Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210526


Dossier : A-17-20

Référence : 2021 CAF 102

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

FRED PORTER, PAULA HYSLOP et LA PREMIÈRE NATION DU LAC DES MILLE LACS

appelants

et

KELVIN BOUCHER-CHICAGO

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 20 avril 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 mai 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20210526


Dossier : A-17-20

Référence : 2021 CAF 102

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

FRED PORTER, PAULA HYSLOP et

LA PREMIÈRE NATION DU LAC DES MILLE LACS

appelants

et

KELVIN BOUCHER-CHICAGO

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

I. Aperçu

[1] Notre Cour est saisie d’un appel d’une décision rendue le 18 décembre 2019 par la Cour fédérale, qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par Kelvin Boucher-Chicago (l’intimé) à l’encontre d’une décision de l’arbitre électoral (l’arbitre). Dans cette décision datée du 14 juin 2018, l’arbitre a rejeté l’appel interjeté par l’intimé à l’encontre de la décision de la directrice des élections (la directrice) de refuser sa candidature pour le poste de chef, lors de l’élection de 2018 du conseil de bande de la Première Nation du Lac des Mille Lacs (la Première Nation). L’arbitre a souscrit à l’interprétation que la directrice avait faite du Custom Leadership Selection Code (code coutumier de sélection des chefs et du conseil, ou le code électoral) de la Première Nation, selon laquelle les personnes qui ont été déclarées coupables d’un acte criminel, comme c’était le cas de l’intimé, ne peuvent se porter candidates à une élection. Siégeant en contrôle judiciaire, la Cour fédérale a annulé la décision de l’arbitre pour le motif que l’interprétation qu’il avait faite du code électoral ne faisait pas partie de la gamme des issues possibles et acceptables. La Cour a en outre ordonné que soit tenue une nouvelle élection pour le poste de chef et que la candidature de l’intimé figure sur le bulletin de vote.

[2] Les appelants Fred Porter, Paula Hyslop et la Première Nation (ensemble, les appelants) font valoir auprès de notre Cour que la décision de l’arbitre était raisonnable et qu’elle devrait être rétablie.

[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis que l’appel devrait être accueilli.

II. Contexte factuel et procédural

A. [traduction] Le code électoral

[4] La Première Nation mène ses élections conformément à son code électoral, qui a été modifié en juin 2009. Certaines modifications apportées en 2009, notamment celles au titre des articles 8 et 12 du code électoral, s’appliquent directement au présent appel.

[5] L’article 8 du code électoral, qui prévoit la destitution des titulaires de charges pour une série de motifs énumérés, notamment une condamnation pour acte criminel, est ainsi rédigé :

[TRADUCTION]

8. DESTITUTION

A. Un chef ou un conseiller est destitué de ses fonctions pour l’un des motifs suivants :

a) déclaration de culpabilité pour un acte criminel;

[…]

B) Un chef ou un conseiller qui est destitué de ses fonctions par suite de l’un des motifs énumérés à l’article 8 est inhabile à exercer toute fonction à vie, sauf pour le motif prévu à l’alinéa d).

[6] L’article 12 du code électoral décrit, pour sa part, le processus de mise en candidature pour les postes de chef ou de conseiller et exige notamment la présentation d’une [TRADUCTION] « habilitation de sécurité et d’une vérification des antécédents criminels à jour » :

[TRADUCTION]

12. MISES EN CANDIDATURE

A. Les candidats au poste de chef ou de conseiller doivent présenter au directeur des élections la déclaration de candidature accompagnée d’une preuve attestant l’appui du candidat par au moins dix (10) électeurs, ainsi que l’acceptation par le candidat de sa mise en candidature au poste de chef ou de conseiller, et la preuve d’une habilitation de sécurité et d’une vérification des antécédents criminels à jour.

