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Date : 20210602


Dossier : A-466-19

Référence : 2021 CAF 110

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

HAPAG-LLOYD AG

appelante

et

IAMGOLD CORPORATION

et

NIOBEC INC.

intimées

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe,

le 13 avril 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 juin 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210602


Dossier : A-466-19

Référence : 2021 CAF 110

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

HAPAG-LLOYD AG

appelante

et

IAMGOLD CORPORATION

et

NIOBEC INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I. Introduction

[1] Il s’agit d’un appel déposé par l’appelante Hapag-Lloyd AG (Hapag-Lloyd) à l’encontre d’une décision rendue le 26 novembre 2019 par le juge Southcott (le juge) de la Cour fédérale (2019 CF 1514), par laquelle il a ordonné à Hapag-Lloyd de verser aux intimées la somme de 872 909,57$ CA.

[2] Plus précisément, le juge a conclu, en vertu du droit allemand, que la perte de trois conteneurs qui devaient être transportés de Montréal, au Canada, à Moerdijk, aux Pays-Bas, d’abord par navire, puis par camion, était survenue durant le segment routier du transport multimodal entre les deux pays.

[3] Par conséquent, comme Hapag-Lloyd avait reconnu sa responsabilité, le juge a appliqué les dispositions sur la limitation de responsabilité de la législation applicable.

[4] Hapag-Lloyd affirme que le juge a commis une erreur en arrivant à la conclusion que la perte était survenue durant le segment routier du transport. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le juge n’a commis aucune erreur susceptible de révision en concluant comme il l’a fait.

II. Faits

[5] Les parties ont comparu devant le juge en présentant un exposé conjoint des faits. Pour les besoins de la présente affaire, le résumé qui suit sera suffisant.

[6] Le 4 août 2011, un contrat de transport multimodal a été conclu entre Hapag-Lloyd, le transporteur, et l’intimée Iamgold Corporation, l’expéditeur, aux termes duquel quatre conteneurs contenant du ferroniobium devaient être transportés par navire de Montréal à Anvers, en Belgique, puis par camion d’Anvers à Moerdijk, où l’autre intimée, Niobec Inc. (Niobec) avait son entrepôt.

[7] Le 11 août 2011, Niobec ou ses agents ont donné à Hapag-Lloyd l’instruction de livrer les conteneurs à son entrepôt de Moerdijk le 15 août 2011. Hapag-Lloyd a donc pris des dispositions avec un camionneur autorisé pour le ramassage des conteneurs au port d’Anvers.

[8] Les conteneurs ont été déchargés du navire à Anvers le 12 août 2011 et déposés au terminal du port en attendant leur ramassage pour un transport par route jusqu’à Moerdijk. Ce même jour, un camionneur non autorisé s’est présenté au terminal et a produit les numéros de cueillette (pick up numbers ou « PIN ») requis pour obtenir l’autorisation de sortie de trois des quatre conteneurs. Ces conteneurs n’ont jamais été livrés à Niobec. Le dernier conteneur a été ramassé plus tard ce même jour par un camionneur dûment autorisé de Hapag-Lloyd et livré à Niobec.

[9] Les circonstances précises ayant permis le ramassage illégal des trois conteneurs demeurent inconnues.

[10] En raison du vol, les intimées ont subi des pertes de 1 566 586,90 $ US, plus une somme de 59 372,43 €. Le poids de la cargaison volée était de 66 266 kg.

[11] Hapag-Lloyd a reconnu sa responsabilité pour la perte. Par conséquent, la seule question que devait trancher le juge avait trait au montant de la responsabilité de Hapag-Lloyd, lequel dépendait de la question de savoir si la perte s’était produite au cours du segment océanique du transport, ou du segment routier.

[12] Les parties ont convenu que si la perte s’est produite durant le segment océanique, le montant de la responsabilité de Hapag-Lloyd s’élève à 209 582,13$ CA (deux droits de tirage spéciaux (DTS) par kg, au taux de 1,581370 par DTS en vigueur le 12 août 2011), alors que si la perte s’est produite durant le segment routier du transport, le montant de la responsabilité de Hapag-Lloyd s’élève à 872 909,57$ CA (8,33 DTS par kg, au taux de 1,581370 par DTS en vigueur le 12 août 2011).

[13] Les parties ont également convenu que le droit allemand était le droit applicable concernant la question que devait trancher le juge, soit : déterminer si la perte s’était produite durant le segment océanique ou le segment routier, et établir par conséquent la somme que devait verser Hapag-Lloyd.

III. Décision de la Cour fédérale

[14] Le juge a débuté en énonçant la question qu’il était appelé à trancher, soit de décider si, au regard du droit allemand, les dispositions sur la limitation de responsabilité applicables au segment océanique ou au segment routier du transport s’appliquaient à la perte des conteneurs.

[15] Le juge a ensuite présenté un résumé des faits sur lesquels les parties s’entendaient et qu’elles avaient consignés dans un document intitulé [traduction] « Exposé conjoint des faits ».

[16] Le juge s’est ensuite penché sur les témoignages des deux experts du droit allemand présentés par les parties, soit le Pr Dieter Schwampe pour les intimées et Me Jost Kienzle pour Hapag-Lloyd.

