Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210415


Dossier : A-204-20

Référence : 2021 CAF 72

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE [REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, ABC] ET FG [REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, ABC], MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI ET REDA YASSIN AL NAHASS et NEDIRA JEMAL MUSTEFA

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe les 23 et 24 février 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 avril 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE LASKIN


Date : 20210415


Dossier : A-204-20

Référence : 2021 CAF 72

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

appelants

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, AMNISTIE INTERNATIONALE, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, ABC, DE [REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, ABC] ET FG [REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, ABC], MOHAMMAD MAJD MAHER HOMSI, HALA MAHER HOMSI, KARAM MAHER HOMSI ET REDA YASSIN AL NAHASS et NEDIRA JEMAL MUSTEFA

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1] Les appelants (ci-après le Canada) interjettent appel du jugement rendu par la Cour fédérale (sous la plume de la juge McDonald) sous la référence 2020 CF 770. Les intimés dans l’appel (ci-après les demandeurs) interjettent un appel incident. En termes généraux, l’appel et l’appel incident portent sur la validité constitutionnelle de dispositions légales qui empêchent certaines personnes de demander l’asile au Canada. Pour cerner la nature de l’appel et de l’appel incident, il est nécessaire de brosser un tableau de la situation.

[2] En règle générale, les demandes d’asile des personnes en provenance d’un pays désigné comme pays sûr sous le régime du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, (ci-après le Règlement) ne sont pas recevables au Canada (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (ci-après la Loi), al. 101(1)e)). Depuis 2004, les États-Unis sont un pays désigné (Règlement, art. 159.3). Cette désignation découle d’un accord intervenu entre les États-Unis et le Canada, communément appelé l’Entente sur les tiers pays sûrs.

[3] Depuis, de nombreuses demandes d’asile présentées par des personnes arrivant des États-Unis ont été jugées irrecevables au Canada. Celles des demandeurs qui sont des particuliers dans la présente instance étaient de ce nombre. Avec des organisations de défense des droits des réfugiés, ils ont présenté trois demandes de contrôle judiciaire en Cour fédérale.

[4] Les demandeurs soutenaient que la désignation des États-Unis sous le régime de l’article 159.3 du Règlement outrepassait le pouvoir conféré par la Loi (ultra vires). La Cour fédérale a rejeté cette prétention.

[5] Les demandeurs affirmaient également que la désignation des États-Unis à titre de tiers pays sûr sous le régime de l’article 159.3 du Règlement et l’irrecevabilité des demandes d’asile au Canada prévue à l’alinéa 101(1)e) de la Loi en découlant restreignaient les droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11. Selon eux, ces restrictions ne pouvaient se justifier au regard de l’article premier.

[6] La Cour fédérale a reconnu que ces deux dispositions contrevenaient à l’article 7 de la Charte et n’étaient pas justifiées au regard de l’article premier. Elle les a déclarées inopérantes en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle a jugé, vu cette conclusion, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les questions fondées sur l’article 15.

[7] La Cour fédérale a ordonné un sursis de six mois à l’exécution de son jugement. Notre Cour a prorogé le sursis jusqu’à ce qu’elle tranche l’appel (2020 CAF 181).

[8] L’appel du Canada porte sur la conclusion tirée par la Cour fédérale quant à l’atteinte injustifiée aux droits protégés par l’article 7 de la Charte.

[9] L’appel incident des demandeurs porte sur la décision de la Cour fédérale de ne pas examiner les questions relatives à l’article 15 de la Charte. Ils reprochent également à la Cour fédérale d’avoir rejeté leur argument quant à la légalité de la désignation.

[10] Pour les motifs énoncés ci-après, j’accueillerais l’appel, je rejetterais l’appel incident, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire.

A. Questions préliminaires

(1) L’appel incident est-il interjeté à mauvais droit?

[11] Selon le Canada, l’appel incident est interjeté à mauvais droit par les demandeurs et devrait être rejeté de façon sommaire.

[12] L’argument du Canada est fondé. Une partie peut interjeter un appel incident si elle « entend demander la réformation [du jugement] port[é] en appel » (règle 341 des Règles des Cours fédérales, DORS 98/106). Par « réformation », on entend une mesure qui aura des répercussions véritables et pratiques pour la partie qui interjette l’appel incident. Une partie ne peut interjeter un appel incident pour le simple motif qu’elle n’est pas satisfaite des motifs de jugement (Ratiopharm Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2007 CAF 261, par. 6 et 12).

[13] Deux groupes de demandeurs avaient sollicité de la part de la Cour fédérale une déclaration de contravention à l’article 15 de la Charte. Tous les demandeurs voulaient qu’elle déclare que l’article 159.3 du Règlement outrepassait les pouvoirs conférés. Elle n’a pas accédé à ces demandes.

[14] Or, les demandeurs n’ont subi aucune répercussion véritable et pratique découlant du refus de la Cour fédérale de prononcer ces déclarations. Ils sollicitaient l’invalidation des deux dispositions, et elles ont été invalidées pour violation de l’article 7. Ils reprochent à la Cour fédérale, non pas son jugement, mais ses motifs. Par conséquent, je rejetterais l’appel incident.

(2) La Cour est-elle saisie à bon droit des questions relatives à l’article 15 et à la légalité de la désignation?

[15] Le Canada soutient également que notre Cour n’est pas saisie à bon droit des questions relatives à l’article 15 et à la légalité de la désignation.

[16] La Cour peut instruire et trancher les appels interjetés au titre de la Loi dans les cas où la Cour fédérale a certifié qu’il existe une question à examiner ou lorsque s’applique l’une des quelques exceptions de common law (al. 74d)). La Cour fédérale a mentionné l’article 15 dans la question certifiée, et ce même si elle ne l’a pas examinée. Ainsi, le Canada affirme que la Cour fédérale a eu tort de mentionner l’article 15 dans la question certifiée.

[17] Point n’est besoin pour nous d’examiner cette prétention. Le Canada accepte que, nonobstant la mention de l’article 15, la Cour soit saisie à bon droit d’une question certifiée portant sur l’article 7 de la Charte. Dès lors que la Cour est saisie à bon droit d’une question certifiée, elle peut examiner toutes les questions susceptibles d’influer sur l’issue de l’appel — y compris en l’occurrence les questions relatives à l’article 15 et à la légalité de la désignation (Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344, par. 50 et la jurisprudence qui y est mentionnée). Il est loisible aux demandeurs d’invoquer tous les arguments, comme bon leur semble, en faveur du jugement de première instance (R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 621, 1992 CanLII 72).

[18] Par conséquent, la Cour peut examiner toutes les questions dont la Cour fédérale était saisie.

B. Entente sur les tiers pays sûrs, régime légal et politique administrative

(1) Description

[19] En 2002, le Canada et les États-Unis ont conclu un accord, communément appelé l’Entente sur les tiers pays sûrs, en vue de partager la responsabilité à l’égard des réfugiés (Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers, États-Unis d’Amérique et Canada, 5 décembre 2002 (entré en vigueur le 29 décembre 2004)).

[20] Aux termes de l’Entente sur les tiers pays sûrs, les demandeurs d’asile doivent faire leur demande dans le premier pays d’entrée, soit le Canada, soit les États-Unis, à moins qu’ils ne soient visés par une exception. Les exceptions s’appliquent à ceux qui ont de la famille au Canada et aux mineurs non accompagnés. L’Entente sur les tiers pays sûrs ne s’applique pas non plus à ceux qui entrent au Canada de manière irrégulière ou à la plupart des demandeurs qui arrivent par mer ou par air.

[21] En conséquence, ceux qui arrivent aux États-Unis doivent y demander l’asile sous le régime des lois américaines. Ils ne peuvent quitter les États-Unis pour demander l’asile au Canada à un point d’entrée terrestre. Le cas échéant, le Canada peut refuser d’examiner leur demande d’asile et les renvoyer aux États-Unis s’ils n’ont pas d’autre motif légal leur permettant de demeurer au Canada.

[22] À l’instar des autres instruments internationaux, l’Entente sur les tiers pays sûrs n’a pas force de loi d’office au Canada. Elle doit être mise en œuvre au Canada par voie législative, ce qui a été fait.

[23] Le régime légal est constitué de plusieurs composantes interreliées. Y est joint un décret. En outre, il est supporté par une politique administrative qui vient expliquer le fonctionnement d’un aspect de ce régime légal, à savoir le réexamen régulier de la désignation d’un pays au titre du paragraphe 102(3) de la Loi. Dans sa description du régime légal, la Cour s’inspire en partie de l’analyse qu’elle fait dans un arrêt antérieur, soit Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229, [2009] 3 R.C.F. 136, autorisation de pourvoi refusée, [2009] 1 R.C.S. vi (le 5 février 2009).

[24] Le régime légal traduit le principe selon lequel « dans le cas où un réfugié aurait pu demander la protection d’un autre pays sûr, il est raisonnable et approprié de lui demander de retourner dans ce pays et de profiter de cette occasion » (Résumé d’impact de la réglementation, (2004) Gaz. Can. partie II, vol. 138, n22, p. 1622 à 1627, p. 1622; DORS/2004-217, art. 2). En appliquant ce principe, le Canada est en mesure de partager avec d’autres pays « la responsabilité d’assurer une protection aux personnes qui en ont besoin, d’accroître l’efficacité du processus d’octroi de l’asile et de rétablir la confiance du public en ce processus » (p. 1622).

[25] Le point de départ du régime légal est le paragraphe 99(3) de la Loi. Aux termes de cette disposition, toute personne qui se présente à un point d’entrée au Canada dans l’intention d’y demander l’asile doit présenter sa demande à un agent d’immigration. L’agent décide alors si la demande est recevable, auquel cas il la transmet à la Section de la protection des réfugiés, qui la tranchera. La demande est notamment irrecevable si le demandeur est « arriv[é], directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle » (al. 101(1)e) de la Loi).

[26] Le paragraphe 102(1) de la Loi permet la prise de règlements en vue de la désignation d’un pays. La désignation d’un pays dépend de quatre facteurs.

[27] Premièrement, le pays doit être partie à un accord sur les tiers pays sûrs ou, pour reprendre le libellé de l’alinéa 102(2)d) de la Loi : « un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile ». En l’espèce, l’Entente sur les tiers pays sûrs constitue un tel accord.

[28] Ensuite, trois autres facteurs sont énoncés au paragraphe 102(2) de la Loi : « le fait que [le] pays [est] parti[e] à la Convention sur les réfugiés et à la Convention contre la torture », ses « politiques et usages » en ce qui touche « la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture » et les antécédents du pays « en matière de respect des droits de la personne ».

[29] En 2004, le gouverneur en conseil a désigné les États-Unis au titre de l’article 159.3 du Règlement (DORS/2004-217, art. 2). À l’époque, il estimait que les États-Unis respectaient les quatre facteurs dont dépend la désignation, prévus au paragraphe 102(2) (Conseil canadien pour les réfugiés).

[30] Le pouvoir de désigner un pays sur le fondement des facteurs énumérés au paragraphe 102(2) comporte celui de révoquer la désignation du pays sur le même fondement (Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, par. 31(4)). Révoquer une désignation implique d’abroger la disposition réglementaire qui la confère (en l’occurrence l’article 159.3 du Règlement). Il est possible de révoquer la désignation d’un pays s’il adopte de nouvelles lois, prend des décrets, rend des jugements ou adopte des pratiques administratives qui font en sorte qu’il ne satisfait plus aux facteurs énumérés au paragraphe 102(2).

[31] Le législateur, reconnaissant la possibilité d’une révocation pour non-respect des facteurs énumérés au paragraphe 102(2), a créé un mécanisme permettant d’évaluer régulièrement la conformité d’un pays désigné. Le paragraphe 102(3) de la Loi prévoit ce mécanisme, à savoir « le suivi de l’examen » des quatre facteurs.

[32] Cette disposition n’existe pas isolément. Elle soulève certaines questions sans fournir de réponse. Que signifie « le suivi de l’examen »? En quoi consiste « l’examen »? À qui incombe la responsabilité d’effectuer l’examen? Sur quels éléments porte un tel examen?

[33] En 2004, le gouverneur en conseil a pris un décret qui fournit certaines réponses. En 2015, ce texte a été remplacé par un nouveau décret qui est toujours en vigueur (Directives visant à assurer le suivi de l’examen des facteurs prévus au paragraphe 102(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à l’égard des pays désignés en vertu de l’alinéa 102(1)a) de cette loi (2015), C.P. 2015-0809 <en ligne : https://orders-in-council.canada.ca/attachment.php?attach=31132&lang=fr>). Une politique administrative fournit également des réponses (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Monitoring Framework for the U.S. Designation As a Safe Third Country, juin 2015 (affidavit de Baril, souscrit le 11 octobre 2019, pièce E, dossier d’appel, vol. 37, p. 15662 à 15667).

[34] Le décret de 2015 exige que l’on procède « au suivi de l’examen des facteurs prévus au paragraphe 102(2) » pour faire en sorte que la désignation des États-Unis à titre de tiers pays sûr demeure justifiée. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration « procède, sur une base régulière, au suivi de l’examen des facteurs prévus au paragraphe 102(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à l’égard des États-Unis » en « surveillant ces facteurs sur une base régulière ». Le ministre « fait rapport au gouverneur en conseil relativement à cet examen si les circonstances le justifient ».

