la jurisprudence par l’interprétation de l’article 109 des Règles et de son texte, de son contexte et de son objet. Ce faisant, la Cour a établi un ensemble de considérations qui éclairent le sens de « l’intérêt de la justice » :

  • L’intervention est-elle compatible avec les impératifs de l’article 3 des Règles? Par exemple, le cours ordonné ou le calendrier de l’instance seront-ils indûment perturbés?

  • L’affaire a-t-elle pris une dimension tellement publique, importante et complexe que la Cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties qui comparaissent devant elle?

  • L’intervenant éventuel a-t-il participé à des étapes antérieures de l’affaire? Par exemple, si la Cour fédérale décide à juste titre qu’une partie est autorisée à intervenir, cette décision sera convaincante devant notre Cour.

  • L’autorisation de multiples intervenants va-t-elle emporter une « inégalité des moyens » ou un déséquilibre en faveur d’un camp ou une telle apparence?

La liste des considérations n’est pas exhaustive.

[10] En substance, ce critère — ou des variantes proches de celui-ci — est appliqué depuis un certain temps déjà. L’expérience révèle que, comme la disposition des Règles qu’il permet d’interpréter, il est équilibré : bien que le critère porte sur de nombreux points, certains y répondent, parfois même assez facilement.

[11] Par exemple, récemment, par voie d’ordonnance motivée, j’ai autorisé l’intervention de groupes de défense de l’environnement dans une affaire d’interprétation législative. L’intervention qu’ils proposaient était circonscrite, respectueuse du calendrier de la Cour et pertinente quant aux questions d’interprétation législative déjà soumises à la Cour. Elle respectait la démarche d’interprétation acceptée et ajoutait une dimension différente et utile à la tâche qui incombe à la Cour en matière d’interprétation des lois.

B. Application du critère encadrant l’autorisation d’intervenir

[12] Aucune des six requêtes en intervention dont la Cour est saisie ne répond au critère. Des considérations découlant du critère, seules ou en combinaison, conduisent la Cour à les rejeter.

1) Égalité des moyens et équité

[13] C’est une considération reconnue sous la rubrique de « l’intérêt de la justice ».

[14] Les observations des six intervenants ou groupes d’intervenants éventuels, si elles sont autorisées, soutiendront les intimés, dont trois sont des plaideurs d’intérêt public puissants et expérimentés. Accueillir toutes les requêtes en intervention créerait un déséquilibre : sept groupes représentés séparément d’un côté du parquet et un seul de l’autre. Une telle situation ne serait guère acceptable. Lorsqu’elle est appelée à trancher ces requêtes en intervention, la Cour doit s’assurer que l’appel est juste et est perçu comme tel.

[15] Le souci d’équité est accru en raison du fait que la Cour décide qui intervient. Si la Cour autorise des tas d’intervenants qui représentent un côté du débat, elle donne l’impression qu’elle veut qu’on se ligue contre une des parties : Teksavvy Solutions Inc. c. Bell Media Inc. 2020 CAF 108, par. 11. La préoccupation va au-delà de la simple apparence. Ainsi, « les tenants d’une thèse dans un différend ne doivent pas dominer, en nombre ou autrement, leurs adversaires au point de les écraser et de les empêcher de s’exprimer adéquatement », sinon l’équité est remise en question : Nation Gitxaala c. Canada, 2015 CAF 73, par. 23.

[16] Ainsi, « l’égalité des moyens » devant la Cour est importante lorsqu’il s’agit d’examiner l’exigence de l’intérêt de la justice : Nation Gitxaala, par. 21 à 24; Atlas Tube Canada ULC c. Canada (Revenu national), 2019 CAF 120, par. 12; Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 174.

