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Date : 20210304


Dossier : A-437-19

Référence : 2021 CAF 45

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC., BTG INTERNATIONAL LTD. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 20 janvier 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 mars 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20210304


Dossier : A-437-19

Référence : 2021 CAF 45

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC., BTG INTERNATIONAL LTD. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Exposé des faits

[1] Il s’agit d’un appel d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 1355, le juge Phelan), qui a accueilli une demande des intimées Janssen Inc., Janssen Oncology Inc. et BTG International Ltd. (collectivement Janssen) en application du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement), en vigueur avant le 21 septembre 2017. Le jugement de la Cour fédérale interdisait au ministre de la Santé d’accorder une autorisation de mise en marché (un avis de conformité ou un AC) à l’appelante, Apotex Inc. (Apotex), pour son produit APO-ABIRATERONE.

[2] APO-ABIRATERONE est la version d’Apotex d’un produit pharmaceutique commercialisé par Janssen sous le nom de ZYTIGA. Le brevet canadien no 2 661 422 (le brevet 422) a été inscrit au registre des brevets (établi en application du Règlement) pour ZYTIGA. En application du Règlement, Apotex devait tenir compte du brevet 422 avant d’obtenir un AC pour le produit APO-ABIRATERONE. Apotex a allégué que le brevet 422 était non valide (pour cause d’objet non brevetable, d’évidence et d’absence d’utilité), ne serait pas contrefait et n’est pas admissible à l’inscription au registre des brevets. La Cour fédérale s’est prononcée en faveur de Janssen sur toutes ces questions en litige. Apotex interjette maintenant appel de la décision de la Cour fédérale.

[3] Il est intéressant de noter qu’à la suite des modifications apportées au Règlement qui sont entrées en vigueur le 21 septembre 2017, une deuxième instance de la Cour fédérale a été introduite en vertu du Règlement concernant le brevet 422. Compte tenu de ces modifications, la deuxième instance a pris la forme d’une action, avec un procès et des dépositions orales de témoins présents. En revanche, la première instance (qui a mené à la décision portée en appel) était une demande dans laquelle les témoins ont témoigné par voie d’affidavit et ont été contre-interrogés à l’extérieur de la salle d’audience. La deuxième instance concernait Apotex ainsi que d’autres parties cherchant à commercialiser leurs versions de ZYTIGA. Le procès de la deuxième instance a été présidé par le même juge que dans la première (le juge Phelan) et a mené à une décision datée du 14 janvier 2021 (2021 CF 7). Dans cette deuxième décision, le juge a conclu, contrairement à sa première décision, que le brevet 422 est, et a toujours été, non valide pour cause d’évidence. Bien que certains des témoins étaient les mêmes et que certains des documents qu’ils ont mentionnés étaient les mêmes, le dossier de preuve dans chacune des instances est distinct, et le présent appel doit être tranché à la lumière du dossier de la première instance.

[4] Un autre fait notable lié à la deuxième instance est qu’à la suite de la déclaration d’invalidité du brevet 422, le ministre de la Santé a délivré un AC pour le produit APO-ABIRATERONE. Puisque la décision faisant l’objet du présent appel n’a fait qu’interdire au ministre de la Santé de le faire, le présent appel est devenu théorique. Toutefois, les parties conviennent que le présent appel devrait être tranché malgré son caractère théorique. Apotex souligne que la décision de notre Cour pourrait être pertinente quant à son droit, en vertu de l’article 8 du Règlement, de présenter une demande d’indemnisation à l’égard de Janssen pour les pertes subies par Apotex en raison du retard encouru pour l’obtention de son AC. Apotex renvoie à la décision de notre Cour dans l’arrêt Apotex Inc. c. Bayer AG, 2004 CAF 242, 78 C.P.R. (4th) 428 comme précédent pour entendre un appel théorique dans ces circonstances. Je suis d’accord avec les parties pour dire que notre Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher le présent appel malgré son caractère théorique.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le présent appel devrait être rejeté.

II. Technologie brevetée

[6] Je tiens d’emblée à préciser que le brevet 422 concerne une technologie très complexe, et cette section ne fournit qu’un nombre restreint au minimum de renseignements nécessaires pour comprendre les questions en litige. Cette section est principalement tirée de la description que donne la Cour fédérale du brevet 422 et du contexte scientifique et des connaissances générales courantes qui s’y rattachent. Il ressort clairement des motifs (les motifs) de la Cour fédérale qu’elle avait une bonne compréhension de ce sujet. Aucune des parties ne conteste cela.

[7] Le brevet 422 ainsi que les produits ZYTIGA et APO-ABIRATERONE visent un traitement contre le cancer de la prostate. Aux dates pertinentes à la validité du brevet 422 (le 25 août 2006 pour l’évidence, le 23 août 2007 pour l’absence d’utilité, et le 28 février 2008 pour l’interprétation des revendications), la principale option thérapeutique contre le cancer de la prostate consistait en un traitement antiandrogénique pour inhiber la production des hormones mâles (androgènes), particulièrement la testostérone, dans les testicules. La testostérone était connue pour favoriser la croissance des cellules cancéreuses. Cependant, la testostérone est également produite dans la glande surrénale. Pour cette raison, les patients qui reçoivent un traitement antiandrogénique voient par la suite une reprise dans la progression de leur cancer. Un tel cancer est communément appelé cancer de la prostate hormono-résistant (CPHR) (motifs, au para. 17).