[17] D’abord, le juge a examiné leurs compétences respectives, qui l’ont amené à conclure qu’ils étaient tous deux qualifiés pour témoigner concernant les questions en litige. Il a ensuite énoncé les principes du droit allemand sur lesquels les experts s’entendaient. Je reproduis ci-dessous le paragraphe 18 de ses motifs :

Avant de procéder à l’analyse du différend qui oppose les parties sur la question du droit allemand applicable, il m’apparaît utile de passer en revue certains points non contestés, du fait qu’ils ne suscitent pas de profondes divergences d’opinions entre les experts. Ainsi, les deux experts acceptent les principes suivants du droit allemand :

  1. En matière de transport multimodal, s’il est établi qu’une cargaison a été perdue ou endommagée pendant un segment précis de son transport, la responsabilité du transporteur contractant est déterminée conformément aux dispositions légales applicables à un contrat hypothétique que les parties au contrat de transport multimodal auraient conclu uniquement pour ce segment du transport des marchandises.

  2. Sauf circonstances extraordinaires (et il n’y en a aucune en l’espèce), la manutention de marchandises au terminal après leur déchargement du navire et leur départ par un autre moyen de transport n’est pas considérée comme un segment distinct du transport en droit allemand. La manutention des marchandises est plutôt vue comme une composante soit du segment océanique du transport, soit du segment suivant.

  3. Puisque les parties s’accordent sur le fait que la perte est survenue au terminal d’Anvers, la présente affaire relève soit du régime de responsabilité applicable au transport océanique, soit du régime applicable au transport routier.

[18] Ensuite, aux paragraphes 20 à 24 de ses motifs, le juge expose les points de divergence entre les experts. Plus précisément, le juge a indiqué que le principal désaccord avait trait à l’application du droit allemand aux faits de l’espèce. Autrement dit, fallait-il conclure que la perte de la cargaison s’était produite au cours du segment océanique du transport, ou du segment routier? C’est la question que devait trancher le juge.

[19] En soulignant les points de divergence entre les parties, le juge a indiqué, au paragraphe 20 de ses motifs, qu’elles s’appuyaient toutes deux « sur des principes issus de la jurisprudence allemande pour étayer [leur] opinion sur ce qui [leur] semble être la position du droit allemand sur cette question », ajoutant que le Pr Schwampe était d’avis que la perte était survenue au cours du segment routier, alors que Me Kienzle estimait qu’elle était survenue au cours du segment océanique.

[20] Le juge a ensuite évalué le témoignage des deux experts. Il a commencé par le témoignage du Pr Schwampe, soulignant qu’il fondait sa conclusion sur quatre décisions de la cour fédérale de justice allemande [CFJ], qui est le plus haut tribunal compétent d’Allemagne. Plus précisément, le Pr Schwampe s’est appuyé sur des décisions que le juge a désignées comme les décisions de 2005, de 2007, de 2013 et de 2016.

[21] Après avoir examiné l’analyse faite par le Pr Schwampe des décisions qui précèdent, le juge a souligné que le Pr Schwampe avait reconnu qu’aucune des quatre décisions ne portait sur des faits similaires à ceux de la présente affaire, mais qu’en appliquant les principes énoncés dans ces décisions aux faits de l’espèce, il en était venu à la conclusion que la perte s’était produite durant le segment routier du transport. Le fait que les PIN utilisés par les voleurs pour prendre possession des trois conteneurs « ont plutôt un lien étroit avec le segment routier, car ce sont eux qui permettent au terminal de remettre les marchandises aux transporteurs routiers » (motifs, par. 37) revêtait une importance particulière dans la conclusion du Pr Schwampe.

[22] Le Pr Schwampe s’est dit aussi d’avis que la question de savoir qui était en possession de la cargaison au moment du vol était sans importance pour ce qui est de déterminer au cours de quel segment du transport est survenue la perte, point de vue que le juge a plus tard rejeté.

[23] Le juge s’est ensuite penché sur le témoignage de Me Kienzle. Il a commencé en affirmant qu’à l’instar du Pr Schwampe, Me Kienzle avait aussi examiné les quatre décisions rendues par la CFJ, soulignant que Me Kienzle était d’avis qu’aucune des décisions de la CFJ ne portait sur une situation semblable à celle qui nous occupe, où la cargaison est volée durant le transport multimodal.

[24] De plus, tout comme le Pr Schwampe, Me Kienzle était d’avis que la question à trancher était de déterminer si le vol était attribuable au segment océanique ou au segment routier. Selon lui, comme je l’ai déjà indiqué, la perte était attribuable au segment océanique. Plus précisément, il était d’avis que le vol n’avait pas été commis pendant les étapes préparatoires au chargement de la cargaison dans un moyen de transport routier autorisé, ou pendant ce chargement, ajoutant que le chargement de la cargaison dans le véhicule du camionneur non autorisé ne mettait pas fin au segment océanique. Finalement, Me Kienzle était d’avis que le véhicule du camionneur non autorisé était simplement le moyen grâce auquel le vol avait été commis. Autrement dit, il lui importait peu que la cargaison ait été volée au moyen du véhicule d’un camionneur non autorisé, d’une voie ferrée, voire d’un hélicoptère.

[25] Ainsi, pour Me Kienzle, le segment routier du transport n’avait pas encore commencé quand le vol a eu lieu. La perte était donc attribuable au segment océanique.