[7] Il est important de mentionner que ces deux dispositions ont fait l’objet de modifications en profondeur en 2009, lors de la ratification du code électoral modifié. Avant ces modifications, les seules déclarations de culpabilité qui pouvaient mener à la destitution du chef ou d’un conseiller étaient les condamnations pour un acte criminel qui était [traduction] « directement lié aux fonctions et responsabilités du chef ou du conseiller en tant que membres du conseil ». Les modifications de 2009 ont supprimé cette condition et élargi le type d’infractions visées de manière à englober toute déclaration de culpabilité pour acte criminel. Ces modifications de 2009 prévoyaient également l’ajout d’une exigence voulant que les candidats doivent présenter une habilitation de sécurité et une vérification de leurs antécédents criminels dans le cadre du processus de mise en candidature régi par l’article 12.

B. Les élections de 2012 et de 2015

[8] En 2012, l’intimé s’est porté candidat à un poste de conseiller, mais sa candidature a été rejetée par le directeur des élections de l’époque, car son dossier de mise en candidature était incomplet. En appel de cette décision, l’appelant Fred Porter (qui agissait alors à titre d’arbitre) n’a pas tenu compte des infractions mentionnées dans la vérification des antécédents criminels de l’intimé ni n’a statué sur ces infractions, et ce ne fut pas un des motifs invoqués pour rejeter la candidature de l’intimé à cette élection.

[9] Nous remarquons toutefois que le rapport complet que l’arbitre a envoyé à l’intimé le 3 juillet 2012 (et qui a été déposé à titre de pièce B jointe à la déclaration sous serment de l’intimé à la Cour fédérale) comprend les notes de l’arbitre au sujet d’une entrevue réalisée avec le chef et le conseil. Il semble se dégager de ces notes qu’il avait été établi qu’une personne ne pouvait être acceptée comme candidate si elle avait été déclarée coupable d’un acte criminel, et que les membres du Conseil étaient d’avis qu’une candidature devait être rejetée si la vérification des antécédents criminels de la personne révélait une déclaration de culpabilité. Lors de l’audience devant notre Cour, l’avocat de l’intimé a allégué que ces notes constituaient une preuve par ouï-dire et qu’elles ne devraient pas être prises en compte. L’avocat des appelants a répliqué que ces notes avaient été présentées en preuve par l’intimé lui-même et qu’elles ne devraient donc pas être exclues. Quelle que soit la valeur de cette objection, il est trop tard, en appel, pour la soulever. Il est en effet bien établi que toute objection à l’admissibilité d’éléments de preuve doit, dans les instances civiles tout au moins, être soulevée au moment où ces éléments sont présentés pour la première fois : Sidney N. Lederman, Alan W. Bryant & Michelle Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 5e éd. (Toronto : LexisNexis Canada, 2018), par. 2.109. Comme l’intimé ne s’est pas opposé à l’admissibilité des notes de l’arbitre à la Cour fédérale, je refuse de me prononcer sur cette objection. Quoi qu’il en soit, les éléments de preuve contestés ne sont pas déterminants.

[10] En 2015, avant que soit lancé le processus de mise en candidature en vue des élections à venir, l’appelant Fred Porter, qui agissait alors à titre de directeur des élections, a demandé un avis juridique pour savoir si une candidature pouvait être refusée du fait qu’un candidat avait un casier judiciaire. Selon l’avis juridique qui lui a été donné, le code électoral empêchait les personnes déclarées coupables d’actes criminels de se porter candidates au poste de chef ou de conseiller. Même s’il était précisé, dans cet avis juridique, que le code électoral ne disait rien au sujet du rejet de candidatures fondé sur le casier judiciaire, il était mentionné que l’intention de la collectivité était clairement d’empêcher les personnes déclarées coupables d’actes criminels d’être titulaires d’une charge. C’était la raison pour laquelle, dans la pratique, les candidats devaient présenter une habilitation de sécurité et une vérification de leurs antécédents criminels avec leur dossier de mise en candidature.