[35] Aux termes du décret de 2015, si le ministre conclut à l’issue de l’examen effectué à la lumière des facteurs énumérés au paragraphe 102(2) qu’il y a lieu de maintenir la désignation, il n’a rien de plus à faire. En revanche, s’il détecte des problèmes qui nécessitent l’attention du gouverneur en conseil, le ministre doit présenter un rapport à ce dernier qui décide alors s’il convient de révoquer la désignation du pays étranger.

[36] Pourquoi incombe-t-il au gouverneur en conseil de se prononcer sur les questions concernant la désignation et la révocation? La réponse à cette question permet d’éclairer la nature et la teneur de la décision du gouverneur en conseil (Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312, par. 76).

[37] Le gouverneur en conseil s’entend du « gouverneur général du Canada agissant sur l’avis ou sur l’avis et avec le consentement du Conseil privé de la Reine pour le Canada ou conjointement avec celui-ci » (Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, par. 35(1), voir également la Loi constitutionnelle de 1867, (R.-U.), 30 & 31 Vict., ch. 3, art. 91, reproduite dans les L.R.C. (1985), app. II, no 5, art. 11 et 13). Tous les ministres de la Couronne, et non seulement le ministre, sont des membres actifs du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Ils constituent le Cabinet. Situé à la cime du pouvoir exécutif au sein du gouvernement canadien, le Cabinet est [traduction] « à un degré incomparable le grand ordonnateur des intérêts divergents provinciaux, transversaux, religieux, raciaux et autres dans le pays ». Les conventions veulent qu’il tente de représenter divers groupes géographiques, linguistiques, religieux et ethniques (Norman Ward, Dawson’s The Government of Canada, 6e éd., Toronto, University of Toronto Press, 1987, p. 203 à 204; Richard French, « The Privy Council Office: Support for Cabinet Decision Making » dans Richard Schultz, Orest M. Kruhlak et John C. Terry, éd., The Canadian Political Process, 3e éd., Toronto, Holt Rinehart and Winston of Canada, 1979, p. 363 à 394). Tous les leviers du gouvernement sont représentés à la table du Cabinet.

[38] En réponse à un rapport du ministre soulevant des préoccupations, le gouverneur en conseil peut envisager le maintien ou la révocation de la désignation du pays étranger. Or, vu sa situation, sa nature et ses pouvoirs, le gouverneur en conseil peut faire bien davantage. Il est habilité à autoriser la tenue de pourparlers diplomatiques avec le gouvernement du pays en question en vue de tenter de remédier à la situation qui jette le doute sur le respect par le pays des facteurs prévus au paragraphe 102(2). Il peut être informé, dans le cadre de tels pourparlers, d’une évolution de la situation susceptible de jouer sur la désignation, mais apprendre aussi que le pays en question remédiera à la situation par de nouvelles initiatives. Il lui est également loisible de modifier le Règlement pour adapter les exceptions prévues au régime afin de suivre l’évolution de la situation (al. 102(1)c) de la Loi et article 6 de l’Entente sur les tiers pays sûrs). Il peut avoir à tenir compte d’autres considérations administratives. Il peut demander que l’on examine davantage la situation. La liste qui précède n’est pas forcément exhaustive.

[39] Une politique administrative intitulée Monitoring Framework for the U.S. Designation as a Safe Third Country (Cadre de surveillance relatif à la désignation des États-Unis à titre de tiers pays sûr) encadre la tenue des examens prévus au paragraphe 102(3).

[40] Le Cadre de surveillance prévoit un examen des risques systémiques aux États-Unis, non pas d’incidents isolés. L’examen sert à [traduction] « suivre les changements aux É.-U. » susceptibles d’« éroder considérablement la protection des droits de la personne et des réfugiés offerte aux É.-U. » et, donc, de semer le doute « sur la faculté de ce pays de satisfaire aux critères de désignation à titre de tiers pays sûr ». Aux termes du Cadre de surveillance, l’examen prévu au paragraphe 102(3) est continu, de sorte qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada puisse « reconnaître rapidement les changements aux É.-U. » susceptibles de jouer sur sa « désignation à titre de tiers pays sûr ». Une telle démarche favorise les « actes et la prise de décision responsables » permettant de décider s’il convient de maintenir la désignation des États-Unis.

[41] Le Cadre de surveillance prévoit que les examens prévus au paragraphe 102(3) portent sur deux groupes d’indicateurs :

  • Indicateurs sur les changements importants entourant le système américain de protection des réfugiés. Ces indicateurs révèlent comment les États-Unis appliquent le principe du non-refoulement et les dispositions d’exclusion prévues à la Convention relative au statut des réfugiés (p. ex. les articles 1E et 1F), l’uniformité et la qualité de ses décisions, la possibilité pour les demandeurs d’asile d’être représentés, les pratiques américaines en matière de détention et le fonctionnement de son système judiciaire.

  • Indicateurs sur les antécédents des États-Unis en matière de respect des droits de la personne. Il s’agit notamment du respect des droits protégés par [traduction] « les principaux instruments juridiques de l’O.N.U. sur la protection des droits de la personne établis de longue date » : vie, liberté et sécurité de la personne, possibilité pour les demandeurs d’asile d’être entendus par un tribunal indépendant, libertés civiles et politiques, droits des non-citoyens et protection contre la discrimination.

Ces indicateurs permettent d’assurer la tenue d’examens détaillés et complets sous le régime du paragraphe 102(3).

[42] On fait appel, dans l’examen des deux groupes d’indicateurs, à des renseignements quantitatifs et qualitatifs provenant d’une grande diversité de sources gouvernementales et non gouvernementales. Par exemple, on consulte des documents issus de l’ONU, des publications d’organisations internationales de défense des droits de la personne et d’organisations supranationales et régionales, des médias de l’étranger, des publications gouvernementales américaines et des rapports rédigés par des organisations non gouvernementales fiables comme les demandeurs en l’espèce, à savoir le Conseil canadien des réfugiés, Amnistie Internationale et le Conseil canadien des Églises.

[43] D’autres éléments de la Loi peuvent se révéler pertinents; partant, ils font partie du régime légal. La Loi confère aux agents d’immigration canadiens des pouvoirs qu’ils peuvent exercer une fois qu’ils ont jugé irrecevable une demande. Parmi ces pouvoirs on compte les suivants :

  • Délivrer un permis de séjour temporaire en vertu du paragraphe 24(1) de la Loi;

  • Proroger le renvoi sur demande si l’agent estime qu’il existe des circonstances exceptionnelles révélant un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain (Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.F. 355, par. 50 à 52; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Shpati, 2011 CAF 286, [2012] 2 R.C.F. 133);

  • Renvoyer le dossier à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada si l’agent conclut à l’existence de circonstances exceptionnelles. Pour des motifs d’ordre humanitaire ou en raison de considérations de politiques générales, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada peut décider s’il y a lieu de saisir la Section de la protection des réfugiés en annulant la conclusion quant à l’irrecevabilité de la demande en application de l’alinéa 101(1)e) de la Loi ou l’interdiction découlant de l’examen des risques avant renvoi en application de l’alinéa 112(2)b) de la Loi (art. 25, 25.1 et 25.2 de la Loi).

[44] En outre, les demandeurs d’asile peuvent s’adresser à la Cour fédérale s’ils estiment que les circonstances de leur renvoi justifient l’intervention de cette dernière (Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 699, par. 87; Brown c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130, par. 158 à 159).

[45] La jurisprudence de notre Cour démontre que ces pouvoirs permettent d’atténuer les conséquences néfastes découlant de l’application de la Loi (voir Atawnah c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2016 CAF 144, par. 13 à 23; Tapambwa, par. 87 à 88; Revell, par. 50 à 52; Brown, par. 150 à 159).

(2) Évaluation et conclusion

[46] L’alinéa 101(1)e) de la Loi et l’article 159.3 du Règlement appartiennent à un régime légal dont les composantes sont interreliées. Ces deux dispositions n’existent pas en vase clos. Par conséquent, l’exercice qui consiste à les examiner dans l’abstrait est artificiel, à plus forte raison si une désignation a été accordée au pays étranger. Après la désignation, les examens prévus au paragraphe 102(3) sont effectués. De cette façon, on peut s’assurer que la désignation demeure justifiée.

[47] Autrement dit, si par exemple on demandait pourquoi un pays conserve la désignation en 2017 — l’année où les demandes de contrôle judiciaire ont été présentées dans l’affaire qui nous occupe — la réponse ne se trouverait pas dans la désignation initiale de 2004. Il faudrait la chercher dans les examens effectués en application du paragraphe 102(3) jusqu’alors, le défaut de procéder à l’examen, le défaut de procéder à l’examen en bonne et due forme ou le défaut de renvoyer l’affaire au gouverneur en conseil pour évaluation et décision, les conclusions et recommandations énoncées dans l’examen ainsi que les réactions — ou l’absence de réaction —du gouverneur en conseil à ces dernières. Dans les présents motifs, toutes ces activités sont résumées sous le vocable « examens prévus au paragraphe 102(3) et actes administratifs connexes ». On pourrait également demander, si on poussait plus loin l’analyse, si le paragraphe 102(3), le décret de 2015, le Cadre de surveillance et les examens ont été bien conçus et s’ils fonctionnent comme il se doit.

C. Le recours des demandeurs fondé sur la Charte n’est pas intenté à bon droit

(1) Véritable nature du recours fondé sur la Charte

[48] La Cour est saisie de l’appel des demandes de contrôle judiciaire tranchées par la Cour fédérale. La première étape consiste à déterminer la « véritable nature » et « la nature essentielle » de la demande. Il faut pour ce faire « s’employer à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme » (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 49 à 50).

[49] Les demandes visaient la décision d’un agent à un point d’entrée qui a jugé irrecevables les demandes d’asile des demandeurs qui sont des particuliers et a omis de saisir la Section de la protection des réfugiés au titre de l’alinéa 101(1)e) de la Loi au motif que les États-Unis sont un pays désigné sous le régime de l’article 159.3 du Règlement. Suivant toutes les demandes, l’agent n’était pas habilité à agir de la sorte, car les deux dispositions étaient invalides.

[50] L’invalidité tiendrait à deux raisons, la légalité de la désignation et la Charte. Nous analysons plus loin la question de la légalité.

[51] Selon les demandeurs, les deux dispositions engendrent des effets qui contreviennent aux articles 7 et 15 de la Charte et ne sont pas justifiées au regard de l’article premier. Elles doivent à leur avis être invalidées en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[52] Les demandeurs n’invoquent pas l’invalidité d’autres dispositions, lois ou politiques en raison d’effets contraires à la Charte. Ils ne sollicitent pas l’invalidation du paragraphe 102(3), du décret de 2015 ou du Cadre de surveillance. Ils n’affirment pas non plus que celles-ci contribuent aux effets inconstitutionnels découlant des deux dispositions.

[53] En outre, les demandeurs ne remettent pas en cause les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes. Par exemple, ils ne demandent pas réparation pour des actes administratifs pris relativement aux examens prévus au paragraphe 102(3), la décision quant au maintien de la désignation prise à l’issue des examens, les rapports présentés au gouverneur en conseil ni les décisions de ce dernier quant au maintien de la désignation. Ils n’invoquent aucun de ces éléments parmi la cause des effets inconstitutionnels. Dans leur mémoire des faits et du droit, ils font certes valoir des lacunes dans les examens prévus au paragraphe 102(3), mais simplement pour démontrer que la désignation des États-Unis à titre de tiers pays sûr outrepasse les pouvoirs conférés par la Loi.

[54] Par conséquent, à en juger par la véritable nature et la nature essentielle de leurs demandes, leur recours vise seulement l’alinéa 101(1)e) de la Loi et l’article 159.3 du Règlement. Ces deux seules dispositions engendreraient des effets inconstitutionnels. Ainsi, comme nous l’expliquons ci-après, le dossier qui a été monté en Cour fédérale portait sur les effets généraux de la désignation des États-Unis, illustrés le plus souvent par des récits d’incidents personnels, plutôt que sur les examens effectués en application du paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes et leurs effets.

[55] Les demandes ne cadrent pas avec la nature du régime légal. Répétons-le, l’alinéa 101(1)e) de la Loi et l’article 159.3 du Règlement n’existent pas en vase clos. Ils appartiennent à un régime légal doté de composantes interreliées. Une fois qu’un pays est désigné, la véritable cause du maintien de la désignation ou de la révocation de cette dernière se trouve dans les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes.

(2) La nature de la Charte et les exigences minimales auxquelles est subordonné tout recours fondé sur elle

[56] La Charte énonce les droits et libertés qui sont garantis. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Or, aucune disposition de la Charte n’invite les tribunaux à se distancier de leur rôle judiciaire. Aucune n’invite les juges — d’anciens avocats d’expérience à qui on a conféré une charge judiciaire — à suivre la procédure de leur choix. Au contraire, la Charte est un document de droit, circonscrit par le droit et fondé sur le droit. Des dizaines de milliers de décisions ont été rendues sur le fondement de la Charte, une véritable montagne de jurisprudence.