[26] Le juge a souligné qu’en plus de s’appuyer sur les quatre décisions de la CFJ, Me Kienzle avait aussi invoqué une décision rendue en 2008 par la Cour d’appel hanséatique de Hambourg, une juridiction inférieure à la CFJ. Cette décision n’a pas fait l’objet d’un appel devant la CFJ. Me Kienzle a invoqué la décision de 2008 parce que, à l’inverse des décisions de la CFJ, la Cour hanséatique avait traité de la question de la délimitation entre les segments océanique et routier du transport multimodal dans le contexte d’un vol de cargaison.

[27] Enfin, le juge a souligné que contrairement au Pr Schwampe, Me Kienzle était d’avis que l’identité du gardien de la cargaison, au moment du vol, avait son importance dans la détermination du segment du transport au cours duquel la perte avait eu lieu.

[28] Après avoir résumé le témoignage des experts, le juge a indiqué que son rôle était de décider de l’état du droit allemand applicable en abordant l’exercice comme une question de fait, ajoutant qu’il était libre d’examiner les opinions des experts, et aussi de déterminer si la jurisprudence invoquée par chaque expert allait dans le sens de leur interprétation respective du droit.

[29] Le juge s’est d’abord penché sur la question de la valeur à accorder aux experts. Il a ensuite affirmé qu’après avoir examiné leur témoignage, il était enclin à accorder plus de poids au témoignage du Pr Schwampe qu’à celui de Me Kienzle, parce qu’il était d’avis que l’opinion du Pr Schwampe était plus conforme aux principes exprimés par les tribunaux allemands dans les décisions mentionnées plus haut.

[30] Le juge a ensuite affirmé que, selon sa compréhension du droit allemand, la question de savoir si une perte est survenue durant le segment océanique ou routier d’un transport multimodal dépendait de la question de savoir si l’activité ayant causé la perte était « caractéristique d’un segment en particulier, si elle y était attribuable ou si elle y était étroitement liée », ajoutant que la CFJ, en rendant ses décisions à partir des faits propres aux affaires qui lui avaient été soumises, avait conclu que les pertes se produisaient au cours du segment routier d’un transport multimodal si elles étaient « la concrétisation d’un risque lié aux mesures préparatoires au transport routier même ou aux manœuvres de chargement en vue du transport routier » (motifs, par. 64).

[31] Le juge a ainsi rejeté l’opinion de Me Kienzle, selon laquelle les décisions allemandes limitaient la conclusion qui précède aux seules situations liées au chargement d’une cargaison ou aux mesures préparatoires au chargement dans un véhicule autorisé.

[32] Le juge a ensuite affirmé qu’il se rangeait à l’avis du Pr Schwampe, selon lequel il n’existait aucun lien entre l’activité ayant donné lieu au vol en l’espèce et l’entreposage de la cargaison par suite d’une traversée océanique. Selon le juge, le vol était plutôt étroitement lié au transport routier, puisque l’activité ayant mené à la perte de la cargaison était liée à une mesure de sécurité, soit les PIN, qui avaient pour but de garantir le transfert légal de la cargaison du transporteur océanique au transporteur routier. Je reproduis ci-dessous un extrait du paragraphe 66 de ses motifs :

[...] Par conséquent, puisque la perte en cause ici est le résultat d’une activité caractéristique du transport routier, je reconnais que, selon le droit allemand, on considérerait qu’elle s’est produite au cours du segment routier du transport multimodal.

[33] Le juge a également indiqué que son analyse n’était pas compromise du fait que la cargaison n’a pas été livrée au camionneur autorisé retenu par Hapag-Lloyd, ajoutant que la procédure entourant les PIN, qui avait pour but de réduire le risque d’un transfert illégal, avait failli pour des raisons que les parties ne pouvaient expliquer. De l’avis du juge, « ce genre de défaillance procède très certainement d’un risque associé au segment routier plutôt qu’au segment océanique » (motifs, par. 67). Pour en arriver à cette conclusion, le juge a établi une distinction entre, d’un côté, une perte résultant de l’incapacité des services de sécurité du terminal de protéger la cargaison et, de l’autre, une perte découlant de la défaillance de la procédure de vérification des PIN, qui devait garantir le transfert en toute sécurité de la cargaison en vue de son transport par route. Pour le juge, les manquements relatifs aux activités d’entreposage ne sont pas des éléments caractéristiques du segment routier.

[34] Le juge a ensuite indiqué qu’il ne pouvait accepter l’opinion du Pr Schwampe, voulant que la possession, la garde ou la maîtrise de la cargaison au moment du vol soit sans importance pour ce qui est de déterminer si une perte est survenue durant le segment océanique ou le segment routier. Il a indiqué comprendre que selon le droit allemand, la garde pouvait être un facteur pertinent selon les faits d’une affaire donnée, mais que ce facteur n’était pas déterminant.

[35] Le juge a conclu son analyse en soulignant, au paragraphe 80 de ses motifs, que chacune des parties faisait valoir que si le droit canadien était appliqué à la perte, la jurisprudence canadienne pencherait en faveur de la position qu’elle défendait. Cela a amené le juge à affirmer que le recours au droit canadien ne serait indiqué que s’il en venait à la conclusion que la preuve du droit allemand applicable n’avait pas été faite, ajoutant qu’aucune des parties ne prétendait que la preuve d’expert était insuffisante pour prouver l’état du droit allemand.