C. Élections de 2018

[11] Le 5 février 2018, le chef et le conseil de la Première Nation ont adopté une résolution annonçant que les prochaines élections se tiendraient le 8 juin 2018. L’appelante Paula Hyslop, la directrice des élections désignée, devait superviser le processus électoral et veiller à ce qu’il se déroule conformément au code électoral. L’appelant Fred Porter, qui avait été nommé arbitre, devait traiter les plaintes et les appels relatifs aux élections, conformément au code électoral.

[12] L’intimé, qui souhaitait briguer le poste de chef, a présenté son dossier de mise en candidature complet le 25 avril 2018. Dès réception de la documentation, la directrice a vite demandé un avis juridique au sujet de la vérification des antécédents criminels de l’intimé, car elle ne se savait pas si certaines des infractions qui y étaient mentionnées constituaient des actes criminels.

[13] L’avis juridique, qui a été rendu le 27 avril 2018, précisait que l’intimé était inéligible en raison de ses trois déclarations de culpabilité pour actes criminels. Le même jour, après avoir convenu d’une interprétation du code électoral interdisant aux personnes déclarées coupables d’actes criminels de se porter candidates, la directrice a informé l’intimé de sa décision de rejeter sa candidature. Peu après, la directrice a annoncé que le seul candidat encore en lice, le chef Whitecloud, avait été élu par acclamation.

[14] Le 30 avril 2018, la directrice a envoyé une lettre de suivi à l’intimé, lui expliquant les raisons pour lesquelles sa candidature avait été rejetée. La directrice a invoqué les articles 8A et 8B du code électoral pour affirmer que [traduction] « c’est l’intention des membres de ne pas permettre à une personne qui a commis un acte criminel, surtout les actes criminels les plus graves, de se porter candidate à un poste de chef ou de conseiller ni d’exercer pareilles fonctions » (lettre de la directrice des élections du 30 avril 2018, pièce H jointe à la déclaration sous serment de M. Chicago; dossier d’appel, onglet 5H, p. 96). Dans une lettre subséquente adressée à l’avocat de l’intimé à l’époque, la directrice a exposé plus en détail ses motifs, en renvoyant à l’article 12A du code électoral et en affirmant que l’intimé ne pouvait avoir une habilitation de sécurité à jour à cause de son casier judiciaire. Elle a donc réitéré brièvement ses motifs comme suit : [traduction] « Par conséquent, selon l’article 12A et les dispositions de renfort 8A a) et B, quiconque a un casier judiciaire ne peut satisfaire aux exigences d’éligibilité (i) pour se porter candidat à un poste au sein du conseil OU (ii) pour continuer d’exercer ces fonctions » (lettre de la directrice des élections du 1er mai 2018, pièce K jointe à la déclaration sous serment de M. Chicago; dossier d’appel, onglet 5K, p. 107).

[15] Le 8 mai 2018, l’intimé a interjeté appel de la décision de la directrice de rejeter sa candidature. Bien que plusieurs motifs aient été invoqués dans l’appel de la décision auprès de l’arbitre, la décision de la Cour fédérale n’a porté que sur la question de la juste interprétation du code électoral.

III. Les décisions des instances inférieures

A. La décision de l’arbitre

[16] Dans sa décision rendue le 14 juin 2018, l’arbitre a rejeté l’appel interjeté à l’encontre de la décision de la directrice, pour le motif que la directrice [TRADUCTION] « a agi de façon équitable et a pris les mesures voulues » en s’appuyant sur les avis juridiques reçus en 2015 et 2018.