[17] C’est ce qu’affirme la Cour dans l’arrêt Zaric c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2016 CAF 36, au paragraphe 12 :

Par exemple, dans la décision Nation Gitxaala c. La Reine, 2015 CAF 73, aux paragraphes 21 à 24, au sujet de l’équité (ou de ce qui est « juste » au sens de l’article 3 des Règles), la Cour a porté son attention sur le principe de « l’égalité des moyens ». Elle a noté que l’apparence d’équité peut être compromise si la Cour autorise trop d’intervenants en faveur d’une des thèses en présence. Lorsqu’un tribunal autorise plusieurs intervenants en faveur d’une thèse – surtout s’ils sont partisans et défendent des positions politiques – alors qu’aucun intervenant ou très peu participent en faveur de la thèse opposée, cela donne l’impression que le tribunal a permis qu’on se ligue contre une des parties, et le dénouement ultime ainsi que le raisonnement qui le sous-tend peuvent exacerber cette impression. Cela est particulièrement nuisible dans les litiges de droit public, qui doivent être tranchés en fonction du droit établi, et non en fonction d’impressions subjectives, d’aspirations, d’idées personnelles préconçues, de visions idéologiques ou d’opinions indépendantes : Ishaq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 151, aux paragraphes 25 et 26.

[18] En l’espèce, même si les six intervenants ou groupes d’intervenants éventuels satisfont au critère relatif à l’intervention, la Cour devrait choisir parmi les six et n’en autoriser que deux au maximum. Dans ce cas , elle opterait pour ceux qui répondent le mieux au critère et, dans l’ensemble, qui sont le plus susceptibles d’aider la Cour à trancher l’appel. La Cour pourrait aussi exiger le regroupement et la collaboration des intéressés : Teksavvy, par. 18.

2) Célérité

[19] Il s’agit d’une autre considération reconnue sous la rubrique de « l’intérêt de la justice ». Les appelants ont soulevé ce point.

[20] Toutes les requêtes en intervention ont été déposées entre le 3 décembre 2020 et le 18 décembre 2020. Nul n’a demandé l’instruction accélérée. La dernière date du 12 janvier 2020. Le greffe a travaillé à un rythme effréné pour les préparer à l’examen de la Cour. Elles viennent tout juste d’être présentées à la Cour. L’audience de l’appel a été fixée aux 23 et 24 février 2021 et ne sera pas ajournée, d’autant plus que l’instruction de l’instance est accélérée et qu’il a été sursis au jugement de la Cour fédérale : UHA Research Society c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 134. D’ici là, tous les intervenants autorisés devraient déposer leurs mémoires des faits et du droit, les appelants devraient déposer une réponse et la Cour aurait beaucoup de mal à achever les préparatifs déjà colossaux.

[21] Les interventions tardives peuvent perturber le bon déroulement d’une affaire : ViiV Soins de santé ULC c. Teva Canada limitée, 2015 CAF 33, par. 11. Elles peuvent également causer des préjudices : Pictou Landing, par. 10 et 32. Par conséquent, les requêtes en intervention doivent être introduites promptement : Zaric, par. 23 ; Canada (Procureur général) c. Canadian Doctors for Refugee Care, 2015 CAF 34, par. 27 à 29; Ignace c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 266, par. 8. En déposant promptement sa requête, l’intervenant éventuel montre également qu’il surveille de près la sphère, qu’il s’y intéresse vivement et qu’il s’y consacre. La Cour explique ainsi au paragraphe 28 de l’arrêt Canadian Doctors :

[C]eux qui ont un point de vue utile à présenter en appel prennent des mesures pour se faire entendre dès que l’occasion se présente. Désireux de faire valoir leur point de vue, ils agissent promptement après le dépôt de l’avis d’appel.

Dans le même ordre d’idées, la Cour fait observer que « [q]uiconque s’intéresse vraiment à une instance, qui a beaucoup à dire et qui craint que personne d’autre ne s’exprime à cet égard agit rapidement. » : ViiV soins de santé ULC, par. 11.