[36] Le juge a affirmé qu’il estimait quant à lui disposer d’une preuve d’expert suffisante pour pouvoir déterminer quels étaient les principes pertinents du droit allemand et les appliquer aux faits convenus. Le juge ne voyait donc aucune raison de recourir au droit canadien.

[37] Par conséquent, le juge a conclu que la position des intimées était bien fondée; il a donc rendu un jugement en leur faveur et a ordonné à Hapag‑Lloyd de verser la somme de 872 909,57 $ CA.

[38] Dans un jugement distinct rendu le 12 mai 2020 (2020 CF 610), le juge a adjugé les dépens aux intimées. Cette décision n’a fait l’objet d’aucun appel.

IV. Questions en litige

[39] Hapag-Lloyd soutient que nous devons nous pencher sur les trois questions suivantes : 1) les intimées ont-elles prouvé que le droit allemand diffère du droit canadien? 2) dans la négative, quel est le montant de la responsabilité de Hapag-Lloyd aux termes du droit canadien? 3) notre Cour doit-elle examiner les conclusions du juge concernant le droit allemand selon la norme de la décision correcte ou selon la norme de la décision raisonnable?

[40] De leur côté, les intimées formulent les questions de la façon suivante : quelle est la norme de contrôle applicable en l’espèce et le juge a-t-il commis une erreur en concluant, d’après le droit allemand, que la perte était survenue durant le segment routier du transport multimodal?

[41] Il n’est pas nécessaire que je reformule ces questions, et je traiterai de chacune d’elles dans mon analyse.

V. Analyse

A. Norme de contrôle

[42] Il ne fait aucun doute que les normes applicables en l’espèce sont celles énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen], où la Cour a indiqué que les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte, alors que les questions de droit et de fait sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante, sauf en présence d’une question de droit isolable.

B. Est-ce le droit canadien ou le droit allemand qui s’applique?

[43] Je me pencherai d’abord sur l’argument de Hapag-Lloyd, selon lequel la preuve a été faite que le droit allemand est identique au droit canadien, ou du moins que la preuve n’a pas été faite qu’il diffère du droit canadien, et que le droit canadien devrait donc s’appliquer. Plus précisément, invoquant l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics de la Cour suprême du Canada, [1986] 1 R.C.S. 752, 1986 CanLII 91 (CSC), Hapag-Lloyd soutient que la perte des trois conteneurs, survenue alors que la cargaison se trouvait au terminal maritime d’Anvers, est attribuable au segment océanique du transport multimodal et est donc assujettie à la limite de responsabilité la plus basse, soit de 2 DTS par kg.

[44] Je ne peux souscrire à l’argument de Hapag-Lloyd et je conclus que la preuve du droit allemand applicable a été faite, et que c’est le droit qui s’applique en l’espèce.

[45] Premièrement, dans l’exposé conjoint des faits daté du 16 juillet 2019, les parties ont convenu que le droit allemand s’appliquait, sans renvoi, aux questions en litige que devait trancher le juge (exposé conjoint des faits, clause 15). Les parties ont également convenu que si la preuve déposée par les experts sur le droit allemand devait être incomplète, le juge était autorisé, et invité, à poser des questions supplémentaires aux experts lors de l’audience, de manière à ne pas avoir à présumer que le droit étranger est le même que celui du tribunal saisi (exposé conjoint des faits, clause 17).

[46] Deuxièmement, de toute évidence, le juge a conclu qu’il disposait d’une preuve d’expert suffisante pour pouvoir déterminer quels étaient les principes pertinents du droit allemand des transports et les appliquer aux faits convenus par les parties (motifs, par. 80). En concluant ainsi, le juge a souligné que selon lui, aucune des parties ne prétendait que la preuve d’expert était insuffisante pour lui permettre de tirer ses conclusions concernant le droit étranger.

[47] Par conséquent, il est manifeste que le juge n’a pas commis une erreur susceptible de révision en appliquant le droit allemand pour trancher les questions qu’il devait trancher.

C. Droit allemand : quelle est la norme de contrôle applicable aux conclusions du juge concernant le droit allemand?

[48] Avant de déterminer si le juge a commis une erreur susceptible de révision concernant la preuve présentée par les experts sur le droit allemand, je dois d’abord traiter de la norme de contrôle applicable aux conclusions du juge.

[49] Les parties conviennent que les questions relevant du droit étranger doivent être prouvées comme des faits. Elles ne s’entendent pas, toutefois, sur la norme de contrôle applicable aux conclusions du juge concernant l’état du droit allemand. Hapag-Lloyd affirme que la norme de la décision correcte devrait être appliquée, alors que les intimées soutiennent que la norme de l’erreur manifeste et dominante est la norme appropriée.

[50] Pour appuyer son argument selon lequel la norme pertinente est celle de la décision correcte, et que par conséquent il n’y a pas lieu que notre Cour fasse preuve de déférence à l’égard du juge, Hapag-Lloyd invoque deux arrêts de la Cour suprême rendus avant l’arrêt Housen, soit Allen c. Hay, 1922 CanLII 25 (SCC), p. 80 et 81, 64 R.C.S. 76 [Allen], et Drew Brown Ltd. c. Le navire “Orient Trader”, [1974] R.C.S. 1286, 1972 CanLII 194 (CSC) [Drew Brown]. Hapag-Lloyd invoque également trois arrêts de la Cour d’appel de l’Ontario (ONCA) postérieurs à l’arrêt Housen, soit General Motors Acceptance Corporation of Canada, Limited v. Town and Country Chrysler Limited, 2007 ONCA 904, 288 D.L.R. (4th) 74 [General Motors], Das v. George Weston Limited, 2018 ONCA 1053, 43 E.T.R. (4th) 173 [Das], et Grayson Consulting Inc. v. Lloyd, 2019 ONCA 79 [Grayson].