[8] En 2007, on ne comprenait pas exactement pourquoi un cancer de la prostate devenait hormono-résistant. L’hormonothérapie de deuxième intention qui consistait à inhiber la production d’androgènes résiduels dans la glande surrénale était un domaine de recherche actif (motifs, au para. 99). Toutefois, la glande surrénale sécrète également d’autres hormones, comme des glucocorticoïdes. La production d’androgènes dans la glande surrénale pourrait être réduite, mais cela pourrait causer certains effets secondaires potentiellement graves de la diminution de la production de glucocorticoïdes. On savait que les inhibiteurs des androgènes surrénaliens, le kétoconazole (KC) et l’aminoglutéthimide (AG), pouvaient avoir des effets anticancéreux à court terme chez les patients atteints d’un cancer de la prostate à un stade avancé, bien qu’avec des effets secondaires importants (motifs, au para. 102).

[9] On savait également que le traitement nécessitait l’administration concomitante d’un glucocorticoïde pour réduire au minimum ces effets secondaires. Les glucocorticoïdes les plus couramment administrés étaient la prednisone (PN) et la dexaméthasone. L’administration de tels médicaments est appelée traitement substitutif par glucocorticoïdes. La PN était également parfois utilisée à l’époque pour ses effets palliatifs, mais seulement en dernier recours parce qu’on s’inquiétait du fait qu’elle limiterait la capacité de la glande surrénale de produire des glucocorticoïdes (motifs, au para. 77). La PN n’était généralement pas connue à elle seule comme un traitement efficace contre le cancer de la prostate (motifs, au para. 111), mais il était généralement connu qu’elle avait des effets anticancéreux modérés (motifs, au para. 135).

[10] Il était généralement reconnu qu’un inhibiteur des androgènes surrénaliens qui était plus sélectif que le KC ou l’AG pour inhiber la production d’androgènes (plutôt que la production des glucocorticoïdes) pouvait traiter plus efficacement le cancer de la prostate avec moins d’effets secondaires prévus (motifs, au para. 115). Un tel inhibiteur des androgènes surrénaliens plus sélectif était l’acétate d’abiratérone (AA). L’enzyme 17α-hydroxylase/C17,20-lyase [l’enzyme CYP17] a deux activités dans la synthèse des hormones stéroïdes surrénales : une activité 17α-hydroxylase et une activité 17,20-lyase. L’activité 17α-hydroxylase est nécessaire à la production du cortisol (le principal glucocorticoïde de l’organisme) et des androgènes. L’activité 17,20-lyase ne nuit qu’à la production des androgènes (motifs, au para. 26). L’AA est un inhibiteur de l’enzyme CYP17 qui inhibe préférentiellement l’activité 17,20-lyase de l’enzyme CYP17, ce qui permet à la production du cortisol de se poursuivre. Par conséquent, il n’y avait aucune raison en 2007 de croire que le traitement par AA devrait être associé à un traitement substitutif par glucocorticoïdes (motifs, au para. 80).

[11] Le brevet 422 concerne le traitement contre le cancer de la prostate en administrant l’AA en association avec la PN. Selon l’interprétation de la Cour fédérale, les revendications exigent que les composants AA et PN soient d’une « quantité thérapeutiquement efficace ». Comme le définit le brevet 422, cela signifie une quantité efficace pour « traiter » le cancer de la prostate, où le mot « traitement » couvre un large éventail de résultats, de l’éradication d’une tumeur au ralentissement de la propagation du cancer. La Cour fédérale a interprété l’expression « quantité thérapeutiquement efficace » comme correspondant à une quantité suffisante pour s’attaquer efficacement au cancer : motifs, au para. 123. D’un point de vue pratique, cela exige que la PN n’agisse pas simplement comme un médicament palliatif.

[12] En 2005, le propriétaire du brevet 422, alors connu sous le nom de Cougar Biotechnology Inc., a commencé à étudier l’utilisation de l’AA pour le traitement du CPHR. L’hypothèse de travail était que l’ajout d’un glucocorticoïde pourrait entraîner une réduction de la production des précurseurs des hormones stéroïdiennes surrénales, neutraliser la résistance à l’AA et ainsi produire une activité anticancéreuse (motifs, au para. 40). Dans une première étude (appelée COU-AA-001 ou l’étude 001), un seul patient a répondu positivement au traitement avec une association d’AA et de dexaméthasone glucocorticoïde. Bien que l’AA utilisé seul ait été efficace contre le cancer de la prostate (motifs, au para. 215), l’association était meilleure. Ces résultats ont été qualifiés par le chercheur principal de « surprenants et inattendus », et ont corroboré l’hypothèse de travail. Une autre étude, appelée COU-AA-004 ou l’étude 004, a évalué le traitement par association d’AA et du glucocorticoïde particulier pertinent pour le brevet 422, la PN. Les résultats de l’étude 004 ont permis de confirmer l’efficacité de ce traitement du CPHR par association.

III. Questions en litige

[13] Les questions en litige dans le présent appel peuvent être divisées en quatre catégories :

  1. L’objet brevetable

  2. L’évidence

  3. L’absence d’utilité

  4. La contrefaçon

IV. Discussion

[14] Avant d’entrer dans une analyse des questions en litige, il peut être utile de noter certaines questions qui ne sont pas contestées.

[15] Les parties ne sont pas en désaccord sur la norme de contrôle. Ils conviennent que les questions de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte et que les questions de fait ou mixtes de fait et de droit (en l’absence d’une question de droit isolable) doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : voir l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 aux para. 8, 10 et 26 (arrêt Housen).