[22] L’intervention est un privilège accordé aux personnes compétentes et engagées qui contribueront réellement à trancher une véritable instance en cours. Les intervenants n’ont pas le droit de perturber les intérêts des personnes directement concernées par l’instance depuis le début, souvent à grands frais. Aucun intervenant n’est si important que la Cour l’autorisera à intervenir tardivement dans une instance, quel que soit le préjudice susceptible d’être causé à autrui ou à lui-même.

[23] Rien n’empêchait ces requêtes en intervention d’être déposées plus tôt. Les questions que soulève l’affaire circulent depuis de nombreuses années : Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229, [2009] 3 R.C.F. 136. Le grand public – sans parler des observateurs spécialisés dans ce domaine du droit – est au courant de l’instance devant la Cour fédérale depuis longtemps. Le jugement de la Cour fédérale (2020 CF 770) a fait les manchettes, tout comme l’intention des appelants de se pourvoir en appel. Quiconque aurait pu obtenir les motifs d’appel des appelants en août 2020 et les motifs d’appel incident des intimés en septembre 2020, aurait remarqué l’ordonnance rendue en septembre 2020, en vue de l’instruction accélérée de l’appel, et aurait pu saisir, à partir des plaidoiries devant la Cour fédérale et des arguments sur la requête en suspension devant notre Cour, l’essence des arguments de fond dans l’appel et l’appel incident. En octobre 2020, notre Cour a suspendu le jugement de la Cour fédérale en partie au motif que le préjudice serait réduit au minimum par l’instruction accélérée de l’appel : 2020 CAF 181. Toutes les questions avaient été avancées. Les personnes souhaitant intervenir dans cette instance qui avance rondement auraient pu agir rapidement et le devaient, vu la tenue imminente de l’audience.

[24] Dans ces circonstances, il est déconcertant que les intervenants éventuels n’aient pas présenté de requête avant décembre 2020 et même, pour certains, la fin du mois. Or, aucun n’explique la cause de ce retard. Certains nient le retard; d’autres sont muets à cet égard.

[25] Lorsqu’une requête en intervention est tardive –— il existe parfois des raisons valables — les intervenants éventuels doivent faire preuve de franchise, s’expliquer, souligner l’importance et la nécessité impérative de leur participation et proposer des mesures pour réduire au minimum le risque de préjudice : Tsleil-Waututh Nation, par. 15 et 32. Cependant, en l’espèce, en raison du sérieux retard, la Cour doute qu’elle ait accepté une quelconque explication.

3) Utilité

[26] Une intervention proposée doit être utile. L’un des éléments essentiels d’une intervention utile est qu’elle aborde les questions réelles; elle ne soulève pas de nouvelles questions. Nombre des intervenants éventuels ont l’intention d’aborder de nouvelles questions.

[27] En première instance, les questions soulevées sont énoncées dans l’acte introductif d’instance, comme la déclaration ou l’avis de demande et expliqués par les arguments figurant dans les mémoires des faits et du droit des parties : Kattenburg, par. 9. Un intervenant éventuel n’a pas qualité pour modifier cet acte introductif d’instance, ajouter de nouvelles questions ou réinventer la thèse des parties. C’est la cause des parties, définie par elles, et d’autres ne sauraient s’en emparer : Kattenburg, par. 34. Elle devrait encore moins devenir une affaire de principe sur des questions générales de droit non plaidées par les parties.

[28] Les questions soumises à une cour d’appel se trouvent principalement dans l’avis d’appel, expliquées par les arguments figurant dans les mémoires des faits et du droit des parties. Un intervenant éventuel n’a pas qualité pour modifier l’avis d’appel et ajouter des questions.

[29] On peut également trouver des indications sur les questions en jeu devant la cour d’appel dans l’acte introductif d’instance qui a défini les questions devant le tribunal de première instance. Après tout, la cour d’appel pourrait avoir à rendre un jugement dans le cadre de l’action ou de la demande introduite devant le tribunal de première instance. Aussi, la plaidoirie, par une partie, d’une question devant le tribunal de première instance sert également à décider si cette question joue devant la cour d’appel.

