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Date : 20210226


Dossier : A-264-20

Référence : 2021 CAF 39

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Présente: LA JUGE RIVOALEN

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

DANA ROBINSON

intimé

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 26 février 2021.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20210226


Dossier : A-264-20

Référence : 2021 CAF 39

Présente: LA JUGE RIVOALEN

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

DANA ROBINSON

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE RIVOALEN

I. Introduction

[1] Le procureur général du Canada dépose, conformément à l’article 398 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles), une requête visant à faire surseoir à l’exécution de la décision rendue le 30 septembre 2020 par la Cour fédérale (par le juge Southcott) (2020 CF 942) (le jugement) jusqu’à ce que notre Cour rende son jugement dans l’appel et l’appel incident.

[2] L’information suivante permet de situer les présents motifs dans leur contexte.

[3] La ministre des Pêches et des Océans (la ministre) régit les pêches en vertu de la Loi sur les pêches, L.R.C 1985, ch. F-14 (la Loi). Elle est responsable de la saine gestion et du contrôle des pêches ainsi que de la conservation et de la protection du poisson et de son habitat. À ce titre, elle fixe le total annuel autorisé de captures, met en œuvre des mesures de conservation, détermine l’accès aux ressources et l’allocation de ces dernières et décide qui peut mener des activités de pêche par la délivrance de permis. Le pouvoir de la ministre à l’égard de ces décisions lui permet d’atteindre divers objectifs en assurant une saine gestion des activités de pêche.

[4] Pour atteindre ces objectifs dans le cadre de ses mandats, le ministère des Pêches et des Océans (le MPO) est guidé par les politiques des pêches, y compris la Politique du propriétaire-exploitant (la PPE) et la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada - 1996 (la Politique de 1996). Le but de la Politique du propriétaire-exploitant est d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en gardant le contrôle des permis délivrés aux propriétaires-exploitants indépendants dans les localités côtières. Les propriétaires-exploitants indépendants titulaires de permis peuvent prendre des décisions individuelles concernant le permis qui leur est délivré. En conséquence, ils ne sont pas tenus de chercher du travail auprès d’une personne morale.

[5] La PPE exige du propriétaire-exploitant qu’il exerce lui-même les activités de pêche autorisées par le permis délivré à son nom : c’est-à-dire que les titulaires de permis doivent être présents sur le bateau, sauf s’ils ne peuvent pas se livrer à l’activité de pêche en raison de « circonstances indépendantes de leur volonté ». Dans de telles circonstances, ils peuvent demander l’autorisation de confier à une autre personne l’activité de pêche (voir le paragraphe 23(2) du Règlement de pêche (dispositions générales), D.O.R.S./93-53) (le Règlement)).

[6] Dans l’Est du Canada, si un titulaire de permis est incapable de pêcher pour cause de maladie, le MPO peut lui permettre de recourir à un exploitant remplaçant pour des raisons médicales (ERM) pendant la durée de validité du permis, qui est généralement d’un an. Le recours à un ERM est limité à cinq ans par le paragraphe 11(11) de la Politique de 1996.

[7] Le recours à un ERM constitue une mesure d’adaptation pour le titulaire de permis qui est dans l’impossibilité d’exercer ses activités de pêche pour cause de maladie. Il donne au titulaire du permis jusqu’à cinq ans pour se remettre d’une maladie ou pour planifier et effectuer sa sortie du secteur de la pêche. Si le titulaire du permis n’était plus en mesure d’exercer les activités de pêche, il pourrait recommander que le permis soit délivré à une autre personne admissible qui pourrait alors intégrer le secteur de la pêche côtière. Ainsi, une nouvelle personne qui satisfait aux critères d’admissibilité serait en mesure d’obtenir un permis pour un an.