[16] Apotex ne conteste pas l’analyse par la Cour fédérale du fardeau de la preuve et des critères juridiques applicables aux questions concernant l’évidence, l’absence d’utilité et la contrefaçon.

[17] Apotex ne conteste pas non plus les conclusions de la Cour fédérale concernant les compétences de la personne moyennement versée dans l’art, les connaissances générales courantes et l’interprétation des revendications en cause.

A. L’objet brevetable

[18] La Cour fédérale a conclu que le brevet 422 revendique un objet brevetable parce que l’association de l’AA et de la PN produit un effet anticancéreux plus marqué qu’avec l’administration individuelle de l’un ou l’autre des médicaments.

[19] Apotex s’en prend à la comparaison par la Cour fédérale des résultats obtenus de l’association, avec les résultats obtenus de l’administration individuelle de l’un ou l’autre des médicaments. Apotex soutient que la comparaison de l’association devrait plutôt être faite avec la somme de deux composants (Apotex parle de synergie). Pour appuyer cette prétention, Apotex renvoie aux décisions R. c. American Optical Co., [1950] R.C. de l’É. 344, 13 C.P.R. 87, p. 98 et 99 (arrêt American Optical); Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2018 CF 736, 156 C.P.R. (4th) 387 aux para. 71 et 72 (décision Eli Lilly). Dans le renvoi à l’arrêt American Optical, il est énoncé dans la décision Eli Lilly : « [i]l est toutefois essentiel, pour établir la validité d’un brevet qui se rapporte à une [association], que celle-ci produise un résultat unitaire et que ce résultat soit différent de la somme des résultats de chacun des éléments ». Apotex utilise le terme « synergie » pour décrire l’exigence, mais il semble qu’elle ne voit aucune différence entre ce terme et les exigences relatives au résultat unitaire et à l’amélioration des résultats par rapport à la somme de composants d’une association.

[20] Pour sa part, Janssen fait valoir que les exigences relatives à un résultat unitaire et à des résultats améliorés avec l’association ne se rapportent pas vraiment à la question de l’objet brevetable et qu’il est plus approprié de les examiner dans le contexte de l’analyse des autres questions de validité telles que l’antériorité ou l’évidence. Janssen soutient que les décisions de la Cour de l’Échiquier et de la Cour fédérale mentionnées par Apotex sont erronées en droit parce qu’elles n’ont pas tenu compte de la jurisprudence contraignante de la Cour suprême du Canada et du libellé de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P-4. Elle soutient que toute exigence de brevetabilité doit être fondée sur la Loi sur les brevets, et que rien dans la définition du mot « invention » à l’article 2 de cette loi, ou ailleurs, n’exige un résultat unitaire dans le cas d’une invention d’association. Janssen soutient également que les arrêts Baldwin International Radio Co. of Canada, Ltd. v. Western Electric Co., Inc., [1934] S.C.R., 94, [1934] 1 D.L.R. 369 aux para. 100 et 101, et R. v. Uhlemann Optical Co., [1952] 1 S.C.R. 143, 15 C.P.R. 99, traitaient de la question du résultat de l’association dans le cadre de l’analyse de l’antériorité.

[21] Janssen souligne qu’une revendication pour l’utilisation d’AA seul pour traiter le cancer de la prostate porte sur un objet brevetable, bien qu’elle soit probablement vouée à l’échec pour cause d’antériorité ou d’évidence. Le même raisonnement s’applique à l’utilisation de la PN seule. Si chacun des composants de l’association revendiquée constitue un objet brevetable, Janssen demande pourquoi ne pourrait-on pas raisonnablement conclure qu’il en va de même pour l’association.

[22] L’argument de Janssen est intéressant. Toutefois, il ne s’agit pas de la question qui doit être tranchée. À mon avis, l’association revendiquée dans le brevet 422 répond même aux exigences énoncées dans l’arrêt American Optical et la décision Eli Lilly. Il est clair que la Cour fédérale a admis que l’association de l’AA et de la PN donne des résultats pour le traitement contre le cancer de la prostate qui ne sont pas obtenus avec l’administration individuelle de l’un ou l’autre des médicaments. Je ne suis pas d’accord avec l’argument d’Apotex voulant que, pour conclure à un résultat unitaire dans l’association revendiquée dans le brevet 422, une comparaison avec la somme des résultats obtenus avec les deux composants s’avère nécessaire. Dans le contexte d’un traitement contre le cancer, il est possible de comparer les résultats obtenus à la suite de l’administration individuelle de chacun de ces médicaments, mais il n’y a aucun concept de la somme de ces résultats auxquels l’association pourrait être comparée.

[23] Apotex suggère que les mesures de la réussite dans le traitement du cancer pourraient simplement être additionnées pour déterminer une somme. Par exemple, Apotex suggère des résultats de l’APS (antigène prostatique spécifique). Cependant, une telle somme ne donnerait pas de renseignements utiles lorsque, comme dans le cas des résultats de l’APS, la réussite est mesurée par une réduction du nombre. Il en serait de même si l’on mesurait la croissance tumorale. On ne peut pas exclure une association de la brevetabilité simplement parce qu’elle n’est pas susceptible d’être comparative avec la somme des éléments constitutifs. Le principal facteur à prendre en compte devrait être celui de savoir si l’association offre quelque chose qui n’était pas accessible au public avant. Une agrégation pose problème parce qu’elle n’apporte rien de plus que ce qui était déjà accessible au public. Bien qu’il y ait un différend quant à la question de savoir si cela a été démontré avant la date de dépôt du brevet 422 (cette question est abordée dans la discussion ci-dessous concernant l’allégation d’absence d’utilité), il n’est pas contesté que l’association en cause fournit des résultats améliorés par rapport à ce qui était connu précédemment.