[30] Normalement, les parties ne peuvent pas soulever de nouvelles questions devant la cour d’appel : Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678. Il en va de même pour les intervenants : Canadians Doctors, par. 19; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Ishaq, 2015 CAF 151, [2016] 1 R.C.F. 686, par. 17; Teksavvy Solutions, par. 11; Kattenburg, par. 9. En tant qu’étrangers à une instance qu’ils n’ont pas engagée, ils n’ont pas le droit de la modifier. S’ils le souhaitent, ils peuvent ester en justice en tant que plaideurs d’intérêt public pour soulever les questions qui les intéressent.

[31] La Cour dit ce qui suit à propos des intervenants éventuels qui cherchent à ajouter des questions :

Devant la présente Cour, les intervenants sont des invités à une table qui est déjà mise et où les mets sont déjà disposés. Les intervenants peuvent commenter leur point de vue sur ce qu’ils voient, ce qu’ils hument et ce qu’ils goûtent. Ils ne peuvent en aucun cas ajouter d’autres mets à la table.

Autoriser les intervenants à en faire davantage reviendrait à modifier l’instance que les parties directement touchées – les demandeurs et les défendeurs – ont élaborée, et dans laquelle elles ont plaidé pendant des mois, ce qui risquerait fort d’entraîner un manquement à l’équité procédurale et une injustice.

(Tsleil-Waututh Nation, par. 55 et 56; voir aussi le Renvoi relatif au paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, 2019 CF 261, par. 50.)

[32] Dans ce domaine, la Cour doit être vigilante. Sincèrement mus par une passion pour leur cause, certains requérants tentent d’ajouter des questions à l’instance, parfois délibérément, parfois pas. Ainsi, en examinant une requête en intervention, la Cour doit obtenir une « appréciation réaliste » de la « nature essentielle » et de la « véritable nature » des questions en litige dans l’instance et des questions que l’intervenant éventuel entend soulever : Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 49 et 50.

[33] En l’espèce, la cause d’action fondée sur l’article 7 de la Charte dans la déclaration déposée à la Cour fédérale et l’avis d’appel déposé à la Cour est précise et claire. Devant la Cour se trouve une solide équipe d’avocats chevronnés et compétents qui vont plaider pour les intimés les questions fondées sur l’article 7. La Cour est convaincue que les intimés n’ont rien oublié; ils ont impeccablement soulevé toutes les questions pertinentes, et leurs renvois au dossier de preuve sont exhaustifs et admirables. S’il en était autrement, ou si les requêtes en intervention avaient été présentées avant que la Cour ne sache que les deux parties traitent effectivement les questions, la Cour envisagerait d’autoriser les interventions : Zaric, par. 18; Ishaq, par. 37. Par conséquent, d’autres observations sur l’article 7, même si elles étaient pertinentes, ne sont ni utiles ni nécessaires à la Cour.

[34] Quatre groupes d’intervenants soulèvent l’article 15 de la Charte : David Asper Centre for Constitutional Rights, le Fonds d’éducation et d’action juridique pour les femmes et le West Coast Legal Education and Action Fund; la Coalition de la santé; le Conseil national des musulmans Canadiens; la Rainbow Refugee Society et le Rainbow Railroad.

[35] À cet égard aussi, la Cour est convaincue que les intimés n’ont véritablement rien oublié, et les renvois au dossier de preuve sont exhaustifs et admirables. Les observations des intervenants éventuels sur ces questions feraient double emploi. Elles n’apportent pas d’autres précisions ou perspectives à l’égard des questions existantes.