[17] Après avoir examiné les observations de l’intimé selon lesquelles la directrice avait mal interprété l’article 8, l’arbitre a renvoyé à l’extrait suivant de l’avis juridique de 2015 qui portait sur cette question :

[traduction]

Il ne fait aucun doute que l’intention de la collectivité est d’empêcher que des personnes déclarées coupables de telles infractions soient titulaires d’une charge. Il s’agit, à mon avis, de la raison pour laquelle l’article 12(A) du Code exige notamment que les candidats joignent à leur déclaration de candidature une habilitation de sécurité et une vérification des antécédents criminels à jour. Il serait par ailleurs discriminatoire qu’une personne déclarée coupable d’un acte criminel avant les élections soit autorisée à exercer une charge, alors que les personnes déclarées coupables des mêmes actes après avoir été élues ne le seraient pas. Une interprétation juste et uniforme veut qu’il soit interdit à toute personne déclarée coupable d’un acte criminel d’exercer ces fonctions.

Dossier d’appel, p. 124 et 125

[18] L’arbitre s’est également penché sur deux autres questions qui n’ont pas été examinées plus à fond dans le contexte du contrôle judiciaire. Il a d’abord rejeté l’argument de l’intimé selon lequel l’avis juridique reçu par la directrice n’était pas indépendant, car il avait été rendu par un avocat qui conseillait également le chef et le conseil. Il s’est ensuite fondé sur le même avis juridique pour confirmer que les infractions mentionnées dans le casier judiciaire de l’intimé avaient été qualifiées d’actes criminels, et non d’infractions de nature hybride ayant fait l’objet d’une procédure sommaire, comme le soutenait l’intimé.

B. La décision de la Cour fédérale

[19] La Cour fédérale a d’abord établi qu’elle examinerait la décision de l’arbitre en regard de la norme de la décision raisonnable, cette norme étant généralement celle qui s’applique lorsque la cour de révision doit interpréter le code électoral d’une Première Nation (motifs, par. 20 et 21). Tout en reconnaissant que la présomption en faveur de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée si le décideur omet d’interpréter le code électoral pertinent, la Cour a conclu qu’il n’existait en l’espèce aucun cas exceptionnel de la sorte.

[20] S’intéressant ensuite au bien-fondé de la décision de l’arbitre, la Cour fédérale a conclu que la décision était déraisonnable, car l’arbitre n’avait pas tenu compte du sens ordinaire des termes du code électoral (motifs, par. 22). S’appuyant sur les principes d’interprétation législative énoncés dans les arrêts Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1988] 1 R.C.S. 27, 154 D.L.R. (4th) 193 [arrêt Rizzo] et Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601 [arrêt Hypothèques Trustco], la Cour a insisté sur la « grande importance » qu’il convient d’accorder, dans le processus d’interprétation, au sens qui découle naturellement du libellé clair et sans ambiguïté d’une disposition (motifs, par. 28). La Cour a ensuite conclu qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule interprétation raisonnable de l’article 8 du code électoral, car son libellé indique clairement que le chef ou le conseiller doit exercer une charge pour être destitué (motifs, par. 30 et 31).

[21] En ce qui a trait à l’utilisation de l’expression [TRADUCTION] « déclaration de culpabilité » à l’article 8, la Cour a conclu que celle-ci devait être interprétée de façon à n’inclure que les déclarations de culpabilité prononcées lorsque la personne exerçait une charge (motifs, par. 33). Toute autre interprétation qui tiendrait compte des condamnations antérieures donnerait des résultats absurdes. À cet égard, la Cour a évoqué le caractère absurde d’une situation où un chef élu malgré une déclaration de culpabilité antérieure pourrait être démis de ses fonctions, immédiatement après son élection.

[22] Ayant déterminé que la seule interprétation raisonnable de l’article 8 est qu’un chef ou un conseiller est déclaré inhabile à exercer une fonction si cette personne est déclarée coupable d’un acte criminel alors qu’elle est en exercice, la Cour s’est ensuite penchée sur l’exigence énoncée à l’article 12 du code électoral voulant que tout candidat potentiel doive présenter une vérification de ses antécédents criminels. Tout en reconnaissant que cette exigence puisse appuyer une intention d’exclure les candidats ayant été déclarés coupables d’un acte criminel, la Cour a conclu que cela était insuffisant pour l’emporter sur le texte clair du code électoral (motifs, par. 36 et 37). Il n’était tout simplement pas loisible à l’arbitre, ou à la directrice, d’interpréter de façon large le code électoral pour lui faire dire autre chose; en bref, ce n’est que dans des circonstances extraordinaires qu’il serait possible d’interpréter le code de façon à « ajouter » des mots (motifs, par. 35 à 38).