[51] En ce qui concerne les arrêts Allen et Drew Brown de la Cour suprême, j’aimerais dire que j’ai lu avec attention les arrêts, et qu’il est clair qu’ils ne traitent pas de la norme de contrôle applicable aux conclusions rendues par un juge concernant le droit étranger. À mon humble avis, ces affaires ne sont d’aucune aide à Hapag-Lloyd.

[52] Quant aux arrêts de la Cour d’appel de l’Ontario, je mentionnerai uniquement l’arrêt General Motors, puisque la Cour s’est principalement fondée sur cet arrêt dans les arrêts Das et Grayson. Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’arrêt General Motors n’est pas convaincant, et je refuse d’adopter le raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario.

[53] Dans l’arrêt General Motors, la principale question que devait trancher la Cour avait trait à la norme de révision en appel applicable aux questions de droit retenues par le juge. Le droit étranger en cause concernait la législation sur les sûretés mobilières de la province de Québec, figurant dans diverses dispositions de son Code civil. Je dois ajouter ici, et j’y reviendrai sous peu, que la Cour suprême du Canada prend connaissance d’office des lois du Québec (Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, 1980 CanLII 22 (CSC), p. 853 et 854. Par conséquent, si l’affaire soumise à la Cour d’appel de l’Ontario s’était rendue jusqu’en Cour suprême, il est clair que la question relative au droit étranger aurait été une question de droit assujettie à la norme de la décision correcte. Toutefois, ce n’était pas le cas devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui ne prend pas connaissance d’office des lois du Québec.

[54] Après avoir indiqué que l’appelante et l’intimée divergeaient d’opinion quant à la norme de contrôle applicable aux conclusions du juge relativement à la loi du Québec, la Cour d’appel de l’Ontario a renvoyé à l’arrêt Housen de la Cour suprême du Canada. Elle a ensuite exposé, au paragraphe 31 de ses motifs, les raisons stratégiques invoquées par la Cour suprême pour conclure que les questions de fait et les questions de droit et de fait étaient assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante, soit : i) qu’un juge des faits est mieux placé pour évaluer la crédibilité de témoins; ii) que l’intervention illimitée des cours d’appel entraînerait une augmentation du nombre et de la durée des procès; iii) que d’importantes ressources sont mises à la disposition des cours de première instance pour leur permettre d’apprécier la preuve; et enfin iv) qu’il est important de préserver l’autonomie et l’intégrité du procès en faisant preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait du juge de première instance.

[55] Ensuite, au paragraphe 32 de ses motifs, la Cour a indiqué que la raison d’être de cette déférence à l’égard des conclusions des juges de première instance ne s’appliquait pas aux conclusions relatives au droit étranger. Autrement dit, la Cour d’appel de l’Ontario était d’avis que les raisons stratégiques qui sous-tendent le principe de déférence à l’égard des conclusions de fait d’un juge de première instance ne justifiaient pas une telle déférence lorsque les conclusions concernent le droit étranger.

[56] La Cour a ensuite affirmé, au paragraphe 33 de ses motifs, qu’elle était aussi bien placée qu’un juge de première instance pour déterminer la crédibilité d’un témoin expert qui témoigne à propos du droit étranger, parce que les questions de droit relèvent [traduction] « carrément de la compétence d’une cour d’appel, qui a l’habitude d’évaluer la force de persuasion des arguments juridiques ».

[57] Enfin, au paragraphe 34 de ses motifs, la Cour s’est appuyée sur l’extrait suivant de la 16e édition de Phipson on Evidence :

[traduction]

Je trouve également pertinent l’extrait suivant de la 16e édition de Phipson on Evidence (London : Sweet & Maxwell, 2005), par. 1-35, qui indique que les tribunaux anglais considèrent le droit étranger comme une question de droit en appel :

[traduction]

Ainsi, devant les tribunaux anglais, bien que l’existence du droit anglais soit une question de droit devant être tranchée en fonction de la jurisprudence présentée dans l’argumentation, l’existence du droit écossais, colonial ou étranger est traitée comme une question de fait devant être tranchée en fonction de la preuve, de sorte que, devant la Chambre des Lords ou le Conseil privé, ce qui était une question de fait devant la cour d’instance inférieure, à établir au moyen de la preuve, peut devenir en appel une question de droit, qui doit être admise d’office.

[58] La Cour d’appel de l’Ontario a donc conclu, au paragraphe 35 de ses motifs, que la norme applicable concernant les questions touchant le droit étranger était la norme de la décision correcte.