[8] Dana Robinson (M. Robinson ou l’intimé) est un pêcheur côtier commercial qui détient, depuis 2007, un permis de pêche au homard dans une zone désignée au large des côtes de la Nouvelle-Écosse. Son permis l’autorise à pratiquer la pêche au homard, que le MPO a définie comme étant une « pêche à accès limité ». Selon le MPO, cette pêche est aux limites de sa capacité. Aucun nouveau permis de pêche au homard ne sera délivré à moins qu’un titulaire de permis ne renonce à son permis et que le nouveau participant satisfasse aux exigences d’admissibilité. Ces mesures protègent la zone de pêche au homard en garantissant un stock de poisson sain et en protégeant la viabilité économique du gagne-pain des titulaires de permis à accès limité.

[9] En 2009, M. Robinson s’est mis à avoir des troubles aux jambes. Son diagnostic indique une insuffisance veineuse avec douleurs aux jambes en position debout. Ainsi, il lui est difficile de se tenir debout pendant plus de quelques heures sans souffrir d’enflure et de lancinement dans les jambes. Une intervention chirurgicale n’a pas amélioré son état.

[10] De 2009 à 2015, M. Robinson a obtenu l’autorisation de recourir à un ERM. En octobre 2015, le MPO l’a informé qu’il avait excédé la période maximale de cinq ans visant le recours à un ERM prévue dans la Politique de 1996.

[11] M. Robinson a contesté cette décision. Pendant que ce dernier épuisait les recours administratifs, le MPO l’a autorisé à faire appel à un ERM jusqu’au 31 juillet 2019.

[12] Le 6 mars 2019, à l’issue de la procédure d’appel à deux paliers, le délégué de la ministre, le sous-ministre (SM), a refusé à M. Robinson l’autorisation de continuer à recourir à un ERM. Le 2 avril 2019, M. Robinson déposait une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du SM.

[13] Le 28 juin 2019, la Cour fédérale a prononcé une injonction interlocutoire exigeant que le MPO autorise M. Robinson à faire appel à un ERM pour le reste de la période de pêche pour l’année civile 2019, c.-à-d. jusqu’au 31 décembre 2019 (voir Robinson c. Canada (Procureur général), 2019 CF 876 [Robinson c. Canada]).

[14] Le 30 septembre 2020, la Cour fédérale a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire de l’intimé, annulé la décision du SM et ordonné que l’affaire soit renvoyée à la ministre pour réexamen conforme à ses motifs. La Cour fédérale a jugé que la décision du SM faisait intervenir les droits garantis à l’intimé par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). Cependant, la Cour fédérale a conclu que la limite de cinq ans prévue par la Politique de 1996 n’est pas une règle de droit. Pour ce motif, elle ne peut pas faire l’objet d’une contestation fondée sur l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[15] Le 29 octobre 2020, l’appelant a déposé un avis d’appel du jugement prononcé par la Cour fédérale. Le 4 novembre 2020, l’intimé a interjeté un appel incident.

[16] La requête dont la Cour est saisie et les appels au fond portent sur le jugement de la Cour fédérale ayant accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision prise par le SM le 6 mars 2019.

II. Analyse

[17] Pour faire surseoir à l’exécution d’un jugement de la Cour fédérale, l’appelant doit satisfaire au critère en trois volets énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, à la p. 334, 1994 CanLII 117 [RJR-MacDonald]. L’appelant doit ainsi démontrer à notre Cour qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis. Les trois questions doivent recevoir une réponse affirmative, et le défaut de satisfaire à un seul de ces volets est fatal à la requête en sursis. La norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités et, tout au long des procédures, le fardeau de la preuve incombe à l’appelant (Novopharm Limited c. Janssen-Ortho Inc., 2006 CAF 406 aux para. 8 et 11).

A. Question sérieuse à juger

[18] Au regard du premier volet de ce critère, il faut d’abord déterminer s’il y a une question sérieuse à juger. Dans le cas d’une requête en sursis, la Cour doit faire un examen préliminaire du fond de l’affaire. Les exigences pour ce faire « ne sont pas élevées ». Il suffit que le requérant montre que la question n’est « ni futile, ni vexatoire » (RJR-MacDonald, p. 337).