[23] Comme l’interprétation par l’arbitre de l’article 8A du code électoral était réputée ne pas faire partie de la gamme des interprétations possibles, il s’ensuivait que la décision elle-même ne faisait pas partie des issues possibles et acceptables (motifs, par. 39). Ayant conclu que la décision était déraisonnable, la Cour a ordonné la tenue de nouvelles élections pour le poste de chef, élections qui n’opposeraient que l’intimé et le chef élu par acclamation (motifs, par. 43). Ces élections n’ont pas eu lieu, vraisemblablement à la suite de la présentation de l’avis d’appel, et les parties conviennent qu’il n’y a pas lieu d’examiner plus à fond cette question puisque des élections régulières sont prévues en août 2021.

IV. Questions en litige

[24] Les appelants affirment que la Cour fédérale a commis une erreur de deux façons distinctes, en omettant (1) de tenir compte du code électoral dans son ensemble et d’en faire une interprétation globale et (2) de faire preuve de retenue judiciaire dans son application de la norme de la décision raisonnable. Dans la mesure où ces deux questions sont interdépendantes et qu’elles portent sur le même sujet, à savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la décision de l’arbitre était déraisonnable, je les examinerai ensemble dans mon analyse.

V. Norme de contrôle

[25] Il est bien établi qu’en appel d’une décision de la Cour fédérale siégeant en contrôle judiciaire d’une décision administrative, notre Cour doit se « mettre à la place » de la Cour fédérale et déterminer si celle-ci a choisi la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 45 à 47.

[26] Même si l’arrêt de la Cour suprême intitulé Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 [arrêt Vavilov] n’avait pas encore été rendu au moment où le jugement a été prononcé en l’espèce, les parties conviennent que la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée. De fait, la norme de la décision raisonnable est réputée être la norme de contrôle qui s’applique, sauf si le législateur a expressément signifié qu’une autre norme doit s’appliquer ou que la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte à des fins de cohérence et d’irrévocabilité. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Au contraire, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation que le décideur administratif fait de sa loi habilitante – en l’espèce, le code électoral, ainsi qu’à tout autre aspect de sa décision : arrêt Vavilov, par. 24 et 25; Barreau du Québec c. Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56, [2017] 2 R.C.S. 488, par. 15.

[27] La déférence est particulièrement à propos lorsque la Cour fédérale revoit des décisions rendues par des instances d’appel saisies de questions liées aux élections des Premières Nations, surtout si ces décisions portent sur l’interprétation d’un code électoral. Comme l’a déclaré notre Cour dans de nombreux arrêts, l’interprétation d’un code électoral doit être corroborée par les coutumes sur lesquelles ce code est fondé, ainsi que sur une compréhension générale au sein de la collectivité quant aux raisons pour lesquelles le code peut s’écarter à certains égards de ces coutumes : voir les arrêts D’Or c. St. Germain, 2014 CAF 28, 459 N.R. 197, par. 5 à 7; Première nation de Fort McKay c. Orr, 2012 CAF 269, 438 N.R. 379, par. 8 à 12; Johnson c. Tait, 2015 CAF 247, par. 28; Lavallee c. Ferguson, 2016 CAF 11, par. 19; Premières Nations de Cold Lake c. Noel, 2018 CAF 72, 2018 CarswellNat 1425, par. 24. Voir également l’excellente analyse de cette question par le juge Grammond dans la décision Pastion c. Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 R.C.F. 467, par. 16 à 29.