[59] La principale raison expliquant mon désaccord avec la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt General Motors, c’est qu’il n’appartient pas aux cours d’appel de remettre en cause les décisions de la Cour suprême du Canada quand elle affirme clairement, comme dans l’arrêt Housen, que les questions de fait sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Autrement dit, il n’appartient pas aux cours d’appel de déterminer, au cas par cas, si les raisons stratégiques invoquées par la Cour suprême dans l’arrêt Housen pour faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait des juges de première instance s’appliquent. À mon avis, si une conclusion est une conclusion de fait, elle doit être examinée conformément à la norme de contrôle applicable à une telle conclusion. En concluant comme elle l’a fait dans l’arrêt General Motors, la Cour d’appel de l’Ontario devait accepter, comme elle l’a fait, que les questions touchant le droit étranger étaient des questions de fait. Par conséquent, la norme applicable était celle de l’erreur manifeste et dominante. Il faut se rappeler que dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, la Cour suprême du Canada a affirmé que les tribunaux d’instance inférieure devaient suivre les décisions des juridictions supérieures, sauf quelques exceptions. Au paragraphe 44 de ses motifs, la Cour suprême a écrit ce qui suit :

La doctrine selon laquelle les tribunaux d’instance inférieure doivent suivre les décisions des juridictions supérieures est un principe fondamental de notre système juridique. Elle confère une certitude tout en permettant l’évolution ordonnée et progressive du droit. Cependant, le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, paragraphe 42).

[60] L’arrêt de la Cour suprême du Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489 [Craig], est également pertinent, alors que la question que devait trancher la Cour était de savoir si elle devait écarter le précédent établi dans l’arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, 1977 CanLII 5 (CSC) [Moldowan].

[61] Dans l’arrêt Craig, la Cour suprême se penchait sur une décision de notre Cour confirmant une décision de la Cour canadienne de l’impôt (CCI). Plus précisément, le juge Hershfield de la CCI avait conclu, en invoquant l’arrêt Gunn c. Canada, 2006 CAF 281, [2007] 3 R.C.F. 57 [Gunn], de notre Cour, qu’il n’était pas tenu de suivre l’arrêt Moldowan. Dans l’arrêt Gunn, notre Cour avait exprimé son désaccord avec l’arrêt Moldowan et refusé de l’appliquer. En appel, notre Cour a rendu une décision en faveur de M. Craig, invoquant la décision rendue antérieurement dans l’arrêt Gunn. Ainsi, notre Cour a suivi l’arrêt Gunn, mais pas l’arrêt Moldowan (Canada c. Craig, 2011 CAF 22, [2011] 2 R.C.F. 436).

[62] Répondant à la question de savoir s’il fallait que la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel fédérale suivent l’arrêt Moldowan ou qu’elles suivent l’arrêt Gunn, le juge Rothstein, s’exprimant au nom d’une Cour suprême unanime, a affirmé que la Cour de l’impôt et notre Cour auraient dû suivre l’arrêt Moldowan. Plus précisément, le juge Rothstein a indiqué que bien que la Cour de l’impôt et notre Cour aient pu remettre en question le bien-fondé de l’arrêt Moldowan, les deux tribunaux devaient le suivre (motifs du juge Rothstein, par. 18 à 23).

[63] Je ne suis également pas d’accord avec ce qu’affirme la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt General Motors, selon quoi une cour d’appel peut évaluer la crédibilité d’un témoin expert témoignant sur des questions de droit aussi facilement que peut le faire un juge de première instance. Si l’expert est un spécialiste du droit étranger ou, par exemple, des brevets, le juge de première instance a l’avantage de pouvoir, notamment, observer le témoin, voir comment il répond aux questions, durant l’interrogatoire principal et en contre-interrogatoire, et apprécier son attitude dans le contexte du procès. Comme l’ont affirmé les juges Iacobucci et Major dans l’arrêt Housen, au paragraphe 24 des motifs de la Cour, « [l]e point essentiel est qu’une conclusion factuelle -- quelle que soit sa nature -- exige nécessairement qu’on attribue un certain poids à un élément de preuve et, de ce fait, commande l’application d’une norme de contrôle empreinte de retenue ». Ainsi, à mon humble avis, cette norme s’applique à tous les témoins experts, y compris ceux qui témoignent à propos de questions touchant le droit étranger. Pour terminer, je souligne que dans l’arrêt Friedl v. Friedl, 2009 BCCA 314, 95 B.C.L.R. (4th) 102, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a choisi de ne pas suivre l’arrêt General Motors et a appliqué la norme de l’erreur manifeste et dominante aux conclusions du juge de première instance concernant le droit étranger, telles que présentées par les témoins experts.

[64] Finalement, j’aimerais dire que l’extrait de Phipson on Evidence n’appuie pas le point de vue de la Cour d’appel de l’Ontario. L’extrait ne porte pas sur la question de la norme de contrôle, mais traite plutôt de l’état du droit écossais, colonial ou étranger une fois ces questions soumises à la Chambre des Lords (telle qu’elle était alors connue) et au Conseil privé. Comme c’est le cas avec les lois du Québec, que la Cour suprême reconnaît d’office, comme je l’ai déjà indiqué, la Chambre des Lords en Angleterre peut admettre d’office le droit écossais et le Conseil privé peut admettre d’office le droit colonial ou étranger au sein du Commonwealth, comme les lois de la Jamaïque. C’est ce dont parle l’extrait. Autrement dit, même si en Angleterre le droit écossais doit être établi comme une question de fait devant un juge de première instance une fois l’affaire devant la Chambre des Lords, cette question, c’est-à-dire une question de fait, devient une question de droit devant la Chambre des Lords, parce qu’elle admet d’office ce droit écossais (voir Cooper v. Cooper (1888), 13 App. Cas. 88, p. 101, 109).