B. L’évidence

[24] Apotex soutient que les revendications relatives au traitement du CPHR par association d’AA et de la PN auraient dû être jugées évidentes parce que le mécanisme d’action d’AA, en tant qu’inhibiteur des androgènes surrénaliens, était semblable au KC et à l’AG, et que, par conséquent, la personne versée dans l’art se serait méfiée de la survenue possible d’effets secondaires, ce qui aurait nécessité un traitement substitutif par glucocorticoïdes, comme avec la PN. De plus, la personne versée dans l’art aurait été consciente des effets anticancéreux modérés de la PN.

[25] Apotex avance plusieurs arguments concernant les principes juridiques applicables à l’analyse de l’évidence. D’abord, Apotex soutient qu’il faut évaluer l’évidence en se demandant si la personne versée dans l’art peut combler l’écart entre deux points (l’état de la technique et l’objet de la revendication en cause). Apotex soutient que le deuxième point (l’objet de la revendication) doit être déterminé par rapport à la teneur de la revendication. Cette façon de faire cadre avec l’article 28.3 de la Loi sur les brevets et la jurisprudence. Apotex soutient également que le premier point (l’état de la technique) doit être déterminé par rapport non pas à l’art antérieur de manière générale, mais plutôt à l’art antérieur choisi par la partie alléguant l’évidence. Cependant, je ne vois pas comment la jurisprudence mentionnée par Apotex au soutien de cet argument peut limiter la portée de l’art antérieur qui peut être examiné pour se prononcer sur l’évidence.

[26] Apotex soutient également que la question ultime de l’analyse de l’évidence n’est pas de savoir si l’objet de la revendication particulière elle-même est évident, mais plutôt de savoir si la personne versée dans l’art ayant recours uniquement à ses connaissances courantes et à d’autres renseignements qu’elle aurait pu repérer peut combler l’écart entre l’objet de la revendication et l’état de la technique (voir le paragraphe 41 du mémoire d’Apotex). Je ne constate aucune distinction en l’espèce. En vertu de l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, la question ultime est de savoir si « l’objet que définit la revendication » est « évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet » eu égard aux antériorités pertinentes. Contrairement à ce qu’affirme Apotex, l’élément central de l’analyse porte en effet sur la question de savoir si l’objet de la revendication particulière elle-même est évident. Cela dit, l’évidence de la revendication peut être évaluée en se demandant si la personne versée dans l’art peut combler l’écart entre l’état de la technique et l’objet de la revendication.

[27] Apotex reproche à la Cour fédérale d’avoir dépassé la portée des revendications dans son analyse de l’évidence. Plus précisément, Apotex renvoie aux observations de la Cour fédérale selon lesquelles (i) ni l’AA ni la PN n’avaient montré d’amélioration de la survie; (ii) il n’existait pas de mécanisme bien compris sur l’effet anticancéreux de la PN; (iii) aucune antériorité n’indiquait que l’efficacité de l’AA dans le traitement du cancer pourrait être accrue s’il était utilisé en association avec un autre médicament; (iv) l’hypothèse selon laquelle les glucocorticoïdes pouvaient prévenir la résistance au traitement par AA n’avait été proposée dans aucun document portant sur l’antériorité (voir le paragraphe 53 du mémoire d’Apotex). Ces observations ont été formulées par la Cour fédérale au paragraphe 178 des motifs dans le cadre d’une analyse des différences entre l’état de la technique et l’invention. Bien que certaines de ces observations ne se rapportent peut-être pas à des éléments de la revendication en litige, je ne vois aucune erreur susceptible de révision dans la formulation de ces observations. Comme le soutient Janssen, elles sont pertinentes pour déterminer ce que la personne versée dans l’art qui cherche à obtenir un meilleur traitement du CPHR aurait pris en compte. Apotex soutient que ces observations de la Cour fédérale pourraient être pertinentes pour déterminer si la personne versée dans l’art aurait été en mesure de combler cet écart entre l’état de la technique et l’invention, mais il était inapproprié de faire ces observations pour définir cet écart (ou, comme l’a dit Apotex, en établissant les règles du jeu). Toutefois, l’établissement des « règles du jeu » n’est pas contesté; les parties ne contestent pas l’état de la technique ou l’objet des revendications. Par conséquent, le paragraphe 178 des motifs ne définissait pas l’écart mais décrivait plutôt certaines des caractéristiques de cet écart.

[28] Apotex reproche également à la Cour fédérale d’exiger que la personne versée dans l’art connaisse avec certitude les résultats de certaines solutions. Plus précisément, Apotex soutient que la Cour fédérale a étayé sa conclusion au paragraphe 185 des motifs selon laquelle la personne versée dans l’art ne prédirait pas que l’association de l’AA et de la PN aurait un effet anticancéreux en énonçant qu’« il serait impossible pour la personne versée dans l’art de savoir si chacun de ces deux médicaments rendrait l’autre inefficace ». [Non souligné dans l’original.] Je ne suis pas disposé à conclure que le mot « savoir » dans cette phrase infère l’exigence de certitude, une interprétation à laquelle Apotex exhorte de souscrire. Je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale a exigé la certitude lors de l’évaluation de l’évidence.