[19] L’intimé convient de l’existence de questions sérieuses à juger.

[20] En l’espèce, je conclus que l’application de la Charte dans le contexte du recours à un ERM soulève une question sérieuse à juger. L’appelant a interjeté appel du jugement de la Cour fédérale suivant lequel la décision du SM relative au recours prolongé à un ERM met en jeu les droits garantis par la Charte à l’intimé. L’intimé a présenté un appel incident pour contester la décision de la Cour fédérale selon laquelle la Politique de 1996 n’était pas une règle de droit, ce qui est requis pour en contester la constitutionnalité au titre de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. La nature des questions constitutionnelles soumises à notre Cour tant par l’appelant que par l’intimé satisfait aux exigences peu élevées quant à l’existence d’une question sérieuse.

[21] Je suis d’avis qu’il existe une question sérieuse à juger.

B. Préjudice irréparable

[22] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, je dois déterminer si le requérant subira un préjudice irréparable s’il n’est pas sursis à l’exécution du jugement de la Cour fédérale.

[23] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, à la page 341, la Cour suprême indique qu’un préjudice « irréparable » s’entend de la nature du préjudice subi plutôt que de son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

[24] Pour établir un préjudice irréparable, l’appelant doit présenter des éléments de preuve clairs et non hypothétiques qu’il subira un préjudice irréparable si la requête en sursis est rejetée.

[25] L’appelant soutient que, dans les affaires soulevant des questions constitutionnelles, le fardeau qui incombe à l’État d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier. Comme notre Cour le mentionne dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Sfetkopoulos, 2008 CAF 106, au paragraphe 11, citant l’arrêt RJR-MacDonald :

On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.

[26] L’intimé soutient que la Cour fédérale n’a déclaré inconstitutionnelle aucune loi ou politique contestée en l’espèce. Il dit que le jugement oblige simplement le SM à tenir compte des droits que lui garantit l’article 15 de la Charte, et éventuellement de ceux de quatre autres titulaires de permis dont les instances sont en cours. Sur le fondement de l’arrêt RJR-MacDonald, à la page 346, il soutient que les considérations d’intérêt public ont davantage de poids dans les cas de « suspension » que dans les cas d’« exemption » et « [l]a raison en est que l’atteinte à l’intérêt public est beaucoup moins probable dans le cas où un groupe restreint et distinct de requérants est exempté de l’application de certaines dispositions d’une loi que dans le cas où l’application de la loi est suspendue dans sa totalité ». L’intimé soutient que c’est le cas en l’espèce, où les demandeurs handicapés sollicitent des exemptions à une politique qu’ils qualifient de discriminatoire.

[27] J’ai examiné les éléments de preuve dont je disposais à la lumière des fonctions et pouvoirs que la Loi accorde à la ministre. Il est incontesté que la ministre s’est vu conférer un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet de gérer les pêches dans l’intérêt public. Elle doit pour l’exercer tenir compte notamment de facteurs sociaux et économiques dans la gestion et l’allocation des ressources halieutiques en application de la Loi (Elson c. Canada (Procureur général), 2017 CF 459 au para. 51, conf. par 2019 CAF 27, autorisation de pourvoi refusée, 38584 (le 25 juillet 2019) [Elson CF].)

[28] Par conséquent, la ministre et ses délégués au MPO gèrent les pêches et en assurent la conservation et le développement au nom de tous les Canadiens et dans l’intérêt public. Au Canada, les ressources halieutiques sont un bien commun appartenant à la population entière. Les permis et les autorisations de pêcher sont des outils dans la panoplie des pouvoirs dont disposent la ministre et le MPO pour gérer les pêches. Il incombe à la ministre et au MPO d’exercer ces pouvoirs et d’utiliser ces outils pour gérer les pêches au nom de tous les Canadiens et dans l’intérêt public afin de réaliser les objectifs de la Loi.