[57] De cette montagne découlent certains principes immuables et incontournables. Suivant un de ces principes fondamentaux, il incombe aux demandeurs qui invoquent la Charte de démontrer qu’un acte de l’État — par exemple une loi ou une mesure administrative prise par un fonctionnaire — a enfreint un droit ou une liberté. Ce principe comporte deux critères essentiels : les demandeurs doivent indiquer l’acte de l’État qui a causé la violation, c’est-à-dire qu’ils doivent démontrer un lien de causalité entre l’acte de l’État et la violation, et produire une preuve suffisante pour démontrer le lien de causalité et la violation. Voir, p. ex., Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 447 et 490, 1985 CanLII 74; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 764 à 765, 1993 CanLII 55; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 60; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 73 à 78; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176, par. 126 et 131 à 134; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 251 à 254 et la jurisprudence qui y est mentionnée. Le point commun de ces critères est le lien de causalité. Le lien de causalité est crucial.

[58] Il en ressort deux règles pratiques énoncées dans la jurisprudence :

  • (a) Les dispositions qui appartiennent à un régime légal aux composantes interreliées ne sauraient être examinées et contestées isolément (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134). Il se peut que les dispositions, examinées isolément, n’aient pas causé la violation de la Charte. D’autres dispositions connexes peuvent en être la cause ou servir à prévenir toute lacune ou à y remédier. Ce genre de recours artificiel et étroit se traduit souvent par un dossier de preuve indûment artificiel et étroit.

  • (b) Dans les cas où la violation des droits résulte d’un acte — ou d’une omission —administratif pris en application d’une loi, c’est sur ce dernier, et non sur la loi, que le recours doit porter (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120). En attaquant la loi, et non l’acte ou l’omission administratif, on ne démontre pas l’existence d’un lien de causalité entre l’acte de l’État et la violation du droit. On risque également de monter un dossier de preuve indûment artificiel et étroit.

[59] Dans un recours fondé sur la Charte, il importe de garder à l’esprit un autre principe fondamental : les tribunaux sont des tribunaux et se doivent d’agir comme tels. Ainsi, le juge peut instruire uniquement le recours fondé sur la Charte intenté par les demandeurs, et ce uniquement sur le fondement du dossier de preuve constitué par les parties. Il ne lui est pas loisible de transcender l’objet du recours pour se prononcer sur un autre recours, ni de recueillir de la preuve comme s’il appartenait à une commission d’enquête itinérante. Le tribunal qui instruit une contestation est [traduction] « ancré solidement dans la discipline que requiert la méthodologie de la common law » (Brian Morgan, « Proof of Facts in Charter Litigation » dans Robert J. Sharpe, dir, Charter Litigation, Toronto, Butterworths, 1987, 159, p. 162, mentionné avec approbation par la Cour suprême dans les arrêts MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 363, 1989 CanLII 26 et Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1099 à 1101, 1990 CanLII 93).

(3) Application de ces principes au recours des demandeurs fondé sur la Charte

[60] Le recours fondé sur la Charte intenté par les demandeurs contrevient aux deux règles pratiques. Il n’est pas satisfait au critère fondamental du lien de causalité qui les sous-tend toutes deux. De plus, la preuve concernant les questions déterminantes est trop lacunaire pour permettre à la Cour de les trancher de façon responsable. Par conséquent, le recours fondé sur la Charte intenté par les demandeurs doit être rejeté.

(a) Application des deux règles pratiques

(i) Les dispositions ne peuvent être examinées isolément de manière artificielle dans le cadre d’un recours défini étroitement

[61] S’il y avait bel et bien une violation de la Charte en l’espèce, quelle en était la cause? Comme le révèle l’analyse du régime légal qui figure à la partie B des présents motifs, les examens prévus au paragraphe 102(3) jouent un rôle prépondérant lorsqu’il s’agit de faire en sorte que le maintien de la désignation est justifié. En l’espèce, toute violation s’il en est résulte, non pas de la désignation des États-Unis il y a 17 ans, mais des examens effectués en application du paragraphe 102(3) et des actes administratifs connexes qui en ont justifié le maintien. Il incombait aux demandeurs d’en faire l’objet de leur recours.

[62] Or, ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Ils ont plutôt isolé deux dispositions appartenant à ce régime légal complexe aux composantes interreliées et en ont fait le point de mire de leur recours, à mauvais droit. En attaquant ces deux seules dispositions — et en faisant abstraction du reste du régime légal et des actes administratifs pris sous ce régime — les demandeurs ont érigé des moulins à vent et s’attendent à ce que nous nous prononcions sur leur constitutionnalité. Ce n’est pas possible. Les tribunaux qui tranchent les affaires constitutionnelles qui auront une incidence considérable pour le public n’ont que faire de moulins à vent.

[63] Voilà qui porte un coup fatal au recours des demandeurs (PHS Community Services).

[64] Dans l’arrêt PHS Community Services, la Cour suprême examine la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. Ce texte de loi ressemble sur le plan structurel à la Loi en l’espèce. Comme dans le cas qui nous occupe, les dispositions pertinentes de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances consistent en une mesure générale prévoyant un effet qui est mitigé par une autre disposition du régime légal. Plus particulièrement, cette loi interdit la possession de certaines drogues et substances (par. 4(1)), mais permet au ministre de la Santé d’exempter certaines personnes de l’application de l’interdiction (art. 56).

[65] Les demandeurs dans l’affaire PHS Community Services, à savoir le centre d’injection supervisée Insite, attaquaient le paragraphe 4(1), la mesure générale, au motif qu’il contrevenait à l’article 7 de la Charte et qu’il n’était pas justifié au regard de l’article premier. À l’instar des demandeurs en l’espèce, Insite prétendait que la mesure générale avait des effets exagérément disproportionnés et une portée excessive.

[66] La Cour suprême rejette à l’unanimité le recours d’Insite fondé sur la Charte. Le recours vise la mesure générale, à savoir le paragraphe 4(1), qu’ il « isole des autres dispositions de la Loi, notamment de l’art. 56 » (par. 109). La Cour suprême fait observer, par des remarques pertinentes pour le recours des demandeurs en l’espèce, que, si la mesure générale s’appliquait isolément « et ne comprenait aucune disposition prévoyant des exemptions », « les affirmations voulant qu’elle soit arbitraire, sa portée excessive et ses effets disproportionnés pourraient avoir plus de poids » (par. 109). Or, l’interdiction générale ne s’applique pas ainsi. Elle va de pair avec la disposition d’atténuation, à savoir l’article 56.

[67] Selon la Cour suprême, « [o]n ne peut apprécier la validité constitutionnelle du par. 4(1) sans tenir compte des dispositions de la Loi conçues pour remédier aux applications inconstitutionnelles ou inéquitables de cette interdiction » (par. 109). Le paragraphe 4(1) va de pair avec l’article 56 et ne saurait en être dissocié. De l’avis de cette cour, l’article 56 « sert de soupape empêchant l’application de la [mesure générale] dans les cas où son application serait arbitraire, ses effets exagérément disproportionnés ou sa portée excessive » (par. 113).

[68] Par conséquent, le recours fondé sur la Charte doit attaquer le régime légal dans son ensemble, et non pas en isoler la mesure générale. Dans cette affaire, comme ce n’était pas le cas, le recours intenté contre la mesure générale a été rejeté.

[69] Toutefois, la Cour suprême ne s’arrête pas là. Elle conclut à la constitutionnalité du régime légal dans son ensemble, y compris la mesure générale et la soupape (par. 114). À son avis, tout problème lié à la constitutionnalité « ne réside pas dans la loi, mais dans l’exercice par le ministre de son pouvoir légal d’accorder les exemptions appropriées » pour remédier à toute contravention à la Charte (par. 114). Dans l’arrêt PHS Community Services, la Cour suprême indique que le recours doit être exercé contre la décision discrétionnaire du ministre qui a refusé d’accorder l’exemption à l’interdiction générale.

[70] Comme dans l’affaire PHS Community Services, l’alinéa 101(1)e) de la Loi et l’article 159.3 du Règlement ne peuvent être attaqués isolément. La soupape en l’espèce correspond au processus d’examen prévu au paragraphe 102(3). Dans ce cas, les effets contraires à la Charte, s’il en est, résultent non pas de l’alinéa 101(1)e) de la Loi et de l’article 159.3 du Règlement, mais des examens prévus au paragraphe 102(3) et des actes administratifs connexes. Notre Cour a déjà rejeté des contestations de la Loi qui isolaient de manière artificielle des dispositions (De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655, par. 81; Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 212, [2005] 1 R.C.F. 171, par. 23).

[71] Au fond, l’arrêt PHS Community Services dispose qu’un recours fondé sur la Charte doit être exercé contre un acte de l’État — soit une loi, soit un acte administratif — qui cause la violation de la Charte. À cet égard, il s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour suprême sur la nécessité d’un lien de causalité énoncée au paragraphe 57 des présents motifs.

[72] Dans leurs plaidoiries orales, les demandeurs affirment que l’arrêt PHS Community Services étaye en fait leur thèse. Après tout, dans cet arrêt, la Cour suprême, sur le fondement de la Charte, ordonne au ministre d’accorder à Insite l’exemption de l’interdiction générale. Leur avocat exhorte notre Cour à suivre l’arrêt PHS Community Services, à accorder la réparation fondée sur la Charte et à mettre fin à la désignation des États-Unis à titre de tiers pays sûr.

[73] Toutefois, l’affaire PHS Community Services et l’affaire dont nous sommes saisis ne sont pas identiques. Dans la première, les demandeurs sollicitaient une déclaration d’invalidité à l’égard de l’interdiction générale prévue à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, tout comme les demandeurs en l’espèce sollicitent une déclaration d’invalidité à l’égard de deux dispositions concernant les désignations. Cependant, dans l’affaire PHS Community Services, les demandeurs n’en sont pas restés là. Ils ont aussi attaqué l’acte administratif — le refus par le ministre d’accorder l’exemption — qui avait causé l’atteinte aux droits individuels et ont demandé la réparation visée à l’article 24, dont une déclaration que le refus par le ministre d’accorder l’exemption à des personnes enfreignait les droits garantis par l’article 7 (par. 116). Les demandeurs en l’espèce n’ont rien fait de tel.

[74] Au paragraphe 58 des présents motifs, j’indique que le défaut de contester la cause véritable de l’atteinte se traduit souvent par un dossier de preuve indûment artificiel et étroit, qui ne concerne pas la véritable cause de la violation de la Charte. C’est le cas en l’espèce. Les véritables causes de la violation, s’il y a bel et bien violation, sont les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes. Cependant, la preuve produite sur les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes est incomplète, car ils n’étaient pas l’objet du recours des demandeurs. S’ils l’étaient, le dossier aurait contenu beaucoup plus d’éléments à ce sujet. Nous n’estimons pas que le dossier qui nous a été présenté, compromis comme il l’est par la manière dont les demandeurs ont présenté leur recours, nous permet de trancher les questions concernant la Charte de manière responsable.

[75] Par exemple, les rapports les plus récents sur les examens effectués en application du paragraphe 102(3) ont été publiés juste avant et juste après le dépôt du recours en l’espèce, soit en décembre 2016, mars 2017 et février 2018. Il est raisonnable de penser qu’ils traitent des faits qui se sont produits à l’époque des recours (motifs de la Cour fédérale, par. 77). Or, selon la Cour fédérale, « le contenu de ces rapports n’[a] pas été produit en preuve » (motifs de la Cour fédérale, par. 78). Tout ce qu’elle pouvait en tirer (au par. 78) était que « des rapports ont continué à être présentés après le décret de 2015 ». Les examens sous-tendant ces rapports — sans parler des renseignements dont les fonctionnaires auraient tenu compte pour les rédiger — sont susceptibles de présenter des éléments de preuve tels que ceux qui sont décrits aux paragraphes 34 à 42 et au paragraphe 47 des présents motifs. En l’espèce, cette preuve précieuse manque au dossier, est lacunaire ou comporte de nombreux passages caviardés, en raison de privilèges invoqués par le Canada. Toutefois, les demandeurs nous ont avisés lors de l’audience qu’ils n’ont pas remis en question les privilèges invoqués; ils ont ainsi avalisé la non-communication. Il s’ensuit que là où doit porter l’analyse fondée sur la Charte — en l’occurrence les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes, y compris les rapports rédigés à cet égard — on trouve un grand trou béant.

[76] La question juridique que doit trancher la Cour est celle de savoir « si le dossier d’appel contient suffisamment de faits pour permettre à la Cour de bien trancher les questions soulevées » (R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, 1999 CanLII 637, par. 37). La réponse est non. Le dossier de preuve est trop incomplet pour nous permettre de trancher de manière éclairée, à la lumière de la Charte, les questions qui importent véritablement.

[77] Les demandeurs affirment que le dossier de preuve est volumineux et donc adéquat. Certes, il est volumineux, tout particulièrement en ce qui a trait aux expériences de certains demandeurs d’asile aux États-Unis et de certains qui ont été renvoyés aux États-Unis depuis le Canada. Or, on ne juge pas la valeur de la preuve au poids.