[29] S’appuyant en outre sur une demande inappropriée de certitude, Apotex fait remarquer que la Cour fédérale a refusé de conclure que l’association de l’AA et de la PN était évidente, même si elle a reconnu que la personne versée dans l’art se méfierait des effets secondaires de l’utilisation de l’AA qui pourraient nécessiter un traitement substitutif par glucocorticoïdes, parce que l’état de la technique n’avait pas établi l’existence de tels effets secondaires. L’étude de O’Donnell (2004) avait montré de légers effets sur les taux de cortisol (indicatif des effets secondaires de l’inhibition des androgènes surrénaliens), mais pas suffisamment pour inscrire ces niveaux en dehors des limites normales. La Cour fédérale a conclu que l’incertitude entourant les effets secondaires était telle qu’il ne serait pas évident d’associer l’AA avec un glucocorticoïde. À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur à cet égard. La méfiance de la personne versée dans l’art à l’endroit des effets secondaires pourrait inciter la Cour à se demander si l’association revendiquée était un essai allant de soi, ce qu’elle a fait, mais ce n’était pas une erreur de conclure que l’invention n’était pas autrement évidente.

[30] Je me pencherai maintenant sur la question de l’essai allant de soi. Apotex fait remarquer à juste titre qu’une invention est évidente si la personne versée dans l’art avait conclu qu’elle résulte d’un essai allant de soi, et que la notion voulant qu’il soit plus ou moins évident que l’essai sera fructueux est traitée comme un simple facteur à prendre en considération, et non comme une exigence. J’ai soulevé cette même question dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30, 316 A.C.W.S. (3d) 537 aux para. 88 à 90 (arrêt Hospira), qui a été rendu après la décision faisant l’objet du présent appel. J’ai noté que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 au para. 68 (arrêt Sanofi) a indiqué que « [d]ans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. » J’ai poursuivi en renvoyant aux paragraphes 66, 69 et 70 de l’arrêt Sanofi :

[66] Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

[…]

[69] Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci-après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

[traduction]

1. Est-il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe-t-il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2. Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3. L’art antérieur fournit-il un motif de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet?

[70] Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme de métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

[31] J’ai conclu ce qui suit au paragraphe 90 de l’arrêt Hospira :

Il convient de mentionner que, tandis qu’aller « plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention » (voir Sanofi au para. 66) est une exigence pour l’essai allant de soi, être « plus ou moins évident que l’essai sera fructueux » (voir Sanofi au para. 69) n’est pas une exigence, mais simplement un facteur à prendre en considération.

[32] Apotex soutient que la Cour fédérale a commis la même erreur en l’espèce que dans l’arrêt Hospira. Elle renvoie au paragraphe 195 des motifs, qui traite du critère de l’essai allant de soi :

Par conséquent, la Cour doit en outre se demander s’il était plus ou moins évident que l’association de l’AA et de la PN serait fructueuse, en évaluant les efforts – leur nature et leur ampleur – requis pour réaliser l’invention, le motif fourni par les antériorités de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet ainsi que les mesures concrètes prises par les inventeurs […]

[33] Tel qu’il est formulé, ce paragraphe donne effectivement l’impression que la Cour fédérale a estimé que l’expression « plus ou moins évident que [l’essai serait fructueux] » était l’exigence prédominante, avec les autres facteurs (les efforts – leur nature et leur ampleur – requis, le motif de rechercher la solution, et les mesures concrètes prises) pris en considération. Toutefois, je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse de l’essai allant de soi.

[34] Le présent litige se distingue de la décision Hospira. Dans cette dernière décision, la Cour fédérale avait considéré « plus ou moins évident que l’essai ser[ait] fructueux » comme une exigence, et son examen d’au moins un des autres facteurs avait été inadéquat : décision Hospira au para. 93. En l’espèce, la Cour fédérale a examiné chacun des facteurs pertinents à l’essai allant de soi et est arrivée à une conclusion fondée sur cette considération : motifs, aux para. 196 à 202. Bien que la Cour fédérale ait reconnu que la personne versée dans l’art était motivée à mettre au point des hormonothérapies de deuxième intention pour le traitement du CPHR et à mettre l’AA à l’essai pour ce faire, il n’allait pas de soi que l’association de l’AA et de la PN fonctionnerait, et les essais menés pour réaliser l’invention n’étaient pas courants. Compte tenu des facteurs pertinents, la Cour fédérale a conclu que, même si l’association de l’AA et de la PN était perçue comme quelque chose « valant d’être tenté », elle n’allait pas de soi. Selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (qui s’applique à cette question mixte de fait et de droit), la Cour fédérale pouvait tirer une telle conclusion.

[35] Apotex reproche à la Cour fédérale d’avoir considéré l’étude 001 comme une indication des mesures effectivement prises par les inventeurs. Elle note que le glucocorticoïde évalué était la dexaméthasone plutôt que la PN. Toutefois, la Cour fédérale était au courant de cette distinction (motifs, au para. 217). Aucune erreur n’a été commise en considérant cette étude comme un pas sur la voie de l’invention.

[36] En guise d’observation finale sur le paragraphe 195 des motifs, la Cour fédérale peut être pardonnée pour son manque de clarté quant à savoir si l’expression « plus ou moins évident que [l’essai serait fructueux] » devrait être considérée comme un facteur ou une exigence dans analyse de l’essai allant de soi. La Cour suprême elle-même a donné des signaux contradictoires sur ce point. Avant les passages mentionnés ci-dessus de l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a affirmé ce qui suit, au paragraphe 65 : « J’estime que la notion d’”essai allant de soi” n’est applicable que lorsqu’il est [...] plus ou moins évident, que l’essai sera fructueux. » Par conséquent, il semble que la Cour suprême a traité cet aspect comme une exigence au paragraphe 65, puis comme un facteur au paragraphe 69. Je persiste à dire que l’expression « plus ou moins évident que [l’essai serait fructueux] » devrait être considérée comme un facteur dans analyse de l’essai allant de soi, et non comme une exigence. Ce point de vue semble être plus conforme à l’intention de la Cour suprême.

