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Date : 20210129


Dossier : A-308-19

Référence : 2021 CAF 17

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

 

 

ENTRE :

 

 

EYEBALL NETWORKS INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe le 19 octobre 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

LE JUGE LOCKE


Date : 20210129

 

Dossier : A-308-19

Référence : 2021 CAF 17

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

 

 

EYEBALL NETWORKS INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF NOËL

[1] La Cour est saisie de l’appel interjeté à l’égard d’un jugement rendu par le juge Bocock (le juge de la Cour de l’impôt), sous la référence 2019 CCI 150, par lequel il a confirmé la cotisation établie par le ministre du Revenu national (le ministre) en application du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi).

[2] Le paragraphe 160(1) dispose que, dans le cas d’un transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance, le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables de toute somme payable par l’auteur du transfert en application de la Loi pour l’année d’imposition au cours de laquelle le transfert a eu lieu et les années précédentes. Aux termes de l’alinéa 160(1)e), le bénéficiaire du transfert est responsable du paiement jusqu’à concurrence de l’excédent de la juste valeur marchande des biens transférés sur la juste valeur marchande de la contrepartie offerte. Cette disposition s’applique même si l’auteur ou le bénéficiaire du transfert ignoraient l’existence d’une dette fiscale au moment du transfert.

[3] Eyeball Networks Inc. (l’appelante ou la nouvelle société), une société affiliée ayant un lien de dépendance (l’ancienne société) et leur unique actionnaire, M. Piche, ont entrepris une réorganisation ayant mené, au terme de plusieurs opérations prédéterminées, au transfert des actifs de l’ancienne société à la nouvelle société. Selon la Couronne, ces opérations constituent une série s’étant soldée par le paiement d’une contrepartie insuffisante à l’ancienne société par la nouvelle société en échange des biens transférés. La nouvelle société était donc responsable du paiement de l’obligation sous le régime du paragraphe 160(1). Le juge de la Cour de l’impôt a rejeté la prétention de la Couronne fondée sur le résultat global de la série. Cependant, il a conclu qu’une seule opération au sein de la réorganisation avait entraîné l’application du paragraphe 160(1) et a confirmé la cotisation sur ce fondement.

[4] L’appelante affirme, au soutien de son appel, que le juge de la Cour de l’impôt a conclu à bon droit que le résultat global de la série d’opérations n’entraînait pas l’application du paragraphe 160(1). Toutefois, elle soutient qu’il a confirmé à tort la cotisation sur le fondement de l’opération qu’il a mentionnée.

[5] La Couronne conteste la conclusion du juge de la Cour de l’impôt sur le résultat global de la série et soutient que le paragraphe 160(1) s’applique en raison d’une opération distincte de celle sur laquelle s’est fondée le juge de la Cour de l’impôt.

[6] Pour les motifs qui suivent, j’estime que ni le résultat global de la série ni aucune des opérations qui ont permis la réorganisation n’entraînent l’application du paragraphe 160(1). Je propose donc d’accueillir l’appel.

FAITS

[7] Le juge de la Cour de l’impôt a accepté le témoignage de M. Piche selon lequel « il était nécessaire de créer la nouvelle société et de transférer les biens pour poursuivre le développement et l’exploitation de la nouvelle technologie bidirectionnelle de vidéoconférence » et que la réorganisation était motivée par « ces principaux motifs commerciaux » (motifs, par. 2 à 3).

[8] Plus particulièrement, M. Piche a expliqué que l’ancienne société était associée au secteur du jeu en ligne. Ces antécédents peu nobles risquaient d’avoir un effet rébarbatif sur des acheteurs potentiels de sa nouvelle technologie. On a avancé l’idée qu’une nouvelle société, dépourvue de liens avec le secteur du jeu en ligne, constituerait un meilleur véhicule pour ce virage commercial. C’est dans ce contexte que la réorganisation a eu lieu (motifs, par. 2).

[9] Les opérations ont toutes été effectuées le 19 mars 2002. Elles se résument ainsi (motifs, par. 4 à 13) :

1. Entente entre M. Piche et l’ancienne société :

M. Piche, l’unique actionnaire de l’ancienne société, vend tout d’abord ses 11 000 000 actions de catégorie A à l’ancienne société au prix égal à leur juste valeur marchande, estimée à 30 M$.

En contrepartie, l’ancienne société émet à l’égard de M. Piche 11 000 000 actions de catégorie A assorties d’un droit de vote et 11 000 000 actions de catégorie C rachetables non assorties d’un droit de vote, dont la valeur de rachat globale est de 30 M$, sous réserve de la clause d’ajustement du prix (entente intervenue le 19 mars 2002 entre Christopher Piche et l’ancienne société, dossier d’appel, vol. 1, p. 56 à 59).

2. Entente entre M. Piche et la nouvelle société :

M. Piche vend ensuite à la nouvelle société ses 11 000 000 actions de catégorie C rachetables et non assorties d’un droit de vote dans l’ancienne société, dont la valeur est estimée à 30 M$.

En contrepartie, la nouvelle société émet à l’égard de M. Piche 11 000 000 actions de catégorie A non assorties d’un droit de vote et 11 000 000 actions de catégorie B assorties d’un droit de vote.

Les parties font également le choix prévu au paragraphe 85(1) de la Loi (entente intervenue le 19 mars 2002 entre M. Piche et la nouvelle société, dossier d’appel, vol. 1, p. 68 à 70).