[78] Comme nous l’expliquons ci-après dans l’analyse des motifs de la Cour fédérale concernant les questions portant sur l’article 7, une partie de cette preuve, quoique volumineuse, s’en tient à l’anecdote et est présentée de manière fragmentée, ce qui ne nous permet guère de tirer des inférences générales sur la situation aux États-Unis. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a signalé la même lacune à l’égard d’un rapport, préparé par deux des demandeurs, qui exhortait le ministre à révoquer la désignation des États-Unis (mémoire du ministre intitulé Amnesty International and Canadian Counsel for Refugees Report Contesting the U.S. Designation as a Safe Third Country, daté du 7 juillet 2017, dossier d’appel, vol. 39, p. 16740 et 16741). En outre, certains éléments de preuve présentent ou mentionnent des articles médiatiques à la fiabilité et à l’admissibilité douteuses. La preuve souffre également d’autres maux. Toutefois, le problème le plus important est qu’il ne fait guère la lumière sur les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes, une source de preuve parmi les meilleures. Comme nous l’expliquons ci-après, si les demandeurs avaient bien circonscrit leur recours fondé sur la Charte, ils auraient pu recueillir une telle preuve, soulever des objections à l’égard des éléments caviardés et défendre de telles objections. Également — et nous y reviendrons — on aurait pu faire en sorte qu’un contrôle judiciaire soit possible, efficace et équitable.

[79] À l’audience, il a semblé que les demandeurs laissaient entendre que la nécessité d’un dossier de preuve suffisant constituait seulement une exigence de forme. Un arrêt de principe de la Cour suprême dit le contraire. Une preuve suffisante « n’est pas [. . .] une simple formalité » et « son absence est fatale », car elle « est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte ». Trancher des affaires relatives à la Charte « dans un vide factuel » « banaliserait la Charte » et donnerait lieu à des « opinions mal motivées » dans des affaires « d’une importance fondamentale pour la société canadienne » et « qui auront des incidences profondes sur la vie des Canadiens et de tous les résidents du Canada ». Personne ne peut « exiger d’un tribunal qu’il examine une question [relative à la Charte] dans un vide factuel ». Ainsi, les « hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes » ne sauraient combler pareil vide. Voir MacKay, p. 361 à 362 et 366 du Recueil.

[80] C’est tout particulièrement le cas lorsque, comme en l’espèce, la thèse relative à l’inconstitutionnalité est étayée par les effets que la disposition attaquée est censée produire. La Cour suprême, dans l’arrêt Danson, à la page 1101 du Recueil, conclut en ces termes :

En général, toute contestation relative à la Charte fondée sur la prétention que les effets de la loi visée sont inconstitutionnels doit être appuyée par une preuve recevable concernant les effets contestés. En l’absence de telle preuve, les tribunaux auraient à se prononcer dans le vide ce qui est tout aussi difficile en matière constitutionnelle que dans la nature.

[81] En général, toute contestation relative à la Charte fondée sur la prétention que les effets de la loi visée sont inconstitutionnels doit être appuyée par une preuve recevable concernant les effets contestés. En l’absence de telle preuve, les tribunaux auraient à se prononcer dans le vide ce qui est tout aussi difficile en matière constitutionnelle que dans la nature. À maintes reprises, la Cour suprême a souligné la nécessité, pour une cour de justice, de disposer d’un dossier de preuve complet pour trancher des affaires relatives à la Charte. Voir P.G. (Qué.) c. Quebec Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, p. 90 à 91, 1984 CanLII 32; MacKay, p. 361 à 362; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 762 et 767 à 768, 1986 CanLII 12; Danson, p. 1101; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, par. 2 à 3 et 55, 1997 CanLII 366; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, p. 515 à 516, 1991 CanLII 51, et au moins seize autres arrêts plus récents de la Cour suprême qui portent sur la question.

[82] Ce n’est rien de plus qu’une adaptation de la règle générale antérieure, dans les affaires constitutionnelles ne concernant pas la Charte, selon laquelle les questions constitutionnelles ne sauraient être tranchées sans un dossier de preuve complet et adéquat (Northern Telecom c. Travailleurs en communications, [1980] 1 R.C.S. 115, p. 139, 1979 CanLII 3).

[83] Si les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes avaient fait l’objet d’un recours fondé sur la Charte ou d’un contrôle judiciaire, les rapports sur les examens effectués, les examens mêmes et les renseignements ayant servi aux fonctionnaires chargés des examens — ou, le cas échéant, au gouverneur en conseil — feraient partie de la preuve produite, sous réserve de l’application de privilèges ou d’objections valables (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 et voir la discussion aux par. 106-120 ci-après en ce qui a trait à la façon de gérer les privilèges et objections). Le dossier aurait comporté en grande partie des éléments sur le traitement des demandeurs d’asile aux États-Unis, notamment des éléments de preuve portant sur la situation dans chaque État, provenant des nombreuses sources détaillées qu’exige le Cadre de surveillance. Ces sources sont plus variées et nombreuses que celles que pourraient consulter les organisations non gouvernementales qui sont parties au présent litige. En outre, les examens prévus au paragraphe 102(3) auraient comporté les analyses effectuées par les fonctionnaires à qui incombent cette responsabilité, une source possiblement importante quant aux questions d’atteinte aux droits et de justification. Enfin, dans le cas d’un recours concernant les derniers examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes, les renseignements sous-tendant l’analyse seraient relativement récents. C’est important : les politiques et les pratiques américaines ainsi que les conditions du traitement des demandeurs d’asile sont susceptibles de changer rapidement.

(ii) Le recours doit porter sur l’acte ou l’omission administratif qui produit des effets inconstitutionnels sous le régime d’une loi, et non pas sur la loi

[84] Une réparation fondée sur la Charte n’est accordée que si d’un acte de l’État découle une atteinte aux droits protégés par la Charte. Lorsque l’acte de l’État est une loi ayant pour effet de porter atteinte à des droits protégés par la Charte d’une manière ne pouvant se justifier, la loi est susceptible d’invalidation. Or, si l’acte — ou l’omission — administratif posé sous le régime de la loi est seul responsable de l’atteinte injustifiée, le recours fondé sur la Charte doit porter sur l’acte ou l’omission, et non sur la loi (PHS Community Services; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078 à 1079, 1989 CanLII 92; Eaton, par. 2 à 3 et 55; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 20 à 23, 1997 CanLII 327; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 53, 1999 CanLII 699; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 97, 1999 CanLII 653; Little Sisters, par. 134 à 135; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 83 à 84; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 67; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 174).

[85] Little Sisters, qui est mentionné plus haut, est l’arrêt de principe dans lequel la Cour suprême énonce la règle suivant laquelle l’acte ou l’omission de l’État qui cause des effets inconstitutionnels doit faire l’objet du recours.

[86] Little Sisters Book and Art Emporium importait des publications érotiques au Canada. L’Agence des douanes confisquait régulièrement les marchandises importées et les prohibait pour cause d’obscénité. L’entreprise a intenté un recours fondé sur la Charte visant les dispositions de la législation régissant les douanes qui autorisait les confiscations.

[87] Les juges majoritaires de la Cour suprême demandent si « la source du problème » est « la législation douanière elle-même » ou « le résultat de la conduite inconstitutionnelle des fonctionnaires des douanes dans l’exercice des pouvoirs fondés sur des dispositions législatives constitutionnellement valides » (par. 108).

[88] Ils sont d’avis que le problème ne découle pas de la loi douanière elle-même. Son objet et son effet ne contreviennent pas à la Charte. Elle ne prévoit pas la mauvaise administration par les agents des douanes ni ne l’autorise. Ce sont plutôt les décisions administratives prises par les agents des douanes sous le régime de la loi qui constituent la véritable cause des violations de nature constitutionnelle. Pour citer les juges majoritaires, les plaintes « concernent le régime législatif tel qu’il est appliqué par les fonctionnaires plutôt que le régime législatif lui-même » (par. 77, en italiques dans l’original). Une mauvaise administration ou une mauvaise application occasionnelle par les agents, en soi, « ne constituent pas des motifs justifiant de déclarer les mesures législatives inconstitutionnelles » (par. 77). Le recours qui s’offrait à Little Sisters dans cette affaire était de demander le contrôle judiciaire des décisions prises par les agents des douanes quant à la prohibition d’importation.

[89] L’affaire dont nous sommes saisis est semblable à l’affaire Little Sisters. L’inconstitutionnalité reprochée découle de l’application, par les fonctionnaires et administrateurs, du régime légal, et non du régime en soi. S’ils appliquent le régime à bon droit, ils procèdent régulièrement aux examens prévus au paragraphe 102(3) sur le fondement des quatre facteurs énumérés au paragraphe 102(2) de la Loi. Ces examens, effectués conformément au Cadre de surveillance, seront exhaustifs. En plus, les agents aux points d’entrée disposeront de pouvoirs qui leur permettront d’atténuer ou d’enrayer les répercussions graves.

[90] Par conséquent, au vu du dossier dont nous disposons, nous concluons que le régime légal dans son ensemble — à condition qu’il soit appliqué à bon droit — est conçu pour protéger les droits fondamentaux, y compris ceux énumérés dans la Charte. Nous sommes d’avis, après avoir pris connaissance du dossier, que les effets néfastes, s’il en est, soufferts par les personnes qui sont renvoyées aux États-Unis ne peuvent être imputés au régime légal dans son ensemble. Ils seraient plutôt imputables aux examens prévus au paragraphe 102(3) et aux actes administratifs connexes. Or, comme les demandeurs n’ont pas formé de recours contre un acte administratif, nous n’avons pas la possibilité d’évaluer pareille prétention, ni le dossier de preuve pour ce faire.

[91] Une dernière chose. Un échange entre les demandeurs et la Cour mérite d’être mentionné. La Cour a interrogé les demandeurs quant à la nature de leur recours fondé sur la Charte et leur a demandé s’ils l’avaient formé correctement, c’est-à-dire s’ils avaient attaqué l’acte d’État ayant causé la violation de la Charte qu’ils soulèvent. Peu après la pause du matin le deuxième jour d’audience, les demandeurs ont répondu que, pour avoir gain de cause, ils n’avaient qu’à démontrer l’existence d’une violation de la Charte et à alléguer n’importe quelle mesure législative prise au cours des ans ayant précédé les violations. Rien de plus. Cette prétention n’est pas étayée en droit. Elle néglige l’exigence — selon laquelle le demandeur qui intente un recours fondé sur la Charte doit prouver la causalité— dont il est question plus haut au paragraphe 57, les deux règles pratiques énoncées au paragraphe 58 et analysées aux paragraphes 61 à 73 et 84 à 91, la nécessité de produire une preuve adéquate du lien de causalité, dont il est question aux paragraphes 74 à 83 et les dizaines d’arrêts de la Cour suprême mentionnés dans la présente partie des motifs à l’appui de tous ces éléments.

(b) Recours qui aurait dû être intenté par les demandeurs

[92] Les demandeurs et le Canada ont fait valoir à l’audience leurs prétentions suivant lesquelles il n’est pas possible de faire contrôler les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes. À leur avis, le contrôle judiciaire est subordonné à l’existence d’une décision ou d’un décret en bonne et due forme ou un dossier tangible étayant une décision, comme un rapport ayant un effet juridique. Selon eux, il n’y a rien de tel en l’espèce.

[93] Je ne suis pas d’accord. Les demandes de contrôle judiciaire portant sur les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes sont possibles malgré ce que pourraient en penser les parties.

[94] Il est possible de présenter une demande de contrôle judiciaire lorsque son objet —généralement un acte ou une omission administratifs — porte atteinte à des droits juridiques, impose des obligations juridiques ou cause un véritable préjudice (Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 R.C.F. 488, par. 21 à 25; Démocratie en surveillance c. Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15). Ainsi, il existe des exemples de contrôles judiciaires portant sur des actes ou omissions administratifs qui ne constituent pas une décision ou un décret en bonne et due forme (voir p. ex. Saulnier c. Commission de police du Québec, [1976] 1 R.C.S. 572, p. 578, 1975 CanLII 215 (où il a été conclu que la recommandation faite au ministre de la Justice en faveur de la rétrogradation d’un agent était susceptible de contrôle); Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux), [1995] 2 C.F. 694, p. 698 à 703, 1995 CanLII 3600 (C.A.F.) (où il est conclu que le processus d’appel d’offres en vue d’accorder un contrat est susceptible de contrôle); Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, 1997 CanLII 323 (où il a été conclu que les préavis, émanant du commissaire présidant une enquête, d’éventuelles conclusions faisant état d’une faute sont susceptibles de contrôle); Chrétien c. Canada (Ex-commissaire, Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2008 CF 802, [2009] 2 R.C.F. 417 (où il est conclu que la publication d’un rapport d’une commission royale d’enquête dépourvu d’effet juridique ayant nui à la réputation d’un particulier est susceptible de contrôle).

[95] Notre Cour explique le fondement juridique en ces termes :

Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales énonce qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est « directement touché par l’objet de la demande ». La question qui peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire ne comprend pas seulement une « décision ou ordonnance », mais tout objet susceptible de donner droit à une réparation aux termes de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales : Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.). Le paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] apporte d’autres précisions à ce sujet, indiquant que la Cour peut accorder une réparation à l’égard d’un « acte », de l’omission ou du refus d’accomplir un « acte », ou du retard mis à exécuter un « acte », une « décision », une « ordonnance » et une « procédure ». Enfin, les règles qui régissent les demandes de contrôle judiciaire s’appliquent aux « demandes de contrôle judiciaire de mesures administratives », et non pas aux seules demandes de contrôle judiciaire de « décisions ou ordonnances » : article 300 des Règles des Cours fédérales.