C. L’absence d’utilité

[37] Un brevet valide exige l’utilité, bien qu’une moindre parcelle d’utilité soit suffisante. L’utilité doit être démontrée ou prévue de façon valable au plus tard à la date de dépôt du brevet (Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153 au para. 56; AstraZeneca Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 R.C.S. 943 au para. 55). En l’espèce, la Cour fédérale a conclu que l’utilité de l’invention du brevet 422 était démontrée. Elle a également conclu que les exigences relatives à la prévision de façon valable de l’utilité n’étaient pas satisfaites.

[38] Apotex conteste la conclusion selon laquelle l’utilité a été démontrée avant la date de dépôt du brevet 422. La conclusion concernant l’absence de prévision valable n’est pas contestée. Apotex souligne que, pour démontrer l’utilité, Janssen s’est appuyée sur les études 001 et 004.

[39] Tandis que l’étude 004 a montré que l’association de l’AA et de la PN était utile en traitant le cancer de la prostate (quelques patients ont éprouvé une réduction des taux d’APS), elle n’a pas comparé les résultats obtenus de l’association, avec les résultats obtenus de l’administration individuelle de l’un ou l’autre des médicaments. Par conséquent, l’étude 004 est insuffisante, à elle seule, pour démontrer l’utilité de l’invention du brevet 422.

[40] L’étude 001 comporte une comparaison avec les résultats obtenus à partir de l’utilisation de l’AA seul, mais l’association testée était celle de l’AA et de la dexaméthasone (un glucocorticoïde différent). Par conséquent, l’étude 001 à elle seule ne démontre pas l’utilité de l’association revendiquée dans le brevet 422.

[41] La Cour fédérale a précisé les lacunes de chacune des études 001 et 004, mais elle a fait remarquer que les résultats de celles-ci doivent être interprétés à la lumière de l’ensemble des résultats, à moins qu’un seul essai ne montre de façon concluante que le composé n’avait aucune utilité : motifs, au para. 214; Teva Canada Limited c. Novartis AG, 2013 CF 141, 428 F.T.R. 1 aux para. 215 et 216 (la décision Teva). Je souscris à l’énoncé au paragraphe 215 de la décision Teva suivant lequel les essais devraient être pris dans leur ensemble pour évaluer l’utilité démontrée.

[42] La Cour fédérale a conclu son analyse de l’utilité démontrée de la façon suivante :

[220] La principale question à laquelle il nous faut répondre est celle de savoir si ces études suffisent pour démontrer l’utilité de l’association des médicaments, puisqu’aucune étude ne présente une comparaison claire qui permettrait d’établir que leur association était plus efficace que si l’un ou l’autre avait été administré seul.

[221] Cependant, compte tenu de l’essai COU-AA-001 et des études antérieures sur les effets anticancéreux modérés de la PN, je conclus qu’une parcelle d’utilité avait été établie en ce qui concerne l’association de l’AA et de la PN par rapport aux effets anticancéreux de l’AA ou de la PN administrés seuls.

[43] Le paragraphe 221 indique que la Cour fédérale était convaincue que la moindre parcelle d’utilité requise de l’invention en litige (c.-à-d. le traitement contre le cancer de la prostate avec l’association de l’AA et de la PN qui sont meilleures qu’avec l’administration individuelle de l’un ou l’autre des médicaments) a été démontrée par l’effet cumulatif des études 001 et 004, ainsi que par des « études antérieures sur les effets anticancéreux modérés de la PN ».

[44] À ce stade, il est utile de signaler que l’utilité est une question mixte de fait et de droit, et de rappeler que la norme de contrôle applicable à une telle question est celle de l’erreur manifeste et dominante. Comme il a été indiqué à maintes reprises, par erreur « manifeste » on entend une erreur « évidente » et par erreur « dominante » on entend une erreur « qui touche directement à l’issue de l’affaire » : South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31 au para. 46; Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352 au para. 38. Par conséquent, pour que la Cour puisse intervenir sur la question de l’utilité, Apotex doit nous convaincre que la Cour fédérale a commis une erreur évidente qui touche directement à l’issue de l’affaire.

[45] Je reconnais que la Cour fédérale n’a fourni que très peu de détails pour expliquer sa conclusion. Je crois comprendre que la Cour fédérale était convaincue que l’étude 004 a montré l’utilité de l’association de l’AA et de la PN comme traitement du CPHR, mais sans aucune comparaison pour démontrer que l’association est meilleure qu’avec l’administration individuelle de l’un ou l’autre des médicaments. Je comprends également que la Cour fédérale était convaincue que l’étude 001 fournissait une comparaison de l’AA seulement avec une association qui, bien que différente de l’association brevetée, est semblable (en ce que la PN et la dexaméthasone sont des glucocorticoïdes). Cela semble avoir convaincu la Cour fédérale en ce qui a trait à la comparaison entre l’association revendiquée et l’AA seulement. La Cour fédérale a également conclu au paragraphe 115 des motifs que l’étude 001 montrait que l’AA à elle seule était un traitement efficace contre le cancer. Cela est pertinent pour l’exigence, selon l’interprétation de la revendication de la Cour fédérale, selon laquelle chacun des médicaments de l’association s’attaque efficacement au cancer d’une manière significative. Enfin, la référence de la Cour fédérale aux « effets anticancéreux modérés de la PN » semble indiquer qu’elle était convaincue à la fois que (i) la PN a des effets anticancéreux en association, et (ii) le degré de cet effet anticancéreux de la PN seul serait inférieur à l’association brevetée (c.-à-d. que l’association offre de meilleurs résultats que la PN seule). Cela semble couvrir tous les éléments essentiels des revendications en litige.