[65] L’extrait de la 16e édition de Phipson on Evidence auquel renvoi la Cour d’appel de l’Ontario figure également dans la 19e édition, aux pages 18 et 19, sous le numéro I-36 et est ainsi libellé :

[TRADUCTION]

Une question de droit, dans ce contexte, renvoie à une obligation, ou à une norme, que la Cour doit appliquer ou faire respecter; une question de fait renvoie à une question concernant des faits qui est soulevée durant les plaidoiries. Mais cette distinction n’est pas toujours fiable. Ainsi, devant les tribunaux anglais, bien que l’existence du droit anglais soit une question de droit devant être tranchée en fonction de la jurisprudence et de l’argumentation, l’existence du droit écossais, colonial ou étranger est traitée comme une question de fait devant être tranchée en fonction de la preuve, de sorte que, devant la Cour suprême ou le Conseil privé, ce qui était une question de fait devant la cour d’instance inférieure, à établir au moyen de la preuve, peut devenir en appel une question de droit, qui doit être admise d’office. Une fois de plus, une question « raisonnable » est parfois traitée comme une question de droit et parfois comme une question de fait.

[66] Cet extrait doit être lu conjointement avec un autre extrait de la même édition, figurant à la page 69, sous le numéro 3-07 (3-08 dans la 16e édition) :

[traduction]

Il sera tenu compte de l’existence et du contenu de toutes les lois publiques, de toutes les lois du Parlement de nature publique, ainsi que de toutes les branches du droit non écrit existant en Angleterre ou en Irlande. Ainsi, si, devant une cour de common law, des questions d’équité ou de droit parlementaire, ecclésiastique ou de l’amirauté se posaient, même avant les lois sur l’organisation judiciaire, elles devaient être tranchées non pas en faisant appel à des experts, mais par la cour elle-même, soit de ses propres connaissances, soit en faisant enquête, ou en examinant la jurisprudence et les arguments. Cependant, le droit écossais, colonial ou étranger n’est pas admis d’office, mais doit être établi en fonction des faits par des témoins compétents, ou par un renvoi approprié aux tribunaux de ces pays, à l’exception du droit écossais et du droit de l’Irlande du Nord devant la Cour suprême, ou du droit colonial devant le Conseil privé, où ce qui était une question de fait devant la cour d’instance inférieure, à établir selon la preuve, devient une question de droit devant être admise d’office. […]

[Non souligné dans l’original.]

[67] Ainsi, il ne fait aucun doute que les extraits qui précèdent tirés de Phipson on Evidence ne traitent pas de la question que devait trancher la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt General Motors, ni de la question sur laquelle doit se pencher notre Cour en l’espèce.

[68] Je conclus donc que nous ne devrions pas suivre l’arrêt General Motors. Par conséquent, notre Cour doit appliquer la norme de l’erreur manifeste et dominante aux conclusions du juge concernant le droit étranger.

D. Le juge a-t-il commis une erreur susceptible de révision dans ses conclusions sur le droit allemand?

[69] J’examinerai maintenant les arguments de Hapag-Lloyd concernant les erreurs qu’aurait commises le juge, selon ce qu’elle affirme, en concluant comme il l’a fait. Plus précisément, Hapag-Lloyd affirme que le juge a commis une erreur en acceptant le témoignage du Pr Schwampe, et en s’appuyant sur ce témoignage, ajoutant que son témoignage était conjectural et spéculatif. Hapag-Lloyd affirme que les décisions de la CFJ invoquées par le Pr Schwampe et le juge n’étaient d’aucune aide pour eux, en ce sens que ces affaires n’étaient pas pertinentes et ne traitaient pas de faits semblables aux faits en l’espèce.

[70] Hapag-Lloyd affirme en outre que les décisions invoquées par le Pr Schwampe et le juge portaient sur la manutention physique non adéquate effectuée par des sous-traitants autorisés du transporteur, et qu’aucune de ces affaires ne traitait d’un vol commis par un tiers.

[71] Hapag-Lloyd soutient également que même si l’on applique la norme de l’erreur manifeste et dominante, la décision du juge devrait être annulée, parce qu’il [traduction] « s’est appuyé sur des hypothèses et des conjectures qui n’ont aucune valeur juridique » (mémoire des faits et du droit de Hapag-Lloyd, par. 56).

[72] Hapag-Lloyd termine ses arguments sur ce point en affirmant que la seule conclusion possible est que l’émission des PIN ne constitue pas une étape des préparatifs en vue d’un transport routier, et que la perte est à n’en pas douter survenue durant le segment océanique du transport multimodal. Ainsi, Hapag-Lloyd affirme que la limite de responsabilité applicable est celle de 2 DTS par kg, soit 209 582,13 $ CA.

[73] Je ne peux retenir aucun des arguments de Hapag-Lloyd. À mon avis, il n’a pas été démontré qu’en concluant comme il l’a fait, le juge a commis une erreur manifeste et dominante.