3. Entente par laquelle l’ancienne société vend les biens à la nouvelle société :

L’ancienne société vend les biens de sa nouvelle entreprise, d’une valeur de 30,175 M$ à la nouvelle société.

En contrepartie, la nouvelle société assume les obligations de l’ancienne société, évaluées à 175 000 $, et émet à l’égard de cette dernière 11 000 000 actions de catégorie C rachetables et non assorties d’un droit de vote, d’une valeur de rachat globale de 30 M$, sous réserve de la clause d’ajustement du prix.

Les parties font également le choix prévu au paragraphe 85(1) de la Loi (entente intervenue le 19 mars 2002 entre la nouvelle société et l’ancienne société, dossier d’appel, vol. 1, p. 78 à 81).

4. Rachat des actions de l’ancienne société et billet à ordre :

L’ancienne société rachète ses 11 000 000 actions de catégorie C non assorties d’un droit de vote détenues par la nouvelle société en contrepartie de la valeur de rachat prévue de 30 M$ et émet un billet à ordre payable à la nouvelle société (billet à ordre émis par l’ancienne société) (rachat des actions de l’ancienne société et émission d’un billet à ordre payable à la nouvelle société, intervenu le 19 mars 2002, dossier d’appel, vol. 1, p. 101 à 103).

5. Rachat des actions par la nouvelle société et billet à ordre :

La nouvelle société rachète ses 11 000 000 actions de catégorie C non assorties d’un droit de vote détenues par l’ancienne société en contrepartie d’un prix égal à la valeur de rachat prévue de 30 M$ et émet un billet à ordre d’une valeur de 30 M$ à l’ancienne société (billet à ordre émis par la nouvelle société) (rachat des actions de la nouvelle société et émission d’un billet à ordre payable à l’ancienne société, intervenu le 19 mars 2002, dossier d’appel, vol. 1, p. 104 à 106).

6. Entente réciproque d’annulation des dettes :

L’ancienne société et la nouvelle société concluent une entente réciproque d’annulation des dettes selon les termes de laquelle les obligations créées par les deux billets à ordre s’annulent par compensation mutuelle (la compensation) (entente réciproque d’annulation des dettes intervenue le 19 mars 2002 entre la nouvelle société et l’ancienne société, dossier d’appel, vol. 1, p. 107).

7. Entente d’entiercement :

Les ententes sont placées en entiercement jusqu’au 22 mars 2002 pour résoudre un accro résultant du changement de raison sociale de la nouvelle société (entente d’entiercement intervenue le 19 mars 2002 entre la nouvelle société et l’ancienne société, dossier d’appel, vol. 1, p. 108 à 109).

[10] En 2003, le ministre établit une nouvelle cotisation à l’égard de l’ancienne société pour ses années d’imposition 2000 et 2001. L’impôt à payer est de 13 368,48 $. En 2004, le ministre établit une nouvelle cotisation à l’égard de l’ancienne société pour son année d’imposition 2002. L’impôt à payer dans ce cas s’élève à 113 366,10 $ (avis de nouvelle cotisation, année d’imposition 2001, dossier d’appel, vol. 1, p. 127 à 134; avis de nouvelle cotisation, année d’imposition 2002, dossier d’appel, vol. 1, p. 135 à 140).

[11] Le 19 mars 2014, le ministre établit une cotisation à l’égard de la nouvelle société sous le régime du paragraphe 160(1). Le montant ainsi cotisé s’élève à 287 223,51 $. Aux termes de cette cotisation, la nouvelle société est solidaire de la dette fiscale de l’ancienne société établie pour les années d’imposition 2000, 2001 et 2002, en plus des intérêts courus. La responsabilité de la nouvelle société découle du fait qu’elle n’a pas offert une contrepartie suffisante pour les biens que lui a transférés l’ancienne société le 19 mars 2002.

[12] Un appel devant la Cour de l’impôt est interjeté.

JUGEMENT PORTÉ EN APPEL

[13] Le juge de la Cour de l’impôt fait d’abord remarquer que les faits ne sont pas contestés. Il affirme, sur le fondement de l’opération au terme de laquelle l’ancienne société a transféré ses biens à la nouvelle société, à savoir la troisième étape de la réorganisation, que la seule question consiste à savoir si la nouvelle société a offert une contrepartie suffisante à l’ancienne société en échange des biens. Selon lui, même si la dette fiscale de l’ancienne société pour ses années d’imposition 2000, 2001 et 2002 a été établie après le transfert, elle existait en droit au moment des opérations. Ainsi, il est possible que le paragraphe 160(1) trouve application (motifs, par. 25).

[14] Le juge de la Cour de l’impôt fait ensuite observer qu’il ressort clairement des stipulations de l’entente de transfert que la valeur de la contrepartie offerte par l’appelante devait correspondre à la valeur des biens transférés. Il faut donc décider si la « valeur à l’origine » de la contrepartie a changé, auquel cas il faut déterminer si elle a changé au « moment du transfert ». Le paragraphe 160(1) s’appliquerait dans ce cas (motifs, par. 31). Avant de poser la question, le juge de la Cour de l’impôt fait remarquer que les parties n’invoquent pas la règle générale anti-évitement (RGAÉ); ainsi, « en premier lieu du moins », la suffisance de la contrepartie ne saurait être contestée (ibid.).

[15] Le juge de la Cour de l’impôt cherche ensuite à déterminer le début et la fin du « moment du transfert » pour l’application du paragraphe 160(1), au moyen d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de cette disposition (motifs, par. 32 et 33). Suivant son analyse textuelle, « [l]’expression “à ce moment” suggère [. . .] un instantané de la “valeur” du transfert des biens au moment de ce transfert » (motifs, par. 34).