[46] Compte tenu de ma compréhension décrite au paragraphe précédent, je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale ait commis une erreur manifeste ou évidente sur la question de l’utilité.

[47] Apotex conteste également la pertinence de l’étude 004 parce qu’elle a évalué les effets anticancéreux en mesurant la réponse de l’APS (que la Cour fédérale a reconnu, au paragraphe 19 des motifs, comme « une mesure de substitution de l’efficacité des traitements contre le cancer de la prostate »), plutôt que comme une mesure directe. Apotex soutient qu’un résultat de l’APS ne démontre pas l’utilité; il fournit simplement un fondement factuel pour une prédiction de l’utilité. Apotex soutient que, puisque Janssen ne peut s’appuyer sur une prédiction valable d’utilité, il n’y a aucune raison pour conclure à l’utilité.

[48] Je note d’abord que la Cour fédérale a conclu que l’APS indiquait la réponse au cancer de la prostate en 2007 : motifs, au para. 19. Cela porte à croire qu’un taux réduit d’APS peut être une démonstration de l’utilité dans le traitement contre le cancer.

[49] De plus, il n’est pas nécessaire que les tests montrent de façon concluante l’utilité requise : Donald H. MacOdrum, Fox on the Canadian Law of Patents, 5e éd., s. 6:13(a); Pfizer Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2009 CF 638, 76 C.P.R. (4th) 83 au para. 87, conf. par 2010 CAF 242, 88 C.P.R. (4th) 405, infirmé pour d’autres motifs, 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625. Il suffit que les résultats des tests donnent fortement à penser que l’invention est utile et qu’aucune autre explication logique n’est envisageable en ce qui concerne les résultats des tests : AstraZeneca Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 1023, 96 C.P.R. (4th) 159 au para. 168, conf. par 2012 CAF 109, 101 C.P.R. (4th) 275. À cet égard, les taux d’APS semblent suffisants.

[50] Toutefois, d’un point de vue général, il faut reconnaître qu’il est difficile de tracer une ligne claire entre une démonstration de l’utilité et une prédiction de l’utilité. Le professeur Norman Siebrasse soutient qu’il n’y a aucune raison de faire la distinction entre les deux dans son article intitulé « Must the Factual Basis for Sound Prediction be Disclosed in the Patent? » (2012) 28:1 C.I.P.R. 38. Aux fins du présent appel, il n’est pas nécessaire d’examiner la question posée dans le titre de l’article de M. Siebrasse, à savoir si le fondement factuel d’une prédiction valable doit être décrit dans le brevet. Toutefois, je note l’observation suivante à la page 47 de cet article :

[traduction]

Cet argument de principe selon lequel il n’y a pas de distinction nette entre l’utilité démontrée et la prédiction valable reflète la réalité pratique. Au départ, les chercheurs peuvent partir d’une intuition ou d’une hypothèse qu’un composé précis vaut la peine d’être étudié pour traiter une certaine maladie. Au fur et à mesure que d’autres tests sont effectués, les éléments de preuve s’accumulent graduellement au point qu’il soit raisonnable de qualifier cette hypothèse de prédiction. Avec plus d’éléments de preuve, la prédiction se transforme en une prédiction valable. À mesure que d’autres éléments de preuve s’accumulent, le caractère valable de la prédiction augmente graduellement, jusqu’à ce qu’il y ait un point où un élément de preuve de plus est obtenu, et l’ensemble de la preuve suffit à établir l’utilité démontrée. Dans certains cas, il peut y avoir un essai ou une expérience précis qui est si spectaculaire qu’un chercheur pourrait dire : « Hier, nous ne pouvions que prédire, mais aujourd’hui, nous savons. » Dans d’autres cas, le dernier élément de preuve n’est peut-être pas plus important en soi que tout ce qui a été fait auparavant, et c’est le poids cumulatif des éléments de preuve qui établit l’utilité démontrée.

[51] En gardant à l’esprit l’imprécision de la ligne de démarcation entre la prédiction et la démonstration, de l’accord général selon lequel un taux d’APS indique une réponse au traitement contre le cancer de la prostate et de la norme de contrôle applicable, je n’interviendrais pas sur la conclusion de la Cour fédérale en ce qui concerne l’utilité.

D. La contrefaçon

[52] Étant donné que le produit qu’Apotex se propose de commercialiser, l’APO-ABIRATERONE, qui n’utilise que l’AA seul, et ce n’est qu’au moment de l’administration qu’il est combiné avec la PN pour faire l’association définie dans les revendications en litige, le présent appel ne concerne pas la contrefaçon directe. Apotex ne contreferait pas directement le brevet 422 avec la vente d’APO-ABIRATERONE. Le présent appel porte plutôt sur la question de savoir si la commercialisation d’APO-ABIRATERONE par Apotex inciterait à la contrefaçon. Comme c’est souvent le cas dans les affaires tranchées en application du Règlement, la question de savoir si Apotex incitera à la contrefaçon porte principalement sur le contenu de la monographie de produit proposée pour APO-ABIRATERONE (la monographie de produit) parce que ce document indique comment Apotex se propose de commercialiser le médicament.