[36] Dans une certaine mesure, les intervenants éventuels soulèvent de nouveaux arguments fondés sur l’article 7. Par exemple, la British Columbia Civil Liberties Association soutient que les principes de justice fondamentale garantis par l’article 7 doivent être interprétés d’une manière qui incorpore divers instruments internationaux non contraignants ou le libellé d’autres articles de la Charte. Il s’agit de nouvelles questions qui n’ont pas été plaidées devant la Cour fédérale ni énoncées dans les actes introductifs d’instance déposés devant notre Cour. Le dossier d’intervention ne renvoie pas à la principale jurisprudence régissant l’interprétation des dispositions de la Charte et l’importance à accorder aux instruments internationaux non contraignants; de ce fait, l’intervention n’est pas suffisamment utile : Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32.

[37] L’argument fondé sur l’article 15 présenté à la Cour fédérale concernait la discrimination à l’égard des femmes et des enfants, et non d’autres groupes. Certains des intervenants éventuels soulèvent d’autres motifs de discrimination qui n’avaient pas été invoqués auparavant, tels que la religion, le handicap et l’orientation sexuelle. Il s’agit là de nouvelles questions. Bien que le dossier comporte certains éléments de preuve concernant le traitement de ces groupes, la question de la discrimination à l’encontre de ces groupes n’a pas été soulevée, ni plaidée à la Cour fédérale. En outre, elle n’a été invoquée par aucune des parties devant nous; ainsi, à toutes fins utiles, ce serait une nouvelle question devant cette Cour. Il est loisible aux requérants de solliciter la qualité de plaideurs d’intérêt public pour engager leur propre instance pour débattre de telles questions.

[38] Certains des intervenants éventuels, conscients de la jurisprudence interdisant l’introduction de nouvelles questions, ont tenté de dissimuler leurs arguments relatifs à l’article 15 sous le voile l’article 7. Ils invoquent pour ce faire l’intersectionnalité et emploient des formulations comme [traduction] « considérer les questions relatives à l’article 7 sous l’angle de l’article 15 », des approches d’interprétation et d’application de la Charte non soulevées par les parties au litige. La nature essentielle et la véritable nature de ce qu’ils font consistent à infuser dans l’affaire des motifs énumérés à l’article 15 qui sont nouveaux.

[39] L’argument du David Asper Centre for Constitutional Rights, du Fonds d’éducation et d’action juridique pour les femmes et du West Coast Legal Education and Action Fund concernant l’article 15 diffère de celui soulevé en l’espèce, comme ils l’admettent au paragraphe 11 de leur réponse. Ils proposent de soutenir que les tribunaux de première instance doivent toujours trancher les questions relevant de l’article 15 lorsqu’ils en sont saisis. Un tel argument va au-delà de celui des intimés selon lequel la Cour fédérale avait le pouvoir discrétionnaire lui permettant de trancher la question fondée sur l’article 15, mais qu’elle aurait dû l’exercer. Cet argument est donc nouveau. En outre, leur intérêt pour cette question est de nature jurisprudentielle et donc, compte tenu d’une certaine jurisprudence, insuffisant pour justifier une intervention : Amnesty International Canada c. Canada (Défense nationale), 2008 CAF 257, par. 6 et 7; Lignes aériennes Canadien National c. Canada (Commission des droits de la personne), 2000 CAF 233, [2010] 1 R.C.F. 226, par. 11 et 12.

[40] De plus, cette observation est vouée à l’échec et ne saurait être retenue : Kattenburg, par. 9. Il ressort implicitement de ce qui précède que les questions relevant de l’article 15 de la Charte priment sur toutes les autres et que, contrairement aux autres questions, lorsqu’elles sont soulevées, la Cour doit les traiter. La Cour suprême a rejeté cet argument à l’unanimité : Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238. L’article 15 ne jouit pas d’un « statut supérieur dans une prétendue “hiérarchie” de droits » : Gosselin, par. 26. En outre, cet argument va à l’encontre de la conclusion bien établie selon laquelle les tribunaux disposent du pouvoir discrétionnaire leur permettant de traiter ou non les questions qui ne sont pas nécessaires à l’issue de l’affaire : voir, par exemple, Steel c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 153, [2013] 1 R.C.F. 143, par. 65, 66 et 68; Construction de défense Canada c. Ucanu Manufacturing Corp., 2017 CAF 133, [2018] 2 R.C.F. 269, par. 47 à 52.