[16] Quant au contexte, il fait observer que, si l’on peut examiner le résultat net de la série d’opérations, la preuve soutient la prétention que la contrepartie offerte en échange des biens transférés était insuffisante (motifs, par. 38). Or, selon lui, l’expression « de toute autre façon » qui figure dans l’énoncé liminaire du paragraphe 160(1) ne permet pas l’examen du résultat net de la série (motifs, par. 39). Il renvoie à des jugements de notre Cour et de la Cour de l’impôt qui préconisent une interprétation plus stricte de cette expression dans l’application de cette disposition et d’autres dispositions de la Loi (motifs, par. 39 à 42).

[17] Il fait également remarquer que, si notre Cour, dans l’arrêt Canada c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166 [594710 BC], autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2019] 1 R.C.S. v, a conclu, sur le fondement de l’expression « de toute autre façon » qui figure au paragraphe 160(1), qu’un avantage fiscal avait été obtenu par suite d’une série d’opérations, c’était à la lumière de l’analyse distincte que commande la RGAÉ (motifs, par. 40).

[18] Dans son analyse téléologique, le juge de la Cour de l’impôt conclut que, dans l’application du paragraphe 160(1) « la valeur des biens transférés ainsi que des obligations fiscales du débiteur doit être établie au “moment” du transfert », et non selon le résultat global de la série d’opérations (motifs, par. 44). Il ajoute que le « moment » dont il est question dans la disposition doit correspondre à une opération précise et distincte. Le juge de la Cour de l’impôt rejette pour cette raison la principale prétention de la Couronne (motifs, par. 43 à 47 et 50).

[19] Le juge de la Cour de l’impôt examine ensuite un point que les parties n’ont pas plaidé devant lui. Il demande si la compensation prévue à la sixième étape de la série, au terme de laquelle les billets à ordre de la nouvelle société et de l’ancienne société s’annulaient réciproquement, a donné lieu à un transfert de biens en échange d’une contrepartie insuffisante (motifs, par. 51). Il conclut que le paragraphe 160(1) s’applique à cette opération. À son avis, au moment de la compensation, la juste valeur marchande du billet à ordre émis par l’ancienne société que détenait la nouvelle société n’avait dans les faits aucune valeur, tandis que le billet à ordre émis par la nouvelle société, et détenu par l’ancienne société, était adossé à des actifs évalués à 30 M$ (motifs, par. 57).

[20] Le juge de la Cour de l’impôt rejette l’appel au motif que la contrepartie offerte par l’appelante dans le cadre de la compensation n’était pas suffisante. À son avis, le paragraphe 160(1) s’applique (motifs, par. 58).

THÈSE DE L’APPELANTE

[21] L’appelante affirme tout d’abord que le juge de la Cour de l’impôt a rejeté à bon droit la thèse de la Couronne selon laquelle le paragraphe 160(1) trouve application en fonction du résultat net de la série d’opérations. À défaut de subterfuge ou de mobile illicite, l’application de cette disposition exige une analyse individuelle des opérations et le respect de l’effet juridique de chacune (mémoire de l’appelante, par. 24 à 25).

[22] Selon l’appelante, le transfert a eu lieu au moment où l’ancienne société a transféré ses biens à la nouvelle société en contrepartie des actions émises par cette dernière. Comme l’entente de transfert prévoit la possibilité d’ajuster la valeur des actions émises et la valeur de la contrepartie offerte en échange au cas où la juste valeur marchande des biens avait été mal estimée, « aucune insuffisance entre la valeur des biens transférés et la contrepartie ne pourrait être calculée » et « l’article 160 ne s’appliquerait pas » (motifs, par. 26).

[23] L’appelante affirme également que le juge de la Cour de l’impôt a fait erreur en rejetant l’appel au motif que la compensation des billets à ordre constituait un transfert dans le cadre duquel la nouvelle société n’avait pas offert une contrepartie suffisante (mémoire de l’appelante, par. 22). La question n’avait pas été plaidée ni débattue. Il n’était donc pas loisible au juge de la Cour de l’impôt de l’examiner (mémoire de l’appelante, par. 23).

[24] Quoi qu’il en soit, l’appelante soutient que le juge de la Cour de l’impôt a conclu à mauvais droit que le billet à ordre émis par l’ancienne société n’avait aucune valeur, si on le compare au billet à ordre émis par la nouvelle société, puisque les deux instruments étaient adossés aux mêmes actifs. Qui plus est, le raisonnement du juge de la Cour de l’impôt [traduction] « échoue pour une raison fondamentale », car les billets à ordre constituaient de véritables dettes qui s’acquittaient par compensation réciproque. Le droit est sans équivoque : le règlement d’une dette n’entraîne pas l’application du paragraphe 160(1) (mémoire de l’appelante, par. 28 à 30, renvoyant à Mullins v. M.N.R., 91 D.T.C. 173 [Mullins] et D’Argys v. M.N.R., 92 D.T.C. 1710 [D’Argys]).

THÈSE DE LA COURONNE

[25] La Couronne, si elle souscrit à l’issue, n’est pas d’accord sur les motifs qu’a donnés le juge de la Cour de l’impôt pour confirmer la cotisation. Selon la Couronne, le juge de la Cour de l’impôt a adopté une interprétation trop stricte du paragraphe 160(1) et a commis une erreur en décidant, sur le fondement d’une seule opération, si la contrepartie offerte en échange des biens transférés était suffisante (mémoire de la Couronne, par. 3 à 4).