[28] Il va sans dire que les membres du personnel électoral ou les arbitres sont mieux en mesure que notre Cour pour se prononcer sur l’interprétation correcte d’un code électoral. Cela est d’autant plus vrai dans l’affaire en instance, dans laquelle l’appelant Fred Porter a agi à titre d’arbitre, non seulement lors de l’élection de 2018, mais également de celle de 2012, en plus d’avoir été directeur des élections lors de l’élection de 2015. Comme l’indique cette mise en garde formulée par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov :

[93] […] Lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, le juge doit être attentif à la manière dont le décideur administratif met à profit son expertise, tel qu’en font foi les motifs de ce dernier. L’attention respectueuse accordée à l’expertise établie du décideur peut indiquer à une cour de révision qu’un résultat qui semble déroutant ou contre‑intuitif à première vue est néanmoins conforme aux objets et aux réalités pratiques du régime administratif en cause et témoigne d’une approche raisonnable compte tenu des conséquences et des effets concrets de la décision. Lorsqu’établies, cette expérience et cette expertise peuvent elles aussi expliquer pourquoi l’analyse d’une question donnée est moins étoffée.

[29] Bien que la Cour fédérale affirme avoir appliqué la norme de la décision raisonnable, on ne peut que constater que c’est loin de ce que la Cour a fait en réalité en l’espèce. Plutôt que de se concentrer sur les motifs de l’arbitre, afin de déterminer si sa décision était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et si elle pouvait se justifier au regard des faits et du droit, la Cour fédérale a d’abord proposé sa propre interprétation de l’article 8 du code électoral et a ainsi défini ce qui, à son avis, était la « seule interprétation raisonnable » de cette disposition (motifs, par. 30 à 33). Ce n’est qu’après avoir établi ce qui constituait, à son avis, la juste interprétation de l’article 8A que la Cour a évalué le processus d’interprétation de l’arbitre en regard de sa propre interprétation, et a conclu que son résultat ne faisait pas partie de la gamme des interprétations possibles.

[30] Je suis d’avis qu’une telle approche va à l’encontre d’une application bien établie de la norme de la décision raisonnable et n’est pas conforme aux enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov. Dans cet arrêt, la Cour suprême a clairement établi que la cour de révision doit se concentrer sur la décision rendue par le décideur, notamment sur sa justification et sur le résultat qui en a découlé, et non sur la conclusion à laquelle la cour de révision serait parvenue (arrêt Vavilov, par. 15). Autrement dit, la cour de révision ne doit pas établir son propre « critère » pour ensuite jauger la décision du décideur (arrêt Vavilov, par. 83, renvoyant à l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 472 N.R. 171, par. 28). Comme l’a clairement déclaré la Cour suprême, au paragraphe 84 :

[...] les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision. Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision. Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion : voir Dunsmuir, par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286.

[31] La Cour suprême a ensuite ajouté, au paragraphe 86, que « [l]’attention accordée aux motifs formulés par le décideur est une manifestation de l’attitude de respect dont font preuve les cours de justice envers le processus décisionnel ». Je suis d’avis que c’est justement sur ce point que la Cour fédérale a commis une erreur : plutôt que de s’abstenir de se faire une opinion sur l’interprétation appropriée des portions pertinentes du code électoral, la Cour a examiné la décision de l’arbitre dans l’optique de sa propre décision par anticipation, et elle a rejeté la décision de l’arbitre pour ce motif.

VI. Discussion

[32] Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, la Cour fédérale a concentré sa discussion sur l’article 8 du code électoral et son libellé. Selon elle, l’utilisation des termes [TRADUCTION] « destitué de ses fonctions » à l’article 8 ne rend inhabiles à exercer une fonction que les membres déjà en exercice – et non les candidats potentiels. Un chef ou un conseiller doit avoir été élu, de manière à être titulaire d’une charge de laquelle il pourra ensuite être « destitué ». La Cour était également d’avis que les membres en exercice ne devraient être démis de leurs fonctions que pour des déclarations de culpabilités prononcées alors qu’ils étaient en exercice, et non à cause de déclarations de culpabilité antérieures. Sinon, un chef ou un conseiller pourrait être élu, puis être immédiatement destitué après son élection à cause d’une déclaration de culpabilité antérieure.