[29] Dans l’examen de la présente requête, j’accepte la preuve étayant la thèse de l’appelant selon laquelle la Politique de 1996 a été adoptée par la ministre et le MPO pour réaliser les objectifs de la Loi visant à protéger l’intérêt public en gérant et en contrôlant convenablement les pêches pour préserver les intérêts socioéconomiques des localités côtières de l’Est du Canada. La disposition contestée qui limite à cinq ans le recours aux ERM fait partie intégrante des objectifs de la Politique de 1996.

[30] De plus, d’après la preuve soumise devant notre Cour, je note les instances de quatre autres titulaires de permis issus de zones côtières de l’Est du Canada contestant le refus du SM de permettre le recours prolongé à un ERM; chacune se trouvant à une étape différente du processus d’appel ou de contrôle judiciaire. Ces autres plaideurs soutiennent tous que le paragraphe 11(11) de la Politique de 1996 viole leur droit à l’égalité, garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte. Ils sont représentés par le même avocat que M. Robinson et avancent des arguments semblables.

[31] Je conclus que le renvoi à la ministre de la décision du SM risque d’emporter une multiplication des instances et des conclusions divergentes. Pour protéger l’intérêt public, il importe d’obtenir une décision définitive sur les questions constitutionnelles dont la Cour est saisie de manière significative. Le risque d’instances multiples représente un réel préjudice à l’intérêt public.

[32] Je conclus que l’appelant s’est acquitté du fardeau d’établir un risque de préjudice irréparable s’il n’est pas sursis au jugement de la Cour fédérale.

[33] Par conséquent, je dois aborder le troisième volet du critère.

C. Prépondérance des inconvénients

[34] Lorsqu’il examine la prépondérance des inconvénients, l’appelant s’appuie sur des éléments de preuve faisant état de l’objet de la Politique de 1996. Comme je le mentionne plus haut dans les présents motifs, je reconnais que la Politique de 1996 a été adoptée dans le cadre d’initiatives du gouvernement fédéral visant à restructurer les pêches commerciales et à jeter les bases d’une pêche durable et économiquement viable. La mesure visait à réduire la limite de récolte de chaque permis, d’améliorer la viabilité économique du gagne-pain des participants à la pêche et de prévenir la croissance future de la capacité de pêche commerciale.

[35] L’intérêt public et son rôle dans l’analyse du préjudice irréparable sont examinés aux deuxième et troisième volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald. Le préjudice causé à M. Robinson doit être mis en balance avec celui causé à l’appelant, y compris tout préjudice causé à l’intérêt public (voir Canadian Federation of Students v. Greater Vancouver Transportation Authority, 2007 BCCA 221, 282 D.L.R. (4th) 170 au para. 10).

[36] Selon l’appelant, l’approche du MPO en matière de délivrance de permis préconise un accès limité à la pêche afin de garantir la viabilité et la rentabilité des activités des participants. La Politique de 1996 protège les titulaires de permis individuels pour la pêche côtière dans l’Est du Canada. En outre, elle a été adoptée pour favoriser l’essor socioéconomique des localités côtières de cette région et au profit de ces collectivités.

[37] L’appelant affirme que la disposition limitant à cinq ans le recours à un ERM offre une autre protection aux pêcheurs côtiers et à leurs collectivités en veillant à ce que les titulaires de permis pêchent eux-mêmes en leur nom. La limite de cinq ans dissuade les personnes morales de prendre le contrôle des permis de pêche par le truchement du recours à un ERM, en raison de l’investissement financier important que requiert la participation à la pêche côtière.

[38] Selon l’appelant, pour ces raisons, la prépondérance des inconvénients en l’espèce favorise l’intérêt public et l’octroi d’un sursis à l’exécution du jugement de la Cour fédérale.