[26] Dans sa plaidoirie, la Couronne admet que le transfert des biens de l’ancienne société à la nouvelle société a eu lieu à la troisième étape de la réorganisation en échange d’une contrepartie convenue de 30 M$ et que l’ancienne société a reçu 11 millions d’actions de catégorie C d’une valeur de rachat globale correspondante. Son argument est fondé sur ces faits (réponse à l’avis d’appel, dossier d’appel, vol. 1, p. 33 et 35, al. 4c) et sous-al. 12k)(iii)). Cependant, elle prétend que le paragraphe 160(1) exige, lorsqu’un transfert est effectué dans le cadre d’une série d’opérations, comme en l’espèce, que la contrepartie soit évaluée au terme de la série d’opérations, à la lumière du résultat global (mémoire de la Couronne, par. 5).

[27] La Couronne soutient que l’objet général du paragraphe 160(1) étaye sa thèse et que cette dernière est par ailleurs conforme à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de cette disposition (mémoire de la Couronne, par. 6).

[28] À cet égard, la Couronne reconnaît qu’aux termes du sous-alinéa 160(1)e)(i), la valeur des biens transférés et celle de la contrepartie offerte en échange doivent être établies « au moment » du transfert. Toutefois, elle prétend que l’expression « au moment » peut signifier, outre un point précis dans le temps, la notion élastique que constitue [traduction] « un intervalle entre deux points » (mémoire de la Couronne, par. 41 à 46). De l’avis de la Couronne, « lorsqu’un transfert est réalisé au moyen d’une série d’opérations prédéterminées au terme de laquelle le patrimoine de l’auteur du transfert est épuisé [le mot] “moment” peut renvoyer à l’ensemble des opérations ayant réalisé le transfert » (mémoire de la Couronne, par. 45).

[29] De l’avis de la Couronne, l’interprétation élastique de l’expression tient compte du sens général des mots qui figurent dans le libellé même de la disposition. Son énoncé liminaire contient les mots « transféré » et « biens », qui représentent des concepts généraux, ainsi que l’expression « au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon », qui vient élargir davantage le sens du mot « transféré » (mémoire de la Couronne, par. 49 à 52).

[30] Selon la Couronne, le choix de ces mots indique que le législateur entendait donner au paragraphe 160(1) une vaste portée et étaye sa conclusion selon laquelle [traduction] « la contrepartie doit être examinée à la lumière de la série d’opérations dans son ensemble ayant réalisé le transfert » (mémoire de la Couronne, par. 54). La Couronne ajoute que la Cour a adopté pareille démarche dans l’arrêt 594710 BC et affirme que cette démarche est indiquée en l’espèce, et ce même si la Cour s’est prononcée dans cette autre affaire sous le régime de la RGAÉ (mémoire de la Couronne, par. 55 à 59).

[31] Quant à l’analyse contextuelle générale, la Couronne affirme que l’expression « de toute autre façon », comme l’expression « de toute façon », invite la Cour à examiner toutes les opérations qui ont une incidence sur la valeur de la contrepartie (mémoire de la Couronne, par. 63 à 64). La Couronne soutient qu’il ne serait pas sensé de [traduction] « mettre des œillères » lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur de la contrepartie (mémoire de la Couronne, par. 65).

[32] La Couronne soutient également que son interprétation respecte l’objet du paragraphe 160(1), soit [traduction] « protéger la faculté du ministre de recouvrer une créance fiscale, et son libellé est axé sur le résultat des opérations » (mémoire de la Couronne, par. 68).

[33] Suivant cette interprétation large, la Couronne fait valoir que l’ancienne société, au terme des opérations, a [traduction] « perdu l’ensemble de ses actifs et de ses capitaux propres » (mémoire de la Couronne, par. 72). Même si une contrepartie suffisante a été offerte en échange des biens à la nouvelle société, l’échange d’actions entre les deux sociétés, suivi du rachat des actions et de l’annulation réciproque des billets à ordre ont eu pour effet d’épuiser le patrimoine de l’ancienne société. Par conséquent, le paragraphe 160(1) doit s’appliquer (mémoire de la Couronne, par. 73 à 80).

[34] Selon la Couronne, comme le juge de la Cour de l’impôt n’a pas donné au paragraphe 160(1) la portée voulue, notre Cour n’est pas appelée à se pencher sur la question de savoir si sa conclusion subsidiaire sur la compensation réciproque était correcte (mémoire de la Couronne, par. 91). Par ailleurs, la Couronne conteste la prétention de l’appelante selon laquelle le juge de la Cour de l’impôt a fondé sa conclusion sur un argument dont il n’était pas saisi. Selon la Couronne, même si la question n’a pas été plaidée, il était loisible au juge de la Cour de l’impôt de l’examiner, car la compensation réciproque faisait partie des opérations sur lesquelles le ministre a fondé la cotisation (mémoire de la Couronne, par. 94 à 96).

[35] Enfin, la Couronne nous invite, si la Cour rejette l’interprétation large du paragraphe 160(1) qu’elle préconise et le raisonnement subsidiaire ayant mené le juge de la Cour de l’impôt à confirmer la cotisation, à rejeter tout de même l’appel sur le fondement d’un nouvel argument selon lequel le rachat par l’ancienne société de ses actions de catégorie C rachetables donne lieu à un transfert distinct qui entraîne l’application du paragraphe 160(1), car l’ancienne société n’a pas obtenu de contrepartie en échange (mémoire de la Couronne, par. 92 à 93).