[33] En plus d’avoir examiné la décision de l’arbitre dans l’optique de sa propre décision par anticipation, en insistant sur la primauté du libellé clair et sans ambiguïté de l’article 8 par rapport à la possible intention sous-jacente à l’article 12, la Cour fédérale a omis de tenir compte adéquatement des motifs énoncés par l’arbitre. En se concentrant presque exclusivement sur l’article 8 du code électoral, la Cour a tenté, d’une manière quelque peu paradoxale, de faire échec à une ligne de pensée qui n’avait pas été évoquée dans la décision de l’instance inférieure.

[34] De fait, l’arbitre n’a jamais indiqué que l’article 8 à lui seul créait un mécanisme permettant de déclarer inhabiles les candidats potentiels qui, comme l’intimé, avaient été déclarés coupables d’actes criminels. L’arbitre a plutôt souscrit à l’idée que l’article 12, ou l’article 12 combiné à l’article 8, jetait les véritables bases de l’inéligibilité des candidats potentiels ayant été déclarés coupables. Il l’a fait en citant, avec une approbation implicite, l’extrait de l’avis de 2015 qui a été reproduit précédemment au paragraphe 17 des présents motifs, selon lequel l’exigence relative à la présentation d’une habilitation de sécurité et d’une vérification des antécédents criminels à jour représente l’intention de la collectivité d’empêcher des personnes déclarées coupables de se porter candidates à une élection.

[35] Vu ce qui précède, la Cour fédérale a omis de dûment tenir compte d’un élément clé du raisonnement implicite de l’arbitre, à savoir que les articles 8 et 12 doivent être lus conjointement. La Cour a interprété ces dispositions séparément, en se basant sur la prémisse erronée que l’article 8 était déterminant quant à la question en litige, car son libellé était prétendument « sans ambiguïté ».

[36] Si elle avait tenu compte conjointement des articles 8 et 12, comme l’avait fait l’arbitre, la Cour aurait dû conclure que la décision de l’arbitre était raisonnable. Pour reprendre les termes utilisés dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, lequel demeure pertinent dans la jurisprudence post-Vavilov, la décision appartenait à une gamme d’issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[37] Plus précisément, l’interprétation faite par l’arbitre des articles 8 et 12 est conforme aux principes généraux de l’interprétation des lois ainsi qu’à l’approche moderne énoncée dans l’arrêt Rizzo qui s’appliquent à l’interprétation des codes électoraux (Boucher c. Fitzpatrick, 2012 CAF 212, 434 N.R. 199, par. 25). Selon le cadre défini dans l’arrêt Vavilov, le fait que l’arbitre n’ait pas fait une interprétation formaliste du code électoral ne nous empêche pas de conclure au caractère raisonnable de sa décision (arrêt Vavilov, par. 119).

[38] Je suis d’avis que la décision de l’arbitre, et son interprétation sous-jacente des articles 8 et 12, sont conformes au texte, au contexte et à l’objet de ces dispositions du code électoral.