En ce qui concerne les « décisions » ou « ordonnances », la seule exigence est que les demandes de contrôle judiciaire doivent être présentées dans les 30 jours qui suivent la première communication : paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

(Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605, par. 24 à 25.)

[96] Suivant cette jurisprudence, il aurait été loisible aux particuliers qui sont demandeurs en l’espèce de faire contrôler les décisions des agents de l’immigration quant à l’irrecevabilité de leurs demandes d’asile au Canada au motif que ces dernières étaient recevables ou le sont. Au soutien de leurs prétentions, ils auraient pu demander à la Cour, par voie de requête en mandamus, d’ordonner au gouverneur en conseil de révoquer la désignation des États-Unis et une déclaration suivant laquelle il eût fallu au gouverneur en conseil révoquer la désignation des États-Unis à une date antérieure. En cas de besoin, ils auraient pu également demander une réparation de droit administratif à l’égard des examens prévus au paragraphe 102(3) et des actes administratifs connexes, dès lors que ces derniers briment leurs droits juridiques, leur imposent des obligations juridiques ou leur causent un véritable préjudice, en application du critère énoncé dans l’arrêt Irving. Si des décisions administratives devaient être annulées, les demandeurs auraient pu solliciter le certiorari. Des motifs de droit administratif ainsi que ceux fondés sur la Charte auraient pu étayer les demandes visant à obtenir ces réparations de droit administratif. Si les organisations non gouvernementales qui sont parties à l’instance obtiennent la qualité pour agir dans l’intérêt public, ils auraient pu également solliciter ces réparations, pour les mêmes motifs.

[97] Si une déclaration avait été sollicitée, la Cour aurait déterminé la véritable nature de la demande et sa nature essentielle. Si la requête s’apparentait au mandamus ou au certiorari, la Cour se serait assurée qu’il a été satisfait aux critères applicables, notamment en ce qui a trait à la norme de contrôle, avant d’accorder toute réparation (Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4; Schmidt c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 55, [2019] 2 R.C.F. 376, par. 17 à 22).

[98] En réponse aux questions de la Cour, les demandeurs affirment qu’il ne servirait à rien de présenter une demande de contrôle judiciaire sous ce régime légal. Ils font valoir la faculté du Canada d’invoquer le privilège à l’égard de documents importants ou de caviarder ces derniers. Selon les demandeurs, le Canada est en mesure de mettre les examens prévus au paragraphe 102(3) à l’abri du contrôle judiciaire.

[99] La thèse avancée par le Canada à l’audience n’a pas atténué les craintes des demandeurs à cet égard. Le Canada a affirmé avoir le droit absolu et inconditionnel d’invoquer n’importe lequel des privilèges dont il dispose, comme ceux que prévoient les articles 38 et 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985) ch. C-5, qui intéressent la Couronne et les renseignements d’intérêt public, sans égard aux répercussions d’une telle démarche, et ce même si elle a pour effet de mettre à l’abri du contrôle judiciaire le résultat de la prise de décision.

[100] Les thèses des deux parties sont exagérées.

[101] En la matière, deux principes s’opposent. Certes, le Canada peut invoquer des privilèges, à condition que les faits et le droit en étayent l’exercice. Or, les tribunaux s’opposent à ce que des décisions publiques se trouvent à l’abri du contrôle. La collision de ces deux principes a mené les tribunaux à définir des moyens de concilier, d’une part la protection de l’intérêt nécessaire à la confidentialité avec, d’autre part, la nécessité de soumettre des décisions au contrôle efficace, utile et juste des tribunaux.

[102] Depuis longtemps, les tribunaux canadiens s’opposent aux tentatives des organismes publics souhaitant soustraire leurs administrateurs à tout contrôle judiciaire, soit par des dispositions d’inattaquabilité complète ou la non-communication d’éléments de preuve ou d’explications essentiels au contrôle judiciaire utile. En érigeant par tous les moyens possibles des ramparts contre toute surveillance judiciaire, qu’elle s’exerce par la voie d’un contrôle judiciaire ou d’un appel, même lorsqu’il s’agit de décider si un administrateur a outrepassé ses compétences légales, on porte atteinte de manière injustifiée aux fonctions essentielles de la magistrature en matière constitutionnelle et au principe constitutionnel qu’est la primauté du droit (Crevier c. P.G. (Québec), [1981] 2 R.C.S. 220, 1981 CanLII 30; Dunsmuir c. Nouveau- Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 27 à 28; Habtenkiel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 180, [2015] 3 R.C.F. 327, par. 38; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 24). Autrement dit, l’arrêt Crevier permet d’affirmer qu’un certain contrôle judiciaire doit toujours être possible (Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 601, 1993 CanLII 164 (opinion dissidente non contredite par les juges majoritaires à cet égard), mentionnant, avec approbation J. H. Grey, « Sections 96 to 100: A Defense » (1985) 1 Admin. L.J. 3, p. 11). Ce principe ne vaut que pour la mise à l’abri complète d’une décision administrative; il ne s’applique pas aux limites imposées par une loi à la portée du contrôle judiciaire (voir p. ex. Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, local 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, p. 333, 1993 CanLII 88; Capital Regional District c. Concerned Citizens of British Columbia et autres, [1982] 2 R.C.S. 842, 1982 CanLII 220; Vavilov, par. 45 à 52).

[103] C’est pourquoi les dispositions d’inattaquabilité qui ont pour objet de soustraire intégralement les décisions administratives au contrôle sont interprétées de manière à permettre le contrôle. En règle générale, toutefois, une telle démarche est empreinte de déférence (voir p. ex. National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, 1990 CanLII 49).

[104] Les cours saisies d’un contrôle judiciaire sont chargées d’assurer la primauté du droit, dont un aspect concerne « la responsabilité de l’exécutif devant l’autorité légale » et protège les personnes « contre l’arbitraire de l’État » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70, 1998 CanLII 793). Autrement dit, tous ceux à qui des pouvoirs publics ont été décernés doivent exercer ces pouvoirs de façon responsable, un principe qui est au cœur de notre système démocratique de gouvernement et de la primauté du droit (Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, par. 313 à 315 (opinion dissidente non contredite par les juges majoritaires à cet égard); Canada (Conseil de la magistrature) c. Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503, par. 103; Douglas c. Canada (Procureur général), 2014 CF 299, [2015] 2 R.C.F. 911, par. 119).

[105] La raison pour laquelle on ne permet pas de soustraire complètement un acte administratif au contrôle judiciaire touche à un aspect on ne peut plus fondamental :

Les énoncés du genre « l’État, c’est moi » et « Faites-nous confiance, nous avons raison » sont incompatibles avec notre régime démocratique. Dans notre système de gouvernance, la loi s’applique à tous les titulaires de charge publique, même les plus puissants (le gouverneur général, le premier ministre, les ministres, les membres du Cabinet, les juges en chef, les juges puînés, les sous-ministres, et ainsi de suite) : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 161 D.L.R. (4th) 385; United States c. Nixon, 418 U.S. 683 (1974); Marbury c. Madison, 5 U.S. 137 (1803); Magna Carta (1215), art. 39. Ainsi, deux corollaires s’ensuivent tout naturellement. Premièrement, il faut un arbitre en mesure de vérifier si la loi a été respectée et, s’il y a lieu, de prendre les mesures de réparation indiquées. Deuxièmement, l’arbitre, qui ne doit avoir aucun lien de dépendance avec l’organisme faisant l’objet du contrôle, doit procéder à un examen indépendant. Voir l’analyse dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, par. 77 à 79, Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, par. 313 à 315 (motifs dissidents, mais non contestés par la majorité), et l’abondante jurisprudence qui y est citée.

Il n’y a pas qu’un type d’actes de tyrannie, de despotisme ou d’abus ni une seule motivation les sous-tendant; en effet, qu’ils soient audacieux ou non, lourds de conséquences ou pas, voire posés sous le couvert de bonnes intentions, ils sont tous pernicieux, selon l’expérience que nous avons acquise au fil des siècles. C’est pourquoi il est primordial que tous les titulaires de charge publique – peu importe leur rang ou leur importance – soient assujettis à un contrôle réel et entièrement indépendant et à une obligation de rendre compte.

(Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, par. 23 à 24; voir également Girouard c. Canada (Procureur général), 2018 CF 865, [2019] 1 R.C.F. 404, par. 6 à 7, conf. par 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503.)

[106] Les cours de justice ne se laissent pas leurrer par les organismes publics et les administrateurs qui tentent de soustraire leurs décisions au contrôle en refusant de communiquer certains documents ou renseignements essentiels au contrôle ou en ne justifiant pas leurs décisions (Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, par. 51; Hartwig v. Commission of Inquiry into matters relating to the death of Neil Stonechild, 2007 SKCA 74, 284 D.L.R. (4th) 268, par. 24; Slansky, par. 276 (opinion dissidente non contredite par les juges majoritaires); voir également Paul A. Warchuk, « The Role of Administrative Reasons in Judicial Review: Adequacy and Reasonableness » (2016) 29 Can. J. Admin. L. & Prac. 87, p. 113; et voir l’explication sur la nécessité d’explications motivées sous-tendant les décisions administratives dans l’arrêt Vavilov, par. 83 à 87 et 91 à 104).

[107] Pour se prévaloir d’un contrôle judiciaire utile et juste, les deux parties disposent de plusieurs moyens de contraindre la production de preuve ou de renseignements. Par exemple, la règle 317 prévoit la transmission du dossier du décideur administratif, la règle 41 permet le subpoena et le paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 prévoit la communication préalable des témoignages oraux et documents recueillis dans les cas où la demande de contrôle judiciaire peut être instruite comme une action (voir l’analyse générale dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation, par. 86 à 105; pour une analyse du par. 18.4(2), voir les arrêts Canada (Commission des droits de la personne) c. Nation crie de Saddle Lake, 2018 CAF 228, par. 23 à 26 et Meggeson c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 175, par. 31 à 34). En outre, les Cours fédérales peuvent exercer la plénitude de pouvoirs inhérents aux tribunaux (voir Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, par. 20 et les arrêts qui y sont mentionnés).

[108] Le principal moyen consiste pour les parties à exiger du décideur administratif qu’il transmette le dossier en vertu de la règle 317. Le décideur administratif qui reçoit une telle demande peut s’y opposer, en vertu de la règle 318, sur le fondement notamment de l’application de privilèges. Dans ce cas, la Cour, au vu des observations sur l’opposition, tranchera la question. Voir, généralement, Lukács c. Canada (Office des transports), 2016 CAF 103, par. 5 à 18 et voir Bernard c. Alliance de la fonction publique du Canada et Conseil du Trésor, 2017 CAF 35 sur la procédure d’instruction des objections.

[109] Lorsqu’un privilège est invoqué, la Cour en examine de près l’exercice. Certains privilèges, comme celui relatif à l’intérêt public, sont assortis d’exigences élevées (voir, p. ex., Administration de l’aéroport de Vancouver c. Commissaire de la concurrence, 2018 CAF 24, [2018] 3 R.C.F. 633). Dans le cas où une partie invoque un privilège à l’égard d’un document et que la règle 318 s’applique, la Cour n’est pas forcément placée devant une alternative, à savoir ordonner la production du document ou en confirmer la confidentialité. Souvent, la Cour peut adapter l’ordonnance pour protéger les intérêts liés à la confidentialité et permettre la communication de suffisamment d’éléments confidentiels pour favoriser un contrôle judiciaire efficace et utile (Lukács, par. 12 à 18; voir également la Loi sur la preuve au Canada, par. 37(5) et 39.1(7) et (8)). Une fois que les questions quant au dossier assemblé en application des règles 317 et 318 sont tranchées, le dossier peut être déposé à la Cour saisie du contrôle judiciaire (sur ce point, voir l’arrêt Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Alberta, 2015 CAF 268, [2016] 3 R.C.F. 19, par. 7 à 24).

[110] Dans certains cas, toute communication est impossible, et la Cour n’aura d’autre choix que de confirmer l’application du privilège invoqué à l’égard de l’ensemble d’un document important. Cependant, le contrôle judiciaire ne s’arrête pas là. La Cour dispose de certains outils.

[111] Il est loisible à la Cour de tirer des inférences négatives à l’égard d’une partie qui insiste sur l’application d’un privilège malgré l’opposition ferme et constante du demandeur. Il arrive que cette inférence négative soit déterminante (voir, p. ex., RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 165 à 166, 1995 CanLII 64; voir également l’analyse dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation, par. 54).

[112] Invoquer un privilège malgré l’opposition ferme et constante du demandeur risque également de mener à un dossier de preuve sérieusement lacunaire, qui empêchera le décideur administratif de démontrer à la cour saisie du contrôle que sa décision était raisonnable ou qu’une explication motivée sous-tendait cette dernière, une exigence à laquelle il faut satisfaire. Dans un cas comme dans l’autre, la décision administrative est susceptible d’annulation (Vavilov; Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, [2016] 4 R.C.F. 418, par. 313 à 324).