ANALYSE

[36] La première question dont nous sommes saisis – et la principale – est celle de savoir si l’existence et la valeur de la contrepartie donnée par l’ancienne société à la nouvelle société doivent être déterminées au moment où les biens ont été transférés à la nouvelle société, comme l’indique le juge de la Cour de l’impôt, ou au terme de la réorganisation à la lumière du résultat global, comme l’affirme la Couronne. La Couronne, bien qu’elle soit la partie intimée, joue effectivement le rôle de la partie appelante à l’égard de cette question.

A. Norme de contrôle

[37] L’interprétation du paragraphe 160(1), tout particulièrement celle des expressions « au moment du transfert » et « à ce moment » qui figurent au sous-alinéa (i) de la disposition, soulève une question de droit qui commande l’application de la norme de la décision correcte. L’application de la disposition aux faits de l’espèce soulève une question mixte de fait et de droit qui appelle la norme de l’erreur manifeste et dominante, à défaut d’une question de droit qu’il est possible d’isoler (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, par. 8 et 26 à 37, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada c. MacDonald, 2013 CAF 110, par. 14).

B. Question préliminaire faisant intervenir l’intention de M. Piche

[38] À l’audience devant nous, la Couronne a soulevé pour la première fois la possibilité d’un mobile illicite de la part de M. Piche. L’avocat de la Couronne a invoqué, en dépit de l’objection soulevée par l’avocat de l’appelante, que M. Piche, outre le simple objet commercial qu’il a avancé, avait l’intention de se soustraire à des obligations indéterminées. Si je comprends bien, on suggère que M. Piche était au courant de la possibilité d’obligations indéterminées, y compris des dettes fiscales, et que la réorganisation constituait un moyen de ne pas s’en acquitter.

[39] Le droit est sans équivoque : l’application du paragraphe 160(1) n’est pas subordonnée à l’intention de se dérober au paiement d’une dette fiscale. Or, un mobile illicite peut jouer sur la manière dont la Cour évalue les opérations et leurs répercussions (voir, par exemple, Canada c. Livingston, 2008 CAF 89, par. 19 et 26 à 29 [Livingston]). La question qui se pose est celle de savoir s’il est loisible à la Couronne d’invoquer cet argument à une étape bien avancée de la procédure.

[40] Le juge de la Cour de l’impôt a accepté le témoignage de M. Piche selon lequel la réorganisation avait pour objet d’effectuer une séparation entre la nouvelle technologie et l’ancienne afin d’exploiter la première par l’entremise d’une société distincte, pour les raisons valables qu’il a énoncées (motifs, par. 2). Aucun autre mobile n’a été avancé. À l’audience, le juge de la Cour de l’impôt a dit comprendre que la Couronne ne prétendait pas que la réorganisation avait pour objet le défaut de paiement de dettes fiscales. Il a demandé à la Couronne de le corriger s’il avait tort, ce que l’avocat de la Couronne n’a pas fait (transcription, dossier d’appel, vol. 2, p. 70 à 71). M. Piche n’a pas été contre-interrogé à ce sujet.

[41] À mon avis, il est trop tard pour suggérer que la réorganisation était motivée par la volonté de se soustraire à des dettes fiscales préexistantes. La Couronne n’a pas contesté le témoignage de M. Piche au procès; elle doit maintenant accepter les conséquences de ce choix.

C. Doit-on déterminer la contrepartie au moment du transfert des actifs ou au terme de la réorganisation?

[42] Avant d’aborder cette question, il est utile de reproduire les passages pertinents du paragraphe 160(1) :

160(1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

160(1) Where a person has, on or after May 1, 1951, transferred property, either directly or indirectly, by means of a trust or by any other means whatever, to

[…]

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

(c) a person with whom the person was not dealing at arm’s length,

les règles suivantes s’appliquent :

the following rules apply:

[…]

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(e) the transferee and transferor are jointly and severally, or solidarily, liable to pay under this Act an amount equal to the lesser of

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(i) the amount, if any, by which the fair market value of the property at the time it was transferred exceeds the fair market value at that time of the consideration given for the property, and

(ii) le total des montants représentant chacun un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi […]

(ii) the total of all amounts each of which is an amount that the transferor is liable to pay under this Act

[Non souligné dans l’original.]

Emphasis added

[43] Dans l’interprétation de cette disposition, il est utile de se rappeler que le terme « biens » est défini largement et s’entend de « biens de toute nature » y compris « l’argent » (par. 248(1)).

[44] Comme le confirme notre Cour, le paragraphe 160(1) a pour objet de supprimer pour le fisc toute vulnérabilité découlant d’un transfert de biens entre personnes ayant un lien de dépendance fondé sur une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés (Canada c. 9101-2310 Québec Inc., 2013 CAF 241, par. 60). Les quatre critères essentiels à l’application du paragraphe 160(1) sont « clair[s] » et « se révèlent évidents » (Livingston, par. 17) :

 

  1. L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert;
  2. Il doit y avoir eu transfert de biens;
  3. Le bénéficiaire du transfert doit être une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance ou un autre bénéficiaire désigné;
  4. La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

En l’espèce, les trois premiers critères ne sont pas sujets à controverse. La seule question est de savoir si la nouvelle société a offert une contrepartie suffisante en échange des biens que lui a transférés l’ancienne société.