[39] En réponse, l’intimé avance deux arguments sur le préjudice irréparable qu’il subira, qui relèvent à la fois des deuxième et troisième volets du critère. Premièrement, il invoque le raisonnement de la Cour fédérale étayant l’injonction interlocutoire en l’espèce (Robinson c. Canada). Il soutient que le critère auquel l’injonction interlocutoire est subordonnée est le même que celui qui régit la requête en sursis d’exécution d’un jugement avant que soit tranché l’appel. Il fait valoir que, comme l’indique la Cour fédérale au paragraphe 113 de sa décision, les raisons pour lesquelles M. Robinson a eu recours de façon continue à un ERM sont « parfaitement conformes aux objectifs et à la justification sous‑jacente de la Politique » de 1996 et que l’intérêt public défendu par le MPO ne serait « touché que marginalement, voire aucunement, par les mesures de réparation interlocutoires demandées. »

[40] Deuxièmement, l’intimé soutient que, s’il est sursis à l’exécution du jugement, la ministre pourrait faire fi des droits que lui garantit la Charte et prendre une décision sans avoir à tenir compte de l’incidence de cette dernière sur ses droits. Selon l’intimé, s’il est sursis au jugement, il ne pourra selon toute probabilité pêcher conformément à son permis de pêche au homard et il sera contraint d’abandonner son gagne-pain. De plus, un sursis le privera, ainsi que les autres pêcheurs handicapés, des avantages du jugement concernant les droits que lui garantit l’article 15 de la Charte.

[41] À titre subsidiaire, l’intimé soutient que les questions dont la Cour est saisie dans le cadre de la présente requête relèvent de la chose jugée, en raison du sursis accordé dans la décision Robinson c. Canada.

[42] Je n’accepte aucun des arguments de l’intimé.

[43] En premier lieu, à propos de l’argument subsidiaire sur l’effet de la décision Robinson c. Canada sur notre Cour, il est clair que le principe de la chose jugée ne s’applique pas. L’injonction interlocutoire ne s’applique pas à notre Cour ni ne la contraint. L’injonction interlocutoire, de par sa nature même, a une durée limitée et n’a été accordée que pour l’année 2019 du permis. De plus, les faits et les questions dont la Cour est saisie sont quelque peu différents des faits et des questions présentés à la Cour fédérale dans l’affaire Robinson c. Canada.

[44] Quant au préjudice, je n’accepte pas les prétentions de M. Robinson selon lesquelles il subira un préjudice irréparable si la requête en sursis est accordée. La preuve qu’il a produite à cet égard n’était pas convaincante, comme je le décris au paragraphe 54 des présents motifs.

[45] Je suis d’avis que l’autorisation discrétionnaire accordée par la ministre aux termes d’un permis de pêche n’est pas permanente et qu’elle prend fin à l’expiration du permis. En conséquence, les permis de pêche doivent être renouvelés ou remplacés chaque année, mais ce renouvellement n’est pas automatique. Le titulaire du permis se voit accorder un privilège de pêche limité et non un droit de propriété absolu ou permanent. (Voir Elson CF au para. 3.)

[46] En l’espèce, la décision du SM du 6 mars 2019 concerne une seule année de pêche. Rien n’empêche M. Robinson de demander le renouvellement ou le remplacement du permis pour 2021 ou les années suivantes. Comme je le fais remarquer plus haut, je ne suis pas convaincue au vu du dossier que tout préjudice que pourrait subir M. Robinson si on lui donnait raison dans l’appel incident (et dans l’appel) ne pourrait pas être quantifié sur le plan pécuniaire. Certes, la preuve soumise par M. Robinson n’est ni claire ni convaincante sur ce point.

[47] L’argument fondé sur les répercussions de la requête sur les autres titulaires de permis n’est pas non plus convaincant. Les autres titulaires de permis qui souhaitent recourir à un ERM au-delà de la limite de cinq ans peuvent le demander. Le SM tranche les demandes au cas par cas (jugement au para. 23).