[113] Même lorsque des privilèges sont invoqués, les demandeurs et la Cour ne sont pas forcément privés de ce dont ils ont besoin pour un contrôle judiciaire efficace, utile et juste.

[114] Parfois, les organismes publics et les décideurs administratifs présentent un résumé de leur démarche, des éléments dont ils ont tenu compte et une explication de leurs actes. Ce résumé fournit suffisamment de renseignements pour permettre un contrôle judiciaire efficace et utile. En droit, la communication d’un tel résumé dans ces circonstances n’emporte pas la renonciation au privilège. Par exemple, l’affaire Première Nation Coldwater c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 34, portait sur l’application de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada — le privilège le plus strict au pays — pour soustraire à la communication les délibérations du gouverneur en conseil et les documents et renseignements sensibles consultés. Toutefois, le gouverneur en conseil a fourni un résumé de sa démarche décisionnelle, qu’il a inclus dans le préambule du décret pris en vue d’approuver le projet d’infrastructure. Ce résumé s’avérait suffisant dans les circonstances pour permettre l’exercice d’un contrôle judiciaire efficace, utile et juste dans ce cas.

[115] Bien entendu, encore faut-il que le résumé soit adéquat et exact et qu’il indique l’auteur et les circonstances de sa rédaction. Certains outils mentionnés ci-après sont susceptibles de faciliter la rédaction d’observations quant au caractère adéquat et exact du résumé.

[116] Les Cours fédérales disposent d’outils leur permettant de concilier, d’une part, la nécessité d’assurer la confidentialité et, d’autre part, le contrôle judiciaire efficace, utile et juste. D’ailleurs, certains privilèges prévus par une loi sont visés par des exceptions, et les cours sont en mesure de rédiger des ordonnances de communication souples qui protègent la confidentialité autant que faire se peut (voir, p. ex., Loi sur la preuve au Canada, par. 37(5) et 39.1(7) et (8)).

[117] Selon le type de privilège invoqué et les circonstances, il se peut que la cour saisie du contrôle puisse prendre connaissance des documents visés par le privilège en vue de vérifier que le résumé est adéquat et exact.

[118] Par exemple, il est loisible à la Cour, sur requête présentée par l’une ou l’autre partie au contrôle judiciaire, en vertu des pouvoirs que lui confèrent les Règles des Cours fédérales ou de la plénitude des pouvoirs inhérents, de nommer une sorte d’amicus. Ce dernier est alors chargé de recevoir la transmission de copies non caviardées ou presque de documents visés par le privilège et de présenter des observations au nom des demandeurs en leur absence à une audience à huis clos. Un tel exemple s’apparente au recours à un avocat spécial représentant les demandeurs dans le contrôle judiciaire d’une décision faisant intervenir la sécurité nationale (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326).

[119] Parfois, point n’est besoin d’aller jusque-là. La tenue d’une audience ex parte peut se révéler nécessaire et utile dans certaines circonstances. Dans certains cas, les avocats des demandeurs agissant dans le cadre de contrôles judiciaires peuvent être autorisés à recevoir des renseignements confidentiels à condition de s’engager à en respecter la confidentialité, voire à ne pas les révéler à leurs clients.

[120] Le tribunal n’est restreint, à l’égard des mesures auxquelles il peut recourir, que par sa propre ingéniosité et par l’obligation d’assurer l’équité procédurale autant que faire se peut. On peut imaginer plusieurs variations aux mesures traitées plus haut (voir, p. ex., l’ordonnance ingénieuse visant les documents très confidentiels du Cabinet dans le recours fondé sur la Charte dans l’affaire Health Services and Support-Facilities Subsector Bargaining Association v. British Columbia, 2002 BCSC 1509, 8 B.C.L.R. (4th) 281, tout particulièrement l’annexe 1; voir également les motifs de notre Cour dans les arrêts Vancouver Airport Authority et Lukács où elle approuve le recours à de telles mesures).

[121] Il est possible d’instruire et de trancher les demandes de contrôle judiciaire rapidement, tout particulièrement si une requête en instruction accélérée est accueillie (Brown, par. 159; Teksavvy Solutions Inc. c. Bell Media Inc., 2020 CAF 108, par. 22). Des exemples de célérité font légion. Souvent, la Cour fédérale tranche rapidement des demandes de contrôle judiciaire urgentes (Brown, par. 157 à 159). Notre Cour a la faculté d’agir rapidement même si elle est saisie de litiges complexes. Par exemple, récemment, elle a prononcé 79 directives, ordonnances, jugements et motifs en quelques semaines seulement pour préparer un contrôle judiciaire en vue de la tenue de l’audience (Première Nation Coldwater). Dans les cas où les longueurs sont inévitables, il est possible de demander des mesures interlocutoires, notamment un sursis, avant l’issue du contrôle judiciaire (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117).

[122] Depuis des années, les Cours fédérales instruisent des contrôles judiciaires faisant intervenir des questions de sécurité nationale. Parfois, ils nécessitent d’être traités rapidement. Ils mettent en jeu certains des renseignements les plus sensibles et confidentiels que détient l’État. Néanmoins, grâce à nombre des outils décrits plus haut et à d’autres mesures semblables, les Cours fédérales réussissent à concilier, d’une part, la nécessité de protéger la confidentialité et, d’autre part, l’importance de contrôles judiciaires efficaces, utiles et justes. Vu tous les outils dont disposent les Cours fédérales, notamment les pouvoirs que leur confèrent les Règles des Cours fédérales et la plénitude des pouvoirs inhérents — et compte tenu de la bonne foi et du professionnalisme de tous les intéressés — pareille conciliation est possible en l’espèce. La forme exacte qu’elle revêtira dans chaque cas dépendra du résultat des négociations et des débats entre les parties et des décisions réfléchies de la Cour fédérale à cet égard.

(c) Questions sur l’équité procédurale

[123] Les mémoires des faits et du droit des parties à l’appel ne traitent guère de la véritable nature des demandes ou de leur nature essentielle ou des répercussions de telles questions. De même, elles ne réservent guère d’espace à l’analyse du régime légal. Par conséquent, elles traitent à peine de la partie la plus importante du régime légal une fois la désignation accordée, à savoir les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes.

[124] Nous avons remarqué, lors de notre préparation en vue de l’audience, que relativement peu d’observations ont trait aux examens prévus au paragraphe 102(3). Nous n’avons tiré du dossier de preuve guère d’éléments sur la tenue de ces examens. Et ce qui s’y trouvait était en grande partie caviardé.

[125] Au cours de notre préparation, notre principal souci concernait l’équité procédurale : veiller à ce que les parties connaissent les questions en jeu et aient l’occasion d’y répondre. La Cour est tenue de trancher les affaires sur le fondement de toutes les règles de droit applicables, non pas des seules règles invoquées par les parties. Or, elle doit faire preuve d’équité envers les parties. (Voir R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689.) Nous avons donc pris des mesures pour assurer l’équité procédurale.

[126] Nous avons invité les parties, par voie de directive, à présenter des observations supplémentaires, notamment sur les examens prévus au paragraphe 102(3) :

[TRADUCTION]

Outre les observations des parties figurant dans le mémoire des faits et du droit et les observations orales qu’elles entendent présenter à l’audience, la Cour sollicite des observations sur une autre question.

Aux paragraphes 77 et 78 de ses motifs, la Cour fédérale mentionne les rapports sur les examens menés en décembre 2016, mars 2017 et février 2018. Ces examens ont-ils été effectués sous le régime du paragraphe 102(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27? D’autres évaluations susceptibles de constituer des examens effectués en application de cette disposition, dont des passages sont caviardés, ont été versées au dossier (voir, p. ex., p. 15993 et 16722).

À l’audience, la Cour aimerait entendre des observations orales sur la nature du dossier de preuve sur les examens prévus au paragraphe 102(3) et sur les trois questions suivantes.

Le dossier de preuve comporte-t-il, en version non caviardée, tous les examens effectués en application du paragraphe 102(3) depuis l’arrêt de la Cour en 2008?

Si ce n’est pas le cas, quels examens n’ont pas été versés au dossier et quelles sont les circonstances ayant mené à telle omission ou au caviardage des documents portant sur les examens?

Enfin, quelle incidence les réponses à ces questions auront-elles sur le processus décisionnel de la Cour en l’espèce?

Les parties sont invitées à présenter des observations à l’audience sur ces questions ou tout autre aspect connexe.

[127] À l’audience, les parties ont présenté des observations détaillées sur les questions énoncées dans la directive et d’autres aspects connexes. Elles ont démontré qu’elles comprenaient l’importance de ces questions et de leurs répercussions pour l’issue de l’appel.

[128] En outre, à l’audience, la Cour a interrogé activement les parties sur ces aspects, souvent en expliquant la pertinence et les répercussions des questions. Les questions portaient sur les domaines suivants :

  • la véritable nature et la nature essentielle des demandes;

  • le rôle et l’importance des examens prévus au paragraphe 102(3) et des actes administratifs connexes;

  • l’opportunité d’un recours contre le régime légal au complet, y compris le paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes;

  • si les effets soufferts par les demandeurs d’asile décrits par les demandeurs découlaient des deux dispositions uniquement, du régime légal dans son ensemble, y compris le paragraphe 102(3) ou des actes ou omissions administratifs découlant des examens prévus au paragraphe 102(3) et du défaut de la part du gouverneur en conseil de révoquer la désignation des États-Unis à titre de tiers pays sûr;

  • si les lacunes du dossier de preuve en ce qui concerne les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes et la décision de ne pas attaquer le régime légal dans son ensemble ou tout acte administratif pris en vertu de ce régime ont été fatales pour l’appel;

  • s’il eût été possible de présenter des demandes de contrôle judiciaire à l’égard des examens prévus au paragraphe 102(3) et des actes administratifs connexes.

[129] À l’audience, la Cour a présenté aux parties les arrêts de principe issus de la Cour suprême en la matière, dont PHS Community Services, Little Sisters et MacKay. Les parties, représentées par des avocats chevronnés en droit constitutionnel, nous ont présenté des observations utiles sur ces arrêts, qui leur étaient familiers.

[130] Les parties étaient au fait de ces questions, en comprenaient l’importance pour l’appel et ont donné des réponses complètes à la Cour. Elles n’ont pas demandé l’autorisation de présenter d’autres observations écrites, ce qui n’était pas nécessaire, car la Cour était satisfaite de la qualité et de l’exhaustivité des réponses des parties.

(d) Décision de la Cour fédérale

[131] La Cour fédérale a abordé le recours fondé sur la Charte comme il a été plaidé et défendu. Ainsi, son attention n’a pas porté sur les aspects importants du régime légal, tout particulièrement les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes de même que l’importance cruciale de ces éléments. En outre, les principes applicables aux recours fondés sur la Charte, dont il est question plus haut, n’ont pas été plaidés devant elle. Cette situation a mené la Cour fédérale à commettre une erreur susceptible de révision. Par conséquent, il est loisible à notre Cour d’intervenir.

D. Questions portant sur l’article 7 de la Charte

[132] L’analyse qui figure à la partie C des présents motifs suffit à la Cour pour rejeter le recours des demandeurs fondé sur la Charte. Toutefois, pour la gouverne des parties qui invoqueront l’article 7 dans ce contexte à l’avenir, la Cour tient à souligner certaines questions qui émanent des motifs de la Cour fédérale.

(1) Conclusion quant à la détention d’office des personnes renvoyées aux États-Unis

[133] Selon la Cour fédérale, les demandeurs renvoyés sont « immédiatement et automatiquement emprisonnés par les autorités américaines » (par. 103).

[134] De l’avis des demandeurs, les cours d’appel sont tenues de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait des cours de première instance. Le critère auquel est subordonnée l’intervention est celui de l’erreur manifeste et dominante, qui est très strict. Sur ce point, ils ont raison (voir, p. ex., Benhaim c. St‐Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, par. 46). Toutefois, lorsque la recherche des faits est contraire aux principes juridiques acceptés ou lorsqu’une erreur de droit « a entaché ou vicié » la conclusion factuelle, la Cour peut intervenir (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 35).

[135] La Cour fédérale, sur la foi des témoignages de dix personnes ayant affirmé avoir été détenues à leur retour aux États-Unis (par. 95 à 98), d’une personne selon qui les autorités américaines avaient confisqué son téléphone cellulaire à son retour (par. 97) et d’une autre personne au sujet des conditions de sa détention (par. 96), conclut que tous ceux qui sont renvoyés aux États-Unis sont « immédiatement et automatiquement emprisonnés » (par. 103).

[136] La Cour fédérale ajoute également foi à la preuve présentée par les avocats qui représentent ou conseillent des personnes visées par une mesure de renvoi (par. 98). Leur témoignage, tout au plus, indique que, si de nombreuses personnes sont emprisonnées, elles ne le sont pas toutes.

[137] En droit, les inférences ne sauraient être illogiques ou aller au-delà de la preuve au dossier (Mahjoub, par. 62; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, mentionnant le critère largement accepté énoncé dans R. v. Munoz (2006), 86 O.R. (3d) 134, 38 C.R. (6th) 376 (C.S. Ont.), par. 23 à 31). Lorsque le tribunal tire une inférence qui ne figure pas parmi les inférences qu’il pouvait raisonnablement tirer, l’intervention est justifiée (H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 57).