[45] La Couronne reconnaît qu’une contrepartie suffisante a été offerte en échange des actifs qui ont été transférés par l’ancienne société à la nouvelle société. Toutefois, elle affirme, sur le fondement de l’énoncé liminaire du paragraphe 160(1), rédigé en termes généraux, que la suffisance de la contrepartie ne peut être examinée qu’au terme de la réorganisation, à la lumière du résultat net. Tout particulièrement, la Couronne nous invite à concevoir les opérations prédéterminées comme une série et à conclure que, même si la contrepartie était suffisante au départ, elle ne l’était plus au terme de la série, car l’ancienne société s’est alors trouvée les mains vides (mémoire de la Couronne, par. 17, 48 et 54). Même si les opérations en litige se sont produites au cours d’un seul jour, la règle que la Couronne préconise s’appliquerait, que la série se produise au cours d’une semaine, d’un mois ou d’une année.

[46] La Couronne affirme à bon droit qu’une « série d’opérations » est un concept légal bien établi qui permet aux cours d’examiner le résultat global visé lorsqu’il s’agit de déterminer l’effet juridique de la série. Or, ce concept ne s’applique que dans le cas où au moins une opération dans la série a un objet principalement fiscal. Il ne s’applique pas dans le cas où, comme en l’espèce, chacune des opérations avait un objet valable non fiscal (voir, par exemple, le paragraphe 245(2), à la lumière du paragraphe 245(3) lorsque s’applique la RGAÉ, et l’alinéa 18(20)c), le paragraphe 69(11), l’alinéa 85(1.11)b) et l’article 183.1 lorsqu’elle ne s’applique pas).

[47] Sauf dans ces cas, le concept de la « série d’opérations » est étranger à l’application du paragraphe 160(1). Comme l’explique notre Cour dans l’arrêt Canada c. Lehigh Cement Limited, 2014 CAF 103, [2015] 3 R.C.F. 117, à l’égard d’une pareille tentative d’ajouter ce concept par interprétation dans l’alinéa 95(6)b) :

[49] Lorsque la Loi veut élargir sa portée en visant non plus une opération individuelle mais une série d’opérations, elle le fait de manière explicite. On en trouvera des exemples aux paragraphes 55(2), 83(2.1) et 129(1.2), à la définition d’une « action privilégiée à terme » à l’article 248 ainsi qu’à l’article 245. Cela est particulièrement bien illustré dans cette dernière disposition – la disposition générale anti-évitement de la Loi –, qui prévoit qu’on peut considérer une opération comme une opération d’évitement si elle fait partie d’une « série d’opérations ou d’événements » dont découle un avantage fiscal.

[50] L’alinéa 95(6)(b) ne renferme pas de tels termes explicites. On n’y mentionne pas que l’avantage fiscal a pu résulter d’une série d’opérations dont l’acquisition ou la disposition d’actions faisait partie. Le libellé de l’alinéa 95(6)(b) prévoit plutôt que l’avantage fiscal doit découler de l’acquisition ou de la disposition même d’actions, et que la raison principale de l’acquisition ou de la disposition doit être l’obtention de cet avantage.

[51] Le législateur sait très bien quels mots il lui faut utiliser lorsqu’il veut l’interprétation que la Couronne cherche à donner à l’alinéa 95(6)(b). Or, il n’a pas utilisé de tels mots.

[48] De même, le libellé du paragraphe 160(1) ne renferme pas des termes explicites à cet effet. Le législateur a eu recours à un libellé exhaustif dans l’énoncé liminaire de la disposition : « [l]orsqu’une personne a [. . .] transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon ». Ce libellé vise toutes les formes de transferts, y compris ceux qui résultent de l’effet combiné de multiples opérations, que ces dernières soient prédéterminées ou non.

[49] En l’espèce, les actifs associés à la nouvelle société ont été transférés au moyen d’une simple opération à la troisième étape de la réorganisation; il n’est donc point besoin de renvoyer au libellé général de l’énoncé liminaire de la disposition pour déterminer le transfert.

[50] Fait important, cet énoncé liminaire rédigé en termes généraux vise à élargir la notion de transfert; il n’intervient pas dans l’examen de la suffisance de la contrepartie offerte en échange des biens faisant l’objet du transfert. Cette question tombe sous le coup du sous-alinéa 160(1)e)(i), qui prévoit que la contrepartie est insuffisante si la juste valeur marchande des biens transférés est supérieure à la juste valeur marchande de la contrepartie offerte au moment du transfert (voir Birchcliff Energy Ltd. c. Canada, 2019 CAF 151, par. 47). Comme l’explique le juge de la Cour de l’impôt, la clause d’ajustement du prix fait en sorte qu’il ne peut y avoir de différence entre ces deux valeurs en l’espèce (motifs, par. 48).

[51] À défaut d’un subterfuge ou d’une disposition légale à l’effet contraire – rien de tel ne joue dans la présente affaire – la Couronne ne saurait faire fi du transfert des biens de l’ancienne société à la nouvelle société réalisé en échange d’une contrepartie égale à la juste valeur marchande de ces biens au moment du transfert (comp. Singleton c. Canada, 2001 CSC 61, par. 27 à 28, [2001] 2 R.C.S. 1046; voir également Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, par. 19 à 20 et 34 à 36, [2009] 1 R.C.S. 3).