[39] Sur un plan purement textuel, il est indéniable que le code électoral n’énonce pas explicitement qu’il est interdit aux candidats potentiels qui ont été déclarés coupables d’actes criminels de présenter leur candidature. Cependant, l’ajout d’une exigence à l’article 12, à savoir la présentation d’une habilitation de sécurité et d’une vérification des antécédents criminels à jour, constitue un indice textuel suffisamment clair de l’intention de la collectivité d’interdire aux personnes déclarées coupables d’actes criminels d’exercer une charge. Afin de lui donner plein effet, l’exigence procédurale relative à la présentation de ces renseignements doit nécessairement signifier qu’il est essentiel que le candidat n’ait aucun casier judiciaire faisant état de déclarations de culpabilité pour des actes criminels. Pour quelle autre raison une telle exigence aurait-elle été ajoutée? Cela serait conforme au principe bien connu de l’interprétation des lois selon lequel il faut donner un sens à chacun des mots d’un texte législatif, en l’espèce le code électoral : [TRADUCTION] « Une interprétation qui laisserait sans effet une partie des termes employés dans la loi sera normalement rejetée. » (P. St. J. Langan, éd., Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12e éd. [London: Sweet and Maxwell, 1969], p. 36).

[40] Il convient en outre de mentionner que la Cour fédérale a déclaré que l’exigence relative à la vérification des antécédents criminels peut appuyer « une intention d’exclure les candidats qui ont été déclarés coupables d’un acte criminel » (motifs, par. 36). Cela aurait dû être suffisant pour confirmer le caractère raisonnable de la décision de l’arbitre. La Cour fédérale a plutôt critiqué le libellé du code électoral, en indiquant que le code aurait dû être rédigé avec un plus grand soin si telle était l’intention de la Première Nation. Je conviens avec les appelants qu’une telle déclaration est regrettable; les tribunaux devraient résister à la tentation d’assujettir les lois électorales des Premières Nations à la même norme rigoureuse que nous exigeons du législateur fédéral et des assemblées législatives lors de la rédaction des lois.

[41] Enfin, une interprétation du code électoral qui ne prévoirait aucune cause d’inhabilité possible durant le processus de mise en candidature mènerait à des résultats absurdes, ce que l’on doit éviter (arrêt Rizzo, par. 27). De fait, il semble totalement absurde d’autoriser la mise en candidatures de personnes qui, une fois élues, deviendraient inhabiles à exercer leurs fonctions à cause de leur casier judiciaire. Je suis conscient que la Cour fédérale a tenté de contourner une difficulté comparable en déclarant que la destitution de membres en exercice serait fondée uniquement sur les infractions commises alors que la personne était en exercice, et non sur des déclarations de culpabilité antérieures. Cependant, l’absurdité en jeu, en l’espèce, est beaucoup plus vaste et touche la cohérence interne du code électoral. Il est fondamentalement absurde que les normes qui s’appliquent aux candidats potentiels diffèrent de celles qui s’appliquent aux personnes déjà titulaires d’une charge, car rien ne justifierait une telle distinction. Pourquoi une personne déclarée coupable alors qu’elle était titulaire d’une charge serait-elle inhabile à exercer toute fonction à vie, alors que la même norme ne s’appliquerait pas à une personne qui n’était pas titulaire d’une charge au moment d’être déclarée coupable de la même infraction? Cela est tout au moins aussi absurde que la situation décrite par la Cour fédérale, et les deux peuvent être résolues en interprétant conjointement les articles 8 et 12, comme l’a fait l’arbitre.

VII. Conclusion

[42] Pour tous les motifs précités, j’accueillerais l’appel, j’annulerais la décision de la Cour fédérale et je rétablirais la décision de l’arbitre. Compte tenu de l’accord sur les dépens auquel en sont arrivées les parties à la Cour fédérale, je fixerais les dépens à 25 000 $, tout compris.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-17-20

 

 

INTITULÉ :

FRED PORTER, PAULA HYSLOP et LA PREMIÈRE NATION DU LAC DES MILLE LACS c. KELVIN BOUCHER-CHICAGO

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 avril 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Etienne Esquega

 

Pour les appelants

 

Luke Hildebrand

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Esquega Law Office

Première Nation de Fort William, Ontario

 

Pour les appelants

 

Major Sobiski Moffatt LLP

Kenora (Ontario)

 

Pour l’intimé

 

 

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