C. Conclusion et dispositif

[41] Les intervenants éventuels sont des organismes de grande qualité. Leurs causes sont importantes et méritent attention et considération. Si la cause s’y prête et que l’intervention est opportune, leur contribution peut être considérable.

[42] Toutefois, la Cour n’est pas persuadée qu’ils puissent intervenir dans le présent appel à ce stade tardif et que leur participation serait utile à la décision de la Cour sur les véritables questions en jeu.

[43] L’intervention n’est pas la seule avenue qui s’offre à des groupes comme ceux en l’espèce. Ils sont dévoués à leur cause et il leur est loisible d’offrir leurs perspectives et précisions ainsi que leur aide à l’avocat des intimés.

[44] Par conséquent, je rejetterai les requêtes.

« David Stratas »

j.c.a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-204-20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL. c. LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS ET AL.

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 janvier 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Martin Anderson

David Knapp

Lucan Gregory

Laura Upans

 

Pour les appelants

 

Andrew Brouwer

 

Pour les intimés

Adriel Weaver

Jessica Orkin

 

Pour l’intervenante Éventuelle, British Columbia Civil Liberties Association

 

Lorne Waldman

Tara McElroy

Pour les intervenants Éventuels, Canadian Lawyers for international human Rights et Canadian Centre for victims of torture

Lobat Sadrehashemi

Cheryl Milne

POUR LES INTERVENANTS ÉVENTUELS, DAVID ASPER CENTRE FOR CONSTITUTIONAL RIGHTS,

FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUE POUR LES FEMMES,

WEST COAST LEGAL EDUCATION AND ACTION FUND

Ewa Krajewska

Daniel Girlando

Teagan Markin

Deborah Rachlis

POUR L’INTERVENANTE ÉVENTUELLE, COALITION DE LA SANTÉ

Sameha Omer

Naseem Mithoowani

POUR L’INTERVENANT ÉVENTUEL, CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS DU CANADA

Frances Mahon

Kay Scorer

Michael Battista

Adrienne Smith

POUR LES INTERVENANTS ÉVENTUELS, RAINBOW REFUGEE SOCIETY ET RAINBOW RAILROAD

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour les appelants

 

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimés

Goldblatt Partners

Toronto (Ontario)

 

Pour l’intervenante Éventuelle, British Columbia Civil Liberties Association

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Pour les intervenants éventuels, Canadian Lawyers for International human rights et canadian centre for victims of torture

Immigration & Refugee Legal Clinic

Vancouver (Colombie-Britannique)

David Asper Centre for Constitutional Rights

Toronto (Ontario)

POUR LES INTERVENANTS ÉVENTUELS, DAVID ASPER CENTRE FOR CONSTITUTIONAL RIGHTS,

FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUE POUR LES FEMMES,

WEST COAST LEGAL EDUCATION AND ACTION FUND

Borden Ladner Gervais , S.R.L.

Toronto (Ontario)

HIV & AIDS Legal Clinic Ontario

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE ÉVENTUELLE, COALITION DE LA SANTÉ

Conseil national des musulmans Canadiens

Ottawa (Ontario)

Mithoowani Waldman Immigration Law Group

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANT ÉVENTUEL, CONSEIL NATIONAL DES MUSULMANS DU CANADA

Mahon & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

Scorer Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

Battista Smith Migration Law Group

Toronto (Ontario)

POUR LES INTERVENANTS ÉVENTUELS, RAINBOW REFUGEE SOCIETY ET RAINBOW RAILROAD

 

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