[52] Enfin, et c’est peut-être le fait le plus important, un transfert de biens intervient instantanément, tant en droit civil qu’en common law. Le moment précis et manifeste où le transfert a lieu sous le régime de chacun des systèmes juridiques fonde le choix du législateur qui a prévu, d’une part, que la valeur des biens est déterminée « au moment du transfert » et, d’autre part, que la valeur de la contrepartie est déterminée « à ce moment ». En effet, si l’on estime que ces termes renvoient à une notion temporelle élastique qui s’entend d’un laps de temps allant du début au terme de la série d’opérations, comme le prétend la Couronne, on doit chercher à savoir quand exactement il convient de déterminer et de comparer les valeurs respectives. La question est importante, car la valeur des biens fluctue et peut varier considérablement en un très court laps de temps.

[53] Si ces valeurs ne sont pas déterminées à un moment précis, la valeur de la contrepartie offerte en échange des biens faisant l’objet du transfert serait incertaine. Le paragraphe 160(1) exige une certitude. Précisons à cet égard que l’excédent de la valeur des biens transférés sur la contrepartie offerte en échange doit être calculé précisément, car, en plus d’entraîner l’application de la disposition, l’excédent permet de circonscrire l’obligation du bénéficiaire du transfert. En permettant que ces valeurs soient déterminées au cours d’un laps de temps, plutôt qu’à un moment précis, on obtiendrait des résultats intrinsèquement incertains, ce que le législateur ne saurait avoir voulu.

[54] De plus, l’arrêt de notre Cour 594710 BC n’étaye pas la prétention de la Couronne selon laquelle il est possible de déterminer la contrepartie offerte au cours d’une période quelconque. Dans cette affaire, la Cour conclut que le versement d’un dividende sous forme d’actions suivi par le rachat des actions donne lieu à un transfert de biens sans contrepartie, à l’instar du paiement d’un dividende au comptant. Le juge de la Cour de l’impôt n’a pas tenu compte de cette jurisprudence au motif qu’elle a été rendue sous le régime de la RGAÉ (motifs, par. 40).

[55] Néanmoins, selon la Couronne, l’arrêt 594710 BC est pertinent, car la Cour y fonde sa conclusion sur une analyse textuelle du paragraphe 160(1); à son avis, si le résultat global des opérations n’avait pas compté, la Cour aurait dû conclure que les actions avaient été rachetées au comptant (mémoire de la Couronne, par. 58).

[56] Je conviens avec la Couronne que la Cour, dans l’arrêt 594710 BC, fonde, en partie du moins, sur l’énoncé liminaire « indirectement [. . .] ou de toute autre façon » sa conclusion selon laquelle la combinaison d’un dividende sous forme d’actions suivi du rachat de ces actions a un effet équivalant au versement d’un dividende au comptant et s’est ainsi soldée par un transfert de biens sans contrepartie (594710 BC, par. 115). Or, ce transfert ne pouvait avoir lieu avant le paiement du prix de rachat, car les biens changeaient de mains à ce moment précis.

[57] Si l’arrêt 594710 BC permet de conclure qu’un transfert de biens peut résulter de l’effet combiné d’opérations séquentielles, rien dans cette affaire ne permet de dire que la valeur de la contrepartie, lorsqu’offerte, peut être déterminée à un autre moment que celui du transfert.

[58] À mon avis, le juge de la Cour de l’impôt a conclu à bon droit que la contrepartie doit être évaluée en fonction des biens faisant l’objet du transfert au moyen d’un « instantané » pris au moment du transfert. En l’espèce, personne ne prétend que la nouvelle société n’a pas donné une contrepartie suffisante à l’ancienne société à ce moment (motifs, par. 34 et 55).

[59] Par conséquent, le principal argument de la Couronne doit être rejeté.

D. Motif subsidiaire ayant fondé la confirmation de la cotisation

[60] De son propre chef, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que la compensation réciproque des billets à ordre, à savoir la sixième étape de la réorganisation, constituait une opération distincte s’étant soldée par un transfert pour lequel une contrepartie insuffisante avait été donnée à l’ancienne société. Tout particulièrement, il a estimé que la compensation réciproque avait donné lieu à une renonciation de créance sans contrepartie, car le billet à ordre émis par l’ancienne société avait une valeur négligeable comparativement à celui émis par la nouvelle société.

[61] L’argument de l’appelante selon lequel il n’était pas loisible au juge de la Cour de l’impôt d’examiner la question sans d’abord inviter les parties à présenter des observations est plus ou moins théorique à la présente étape de l’instance, puisque ces dernières ont depuis eu l’occasion de ce faire. La Couronne n’a pas exprimé d’avis sur la conclusion subsidiaire et ne s’est pas opposée à la prétention de l’appelante selon laquelle le raisonnement qui sous-tend cette conclusion est fondamentalement vicié.

[62] Je conviens avec l’appelante qu’il n’était pas loisible au juge de la Cour de l’impôt de conclure que le billet à ordre émis par la nouvelle société avait une valeur « considérable » tandis que celui émis par l’ancienne société avait une valeur « symbolique », car les deux instruments étaient adossés aux mêmes biens (motifs, par. 57). Quelle que soit la valeur du billet à ordre émis par la nouvelle société, les biens adossés au billet à ordre émis par l’ancienne société ne pouvaient valoir moins, et vice versa. Le juge de la Cour de l’impôt n’explique pas pourquoi il arrive à la conclusion que ces deux instruments ne s’équivalent pas.

[63] Je conviens aussi avec l’appelante que ce qui importe à nos fins est que le billet à ordre émis par l’ancienne société représentait une véritable créance d’une valeur de 30 M$. La compensation réciproque des billets à ordre a eu le même effet que l’acquittement croisé de ces instruments. Le droit est sans équivoque : le règlement d’une véritable dette ne fait pas jouer le paragraphe 160(1). C’est précisément ce qui s’est produit lorsque les billets ont été éteints (voir Mullins; D’Argys).