[138] Sur le plan de la logique, les témoignages sur les conditions de détention ou la confiscation d’un téléphone portable ne permettent pas de conclure que la détention est immédiate et automatique à l’échelle du système américain. Le témoignage de dix personnes —choisies par les demandeurs — sur le traitement qu’elles ont subi, à lui seul, ne permet pas au tribunal de tirer des inférences quant au système entier. En outre, la preuve présentée par des avocats choisis par les demandeurs, selon laquelle « la plupart des personnes sont détenues », ne saurait mener le tribunal à inférer que tous ceux qui arrivent de la frontière avec le Canada sont immédiatement et automatiquement emprisonnés.

[139] Seuls les avis d’experts appelés à témoigner sur des phénomènes systémiques ainsi que sur la teneur des lois américaines et leurs effets suffiraient. Devant la Cour fédérale, les demandeurs ont fait appel à plusieurs experts sur les lois et les pratiques américaines en matière d’immigration. Toutefois, en l’espèce, les témoignages des experts n’étayent pas la conclusion de la Cour fédérale. Selon les experts, la détention est discrétionnaire, et non systématique, pour la plupart des personnes qui rentrent aux États-Unis (contre-interrogatoire Hughes, 3 décembre 2018, dossier d’appel, vol. 27, onglet 119, p. 11292 à 11293; contre-interrogatoire Witmer, dossier d’appel, vol. 33, onglet 137, p. 13763 à 13765; contre-interrogatoire Anker, dossier d’appel, vol. 25, onglet 109, p. 10127; affidavit Yale-Loeher, dossier d’appel, vol. 47, onglet 185, p. 20142 à 20144). La loi américaine mentionnée par ces experts vient le confirmer. En outre, plusieurs experts ignoraient les pratiques américaines en matière de détention des personnes qui rentrent aux États-Unis (contre-interrogatoire Hughes, 3 décembre 2018, dossier d’appel, vol. 27, onglet 119, p. 11254 à 11255; contre-interrogatoire Robinson, dossier d’appel, vol. 33, onglet 141, p. 13907 à 13910; contre-interrogatoire Obser, dossier d’appel, vol. 32, onglet 133, p. 13526 et 13538; contre-interrogatoire Warden-Hertz, dossier d’appel, vol. 33, onglet 139, p. 13830 à 13831; contre-interrogatoire Benson, dossier d’appel, vol. 28, onglet 122, p. 11586 à 11587).

[140] Ce dossier, tout au plus, nous permet de dire que les personnes qui rentrent aux États-Unis risquent la détention discrétionnaire. Les demandeurs d’asile au Canada courent également ce risque (Loi, art. 55). Il ressort de cette similarité de traitement que renvoyer des demandeurs d’asile aux États-Unis ne va pas à l’encontre des principes de justice fondamentale (Canada (Procureur général) c. Barnaby, 2015 CSC 31, [2015] 2 R.C.S. 563, par. 3 à 5).

[141] La preuve révèle que les personnes détenues dans ces circonstances peuvent demander la mise en liberté, qui leur est souvent accordée, avec ou sans cautionnement (contre-interrogatoire Witmer, dossier d’appel, vol. 33, onglet 137, p. 13762 à 13763 et 13766; contre-interrogatoire Irizarry, dossier d’appel, vol. 33, onglet 143, p. 14130 et 14137 à 14142; contre-interrogatoire Robinson, dossier d’appel, vol. 33, onglet 141, p. 13918; contre-interrogatoire Warden-Hertz, dossier d’appel, vol. 33, onglet 139, p. 13863 à 13864 et 13853 à 13855; contre-interrogatoire Hughes, dossier d’appel, vol. 27, onglet 119, p. 11303 à 11304; affidavit Yale-Loehr du 12 octobre 2018, dossier d’appel, vol. 47, onglet 185, p. 20146 à 20147).

[142] La preuve révèle également que certains détenus dans ces circonstances ont l’autorisation de consulter un avocat. L’une des demanderesses en l’espèce a affirmé que les conditions de sa détention étaient intolérables : elle avait froid et avait été mise en isolement pendant une semaine jusqu’au résultat d’un test pour la tuberculose. Elle croyait que le régime alimentaire préconisé par sa religion n’avait pas été respecté. Or, rien ne prouve que ces pratiques sont généralisées ou fréquentes.

(2) Conclusion quant aux pouvoirs « illusoires » conférés aux agents d’immigration canadiens leur permettant, à leur discrétion, d’atténuer les effets néfastes

[143] Devant la Cour fédérale, le Canada a affirmé que les deux dispositions, à savoir l’alinéa 101(1)e) de la Loi et l’article 159.3 du Règlement, n’ont pas pour effet d’enfreindre la Charte, en raison de l’existence de « soupapes de sécurité » qui viennent contrer toute incidence inconstitutionnelle dans des situations extrêmes. Les « soupapes de sécurité » qu’il mentionne sont décrites au paragraphe 43 des présents motifs.

[144] La Cour fédérale a rejeté cette prétention au motif que ces soupapes de sécurité étaient « largement hors de portée » et donc « illusoires » (motifs de la Cour fédérale, par. 130). En droit, cette conclusion est incorrecte. On ne saurait affirmer que les soupapes de sécurité sont « largement hors de portée ».

[145] C’est ce qui ressort du dossier de preuve. Certains des demandeurs en l’espèce ont eu recours à ces « soupapes de sécurité » pour se soustraire à une mesure de renvoi. La famille d’ABC et la famille Homsi–Al-Nahass ont demandé sans délai le contrôle judiciaire de la conclusion d’irrecevabilité de leur demande, tirée par l’agent, et ont demandé qu’il soit sursis à leur renvoi. Selon leur avocat, la famille Homsi–Al-Nahass a finalement réussi à obtenir la résidence permanente en application de l’article 25. Dans le cas de Mme Mustefa, l’agent d’immigration l’avait informée de la possibilité de faire contrôler la conclusion d’irrecevabilité.

(3) Conclusion quant au caractère cruel et inusité des conditions de détention et aux souffrances psychologiques en découlant

[146] Il n’est pas possible non plus de tirer des inférences systémiques à cet égard. Les témoignages individuels sur les incidents sont trop limités pour le permettre.

[147] De plus, le syntagme « cruel et inusité » est défini en droit canadien. Il figure à l’article 12 de la Charte, auquel il est difficile de satisfaire. De même, il est difficile de démontrer que les souffrances psychologiques font jouer l’article 7 de la Charte (Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299). Il ne semble pas qu’on ait satisfait à aucun de ces seuils.

[148] Dans l’arrêt Kreishan, la Cour fait également remarquer, au paragraphe 100, que les souffrances psychologiques sont le lot des réfugiés contraints de fuir leur pays d’origine par crainte de persécution. En conséquence, il faut se demander si le renvoi d’un demandeur d’asile aux États-Unis a bel et bien pour effet d’aggraver ses souffrances psychologiques (par. 93).

[149] Il ne va pas de soi que toute la preuve d’expert a été soumise à une analyse critique. Elle était en grande partie constituée d’articles de presse (dossier d’appel, p. 7250, 7412, 7456, 7460, 7895, 7900, 8414, 8419, 9531, 9831, 10017, 12861, 13278, 13281, 13285, 13290, 13299, 13321, 13325, 13331, 13337, 13341, 13344, 13382, 13472, 13480, 13484, 14410, 14415, 14510, 14572 et bien d’autres (renvois complets omis par souci de concision)). Le Canada a également versé nombre d’articles de presse au dossier (voir dossier d’appel, vol. 43, onglet 182 et les pièces qui y sont incluses).

[150] À cet égard, une mise en garde s’impose. Dans les affaires d’immigration, il faut souvent se contenter d’articles de presse, faute de meilleurs éléments de preuve au sujet des conditions qui règnent dans un pays en question. Or, en l’espèce — un recours fondé sur la Charte qui est susceptible d’avoir des répercussions graves — les articles de presse servent à démontrer les conditions aux États-Unis alors qu’il existe de meilleures sources de preuve. Dans la présente affaire, les articles de presse relatent les déclarations extrajudiciaires de gens qui, souvent, n’ont pas été eux-mêmes témoins des faits, décrivant les incidents ou les expériences d’autrui. Il s’agit donc de ouï-dire au deuxième degré ou plus, souvent teinté d’opinions inadmissibles de non-juristes (Lederman, Bryant et Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 5e éd., Toronto, LexisNexis Canada Inc., 2018, p. 249). Tous les dangers inhérents à ce genre de preuve — inexactitude, partialité et impossibilité de soumettre les auteurs au contre-interrogatoire — sont réunis (Sopinka, p. 250 à 256). Les recours fondés sur la Charte susceptibles d’avoir des répercussions de grande envergure ne devraient pas être tranchés sur le fondement de ce qu’on peut lire dans les journaux.

(4) Principes de justice fondamentale

[151] Il importe que le tribunal circonscrive bien les principes de justice fondamentale qui s’appliquent dans l’affaire dont il est saisi (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 38, 1999 CanLII 689). L’application de ces principes dépend du contexte (voir Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, par. 20). C’est tout particulièrement important dans les cas où il est question d’un renvoi à l’étranger (États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, par. 68).

[152] De l’avis des demandeurs, suivant les principes de justice fondamentale applicables en l’espèce, l’effet de lois ne saurait être totalement disproportionné ou de portée excessive par rapport à leur objet (Bedford). La Cour fédérale a accepté cette prétention.

[153] Or, les effets — qu’on dit de portée excessive et totalement disproportionnés — sont produits en sol américain, par des agents américains, sous le régime de lois américaines. Pour tomber sous le coup des lois canadiennes, il faudrait que les actes des agents américains aient un lien de causalité suffisant avec les actes du Canada, de sorte que leur effet aux États-Unis soit « une conséquence parfaitement prévisible » d’actes de l’État canadien (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 54). La Cour fédérale en l’espèce mentionne seulement l’existence de « préjudices connexes » (par. 94). Ce n’est pas suffisant, tant s’en faut.

[154] Aux termes de l’article 32 de la Charte, suivant leur sens ordinaire, elle s’applique seulement « au Parlement et au gouvernement du Canada » ainsi qu’à « la législature et au gouvernement de chaque province », c’est-à-dire à un acte de l’État canadien (SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, 1986 CanLII 5). La Charte ne permet pas non plus aux tribunaux d’évaluer les politiques d’autres États pour décider si elles sont constitutionnelles (Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, p. 522 à 524, 1987 CanLII 48; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 845 à 846, 1991 CanLII 78).

[155] La Cour suprême a rappelé à plusieurs reprises qu’il n’est pas loisible aux tribunaux canadiens d’appliquer des normes constitutionnelles canadiennes au cadre juridique et à l’administration d’autres États comme s’il s’agissait d’institutions canadiennes :

  • Le tribunal ne saurait appliquer l’alinéa 11h) de la Charte à des procès instruits à l’étranger (Schmidt (CSC), p. 523), et ce même si le Canada a extradé l’inculpé.

  • L’article 8 de la Charte ne s’applique pas à une lettre adressée par le Canada à un gouvernement étranger en vue d’obtenir la transmission de documents concernant une personne (Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, par. 31, 1998 CanLII 828).

  • L’alinéa 10b) de la Charte ne s’applique pas aux questions, par les autorités d’un pays étranger, sur la situation d’une personne relative à l’immigration et sur les circonstances entourant la perpétration d’une infraction par son petit ami (R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, 1995 CanLII 70). Dans cette affaire, les autorités d’immigration et les forces de l’ordre américaines ne pouvaient « d’aucune façon être considérées comme ayant agi pour le compte » des représentants ou de l’État canadiens (par. 12).

  • La Charte ne s’applique pas aux actes de policiers étrangers qui collaborent avec des agents de police canadiens de manière informelle (R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207, par. 19, 1996 CanLII 199).

  • L’article 12 de la Charte ne s’applique pas aux châtiments susceptibles d’être infligés par un État étranger (Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.), [1991] 2 R.C.S. 858, 1991 CanLII 79; Kindler, p. 847).

  • La Cour suprême a confirmé des ordonnances d’extradition visant des inculpés susceptibles d’écoper à l’étranger de peines minimales qui seraient inconstitutionnelles au Canada (États-Unis d’Amérique c. Jamieson, [1996] 1 R.C.S. 465, 1996 CanLII 224; États-Unis d’Amérique c. Whitley, [1996] 1 R.C.S. 467, 1996 CanLII 225; États-Unis d’Amérique c. Ross, [1996] 1 R.C.S. 469, 1996 CanLII 226).

[156] Ces enseignements de la Cour suprême sont également sous-tendus par les principes fondamentaux que sont la souveraineté des États et la courtoisie internationale, qui se répercutent vraisemblablement sur la teneur des principes de justice fondamentale (R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, 1998 CanLII 802, par. 26, 39 et 44; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 33 à 56; Terry).

[157] Certes, la Cour fédérale n’avait pas tort de signaler que le Canada « ne saurait être libéré de son obligation de respecter les principes de justice fondamentale uniquement parce que l’atteinte serait le fait d’autrui » (motifs de la Cour fédérale, par. 100, citant Suresh). Or, rappelons qu’il n’est pas permis aux tribunaux canadiens d’évaluer la teneur des lois et des pratiques américaines en les passant au crible des doctrines canadiennes de la portée excessive et des effets exagérément disproportionnés.