[53] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, les parties conviennent que le critère de l’incitation à la contrefaçon se trouve dans l’arrêt Corlac Inc. c. Weatherford Canada Inc., 2011 CAF 228, 204 A.C.W.S. (3d) 888 au para. 162 :

[…] Une conclusion d’incitation requiert l’application d’un critère à trois volets. Premièrement, l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct. Deuxièmement, l’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu. Troisièmement, l’influence doit avoir été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon [...].

[54] Le premier volet (un acte de contrefaçon directe) sera satisfait lorsqu’une personne combine APO-ABIRATERONE avec la PN, tel que proposé dans la monographie de produit au moment de l’administration. Apotex soutient que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la monographie de produit suffisait pour satisfaire au deuxième volet du critère (influence de sorte que, sans celle-ci, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu). Elle soutient que la contrefaçon exige que les deux composants de l’association revendiquée contribuent à des effets anticancéreux significatifs, mais la monographie de produit n’envisage la PN que pour ses effets palliatifs.

[55] Je ne suis pas convaincu que la distinction qu’Apotex préconise est valable. La clé du deuxième volet du critère est l’acte que la monographie de produit induit. Dans ce cas, il s’agit de l’association de l’AA et de la PN pour le traitement du CPHR. La Cour fédérale a conclu que, lorsque cette association est administrée, l’AA et la PN contribueront tous deux à des effets anticancéreux significatifs, conformément au brevet 422. Par conséquent, la monographie de produit prescrit un acte de contrefaçon directe. En outre, Apotex avait clairement connaissance de l’incitation à l’acte de contrefaçon directe par la monographie de produit, satisfaisant ainsi au troisième et dernier volet du critère d’incitation à la contrefaçon. Il ne s’agit pas d’une affaire, comme c’est parfois le cas, où des résultats contrefaisants et non contrefaisants peuvent résulter en suivant les directives présentées dans la monographie de produit. En l’espèce, le fait de suivre la monographie de produit entraînera inévitablement un acte de contrefaçon.

[56] Apotex soutient que l’analyse de la Cour fédérale s’appuie sur la section intitulée Indications et utilisation clinique, dans la monographie de produit, qui prescrit l’utilisation de l’AA et de la PN pour traiter le cancer de la prostate, et sur le sens du mot « traitement » qui s’y trouve étant aussi souple que dans le brevet 422. Apotex soutient que la Cour fédérale n’a pas tenu compte de la preuve d’expert selon laquelle le dosage de la PN n’est pas une quantité thérapeutiquement efficace, en ce qu’il est insuffisant pour avoir un effet anticancéreux. Toutefois, la Cour fédérale a précisé qu’Apotex avait admis que la PN avait des effets anticancéreux. Apotex soutient que ce raisonnement était erroné parce que l’effet anticancéreux accessoire de la PN n’est pas pertinent. Toutefois, cela nous ramène au point de départ. Le fait qu’un effet anticancéreux de la PN puisse être accessoire à ses effets palliatifs ne change rien au fait que la contrefaçon directe résultera inévitablement de l’utilisation de l’association comme le décrit la monographie de produit. La contrefaçon directe se produit lorsque tous les éléments essentiels de l’invention revendiquée sont présents, indépendamment de la connaissance du brevet par le contrefacteur ou que l’acte en question contrevient. Il n’est pas contesté que la monographie de produit d’« APO-ABIRATERONE (acétate d’abiratérone) mentionne que le médicament est indiqué en association avec la prednisone pour le traitement du cancer de la prostate métastatique (cancer de la prostate résistant à la castration, cancer de la prostate métastatique hormonorésistant) chez les patients [...] » Cela englobe tous les éléments essentiels de l’association brevetée.

[57] L’incitation par Apotex à l’utilisation de l’association contrefaite, ainsi que sa connaissance que son influence entraînera l’utilisation de cette association, sont suffisantes pour conclure à l’incitation à la contrefaçon. La question de l’effet anticancéreux étant accessoire, elle n’est d’aucune aide pour Apotex parce qu’il n’est pas nécessaire d’établir qu’Apotex avait connaissance ou avait l’intention que l’association contrevienne. Comme je l’ai indiqué au paragraphe 45 de l’arrêt Hospira, « la connaissance en question dans le troisième volet du critère est la connaissance de l’incitation plutôt que la connaissance que l’activité en découlant constituera une contrefaçon ».

[58] La contrefaçon est une question de fait ou une question mixte de fait et de droit. Par conséquent, en l’absence d’une erreur de droit isolable, la révision doit se faire selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Je ne vois pas une telle erreur dans l’analyse de contrefaçon de la Cour fédérale.

V. Conclusion

[59] Ayant conclu qu’aucun des arguments d’Apotex concernant des erreurs alléguées de la Cour fédérale n’est fondé, je rejetterais le présent appel avec dépens.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-437-19

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC., BTG INTERNATIONAL LTD. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 janvier 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 mars 2021

 

COMPARUTIONS :

Andrew R. Brodkin

Jenene Roberts

 

Pour l’appelante

APOTEX INC.

 

Peter Wilcox

Stephanie Anderson

Benjamin Reingold

 

Pour les intimées

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC., et BTG INTERNATIONAL LTD.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

GOODMANS LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

APOTEX INC.

 

Belmore Neidrauer LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimées

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC., BTG INTERNATIONAL LTD.

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉ

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

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