[64] Il s’ensuit qu’il n’était pas loisible au juge de la Cour de l’impôt de confirmer la cotisation pour cet autre motif.

E. Nouvel argument avancé par la Couronne pour justifier la cotisation

[65] En dernier ressort, la Couronne soutient qu’une autre opération, si elle est examinée séparément, s’est soldée par une contrepartie insuffisante offerte à l’ancienne société. Selon la Couronne, le rachat par l’ancienne société de ses actions de catégorie C, à savoir la quatrième étape de la réorganisation, s’est effectué sans contrepartie. En effet, même si l’ancienne société a émis un billet à ordre d’une valeur nominale de 30 M$ afin d’effectuer le rachat, elle n’a en réalité rien reçu en retour.

[66] Au soutien de cette thèse, la Couronne affirme que [traduction] « lorsqu’une société rachète ses actions, elle n’obtient aucune contrepartie équivalente ou comparable en échange » (mémoire de la Couronne, par. 93, renvoyant à Kevin P. McGuinness, Canadian Business Corporations Law, 2e éd., Markham, LexisNexis Canada, 2007, p. 497 et 500 à 501). Je conviens que le seul avantage que présente le rachat d’actions pour une société est de lui permettre de soustraire les capitaux rachetés de son bilan. Autrement, la société qui rachète ses actions est privée des fonds consacrés au rachat, car les actions rachetées sont dépourvues de valeur entre ses mains.

[67] Toutefois, dans le cas de biens dont la valeur fluctue selon l’identité du détenteur, c’est la valeur des biens entre les mains de l’auteur du transfert au moment du transfert qui importe (voir Canada c. Gilbert, 2007 CAF 136, par. 21; Hewett c. Canada, [1997] A.C.F. no 1541, 98 D.T.C. 6003 (C.A.F.) [Hewett CAF] conf. Hewett c. Canada, [1996] A.C.I. no 355 [Hewett CCI]). Au contraire, dans le cas d’une contrepartie susceptible de telles fluctuations, c’est la valeur de la contrepartie entre les mains du bénéficiaire du transfert au moment du transfert qui importe. Cette règle ressort clairement du sous-alinéa 160(1)e)(i) qui renvoie à la valeur de la contrepartie offerte, et non à celle qui est reçue.

[68] De bonnes raisons justifient une telle symétrie dans la détermination des valeurs respectives. Il est raisonnable de déterminer la valeur des biens transférés telle qu’elle est entre les mains de l’auteur du transfert, puisqu’il s’agit de la valeur que le ministre aurait pu obtenir si le transfert n’avait pas eu lieu (Hewett CAF, par. 2; Hewett CCI, par. 48 à 56). Or, il ne serait pas raisonnable de permettre au ministre de réclamer la dette fiscale de l’auteur du transfert au bénéficiaire du transfert qui a offert, en échange des biens lui ayant été transférés, une contrepartie d’une juste valeur marchande.

[69] Pour revenir aux faits de la présente affaire, M. Piche ne pouvait envisager la réalisation de son objectif commercial sans le rachat par l’ancienne société de ses actions de catégorie C. À cette fin, cette dernière devait acquitter le prix de rachat fixé à 30 M$. La nouvelle société, pour sa part, devait renoncer aux actions qu’elle détenait, d’une valeur correspondante. Par conséquent, la nouvelle société a donné des actions d’une valeur de 30 M$ en contrepartie. Le paragraphe 160(1) ne s’applique pas à l’échange de biens de valeurs identiques.

[70] En conclusion, je fais remarquer que la Couronne n’a pas même tenté de nous convaincre que la contrepartie qui importe en l’espèce est celle reçue par l’ancienne société, et non celle qu’a donnée la nouvelle société. Son silence à ce sujet signifie que faute de circonstances permettant l’invocation de la RGAÉ, elle admet que l’épuisement des actifs de la société découlant du rachat d’actions n’entre pas dans le champ d’application du paragraphe 160(1), comme il est actuellement libellé.

[71] Il s’ensuit que le nouvel argument de la Couronne doit également être rejeté.

DISPOSITIF

[72] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel avec dépens devant toutes les cours, j’annulerais le jugement de la Cour de l’impôt et, rendant le jugement qui aurait dû être prononcé, j’accueillerais l’appel au motif que le paragraphe 160(1) ne s’applique pas à l’espèce.

« Marc Noël »

Juge en chef

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Dossier :

 

A-308-19

 

APPEL INTERJETÉ D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE RANDALL S. BOCOCK DATÉ DU 18 JUILLET 2019, NO DE DOSSIER 2015-4583(IT)G

INTITULÉ :

EYEBALL NETWORKS INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

lieu de l’audience :

tenue par vidéoconférence

 

date de l’audience :

le 19 OCTOBre 2020

 

motifs du jugement :

le juge en chef NOËL

 

Y ont souscrit :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

DATE :

29 JANVIER 2021

COMPARUTIONS

Paul A. Hildebrand

 

pour l’appelante

EYEBALL NETWORKS INC.

 

Perry Derksen

Whitney Dunn

 

pour l’intimée

sa majesté la reine

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Paul. A. Hildebrand Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

pour l’appelante

EYEBALL NETWORKS INC.

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

pour l’intimée

SA MAJESTÉ LA REINE

 

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