[74] Je commencerai en affirmant qu’à l’égard des principes pertinents du droit allemand, il n’y avait aucun désaccord entre les experts. Le seul désaccord entre eux a trait à l’application de ces principes aux faits de l’espèce. Autrement dit, les experts ne s’entendaient pas sur la « question ultime », à savoir si en fonction des principes pertinents, la perte était survenue durant le segment océanique ou durant le segment routier. Le juge, puisque tel était son rôle, devait trancher la question avec l’aide des experts. Après avoir évalué les témoignages du Pr Schwampe et de Me Kienzle, il a conclu que la perte était survenue durant le segment routier. Au mieux, selon Hapag-Lloyd, cette conclusion relève de la catégorie des questions de fait et de droit, qui sont également assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[75] Selon ce que je comprends des arguments de Hapag-Lloyd, cette dernière n’affirme pas que le juge a mal compris les principes du droit allemand applicables à cette affaire. Ce qu’elle dit, c’est qu’en fonction des principes qu’il a retenus d’après le témoignage des experts, il aurait dû conclure que la perte était survenue durant le segment océanique du transport. Autrement dit, Hapag-Lloyd est en désaccord avec l’appréciation de la preuve qu’a faite le juge. Pour les motifs qui suivent, je ne vois aucune raison d’intervenir dans les conclusions du juge.

[76] Devant des témoignages contradictoires de la part du Pr Schwampe et de Me Kienzle concernant l’application des principes pertinents du droit allemand aux faits de l’espèce, le juge devait résoudre les écarts dans leur témoignage de la même manière que pour tout autre témoignage contradictoire. Il a entendu les experts qui ont donné leur avis sur le droit allemand et c’est en examinant la jurisprudence allemande que lui avaient présentée les experts que le juge a pu déterminer les principes du droit allemand applicables aux faits de l’espèce.

[77] Tout ce qui précède a mené le juge à la conclusion que pour déterminer si la perte, en l’espèce, était survenue durant le segment océanique ou le segment routier, il fallait d’abord déterminer si les activités ou les opérations ayant donné lieu à la perte étaient caractéristiques d’un segment en particulier, si elles y étaient attribuables, ou si elles y étaient étroitement liées. Autrement dit, selon sa compréhension du droit allemand, que Hapag-Lloyd ne conteste pas, le juge a conclu que les pertes qui surviennent durant un segment routier sont celles qui résultent de risques inhérents ou associés aux activités réalisées en préparation de ce segment du transport. Ainsi, le juge ne s’est pas livré à des hypothèses ou à des conjectures, comme l’affirme Hapag-Lloyd.

[78] En tirant cette conclusion ultime que la perte des trois conteneurs était attribuable au segment routier, le juge était pleinement conscient qu’aucune des décisions de la CFJ n’était directement pertinente. Toutefois, le juge n’a pas considéré, à juste titre à mon avis, que cela l’empêchait de conclure que la perte était survenue durant le segment routier.

[79] L’essentiel de cette conclusion ultime figure aux paragraphes 65 et 66 de ses motifs, où le juge affirme ce qui suit :

[65] D’une part, je ne considère pas que les principes qui se dégagent des décisions de la CFJ s’appliquent uniquement aux situations où intervient le processus de chargement de la cargaison dans le moyen de transport suivant. Une telle conclusion serait incompatible, par exemple, avec la décision de 2016, qui traitait d’un cas où l’erreur ayant entraîné la perte se rapportait non pas au chargement, mais au processus de tri des cargaisons avant leur acheminement vers leur navire de destination. Je partage l’avis du Pr Schwampe lorsqu’il affirme que l’analyse des décisions de la CFJ ne permet aucunement de penser que les principes ne s’appliqueraient pas à la perte causée par une activité relevant d’une catégorie non encore examinée par la CFJ, par exemple la procédure d’autorisation de remise des conteneurs sur présentation des [PIN] appropriés.

[66] Si j’applique les principes émanant de la CFJ à une telle activité, je me range encore une fois à l’avis du Pr Schwampe : il n’existe aucun lien entre l’activité en cause en l’espèce et l’entreposage de la cargaison par suite d’une traversée océanique. Au contraire, l’activité est caractéristique du transport routier, ou y est attribuable, car elle correspond à une mesure de sécurité qui, bien qu’elle ait échoué dans l’affaire qui nous intéresse, vise à garantir la remise de la cargaison au bon transporteur routier. Par conséquent, puisque la perte en cause ici est le résultat d’une activité caractéristique du transport routier, je reconnais que, selon le droit allemand, on considérerait qu’elle s’est produite au cours du segment routier du transport multimodal.

[80] Je ne vois aucune raison de conclure que le juge a commis une erreur manifeste et dominante quand il a conclu, aux termes du droit allemand, que la perte était survenue durant le segment routier du transport multimodal. Le juge pouvait indéniablement en arriver à cette conclusion, eu égard à la preuve. Comme je l’ai indiqué précédemment, Hapag-Lloyd est manifestement en désaccord avec l’appréciation de la preuve faite par le juge, mais cela ne constitue pas un motif justifiant notre intervention.

VI. Conclusion

[81] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

« George R. Locke »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-466-19

INTITULÉ :

HAPAG-LLOYD AG c. IAMGOLD CORPORATION ET NIOBEC INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 avril 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Darren McGuire

 

Pour l’appelante

 

Marc D. Isaacs

Michelle Staples

 

Pour les intimées

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BORDEN LADNER GERVAIS S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelante

 

ISAACS ODINOCKI LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimées

 

 

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