[48] Je suis d’accord avec l’appelant quant au troisième volet du critère.

[49] Dans son dossier de requête, l’appelant présente des éléments de preuve quant à l’obligation qui incombe à la ministre et à ses délégués au MPO de protéger l’intérêt public. Ainsi, le paragraphe 11(11) de la Politique de 1996 fixe un délai de cinq ans pour le recours à un ERM dans le cadre du mandat du MPO d’agir dans l’intérêt public. Ces éléments de preuve sont suffisants pour permettre de conclure au préjudice irréparable.

[50] Je conclus, à la lumière du dossier dont notre Cour est saisie, que l’octroi du sursis est nécessaire dans l’intérêt public. La limite de cinq ans pour le recours à un ERM joue un rôle dans les objectifs socio-économiques en jeu dans le secteur de la pêche côtière de l’Est du Canada. La prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’intérêt public.

[51] De plus, je conclus qu’un sursis à l’exécution du jugement n’aura pas d’incidence sur les futures demandes de M. Robinson quant à un ERM, ne peut pas avoir d’incidence sur les demandes de l’autre titulaire de permis et n’est pas soumis au principe de la chose jugée. De plus, à la lumière du dossier, je ne suis pas convaincue que M. Robinson subira un préjudice irréparable si la requête en sursis à l’exécution du jugement de la Cour fédérale est accueillie.

III. Décision

[52] Au vu du dossier dont je suis saisie et compte tenu des questions constitutionnelles qui sont au cœur même de l’appel et de l’appel incident devant notre Cour, je conclus que l’appelant a établi un risque de préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients favorise l’appelant.

[53] Le critère à trois volets applicable au sursis à l’exécution du jugement est satisfait en l’espèce. Il y a (1) des questions constitutionnelles sérieuses à trancher; (2) l’exécution du jugement causera un préjudice irréparable à l’intérêt public; (3) la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’intérêt public, favorise le maintien du statu quo jusqu’à ce que notre Cour ait tranché les questions juridiques.

[54] Une remarque s’impose sur les éléments de preuve présentés par l’intimé. L’affidavit de l’avocat de ce dernier était le seul affidavit au dossier de requête de l’intimé. L’avocat y confirme sous serment les faits contestés par l’appelant. De plus, les affidavits de la requête antérieure, dans laquelle M. Robinson sollicitait une injonction interlocutoire provisoire, sont joints à l’affidavit de l’avocat, ce qui n’aurait pas dû être le cas. Ces « pièces » ne respectent pas la règle 81 et sont assujetties à la règle du ouï-dire (Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2007 CF 971 au para. 112). La règle 81 prévoit les renseignements que peut contenir l’affidavit. La règle 82 dispose qu’un avocat ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter des arguments à la Cour fondés sur cet affidavit, sauf avec l’autorisation de la Cour. Il ne fait aucun doute qu’une meilleure preuve eût été issue de M. Robinson lui-même, et non de son avocat. En l’espèce, l’avocat a contrevenu à ces deux règles.

IV. Conclusion

[55] Pour les motifs qui précèdent, la requête en sursis à l’exécution de la décision rendue par la Cour fédérale le 30 septembre 2020 (2020 CF 942) est accueillie. L’appelant n’a pas sollicité les dépens dans sa requête. Par conséquent, je ne rends pas d’ordonnance quant aux dépens.

[56] La Cour est disposée à aider les parties par une instruction accélérée de l’appel et de l’appel incident.

« Marianne Rivoalen »

j.c.a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-264-20

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. DANA ROBINSON

 

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 février 2021

 

COMPARUTIONS :

Catherine M.G. McIntyre

 

Pour l’appelant

 

Richard W. Norman

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’appelant

 

Cox & Palmer

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour l’intimé

 

 

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