[158] En l’espèce, l’acte de l’État canadien correspond au renvoi de personnes aux États-Unis où elles seront assujetties au système juridique et à l’administration de ce pays. Les tribunaux canadiens n’interviennent alors que si elles subiront un traitement si déplorable qu’il « choque la conscience » de la population canadienne (Kindler, p. 847 à 849; Burns, par. 66 à 69; Suresh, par. 27, 49 et 56; Barnaby, par. 2; Inde c. Badesha, 2017 CSC 44, [2017] 2 R.C.S. 127, par. 44).

[159] Ce qui « choque la conscience » de la population canadienne s’évalue à la lumière des normes juridiques canadiennes, des pratiques d’autres pays démocratiques et du droit international pertinent (Burns, par. 76 à 84). C’est un critère exigeant, qui fait intervenir les actes extrêmes, comme la torture, la lapidation, la mutilation ou la peine capitale (Burns, par. 8 et 69; Suresh, par. 77 à 78). Le critère est si exigeant que la Cour suprême, avant 2001, avait conclu que même la peine capitale ne choquait pas la conscience (Kindler; Ng).

[160] On peut également déterminer ce qui « choque la conscience » en évaluant ce qui n’est pas visé par ce critère. Le renvoi pour cause d’inculpation criminelle dans un pays dont le « système judiciaire » « diffère sensiblement du nôtre et comporte des mécanismes différents » ne choque pas la conscience (Schmidt (CSC), p. 522 à 523). De même, le renvoi à l’étranger d’une personne aux fins d’une poursuite judiciaire qui ne diffère pas sensiblement d’une instance intentée au Canada ne choque pas la conscience (Barnaby).

[161] En l’espèce, rien ne démontre que le traitement des personnes renvoyées aux États-Unis depuis la frontière canado-américaine « choque la conscience ». Le dossier comporte des éléments relatant des traitements inférieurs aux normes, mais rien qui « choque la conscience », un critère très exigeant.

(5) Portée excessive et effets exagérément disproportionnés – interprétation et application

[162] L’alinéa 101(1)e) de la Loi et l’article 159.3 du Règlement ne sont pas contraires aux doctrines de la portée excessive et des effets exagérément disproportionnés. Dans les cas où elles sont appliquées à bon droit — c’est-à-dire à un acte de l’État canadien et aux effets de cet acte — elles révèlent un lien rationnel entre l’objet de la loi et ses effets. En outre, ces derniers ne sont pas graves au point de ne pas se justifier au regard de l’objet de la loi.

[163] Une loi est inconstitutionnelle pour cause de portée excessive si une disposition interdit ou régit un comportement sans aucun lien avec son objet (Bedford, par. 101; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, 1994 CanLII 34). Il ne doit exister aucun lien rationnel entre l’objet de la loi et certains de ses effets (Bedford, par. 112, 117 et 119). Il s’agit d’un critère exigeant (Bedford, par. 119).

[164] En l’espèce, la loi vise le partage de la responsabilité à l’égard de l’examen des demandes d’asile avec des pays signataires qui se conforment aux dispositions pertinentes des Conventions et qui ont des antécédents acceptables en matière de protection des droits de la personne (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 75).

[165] En l’espèce, le Canada atteint son objectif en statuant que les demandes d’asile des personnes qui se présentent à un point d’entrée régulier sur la frontière canado-américaine sont irrecevables, sauf dans certains cas. Ainsi, les demandeurs sont renvoyés aux États-Unis dans la plupart des cas, où ils risquent la détention. La question est celle de savoir si l’irrecevabilité de la demande d’asile et le risque de détention qui en découle pour certaines personnes qui entrent au Canada en provenance des États-Unis sont des comportements qui n’ont aucun lien rationnel avec l’objectif de l’État.

[166] Le lien rationnel est apparent. Le législateur voulait partager la responsabilité à l’égard de l’examen des demandes d’asile avec les États-Unis, un pays (du moins de l’avis de l’État canadien) signataire des Conventions en la matière, qui en applique les dispositions et a des antécédents acceptables quant à la protection des droits de la personne. Pour ce faire, il a opté pour une mesure par laquelle il refuse aux demandeurs d’asile en provenance des États-Unis la possibilité d’avoir recours à la Section de la protection des réfugiés. Comme la législation prive des personnes de ce recours si elles arrivent des États-Unis, elle a un lien rationnel avec l’objectif. Le fait que certaines personnes qui sont renvoyées aux États-Unis risquent la détention pendant l’examen de leur demande d’asile par les autorités américaines n’érode en rien ce lien.

[167] Une loi est exagérément disproportionnée si la mesure choisie pour remédier à un problème a des effets si néfastes qu’ils ne sauraient être justifiés par la nécessité de trouver une solution à ce problème. Prenons l’exemple d’une loi qui inflige une peine d’emprisonnement à perpétuité à quiconque jette des détritus dans la rue. Selon la Cour suprême, l’objet qui consiste à assurer la propreté des rues n’est pas important au point de justifier une telle peine (Bedford, par. 120). Comme cette règle invite les tribunaux à modifier la mise en balance à laquelle le législateur a procédé, elle ne s’applique que dans les cas extrêmes (Bedford, par. 120).

[168] En l’espèce, la mesure — la conclusion d’irrecevabilité de la demande d’asile pour examen par la Section de la protection des réfugiés présentée par ceux qui arrivent au Canada depuis les États-Unis — n’a pas d’effet disproportionné par rapport à l’objectif qui consiste à partager la responsabilité de l’examen des demandes d’asile avec des pays signataires qui appliquent les dispositions pertinentes des Conventions et ont des antécédents acceptables en matière de protection des droits de la personne.

E. Questions relatives à l’article 15 de la Charte

[169] Pour la gouverne d’instances futures, quelques remarques s’imposent sur le recours des demandeurs fondé sur l’article 15 de la Charte.

[170] La Cour fédérale était d’avis qu’il n’était pas nécessaire de traiter des arguments concernant l’article 15. Ainsi, elle n’a tiré aucune conclusion de fait à cet égard.

[171] Selon les demandeurs, la juge de la Cour fédérale devait aborder les questions relatives à l’article 15. Je ne suis pas de cet avis. Le tribunal peut, à sa discrétion, examiner ou non les questions qui ne sont pas déterminantes dans l’instance (voir, p. ex., Steel c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 153, [2013] 1 R.C.F. 143, par. 65 à 66 et 68; Construction de défense Canada c. Ucanu Manufacturing Corp., 2017 CAF 133, [2018] 2 R.C.F. 269, par. 47 à 52).

[172] C’est le cas des questions fondées sur l’article 15 de la Charte. Ce dernier ne jouit pas d’« un statut supérieur dans une prétendue “hiérarchie de droits” » (Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238, par. 26). La Cour suprême a rejeté à plusieurs reprises la thèse selon laquelle la Charte prévoit une hiérarchie de droits ou celle voulant qu’un droit soit intrinsèquement supérieur à un autre (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, par. 50; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 877, 1994 CanLII 39; Mills, par. 61; R. c. Crawford, [1995] 1 R.C.S. 858, 1995 CanLII 138, par. 34 à 35.)

[173] S’il avait été nécessaire de trancher les questions relatives à l’article 15, il aurait fallu décider s’il y avait lieu pour notre Cour de les trancher ou s’il fallait les renvoyer à la Cour fédérale. Dans les cas où, comme en l’espèce, aucune conclusion de fait n’a été tirée à l’égard de ces questions, il vaut mieux, en règle générale, renvoyer la question à la Cour fédérale, en raison de son expertise en matière de détermination des faits (Sandhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 295, par. 60; Canada c. Piot, 2019 CAF 53, par. 114; Pfizer Canada Inc., par. 153 à 159). C’est tout particulièrement le cas en l’espèce : la Cour fédérale a exprimé des réserves (par. 36 à 45) à propos de certains éléments produits à l’appui des arguments fondés sur l’article 15. Ces réserves sont susceptibles de jouer sur la pondération des éléments.

[174] Dans mes remarques sur l’article 15 de la Charte, je ne minimise pas la protection qu’il garantit dans l’évaluation des actes accomplis sous le régime légal. Je ne minimise non plus aucun des droits et libertés garantis par la Charte, ni la Convention sur les réfugiés ou la Convention contre la torture tombant dans le cadre du régime légal, loin de là. La situation appelle un [traduction] « examen soucieux » (R. v. Secretary of State for the Home Department, [2002] UKHL 36, [2003] 1 A.C. 920, p. 941 (C.A.)).

F. Légalité de la désignation

[175] Les règlements, en tant que mesures législatives subordonnées, doivent être autorisés par leur loi habilitante et respecter le champ d’application de cette dernière. Si ce n’est pas le cas, ils sont ultra vires, c’est-à-dire qu’ils outrepassent les pouvoirs conférés à ceux qui les ont créés.

[176] Selon les demandeurs, c’est le cas de l’article 159.3 du Règlement. Ils prétendent que le Règlement n’était pas autorisé par la Loi au moment où il a été pris. Ils affirment également que le Règlement a fini par n’être plus autorisé par la Loi, car les facteurs énoncés au paragraphe 102(2) de la Loi ne soutenaient plus la désignation des États-Unis comme tiers pays sûr.

[177] Cet argument est dépourvu de fondement. La Cour l’a rejeté en 2008 dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés. Aucun arrêt ultérieur de la Cour suprême n’est venu semer le doute sur la conclusion tirée par la Cour. Par conséquent, il lie notre Cour.

[178] Dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés, notre Cour estime qu’il faut « déterminer les conditions préalables à l’exercice, par le [gouverneur en conseil], du pouvoir [de désigner les États-Unis] qui lui est délégué et décider si ces conditions étaient remplies lorsque le Règlement a été pris » (par. 64). Elle tire les conclusions suivantes :

  • les conditions préalables sont constituées des quatre facteurs énoncés au paragraphe 102(2) de la Loi (par. 66, 75 et 78);

  • le pouvoir délégué est énoncé à l’alinéa 101(1)e) de la Loi (par. 72);

  • la date de la prise du Règlement, « la dernière date pertinente en ce qui a trait à l’évaluation de la question de légalité », est le 29 décembre 2004; l’évaluation ne saurait reposer « sur la foi de faits survenus après la date de la prise du Règlement » (par. 89).

À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le gouverneur en conseil était habilité à désigner les États-Unis à titre de tiers pays sûr conformément à l’article 159.3 du Règlement.

[179] Selon les demandeurs, la désignation des États-Unis outrepasse les pouvoirs conférés, car elle n’est plus soutenue par les facteurs énoncés au paragraphe 102(2). Cette prétention fait fi du fait que l’évaluation de la légalité est effectuée au moment de la désignation (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 89). Elle fait également fi des règles de droit qui sont exprimées dans ce régime légal. Les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes constituent le moyen d’assurer le suivi de l’examen des facteurs prévus au paragraphe 102(2). La prétention des demandeurs portant sur la légalité de la désignation relève d’un contrôle judiciaire visant les examens prévus au paragraphe 102(3) et les actes administratifs connexes.

G. Dispositif proposé

[180] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement rendu par la Cour fédérale le 22 juillet 2020 dans les dossiers IMM-775-17, IMM-2229-17 et IMM-2977-17, et, rendant le jugement qui aurait dû émaner de la Cour fédérale, je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire. Je rejetterais l’appel incident. Comme la question soulevée en l’espèce relève de la Loi et qu’il n’existe pas de circonstances spéciales justifiant l’adjudication de dépens, je ne rendrais pas d’ordonnance quant aux dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Marc Noël, j.c. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-204-20

APPEL D’UN JUGEMENT RENDU LE 22 JUILLET 2020 PAR L’HONORABLE JUGE MCDONALD, DANS LES DOSSIERS IMM-2977-17, IMM-2229-17 ET IMM-775-17

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et al. c. LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS et al.

 

 

lieu de l’audience :

audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe

 

DATE de l’audience :

les 23 et 24 février 2021

 

motifs du jugement :

le juge STRATAS

 

y ont souscrit :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE LASKIN

 

DATE :

le 15 avril 2021

 

COMPARUTIONS

Martin Anderson

David Knapp

Lucan Gregory

Laura Upans

 

pour les appelants

 

Andrew Brouwer

Michael Bossin

Leigh Salsberg

Heather Neufeld

Erin Simpson

Kate Webster

 

pour les intimés, le conseil canadien pour les réfugiés, amnistie internationale et le conseil canadien des Églises

 

Prasanna Balasundaram

pour les intimés, abc de, fg, nedira jemal mustefa

 

Jared Will

Joshua Blum

pour les intimés, mohammad majd maher homsi, hala maher homsi, karam maher homsi, and reda yassin al nahass

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

pour les appelants

 

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

pour les intimés, le conseil canadien pour les réfugiés, amnistie internationale et le conseil canadien des Églises

 

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

pour les intimés, abc de, fg, nedira jemal mustefa

 

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

pour les intimés, mohammad majd maher homsi, hala maher homsi, karam maher homsi, and reda yassin al nahass

 

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